Shakespeare - Œuvres complètes, Hugo, tome 5 - Introduction

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François-Victor Hugo
Introduction
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome V : Les jaloux — II
Paris, Pagnerre, 1868
p. 7-84
Dédicace Cymbeline


INTRODUCTION.


I

À lire l’histoire littéraire du genre humain, il semble que les grandes fictions de l’art, comiques ou tragiques, romanesques ou épiques, soient impérissables, comme le Beau dont elles émanent, et que, reléguées dans les régions sublimes, elles en descendent périodiquement, grâce à une sorte de métempsycose, pour s’incarner ici-bas dans quelques œuvres choisies. Ainsi, — pour ne citer que des exemples célèbres, — la même fiction qui avait animé les Ménechmes revient, après dix-huit cents ans, animer Amphitryon. La même fable que les Guêpes avaient révélée à la Grèce antique, renaît pour la France moderne dans les Plaideurs. Souvent ces incarnations successives ont lieu à des intervalles plus rapprochés. Ainsi, quelques générations seulement séparent le Cid de Corneille du Cid de Guilhen de Castro. Ainsi, le Don Juan de Gabriel Tellez n’a précédé que de peu d’années le Don Juan de Molière, que devait suivre bientôt la Don Juan de Byron. Le même siècle a vu surgir l’Amleth de Belleforest et Hamlet, le More de Giraldi Cinthio et Othello. Quelquefois la même idée se manifeste de siècle en siècle avec une régularité étrange. Ainsi, nous l’avons vu dans le précédent volume, la fable de Troylus et Cressida apparaît, pour la première fois, au treizième siècle, dans un poëme de Benoist de Saint-Maur ; puis au quatorzième, dans un roman de Boccace ; puis au quinzième, dans une épopée de Chaucer et dans un mystère de Jacques Milet ; puis, au seizième, dans un poëme latin de Henderson, et, enfin, au commencement du dix-septième, elle se transforme dans l’œuvre de Shakespeare.

Chose remarquable, la fiction de Cymbeline a eu absolument la même fortune que la fable de Troylus et Cressida. Née presque en même temps que celle-ci de l’imagination française, elle a subi aussi régulièrement autant de métamorphoses. Au treizième siècle, elle se montre d’abord dans deux poëmes, le Roman de la Violette et le Roman du comte de Poitiers, puis dans un conte en prose, le Roman du roi Flore et de la belle Jehanne ; au quatorzième siècle, elle se représente dans une nouvelle de Boccace ; au quinzième, dans un mystère anonyme, et ce n’est qu’alors, comme la fable de Troylus et Cressida, qu’elle se transfigure définitivement dans le drame anglais. Oui, malgré la divergence des détails, malgré la différence des développements, il est facile de retrouver le même sujet au fond de toutes les œuvres que je viens d’énumérer. Partout nous assistons à un pari fatal dont l’honneur d’une femme est l’enjeu. Partout nous revoyons les trois personnages indispensables à l’action. Qu’il se nomme Lisiart, le duc de Normandie, le chevalier Raoul, Ambrogiulo, Bérenger ou Iachimo, c’est toujours le même fat calomniateur. Qu’il ait nom Gérard de Nevers, Gérard de Poitiers, le chevalier Robert, Bernabo, Othon ou Posthumus, c’est toujours le même mari crédule. Qu’elle s’appelle Euriante, la comtesse de Poitiers, Jehanne, Ginevra, Denise ou Imogène, il s’agit toujours d’une épouse calomniée. Certes, c’est une étude intéressante et curieuse que celle de ces transformations successives de l’idée qui a inspiré le ravissant drame de Cymbeline. Pour mener à fin cette étude, il faut que le critique s’arme de la patience de l’archéologue ; il faut qu’il fouille les bibliothèques, qu’il compulse les archives du moyen âge et qu’il déchiffre les manuscrits gothiques. Mais les peines que le critique se donne sont amplement compensées par les jouissances intellectuelles qu’il éprouve et qu’il fait éprouver à d’autres. D’ailleurs, si ardue que soit une tâche, elle reste attrayante du moment qu’elle donne à celui qui s’en acquitte la satisfaction d’un devoir accompli. Or, cette étude des origines de Cymbeline, nous la devons, non pas seulement à la gloire de Shakespeare, dont le génie ressortira par la comparaison, mais à la mémoire de nos vieux romanciers, de ces conteurs, de ces trouvères, de ces ménestrels français, qui, par leurs essais naïfs, ont préparé l’œuvre du poëte anglais, et que l’injuste arrêt de Boileau a trop longtemps condamnés à l’oubli.

Le Roman de la Violette place l’action sous le règne d’un certain Louis de France qui peut être, à votre gré, Louis le Débonnaire, Louis le Gros ou Louis le Lion. Un jour de Pâques, en avril, le roi tient sa cour à Pont-de-l’Arche en Normandie. Tous les grands vassaux de la couronne, ducs, comtes et barons sont réunis :

Puis ce di que Noës fit l’arche
Ne fut cours où tant eu gens.

Le roi invite ses convives à lui donner un petit concert de musique vocale. On entend successivement chanter madame Nicolle, comtesse de Besançon, puis une sœur du comte de Blois qui a « les yeux et les crins bleus, » puis la demoiselle de Coucy « à qui Dieu fasse grand merci, » puis une dame de Normandie « qui d’amour s’était enhardie. » Sur ce, le roi avise dans la salle un damoiseau « qui tient sur son poing un oiseau » et l’invite à roucouler une ariette. Après s’être un peu fait prier par la châtelaine de Dijon, ce damoiseau qui a nom Gérard, entonne Une chansonnette à Carole en l’honneur d’Euriante, sa bien-aimée :

J’ai amie la plus belle
Qui soit, dame ne demoiselle,
La plus sage et la plus courtoise,
Qui soit entre Metz et Pontoise.

Cette prétention de Gérard à avoir la plus courtoise amie qui soit entre Metz et Pontoise provoque les murmures d’un certain nombre de chevaliers. Un entre autres, Lisiart, comte de Forez, se fâche tout rouge et offre immédiatement de gager sa terre contre celle de Gérard qu’avant huit jours il aura fait tout ce que bon lui semblera de cette beauté si sage.

Jou meterai toute ma terre
Contre la soie, se requerre
Me laisse s’amie, c’ains viii jors,
Portant que miens soit li sejors,
Que tous mes bons sans contredire, Ferait de li…

Gérard, plein de confiance dans la vertu de sa bien-aimée, accepte le pari. Aussitôt Lisiart part pour Nevers et se présente chez madame Euriante, qui descend vite du haut de sa tour pour lui souhaiter la bienvenue. À peine tous deux sont-ils en présence, que Lisiart fait la déclaration la plus échevelée. Euriante résiste poliment : « Si je ne vous réponds, laidure, dit-elle, sachez que c’est par courtoisie. » Mais Lisiart revient à la charge et des paroles veut passer aux faits. Alors madame Euriante réplique tout net que cela lui déplaît, et lève la séance sous prétexte d’aller commander le souper. Bientôt madame est servie. Tous deux se mettent à table. Lisiart ne mange pas une bouchée ; les viandes les plus appétissantes, les rôtis d’oiseaux les plus friands ne peuvent le tenter ; il ne touche à rien. Il entrevoit lugubrement les conséquences désastreuses de son échec. S’il perd le pari fait avec Girard, adieu sa belle comté de Forez ! adieu son manoir féodal, et ses parcs, et ses garennes, et ses meutes de chiens, et ses meutes de vassaux ! Il faut à tout prix qu’il réussisse. À ce moment perplexe, son regard rencontre le regard d’une vieille femme qui se tenait debout près de la table. Cette vieille était une servante maîtresse qui avait élevé Euriante :

Laide et obscure avait la chière,
Molt étoit déloyaux sorcière,
Gondrée avoit la vieille à nom.
Fille ert Gontacle le larron.

En voyant cette stryge au profil sinistre, Lisiart a compris tout de suite le parti qu’il peut tirer d’elle. Le souper terminé, il la prend à part, lui raconte le pari qu’il a fait et lui offre robes et chevaux, si elle veut l’aider à le gagner. Gondrée n’était pas fille de larron pour rien ; elle accepte le marché et promet au comte le succès. Sur ce, chacun va se coucher. Le lendemain matin, la vieille va réveiller Lisiart, le fait lever, le mène devant une porte et l’invite à regarder par un trou qu’elle y a pratiqué. Lisiart se penche, et, par l’ouverture, aperçoit madame Euriante toute nue dans son bain. Il la considère avec attention et remarque qu’elle a sous le sein droit une tache empourprée qui ressemble à une violette. Aussitôt se tournant vers la vieille : « Vous m’avez sauvé, dit-il ; désormais, par Saint Thomas, je suis votre homme. » Puis, tandis que Gondrée rentre dans la chambre pour aider madame à sortir de la baignoire, il s’élance hors du château et retourne à Melun, où le roi tenait sa cour. En présence de Son Altesse et des grands feudataires, il déclare qu’il a gagné la gageure faite entre lui et l’enfant Gérard, et qu’il est prêt à le prouver si l’on envoie chercher la dame. Gérard y consent et ordonne à son neveu Geoffroy d’aller la quérir. Le neveu part au grand galop de son cheval, arrive à Nevers, et, au nom du comte, invite madame Euriante à l’accompagner jusqu’à la cour :

Gérard vous salue par moi
Et vous mande, foi que vous doi,
Qu’à lui veniez sans demeure.

On devine avec quelle joie Euriante reçoit ce bienheureux message. Vite elle fait seller son plus blanc palefroi et revêt sa plus belle robe, une robe taillée à merveille, sur laquelle elle pose la ceinture incrustée de rubis et d’émeraudes, que Roland donna à la belle Aude. Imogène partant avec Pisanio pour aller rejoindre son Posthumus à Milford-Haven n’est pas plus impatiente que madame Euriante ne l’était alors. Les deux voyageurs partent de Nevers, chevauchent toute la journée, ne se reposant qu’à Bonny-sur-Loire où ils couchent, et arrivent le lendemain à Melun. Dès que la dame a paru devant le roi, Lisiart répète que le comte de Nevers a perdu le pari et se vante hautement d’avoir fait de madame Euriante tout ce qu’il a voulu.

« Sire, je me vant
Que j’ai de li ma volonté,
Et vès me chi entalenté
Que maintenant le prouverai
Par ensaignes que nommerai. »

Le rois a dit : « Noumés les dont. »
— « Par ma foi, sire, dit li tréchière,
De sour sa destre mamelette
À une belle violette… »

À cette révélation inattendue, Euriante pousse un cri de douloureuse surprise.

« Ha ! fait-elle, sainte Marie,
Comment et par quelle ochoison
Le sait-il ? »

L’infortunée reconnaît qu’en effet, comme l’a dit Lisiard, elle a une violette sous la mamelle droite. Gérard n’en veut pas entendre davantage ; il confesse qu’il a perdu la gageure, et en conséquence le roi adjuge à Lisiart la comté de Nevers. Consternation générale. Les parents de Gérard l’entourent et le somment, au nom de l’honneur de la famille, de châtier la déloyale. « Laissez-moi faire, murmure Gérard, je ferai d’elle telle justice qui estera à ma devise. » Et, sinistre comme Posthumus méditant le meurtre d’Imogène, il ordonne à Euriante de monter à cheval et de l’accompagner. La pauvre femme obéit, et, après avoir longtemps erré en silence, tous deux arrivent dans une forêt déserte. Là, le comte tire son épée et dit à Euriante de se préparer à la mort :

Voici vostre martyre !
Honnis sui par votre folie !

Fort à propos, au moment où cette affreux assassinat allait être commis, survient un charitable serpent « qui avait bien près d’un arpent » et qui s’avance sur le comte en jetant feu et flamme. Euriante l’aperçoit, et, ne songeant qu’au péril que court son cher meurtrier : « Sire ! merci ! s’écrie-t-elle. Pour Dieu, fuyez-vous-en d’ici, car je vois venir un diable. » Gérard était trop bon chevalier pour fuir comme le lui disait Euriante : il fait face au monstre, engage avec lui une lutte terrible et finit par lui trancher la tête. Mais ce triomphe inespéré, à qui le doit-il ? À Euriante. Le bourreau a été sauvé par la victime. Aura-t-il donc la cruauté de donner la mort à celle qui vient de lui donner la vie ? Non. Ce serait trop d’ingratitude, pense Gérard.

Hé ! Dex ! dist-il, que porai faire ?
Comment porai-jou riens méfaire
Cheli qui de mort m’a gari !

Désarmé par ce raisonnement, le comte consent à épargner madame Euriante et l’abandonne au milieu de la forêt, en la recommandant à Dieu le Père.

Ici les deux amants se perdent de vue et il arrive à chacun d’eux une série d’aventures qui n’ont plus aucun rapport avec notre sujet, et dont le récit n’occupe pas moins de quatre mille vers dans le Roman de la Violette. Il suffira à nos lecteurs de savoir que, peu de temps après avoir quitté la forêt, Gérard acquiert la preuve de l’innocence d’Euriante. Le moyen imaginé par le romancier pour fournir cette preuve à son héros est assez simple. Déguisé en ménestrel, le comte s’est introduit dans le château de Nevers et il a surpris par un heureux hasard, une conversation intime entre Lisiart et la vieille Gondrée, qui lui a révélé toute l’imposture. Aussitôt, accablé de remords, Gérard se met à la recherche de sa dame ; il parcourt le monde, et après avoir erré de ville en ville, de province en province, arrive dans la plaine de Metz. Là, au milieu d’une foule immense qui se presse comme à une fête, il aperçoit un bûcher dressé, et devant ce bûcher une jeune femme en chemise, agenouillée et faisant sa prière. Il demande quel crime a commis cette misérable. On lui répond qu’elle va être brûlée vive, comme convaincue d’avoir assassiné madame Ismène, sœur du duc de Metz. La vérité était que cette femme, qui d’habitude partageait le lit d’Ismène, avait été trouvée endormie un matin à côté de la princesse assassinée. Les soupçons étaient tombés sur elle, et un certain Méliatirs, qui lui-même avait commis le crime, avait confirmé les soupçons en l’accusant formellement d’avoir tué sa compagne de lit. L’accusation n’ayant pas trouvé de contradicteur, la malheureuse allait périr sur le bûcher. C’est alors que, guidé par un secret pressentiment, Gérard s’approche de la condamnée et reconnaît, devinez qui ? Euriante ! Aussitôt, d’une voix tonnante, il déclare qu’il se fait son champion, et, se tournant vers l’accusateur Méliatirs : « Vassal, s’écrie-t-il, je vous défie ! » Combattre le félon, le terrasser et lui faire confesser son crime est pour Gérard l’affaire d’un moment. Méliatirs ne se relève que pour aller à la potence ; Euriante est délivrée et retrouve son mari dans son sauveur. Les deux époux sont enfin réunis pour ne plus se séparer. Mais il ne suffit pas au romancier que l’innocente soit réhabilitée, il faut que les coupables soient punis. Gérard se rend de Metz à la cour de France ; il dénonce à Son Altesse le mensonge de Lisiart et réclame la comté de Nevers qui lui a été traîtreusement ravie. La décision du procès est remise au jugement de Dieu qui, cette fois encore, se montre juste. Un duel à mort s’engage, en présence de tous les barons de France, entre le mari d’Euriante et son calomniateur. Enfin, après une résistance acharnée que le poëte du moyen âge décrit avec une minutie homérique, Lisiart est vaincu et avoue son imposture :

Il conta toute l’ochoison
Comment la vielle li mostra
Le seing quant Euriant entra
El baing : tout ensi le déchut

La vielle, k’ainc ne s’em perchut ;
Euriant onques mot n’en sot.
Quand li rois ot oi cel mot,
Si dist : « Onques de trahitour
N’oï bien dire au chief de tour.
Or, vous rendrai vostre loier.
Tout erramment le fait lier
A la keue d’un fort ronchin,
Trahiner le fait ou chemin ;
Puis l’ont à .j. arbre pendu.

À Lisiart la corde ! à Gondrée la chaudière bouillante ! Ainsi le veut le terrible code pénal de l’époque :

Gérars qui plus n’a atendu
Envoie à Nevers pour Gondrée,
Plainne caudière de cendrée
A fait metre dessour .j. feu.
La vieille dedans mise fu.

Tel est l’impitoyable dénoûment de ce roman de la Violette que, dans les première années du treizième siècle, le ménétrier Gilbert de Montreuil dédia à madame Marie, comtesse de Ponthieu, nièce du roi très-chrétien Philippe-Auguste. Cette épopée chevaleresque eut un succès considérable qui dut vite provoquer les plagiats. Presque en même temps que le Roman de la Violette, fut publié, sous l’anonyme, le Roman du comte de Poitiers, qui racontait la même fable et les mêmes incidents en se bornant à changer les noms de personnages. Je passerai sous silence cette infime contrefaçon pour signaler au lecteur une des productions les plus exquises du moyen âge, une œuvre qui, bien qu’inspirée par le Roman de la Violette, est vraiment originale, un conte plein de grâce naïve conté par quelque Lafontaine inconnu du treizième siècle, le Roman de la belle Jehanne. Écoutez un peu :

Il était une fois en la marche de Flandre et de Hainau, un chevalier fort riche qui avait une fille appelée Jehanne. Occupé sans cesse de tournois et de carrousels, il ne songeait pas à la marier. La mère était désolée de cet oubli, et, n’osant entamer elle-même une discussion si délicate, elle avait chargé l’écuyer Robin de rappeler à son mari qu’il était temps de pourvoir Jehanne. Un jour donc qu’il chevauchait à côté de son maître par le chemin, le fidèle Robin insinua discrètement que mademoiselle était déjà bien grande et que le moment serait peut-être venu de lui choisir un époux parmi les riches prétendants qui s’offraient de toutes parts. — Robin, lui répondit le chevalier, puisque tu es si désireux que ma fille soit mariée, elle le sera assez tôt si tu t’y accordes. — Certes, Sire, répliqua Robin, je m’y accorderai volontiers. — Me le jures-tu ? — Oui, Sire. » Sur ce le chevalier prit un air solennel : « Robin, tu m’as servi molt bien et je t’ai trouvé prudhomme et loyal, et pour ce te donnerai ma fille si tu la veux prendre. — Ha, Sire, fit Robin, pour Dieu mierchi ! qu’est-ce que vous dites ? Je suis trop pauvre personne pour avoir si haute pucelle, si riche, si belle comme mademoiselle est. » L’écuyer protesta de son indignité ; mais ce fut comme s’il chantait. Le seigneur n’en voulut pas démordre ; il déclara qu’il ne voulait pas d’autre gendre que Robin, et, pour couper court à toute objection, il le fit chevalier. Robin obéissant mena Jehanne à l’église, et prit désormais le titre de messire Robert. Malheureusement le nouveau marié avait fait un vœu fort imprudent : c’était d’entreprendre un pèlerinage à Saint-Jacques aussitôt qu’il serait chevalier. Le voilà donc obligé par un serment sacré à quitter sa femme avant même d’avoir usé de ses droits d’époux. Comme il allait monter en selle après avoir embrassé Jehanne et fait ses adieux à son beau-père, un certain chevalier Raoul qui était de la noce, le retint par la manche et lui dit d’un ton railleur : « Certes, messire Robert, si vous vous en allez à Saint-Jacques sans toucher votre belle femme, je vous ferai cous avant que vous reveniez, et je vous en dirai au revenir bonnes enseignes ; sur ce, je parierai ma terre contre la vôtre. » Provoqué comme Posthumus, et, comme lui, sur de la vertu de sa dame, messire Robert n’hésite pas à accepter le pari : il gage sa terre contre celle de Raoul, pique des deux et part.

Comme il s’achemine vers Saint-Jacques, l’aimable Raoul se met en devoir de le faire cous. Jehanne avait à son service une espèce de duègne, nommée dame Hersent, qui n’avait guère plus de scrupules que dame Gondrée, du Roman de la Violette. C’est à elle que Raoul s’adresse. La vieille se laisse graisser la patte et promet au chevalier de le servir. Tentative inutile. En vain dame Hersent plaide auprès de Jehanne la cause de son client, en vain elle lui répète que Raoul est preux et sage et très-riche homme, tandis que Robert est un couard qui l’a plantée là ; en vain elle lui vante la joie qu’ont les femmes avec les hommes qu’elles aiment. Jehanne répond qu’elle n’a pas le talent de mal faire et finit par imposer silence à la vieille. On conçoit le désappointement de Raoul en apprenant l’insuccès de cette première démarche. Ce pauvre séducteur transi est dans une anxiété inexprimable : avant huit jours, messire Robert sera revenu de Saint-Jacques, et Jehanne est aussi cruelle que jamais. Que faire ? Dame Hersent ne sait. Une inspiration vient à Raoul : il tire vingt sols de sa poche et les donne à la duègne pour acheter une plume à son surcot. À ce contact métallique le zèle de dame Hersent se ranime ; elle répond qu’elle a trouvé un plan de bataille infaillible pour assurer la victoire du chevalier. Ce plan, le voici : jeudi prochain, elle éloignera tous les gens de service, madame prendra un bain, comme c’est son habitude ce jour-là, et messire Raoul se baignera avec madame.

Cette idée fort goûtée du chevalier, est mise à exécution. Le jeudi, tous les domestiques ayant été congédiés, madame se mit au bain, aussi nue que la chaste Suzanne, et Raoul, prévenu par la vieille, s’introduisit dans la chambre. Grande fut la colère de Jehanne en reconnaissant cet intrus. — Messire Raoul, vous n’êtes mie courtois. — Madame, pour Dieu mierchi ! Je meurs pour vous de douleur ! Pour Dieu, ayez pitié de moi ! Jehanne, de plus en plus furieuse, menace de s’aller plaindre à son père et ordonne à Raoul de sortir. Mais l’insolent redouble d’audace : il s’avance vers Jehanne, la prend dans ses bras, la tire de la baignoire et l’entraîne vers le lit. Ici une lutte indescriptible s’engage. Heureusement, au moment critique, les éperons du chevalier se prennent dans les cordons du lit ; accroché par les pieds, il tombe à la renverse, entraînant sa victime dans sa chute ; mais Jehanne parvient à se dégager de son étreinte ; elle se redresse exaspérée, empoigne une bûche et en frappe le misérable à la tête. Raoul, grièvement blessé, parvient à sortir de la chambre ; il s’esquive. Jehanne est sauvée, croyez-vous ? Hélas, non. Dans la lutte qu’il a soutenue contre elle, le chevalier a eu le temps de remarquer sur sa personne certain signe qu’il n’oubliera pas.

Le dimanche suivant, Robert revient de Saint-Jacques, ayant accompli son pèlerinage, et se hâte de réclamer auprès de Jehanne ses priviléges d’époux. « Quand vint la nuit, messire Robert alla coucher avec sa femme ; et elle le reçut molt joyeusement, comme bonne dame doit faire à son seigneur. » Le lendemain matin, on annonce l’arrivée de Raoul. Sans doute, se dit Robert, il vient me livrer sa terre ayant perdu la gageure. Mais Raoul entre triomphant. Il prend Robert à part et lui déclare que c’est lui, Raoul, qui a gagné le pari. Robert se récrie vivement. Raoul insiste et affirme « qu’il a connu Jehanne charnellement, à telles enseignes qu’elle a un signe noir en sa cuisse droite et un porion près de son guiel. » Robert, nouveau marié, répond qu’il n’y a pas regardé de si près et qu’avant de s’avouer battu, il tient à s’assurer du fait. « Quand vint la nuit, messire Robert se retira avec sa femme, et vit en sa dextre cuisse la tache noire et le porion près de son guiel ; et quand il sut ça, il fut molt dolent. » Le lendemain, sans même avoir demandé d’explications à Jehanne, il va trouver Raoul, lui dit, en présence de son beau-père, qu’en effet il a perdu le pari et qu’il lui cède son bien ; puis va à l’étable, selle son palefroi et disparaît.

Surprise de ce brusque départ, Jehanne en demande la cause à son père qui lui explique tout ; elle repousse avec indignation l’accusation dont elle a été l’objet, mais son père même refuse de la croire innocente. Alors elle attend que la nuit soit venue et que tout dorme dans le château, coupe ses beaux cheveux blonds, revêt des habits d’homme, prend un cheval et s’en va. Un heureux hasard veut que sur la route d’Orléans elle rencontre son mari, qui ne la reconnaît pas. Les deux voyageurs ont bientôt lié conversation. Elle lui dit qu’elle se nomme Jehan, qu’elle cherche un maître et s’offre à lui comme page. Robert accepte, et voilà les deux époux qui galopent côte à côte sur le chemin de la Provence, l’un comme chevalier, l’autre comme écuyer.

Mais le voyage donne de l’appétit et il faut manger en route. Nos cavaliers ont bientôt vidé leurs sacoches dans les poches des aubergistes. Quand ils arrivent à Marseille, il ne leur reste plus, tout compte fait, que cent sous tournois. Que vont-ils devenir ? Jehanne n’est guère embarrassée, elle a, comme Imogène, un véritable talent culinaire ; elle sait faire à merveille ces petits pains français dont les gourmets de Provence sont si friands. Alors son plan est tout tracé : on vendra les deux chevaux qui coûtent si cher à nourrir ; avec le prix des chevaux on aura du blé ; avec le blé on fera des miches, et avec le prix des miches on nourrira et on habillera comme il faut monseigneur et son page. Aussitôt dit, aussitôt fait. Jehanne se mit à pétrir la pâte, ouvre boutique, et bientôt on ne parle dans tout Marseille que des petits pains de Jehan. C’est une vogue, c’est une fureur. Le nouvel établissement fit fortune ; Jehanne consacrait tous ses bénéfices au luxe de son maître, et jamais messire Robert n’avait mené train plus somptueux que depuis que son écuyer s’était improvisé boulanger.

Au bout de quelque temps, Jehanne acheta une grande maison et y tint une auberge où affluaient tous les voyageurs. Un jour, elle vit venir un homme en habit de pèlerin. Cet homme, qui avait l’air fort contrit, lui raconta spontanément qu’il allait à Jérusalem pour expier une grande faute. Jehanne demanda quelle était cette faute, et l’homme expliqua sans détour qu’il avait calomnié une femme, et qu’en la calomniant il avait ruiné son mari. Jehanne reconnut ce Raoul qui avait causé tous ses malheurs ; mais, généreuse, elle le laissa partir sans prévenir messire Robert de cette visite. Quelques mois plus tard, Raoul revint de Jérusalem, et, aussitôt débarqué à Marseille, ne manqua pas de descendre à cet hôtel français où il avait été si bien hébergé. Jehanne le laissa partir encore un fois sans rien dire. Seulement, quelques semaines après, elle alla trouver messire Robert et lui dit : — Il y a sept ans, sire, que vous n’avez vu votre pays ; que vous semble d’y retourner et de savoir ce qui s’y passe ? — Certes, Jehan, je ferai tout ce qu’il vous plaira. — Sire, je vendrai notre harnais et appareillerai votre voie, et nous nous en irons dedans quinze jours. — Jehan, de par Dieu ! fit messire Robert.

Jehanne vendit donc tout son harnais qui était fort beau, puis acheta trois chevaux, un palefroi pour son seigneur, un autre pour Jehan, et un cheval pour faire soumier. Puis tous deux prirent congé de leurs voisins, qui furent fort dolents de leur départ. Trois semaines suffirent à nos voyageurs pour aller de Marseille en Flandre. Messire Robert fut reçu par son beau-père qui le remit immédiatement, mais qui ne reconnut pas Jehanne. L’arrivée du chevalier fut au château l’occasion d’une fête où furent conviés tous les seigneurs des environs. Le chevalier Raoul fut naturellement invité. Dès qu’il vit entrer son rival, messire Robert le désigna à Jehan comme l’heureux seigneur qui lui avait enlevé sa femme et sa terre. À ce récit Jehan s’indigne ; il soutient que Raoul en a menti et veut immédiatement le lui prouver, l’épée à la main. Mais Robert retient son écuyer en lui déclarant que nul ne fera la bataille sinon lui-même ; et, sans plus tarder, il s’avance vers Raoul et le provoque. Raoul relève le gant. Les gages sont échangés en présence du châtelain, et le jour du duel est fixé à quinzaine pour laisser aux combattants le temps de se préparer.

Dans cet intervalle, messire Robert eut un grand chagrin. Un matin, il appela Jehan. Jehan ne répondit pas. Il appela encore : pas de réponse. Étonné de ce silence, il alla dans la chambre de son écuyer et la trouva vide ! Qu’était devenu Jehan, le fidèle Jehan ? Nul ne le savait. Le pauvre chevalier eut beau battre la campagne et demander partout des nouvelles de son page, nul ne put lui en donner. Le jour du combat, il fallut que messire Robert s’équipât tout seul. Il revêtit tristement son armure, et, à l’heure dite, non sans s’être retourné plus d’une fois pour voir si Jehan ne le rejoindrait pas au dernier moment, il se rendit au champ clos. Raoul l’attendait. La lutte commença. Elle dura longtemps sans qu’aucun des adversaires eût pris l’avantage. Enfin Robert parvint à faire sauter le casque et à briser l’épée de son ennemi ; ainsi désarmé, Raoul prit une grosse pierre et la lança sur Robert, qui l’esquiva. Ce fut son dernier effort. Le vaincu s’agenouilia criant grâce : « Aie pitié de moi, gentil chevalier, je te rends ta terre et la mienne, car je les ai tenues contre droit et raison, et j’ai diffamé ta dame. » Messire Robert était aussi généreux que Posthumus ; il laissa la vie à Raoul, comme le mari d’Imogène à Iachimo. Il fit plus encore ; il plaida devant les juges du camp la cause de son ennemi, et, grâce à son éloquence, messire Raoul, qui aurait pu être pendu haut et court, comme le Lisiart du roman de la Violette, en fut quitte pour le bannissement.

Malgré son triomphe, messire Robert était resté fort mélancolique. Ses biens lui avaient été restitués, c’est vrai ; mais sa femme, mais son écuyer ne lui avaient pas été rendus. Que lui importait de retourner dans son manoir s’il devait y demeurer tout seul ? Le chevalier se livrait tristement à ces réflexions, quand son beau-père le prit par le bras et l’invita à l’accompagner. Robert se laissa conduire, et bientôt, par un escalier dérobé, tous deux arrivèrent devant une porte que le châtelain poussa brusquement. Le chevalier entra et aperçut, comme dans un rêve, une créature d’une merveilleuse beauté, parée d’une robe de soie lamée d’or. C’était Jehanne. « Sitôt que messire Robert connut sa femme, il courut à elle les bras tendus et ils s’entr’accolèrent, pleurant de joie et de pitié. » La soirée était avancée ; tout le monde s’alla coucher, et messire Robert se retira avec sa femme. Le lendemain, dès l’aube, le chevalier se jeta à bas du lit conjugal et se préparait à s’habiller, quand Jehanne ouvrit les yeux, et, toute surprise, lui demanda pourquoi il la quittait sitôt. — « Je vais à la recherche de mon écuyer, répondit Robert, et je n’aurai de repos que quand j’aurai eu de ses nouvelles. — Eh ! fit Jehanne, vous pouvez reposer, messire, car votre écuyer, c’est moi-même. » Et, pour convaincre son mari, elle lui fit en détail le récit des sept années qu’ils avaient passées ensemble à Marseille. Messire Robert était émerveillé et ravi d’avoir retrouvé, unis dans un seul, les deux êtres qu’il aimait le plus au monde, sa femme Jehanne et son écuyer Jehan.

Le lecteur ne me saura pas mauvais gré d’avoir attiré ici son attention sur le Roman de la belle Jehanne, production charmante d’un écrivain inconnu, monument trop oublié de notre littérature nationale. Ce récit, où tous les détails se déduisent et s’enchaînent, est bien au-dessus du Roman de la Violette, par sa composition même. Mais ce n’est pas seulement par là qu’il dépasse le poëme qui l’a précédé. Le Roman de la Violette est férocement tragique ; le Roman de la belle Jehanne ne sort pas un seul instant du domaine serein de la comédie. Dans l’un, la fable se développe d’une manière sauvage ; le sang coule à flots ; on ne voit partout que tueries, menaces, extermination, et deux effroyables supplices hâtent le dénoûment. Dans l’autre, la fable s’humanise et s’adoucit ; il semble que des temps meilleurs soient arrivés ; entre les personnages, plus de rancunes implacables ; le mari ne songe pas un instant à tuer sa femme qu’il croit criminelle et finit par pardonner au misérable dont il a été dupe. Le premier roman se termine par le talion ; le second se dénoue par la clémence : conclusion supérieure qu’adoptera Shakespeare.

Au quatorzième siècle, la fiction imaginée par Gilbert de Montreuil émigre en Italie et reparaît dans une nouvelle du Décaméron[1]. En traversant les Alpes, en se transportant au milieu d’une société où les passions de l’homme sont si ardentes, elle reprend son caractère impitoyable. Dans cette contrée de trafic et de lucre, ce n’est plus entre chevaliers que l’action se passe, c’est entre marchands. Des négociants réunis dans une hôtellerie causent, après souper, des femmes en général et de leurs femmes en particulier. Un d’eux, nommé Ambrogiulo, soutient, l’impertinent ! que le beau sexe est aussi le sexe faible, et prétend qu’il n’en est pas une qui puisse lui résister, pas même la femme de Bernabo Lomellia, ici présent. Bernabo, outré de cette prétention, offre à Ambrogiulo de parier que Ginevra le repoussera. Le fat accepte la gageure, part pour Gênes, où loge la belle, et, sans même tenter de la voir ni de la séduire, se fait porter chez elle dans un coffre, la surprend endormie, remarque un signe qu’elle a au-dessous de la mamelle gauche, à savoir un poireau autour duquel il y avait quelques petits poils blonds comme de l’or, lui vole une bourse, une robe, un anneau et une ceinture, observe en détail l’ameublement de la chambre et se retire. Revenu auprès de Bernabo, il lui fait croire, grâce à ces pièces de conviction, qu’il a gagné le pari. Bernabo, exaspéré, envoie secrètement à un de ses gens l’ordre de tuer Ginevra. Le serviteur attire la pauvre femme dans un lieu désert ; mais, au moment de la frapper, il cède à ses prières et lui laisse la vie. Comme Euriante, comme Jehanne, comme Imogène, Ginevra se sauve habillée en homme. Elle traverse les mers et se réfugie à Alexandrie où, sous le nom de Sicurano, elle devient capitaine des gardes du Soudan d’Égypte. Un jour, en inspectant les boutiques d’une foire qui se tenait à Acre, elle aperçoit à l’étalage d’un marchand vénitien, une ceinture et une bourse qu’elle reconnaît pour lui avoir appartenu. Elle demande au marchand comment il a acquis ces objets. Le marchand, qui n’est autre qu’Ambrogiulo, répond en riant qu’il les tient d’une Génoise dont il est devenu l’amant, après avoir parié avec le mari qu’il la séduirait. Ginevra, pour qui ce récit est une révélation complète, dissimule son émotion et ajourne sa vengeance ; elle se lie avec Ambrogiulo, le décide à se fixer à Alexandrie, et bientôt, sous prétexte de quelque opération commerciale, trouve moyen d’y attirer également son mari. Alors une explication solennelle a lieu en présence du soudan. Bernabo retrouve sa femme innocente dans Sicurano, comme le chevalier Robert a retrouvé la sienne dans Jehan, comme Posthumus retrouvera la sienne dans Fidèle. Quant à Ambrogiulo, moins heureux que Raoul et que Iachimo, il est empalé et mangé des mouches après avoir avoué sa félonie.

Au commencement du quinzième siècle, la fable que Boccace avait empruntée à Gilbert de Montreuil repasse les Alpes et vient essayer, en France, une expression toute nouvelle. Elle passe de l’analyse à la synthèse, se concentre, et de roman se fait drame : Cy commence le miracle de Notre-Dame, comment Ostes, roi d’Espaingne, perdit sa terre par gagier, contre Berengier qui le tray et li fit faux entendre de sa femme, en la bonté de laquelle Ostes se fiait, et depuis le destruit Ostes en champ de bataille.

C’est sans doute une œuvre bien informe que cette farce religieuse qui fut composée par on ne sait quel Gringoire en l’honneur de la Sainte Vierge. La scène y manque de perspective. Ces personnages qui en un moment se transportent de Rome à Burgos et de Burgos à Grenade, rappellent, par leurs proportions démesurées, ces bizarres figures des anciennes tapisseries qui dépassent de la moitié du corps le niveau des plus hautes tours. Les événements n’y sont pas à leur plan plus que les personnages ; ils ne se tiennent pas, ils se heurtent ; ils ne s’enchaînent pas, ils tombent les uns sur les autres. N’importe ; ne riez pas trop de ce Miracle. Il est le premier effort d’un art qui commence ; il est au drame futur ce que l’ébauche est à la statue, ce que serait une esquisse de Cimabué enfant à un tableau magistral du vieux Titien. Tout défectueux, tout puéril qu’il est, ce Miracle doit avoir, à nos yeux, un mérite considérable : il affirme, dans son exagération même, ce grand principe de l’art, comme de la politique, la liberté. Il fait aller et venir ses personnages selon les besoins du sujet, sans le moindre souci des règles factices qui plus tard taquineront tant notre Corneille. Il supprime les distances sociales comme les barrières physiques : il ne craint pas de faire causer une princesse d’Espagne avec un bourgeois. Que dis-je ? En vertu de sa fantaisie souveraine, il rapproche le ciel et la terre, et, le moment venu, quand l’action s’est par trop compliquée, il la fait dénouer par le bon Dieu.

Disons en peu de mots le scénario de cet audacieux mélodrame. Othon, neveu de l’empereur Lothaire, épouse Denise, fille du roi d’Espagne Alphonse, qu’il a faite prisonnière au sac de Burgos. Le jour même du mariage, il éprouve, on ne sait pourquoi, le besoin de planter là sa femme et de s’en retourner à Rome avec l’empereur son oncle. Néanmoins, avant de se séparer de Denise, il veut lui laisser un petit souvenir et lui remet un os d’un des doigts de son pied qu’il lui recommande de ne laisser voir à aucun homme. Arrivé à Rome, il rencontre un certain Bérenger, qui prétend séduire toutes les femmes et qui se fait fort d’attendrir Denise elle-même. Confiant dans la vertu de Denise, que pourtant il connaît à peine, Othon accepte le pari proposé et gage sa couronne d’Espagne contre les terres de Bérenger. Le séducteur se transporte sur-le-champ à Burgos, aborde Denise, qui le repousse ignominieusement, et de désespoir s’adresse à la suivante Eglantine, qu’il met dans ses intérêts. — Jusqu’ici, on le voit, l’action suit à peu près la même marche que dans le Roman de la Violette. Mais ici l’auteur du Miracle se trouvait embarrassé : il lui était difficile, malgré la licence de notre théâtre primitif, de nous montrer l’héroïne toute nue dans son bain, comme le romancier avait pu le faire. Il eut donc recours à un moyen plus conciliable avec la scène. Eglantine, complice de Bérenger, fait boire un narcotique à la reine d’Espagne ; et, tandis que Denise sommeille, elle observe sur sa personne un signe particulier qu’elle révèle en confidence à Bérenger. En même temps, elle remet à celui-ci l’os du pied d’Othon que Denise s’était engagée à garder si scrupuleusement. Muni de ces preuves, Bérenger fait une enjambée de Burgos à Rome, persuade à Othon qu’il a gagné le pari et est reconnu roi d’Espagne. Othon furieux jure d’occire sa femme et marche sur Burgos, la rapière au poing. Heureusement, un bourgeois plus charitable encore que le serpent du Roman de la Violette prévient Denise du danger qu’elle court. Dans ce péril suprême, la reine invoque la bonne Vierge, qui apparaît sur la scène, accompagnée de l’archange Gabriel, de l’archange Michel et de Mgr saint Jean, et conseille à Denise de se vêtir en écuyer, pour aller sous ce déguisement rejoindre son père à la cour de Grenade. Tandis que la reine s’enfuit, conformément au sage avis de la mère de Dieu, Othon, plus furieux que jamais de n’avoir pu massacrer sa femme, a l’indélicatesse de renier Dieu lui-même et de se faire sarrasin. C’est alors que le roi de Grenade, ayant obtenu le concours des rois de Tarse, d’Alméria, de Maroc et de Turquie, se décide à marcher contre l’empereur Lothaire pour rétablir le père de Denise sur le trône d’Espagne. Les deux armées sont en présence : d’un côté, les six rois coalisés ; de l’autre l’empereur, aidé de ses vassaux et de Bérenger l’usurpateur. C’est en ce moment critique que Denise, qui, sous le nom de Denis, porte l’étendard du roi de Grenade, propose d’éviter l’effusion du sang par une démarche auprès de l’empereur. La proposition est acceptée. Le faux écuyer se rend dans la tente de Lothaire, dénonce Bérenger comme un fourbe qui a calomnié sa sœur, et le provoque. Ce duel inégal va avoir lieu, lorsque Othon, repenti de ses erreurs, survient et se fait reconnaître de l’empereur son oncle. Il réclame et obtient la faveur de se mesurer le premier avec le traître dont Dieu même lui a révélé l’imposture. Aussitôt s’engage entre les deux adversaires une lutte terrible qui, par son acharnement, rappelle le combat de Gérard et de Lisiart dans le Roman de la Violette.

Comme Lisiart, Bérenger est vaincu : comme Lisiart, il avoue son crime. Alors Denise n’hésite plus à dire qui elle est ; elle montre même un peu sa gorge pour que personne ne doute de son sexe. Émotion générale. Le mari retrouve sa femme ; le père reconnaît sa fille ! Dans sa joie de revoir Denise, Alphonse abandonne à son gendre la couronne d’Espagne, et, en compensation, reçoit de la munificence impériale le royaume de Mirabel. Tout le monde est satisfait, excepté Bérenger, qui se voit livré au bourreau, et la pièce se termine par l’éloge mérité du Très-Haut.

Ha, biau sire Diex ! tost ou tart
Rends-tu des biens, faiz les mérites
Et de punir les maux t’aquittes.

J’ai successivement analysé sous les yeux du lecteur toutes les œuvres que la fiction conçue par Gilbert de Montreuil a inspirées : Roman de la Violette, Roman de la belle Jehanne, Conte du Décaméron, Miracle de Notre-Dame. Au commencement du dix-septième siècle, cette fiction reçoit enfin du génie anglais sa forme définitive. Spectacle plein de charme et d’intérêt ! Cette idée, que nous entendions tout à l’heure bégayer un obscur jargon, va parler devant nous la merveilleuse langue de Shakespeare. Cette idée qui, au quinzième siècle encore, voletait dans une farce puérile, nous allons la voir prendre dans un chef-d’œuvre un essor inouï. Tous ces personnages qui n’étaient que des ombres dans la légende vont devenir des vivants dans le drame. Ils vont se détacher de la fresque gothique où une main naïve les avaient peints, et ils vont marcher, ils vont se coudoyer, ils vont s’interpeller, ils vont respirer. Ils n’avaient que des silhouettes, ils vont prendre des visages. Ils n’avaient pas de prunelle, ils vont avoir un regard. Ils n’avaient pas de souffle, ils vont avoir une âme.

C’est évidemment par l’imitation de Boccace, — tous les commentateurs en conviennent, — que Shakespeare a connu la fable toute française qu’il a mise sur la scène. Il est impossible d’en douter, pour peu qu’on compare Cymbeline à la nouvelle du Décaméron. Le stratagème du coffre, imaginé par Iachimo pour s’introduire dans la chambre à coucher d’Imogène, est exactement celui qu’Ambrogiulo emploie pour pénétrer chez Ginevra. Plus loin, lorsque Posthumus commande à Pisanio de mettre Imogène à mort et que, pour attirer sa femme dans le piége, il l’invite à venir le rejoindre, il agit comme Bernabo, qui donne le même ordre et a recours au même subterfuge. Comme Pisanio, le serviteur de Bernabo est plus humain que son maître, il refuse d’exécuter l’ordre sanglant, et Ginevra se sauve, ainsi qu’Imogène, déguisée en homme. Ces détails minutieux n’ont pu être empruntés par le poëte anglais qu’à la nouvelle italienne. Mais voici une révélation curieuse. Sans parler du dénoûment, qu’il a complètement modifié, Shakespeare a fait à l’intrigue, telle que Boccace l’avait laissée, deux changements considérables. Ainsi, dans le Décaméron, c’est le mari même de Ginevra qui propose le funeste pari dont la vertu de sa femme est l’objet. Shakespeare, comprenant, avec son tact supérieur, combien cette proposition eût dégradé le noble caractère de Posthumus, a attribué à Iachimo l’initiative de ce pari. — Dans le Décaméron, Ambrogiulo, voulant triompher de Ginevra, s’introduit chez elle nuitamment, sans même tenter auprès d’elle l’épreuve conciliante du tête-à-tête. Shakespeare, plus habile et plus logique, exige que le vaniteux Iachimo épuise, avant de recourir à la ruse, toutes les ressources de la séduction dont il se croit armé, et, dans une scène admirable, il nous le montre subissant auprès d’Imogène le plus humiliant échec.

Sur ces deux points Shakespeare a corrigé Boccace, et il faut avouer qu’il l’a fait en maître. Eh bien, chose étrange ! ces deux corrections si heureuses avaient été indiquées longtemps avant Shakespeare par l’auteur anonyme du Miracle de Notre-Dame. Dans le Miracle, comme dans le drame, ce n’est que sur l’insistance de son provocateur que le mari consent à accepter la gageure qui lui est offerte. C’est après que Bérenger lui a dit insolemment : « Allons, il faut parier ou se taire ; gagez avec moi, » c’est alors seulement qu’Othon exaspéré répond : « Oui, par l’âme de mon père ! »

Mais ce trait de ressemblance entre le drame et le Miracle n’est pas le plus frappant. Comme Iachimo, Bérenger essaye de gagner le pari en réalité, avant de le gagner par un mensonge. Comme Iachimo, il a une entrevue avec la femme dont il prétend faire sa maîtresse, et, comme Iachimo, il aborde celle-ci par une déclaration d’amour. Ici l’analogie des détails devient singulière.

Pour décider Denise à tromper son mari, Bérenger cherche à lui faire croire que son mari la trompe, et lui dit :

De Rome viens où j’ai laissé
Votre seigneur qui ne vous prise
Pas la queue d’une cerise ;
D’une garce il s’est accointé,
Qu’il a en si grande amitié
Qu’il ne sait d’elle départir.
Ce m’a fait de Rome partir
Pour vous l’annoncer et dire,
Car grand deuil en ai et grand ire.

Cet argument si puissant par lequel Bérenger tente de provoquer la rancune de Denise en blessant sa fierté, est précisément celui que Iachimo fait valoir auprès d’Imogène :

« Ô chère âme ! votre cause émeut mon cœur d’une pitié qui me fait mal. Une femme si belle qui, liée à un empire, grandirait du double le plus grand roi ! Être ainsi associée à des baladines payées sur vos propres coffres ! à de malsaines aventurières qui risquent toutes leurs infirmités contre l’or que la corruption peut prêter à la nature ! à une engeance gangrenée capable d’empoisonner même le poison ! Ah ! vengez-vous. »

Le rapport entre les deux situations continue. Denise, offensée et comme princesse et comme épouse, chasse Bérenger comme un manant :

Comment ! Bérengier, par votre âme !
Êtes-vous donc un si vaillant homme
Que venez jusqu’ici de Rome,
Pour me dire un tel langage !

Certes, ni vous ni votre lignage
Ne sauriez dire rien de bien, sinon
Mauvaiseté et trahison ;
Videz, videz de devant moi
Céans le pas.

C’est avec la même indignation qu’Imogène reproche à Iachimo son infâme conduite : « Arrière ! je me blâme de t’avoir si longtemps écouté… Tu diffames un gentilhomme qui est aussi loin de ta calomnie que tu l’es de l’honneur. Tu poursuis une femme qui te méprise à l’égal du démon. Arrière ! »

En présence de ces minutieuses similitudes, on serait tenté de se demander si Shakespeare, quand il écrivit Cymbeline, n’avait pas connaissance du Miracle de Notre-Dame. Mais comment le poëte aurait-il connu ce vieux drame français, qui, déjà oublié au seizième siècle, est resté jusqu’à nos jours enfoui dans un manuscrit de notre bibliothèque nationale et n’a été réimprimé qu’en 1839 ? Jusqu’à ce que cette question soit résolue, les analogies que je signale devront être regardées comme les coïncidences fortuites de deux inspirations qui se rencontrent dans le même sujet. Ainsi la même idée se perpétue d’âge en âge et d’œuvre en œuvre ; parcourant toutes les littératures, elle franchit les monts et les mers ; elle vole par-dessus les glaciers des Alpes comme par-dessus les vagues de l’Atlantique ; elle est successivement française, italienne, française encore et anglaise ; et sous toutes les formes que lui prêtent tour à tour ces langues diverses, elle reste essentiellement homogène, à l’insu des écrivains qu’elle inspire ; elle conserve une sorte d’individualité qui, à des siècles de distance, se traduit par les mêmes paroles et se résume dans le même cri.

Mais, si vivace que soit une idée, quelque force intime qu’elle possède, aussitôt qu’elle entre en contact avec un esprit véritablement créateur, il faut qu’elle se transfigure ; il faut qu’elle se soumette au caprice formidable et qu’elle garde l’impérieuse empreinte du génie souverain.

Shakespeare a donc pris la fiction de Gilbert de Montreuil, et il en a fait Cymbeline. Cette fiction, il l’a adaptée aux mœurs et à la société de son choix. Il en a transporté la scène dans un pays étrange qui n’appartient qu’à la géographie légendaire, dans je ne sais quelle Angleterre fabuleuse dont la capitale se nomme la nouvelle Troie, et où, au milieu de courtisans portant le pourpoint et le haut de chausses des mignons de Henri III, trône un roi caduc, fait chevalier par César. Le roi règne, mais c’est sa femme qui gouverne : sa femme, une de ces reines à la façon du seizième siècle, qui appellent la science occulte à l’aide de leur autorité néfaste, prennent les astres pour complices, embauchent l’alchimie dans leurs conspirations, préparent des philtres redoutables et essayent sur les bêtes les poisons qu’elles comptent éprouver un jour sur les hommes. Cette femme, qui n’a épousé Cymbeline qu’en secondes noces, a eu d’un premier lit un fils nommé Cloten, « un idiot qui ne pourrait pas apprendre par cœur que, ôté deux de vingt, il reste dix-huit. » Cette intelligence criminelle a mis bas un avorton moral : « Se peut-il, s’écrie le poëte quelque part, qu’une aussi astucieuse diablesse ait mis au monde cet âne ! » Cloten est stupide, mais il a tous les vices : il est méchant, fourbe, vaniteux, querelleur, lascif, brutal. Son humeur est une mobilité continuelle passant sans cesse du mauvais au pire. Il a pourtant une qualité : il est brave, mais brave comme une brute ; ainsi que le poëte vous l’explique, pour que vous ne l’accusiez pas de contradiction, Cloten n’a pas peur des rugissements du danger, parce qu’il lui manque le jugement qui souvent est cause de la peur. Shakespeare a créé là une de ses plus étonnantes figures. Comique par les ridicules qui s’attachent à lui, Cloten est tragique par l’effroi qu’il inspire. Ce prince brouillon et insolent, qui complique la bêtise de sottise et qui balbutie des riens avec solennité, cette altesse sauvage qui s’excite à la volupté par le meurtre et qui jure de tuer le mari avant de violer la femme, cet enfant gâté du despotisme, qui, en même temps, en est l’enfant terrible, a les mœurs et les allures d’un grand-duc cosaque du siècle dernier. Malheur au peuple chez qui cette Altesse passerait Majesté ! car il verrait s’asseoir sur le trône, — écumant, farouche et forcené, quelque hideux Paul Ier. Ce malheur, la reine le souhaite à l’antique Bretagne ! Elle voudrait que Cloten devînt roi en épousant Imogène, fille de Cymbeline.

Imogène fait avec Cloten une antithèse vivante. Comme il a tous les vices, elle a toutes les vertus. « Elle est belle et vraiment royale ; toutes les distinctions exquises, elle les possède plus qu’aucune grande dame ; ce que chacune a de mieux, elle l’a, et, pétrie de tous leurs attraits, seule elle vaut mieux qu’elles toutes. » Imogène est, sans contredit, la création féminine la plus pure que nous présente le théâtre anglais. Une femme d’esprit, qui a fait sur les héroïnes de Shakespeare une étude spéciale, et dont le livre est fort admiré au delà de la Manche, mistress Jameson, n’hésite pas à accorder à Imogène toute sa prédilection ; elle retrouve dans cette vision rayonnante chacune des lumineuses qualités qui font nuance chez les autres figures ; elle revoit en elle « l’enthousiasme de Juliette, la fidélité et la constance d’Hélène, la dignité et la pureté d’Isabelle, la tendre douceur de Viola, le sang-froid et l’intelligence de Portia. » Toutes les qualités qui font excès chez ses sœurs se fondent chez Imogène en un harmonieux ensemble. Aussi est-elle tellement parfaite, tellement belle de corps et d’âme, qu’elle semble appartenir au rêve plutôt qu’à la réalité, au ciel plutôt qu’à la terre. Elle n’a de la femme que tout juste ce qu’il en faut pour ne pas être un ange. — C’est cette créature idéale que Cymbeline et la reine entendent marier à ce monstre de Cloten.

Non, Imogène ne doit pas épouser Cloten. Il y a à la cour un chevalier, un brave, un descendant de ces Léonati qui ont défendu si vaillamment la Bretagne contre les Romains. « C’est un être tel que, cherchât-on son pareil dans toutes les régions de la terre, on trouverait toujours quelque infériorité dans celui qu’on lui comparerait. » Ce jeune homme, recueilli dès sa naissance dans le palais de Cymbeline, a été élevé avec Imogène ; tous deux ont grandi côte à côte ; ils ont traversé, la main dans la main, l’enfance, l’adolescence et le seuil de la jeunesse ; qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’ils s’aiment et à ce qu’ils veuillent achever ensemble la vie commencée ensemble ? Posthumus est simple chevalier, et Imogène est princesse royale. Qu’importe ? La vertu ne peut pas se mésallier à l’honneur, et la princesse royale épouse le simple chevalier.

Mais cette union si logique a des conséquences funestes. La reine, outrée d’un mariage qui dérange tous ses plans, fait exiler Posthumus, et les deux révoltés d’amour se séparent comme Roméo et Juliette, en faisant vœu de rébellion éternelle. Réfugié à Rome, Posthumus rencontre dans la maison de son hôte un certain Iachimo qui a la même outrecuidance que Bérenger dans le Miracle de Notre-Dame, qu’Ambrogiulo dans le Décaméron, que Raoul dans le Roman de la belle Jehanne et que Lisiart dans le Roman de la Violette. Ce fat ose prétendre qu’il n’est pas de femme vertueuse et parier qu’en une seule conversation il séduira la plus difficile, s’appelât-elle Imogène ! Après une résistance qui atteste sa délicatesse, Posthumus obsédé accepte le pari. L’imprudent ! il va se laisser prendre à ce piége des apparences où tant d’autres sont tombés. Parce que Iachimo a pu voir Imogène endormie, parce qu’il a pu détacher un bracelet de son bras inerte, parce qu’il a pu apercevoir près de son sein nu un signe pareil à ces gouttes de pourpre que recèle le calice de la primevère, parce que, larron de volupté, il a dérobé un baiser impudique à ces chastes lèvres, parce qu’enfin, nouveau Gygès, il a surpris, dans ses ineffables mystères, cette beauté plus pure encore que la beauté lydienne, Posthumus se figure que l’infaillible Imogène a failli ! Il se met en tête qu’elle l’a trompé ! Il s’imagine qu’elle est adultère ! Il devient jaloux ! Il souille de ses soupçons la pudeur immaculée ; il prend la calomnie au mot, et, sans même entendre l’accusée, il la condamne. Heureusement l’humanité qui n’est plus chez le maître se retrouve chez le valet, et Pisanio refuse d’exécuter l’horrible sentence de mort. Comme la Ginevra de Boccace, comme l’Euriante de Gilbert de Montreuil, Imogène est abandonnée dans une forêt sombre. Elle erre à l’aventure dans le sentier, heurtant ses pieds aux cailloux de la route, déchirant aux broussailles les habits d’homme que Pisanio lui a laissés et qui bientôt ne seront plus que haillons. Maudite par son père, persécutée par sa belle-mère, qui songe à l’empoisonner, poursuivie par Cloten qui tente de la violer, reniée par son mari même qui veut la tuer, Imogène n’a plus de refuge en ce monde. Où donc ira-t-elle ? À qui donc s’adressera-t-elle ? Qui donc la protégera, quand son chevalier même s’est fait son ennemi ?

Voyez-vous dans cette vallée solitaire que traverse un chemin tortueux, au bas de cette rampe dont l’escarpement donnerait le vertige à une chèvre, voyez-vous, à demi dissimulée par un rideau de mûriers et d’églantier sauvages, cette caverne qui semble être la gueule entrebâillée d’un cyclope de granit ? Dans ce trou, dont le paysan gallois ne parle qu’avec un effroi superstitieux, demeurent, vêtus de peaux de bêtes, un vieillard et deux jeunes gens. Ce vieillard est un banni, et ces jeunes gens, élevés par lui, sont toute sa famille. Tous trois mènent la vie des hommes primitifs. Ont-ils soif ? Il y a de l’eau au torrent. Ont-ils faim ? Il y a du gibier dans la bruyère. Cette existence est bien rude, bien farouche. Parfois les jeunes gens s’en plaignent ; ils sont ennuyés de ces déserts ; ils sont las de cette nature ; ils sont fatigués de ce calme. Les montagnes leur sont monotones ; ils aspirent aux plaines, aux hameaux de là-bas, aux cités de tout là-bas. Ils voudraient voir des visages autres que la face grise de Bélarius. Le toit ne leur suffit pas, il leur faut la patrie. Ils ont la nostalgie du bruit, du mouvement, de la foule, de la renommée. « Peut-être cette vie-ci est-elle la plus heureuse, dit Guidérius au vieillard, si la vie tranquille est le bonheur ; elle est plus douce pour vous qui en avez connu une plus rude, mais pour nous c’est le cloître de l’ignorance. — De quoi pourrons-nous parler quand nous serons vieux comme vous ? ajoute le cadet Arviragus. Nous n’avons rien vu ; nous sommes pareils à la bête, subtils comme le renard pour attraper, belliqueux comme le loup pour manger ; nous sommes dans une cage que nous faisons retentir, ainsi que l’oiseau emprisonné, en chantant librement notre servage. » Alors, avec un accent paternel, l’austère Bélarius reprend les jeunes gens : « Comme vous parlez ! s’écrie-t-il. Ah ! si, comme moi, vous connaissiez par expérience la cité et ses usures, le camp et ses médisances, la cour et ses intrigues ! » Et le vieillard se met à raconter sa propre histoire. Lui-même a été jadis un combattant illustre ; il a défendu sa patrie contre César et il a encore le corps balafré de coups d’épée romaine. Pourtant, malgré ses longs services, il a suffi d’une calomnie pour le perdre. Lui qui avait voulu l’indépendance de son pays, on l’a accusé d’en avoir voulu la ruine, et il a été disgracié, il a été chassé, il a été banni ; il a été mis hors la loi, hors la patrie, hors l’humanité ! Eh bien, cet exil, dont on voulait lui faire une honte, Bélarius l’accepte comme un honneur ; il en est fier ; il en est heureux. Repoussé par les hommes, il s’est réfugié dans la nature et il y a trouvé la sérénité. Il vit libre et honnête dans son rocher, et, depuis qu’il y habite, il a payé au ciel plus de dettes pieuses que dans toute sa vie passée : « Ô mes enfants, restons proscrits ! Il y a dans notre existence plus de noblesse qu’à solliciter ailleurs l’humiliation. Continuez votre vie de montagnards. Gravissez ces hauteurs, vous dont les jambes sont jeunes ; moi, je foulerai ces plateaux… Puis, remarquez bien, quand vous m’apercevrez d’en haut, menu comme un corbeau, que c’est la place qui amoindrit l’homme ou le grandit. » Les deux jeunes gens ont écouté respectueusement le vieillard ; cette voix, qui les rappelle au devoir, a trouvé un écho dans leur conscience, et bientôt les voilà qui, pleins d’une ardeur nouvelle, reprennent leur élan héroïque et grimpent en chantant à l’assaut de la cime escarpée.

Quel contraste entre le palais de Cymbeline et la grotte de Bélarius, entre la demeure du proscripteur et la retraite du proscrit ! Là, nous ne voyons qu’intrigues, mensonges, désunions, querelles intestines, complots, coups d’État, ambitions monstrueuses rallumant dans de sombres officines je ne sais quel feu de l’enfer, et cherchant au fond de l’alambic empoisonné l’or dont sont faites les couronnes ; ici, tout est union, calme, sérénité, cordialité, joie intérieure ; pas d’autre royauté que celle de la fête. Là, dans cette atmosphère malsaine de la cour, les affections humaines s’atrophient et se corrompent ; ici, elles se fortifient et s’épurent à l’air libre. Quelle marâtre que la reine, mais aussi quel père que Bélarius ! Là, l’éducation fausse les sentiments ; elle développe tous les mauvais instincts, toutes les basses cupidités, tous les appétits immondes ; elle tord le sens moral, rend l’âme difforme et produit l’idiot Cloten, ce Caliban de l’antre royal. En revanche, quelle institutrice que la nature ! quelle école que l’exil ! Comme ils sont vaillants et honnêtes ces deux jeunes gens qu’enseigne le proscrit à barbe grise !

Et pour que nous comprenions mieux cette leçon qui est la pensée même de son œuvre, Shakespeare introduit Imogène dans la grotte de Bélarius. Rejetée par le palais, comment va-t-elle être accueillie par la caverne ? Elle s’y traîne, les pieds en sang, chancelante, épuisée, presque morte de faim. Ô ineffable déception ! dans ce repaire où elle s’attendait à rencontrer quelque bête féroce, elle a trouvé des frères ! Voyez quel accueil ils lui font, comme ils s’empressent autour d’elle, comme ils sont aux petits soins ! Imogène veut au moins payer sa nourriture : « De grâce, dit le maître de la grotte, ne nous prenez pas pour des rustres, beau damoiseau, et ne mesurez pas nos bonnes âmes à notre sauvage demeure. Vous êtes le bienvenu. » Et la princesse, étonnée d’une hospitalité si généreuse, se dit tout bas à elle-même : « Voici de bienfaisantes créatures. Dieux ! que de mensonges j’ai entendus ! Nos courtisans disent que tout est sauvage hors de la cour. Expérience, oh ! quel démenti tu leur donnes ! » Ce n’est pas assez qu’Imogène doive la vie à des proscrits, il faut qu’elle leur doive l’honneur. Déguisé sous les vêtements de Posthumus, Cloten la poursuit ; il arrive, l’imprécation à la bouche, la luxure au cœur, pour accomplir l’infâme attentat qu’il a juré. Mais Guidérius est là qui s’interpose : « Quel est ton nom ? — Cloten, drôle. — Cloten, double drôle, a beau être ton nom, je ne tremble pas. Si tu t’appelais crapaud, ou vipère, ou araignée, j’en serais plus ému. — Je suis le fils de la reine, n’en es-tu pas épouvanté ? » Et Guidérius fièrement : « Je ne crains que ceux que je révère, les sages ; les fous, j’en ris et je n’en ai pas peur. » Puis les voilà tous deux aux prises : un duel s’engage entre le prince et le montagnard, entre l’homme de cour et l’homme des bois, entre le bretteur et le chasseur. Enfin, Cloten tombe, et bientôt il ne reste plus de cette altesse qu’un cadavre mutilé.

Désormais, la Bretagne respire ; elle est débarrassée de cet horrible héritier présomptif qui la menaçait de régner sur elle ; elle est affranchie de ce prince-cauchemar ; mais cette tâche ne suffit pas aux proscrits. La Bretagne a un autre ennemi que Cloten, c’est César. Cloten n’en voulait qu’à ses libertés, César en veut à son indépendance. Les soudards de l’empereur ont envahi le pays, et Iachimo, l’homme de la calomnie et du mensonge, commande dignement les volontaires de l’empire. La mère-patrie est en danger. Vite à la rescousse, enfants ! Les proscrits sortent de la retraite à laquelle une tombe aimée les attachait ; ils laissent là cette solitude où le devoir n’est plus, et apparaissent, irrésistibles, sur le champ de bataille où va se jouer le sort d’un peuple. Déjà l’armée nationale est en pleine panique ; les deux ailes ont été coupées, le roi va être fait prisonnier, et des Bretons, « l’on ne voit plus que les dos fuyant à travers un étroit défilé. » C’est à ce moment désespéré que les trois bannis s’élancent dans le ravin et ferment la retraite aux fuyards. Bélarius menace de son épée le premier lâche qui bougera : « Aux enfers les âmes qui reculent ! halte ! halte ! » À l’aspect de ce vieillard et de ces jeunes gens apparus tout à coup on ne sait d’où, les Bretons croient avoir reçu du ciel un renfort de trois légions. « Devant cette intrépidité qui changerait une quenouille en lance, les plus blêmes visages se raniment. » Les assaillis deviennent assaillants. Ô miracle ! la déroute fait volte-face et met en fuite la victoire. La patrie est libre. Les aigles se sont sauvées à tire d’ailes comme des corbeaux. Trois proscrits ont triomphé de César.

Le dénoûment de Cymbeline a été loué par les plus grands détracteurs de Shakespeare. Il a été vanté même par Steevens, ce triste critique qui a annoté Shakespeare comme Voltaire a commenté Corneille. En effet, ce drame si compliqué, où tant d’intrigues se croisent, va se conclure avec une admirable simplicité.

La fortune de la guerre a réuni dans la tente de Cymbeline les principaux personnages de la pièce ; seule la reine, morte de rage, comme sa sœur, l’ambitieuse lady Macbeth, manque à l’appel du sort. Près du roi, assis sur son trône, voici les sauveurs de la patrie, Bélarius, Guidérius et Arviragus ; voici Pisanio, le fidèle écuyer, qui, en désobéissant à son maître, a sauvé sa maîtresse. En face du roi, debout comme devant un juge, voici, entre deux haies de soldats, le général ennemi Lucius et son lieutenant Iachimo, l’imposteur que vous savez ; derrière eux, dans la foule des prisonniers, voici Imogène, qu’on a crue morte et qui, recueillie par Lucius, est devenue son page ; voici Posthumus, transfuge du désespoir, qui, après avoir combattu pour son pays dans les rangs bretons, n’a passé à l’ennemi que pour mourir.

En effet, tous les captifs vont être sacrifiés aux dieux, et la victoire implacable exige son holocauste. Ainsi l’ordonne le roi Cymbeline. À cet instant suprême, Lucius, le général prisonnier, élève la voix, et, montrant Imogène, demande que son page, qui n’a pas pris part au combat, soit admis à payer rançon. En apercevant Imogène, Cymbeline se sent pris d’une insurmontable sympathie pour cet adolescent qu’il a vu il ne sait où : « Enfant, tu as d’un regard conquis ma faveur : vis, et demande à Cymbeline la grâce que tu voudras. » Imogène, qui, depuis quelque temps, a considéré Iachimo avec une anxiété étrange, réclame pour toute faveur que ce gentilhomme dise de qui il tient l’anneau qu’il porte au doigt.

Cette simple question d’Imogène dénoue le drame entier. Sommé de s’expliquer, Iachimo avoue tout : cet anneau qui appartenait à Posthumus, il l’a obtenu par un mensonge ; et le misérable, ayant les larmes dans la voix et le remords dans l’âme, se met à raconter le fatal pari, sa tentative auprès d’Imogène, son échec, et, enfin, l’odieux stratagème auquel il a eu recours. En entendant ce récit qui lui révèle combien il a été dupe, Posthumus a le même désespoir qu’aura tout à l’heure Othello en écoutant Émilia. Il s’arrache les cheveux, il déchire son déguisement romain, et, s’élançant vers Cymbeline comme au suicide : « Je suis Posthumus ! s’écrie-t-il, et c’est moi qui ai tué ta fille ! Je suis celui que les plus horribles choses de ce monde corrigent, étant pire qu’elles toutes. Crachez, lancez des pierres, jetez de la boue sur moi ! Que chaque criminel soit appelé Posthumus Léonatus ! Son crime sera toujours moindre que le mien !… Ô Imogène, ma vie ! ma femme ! ma reine ! » Grâce au ciel, Imogène n’est pas morte, ainsi que Desdémona. À cet appel irrésistible de son mari, elle oublie ce costume de page qui la rend méconnaissable, et, s’avançant vers Posthumus : « Du calme, monseigneur ! écoutez ! » Mais l’autre, fou de douleur, ne la devine pas sous ces vêtements ; cette interruption lui fait l’effet d’une insulte, et il repousse durement le petit page. Sous ce coup imprévu, Imogene tombe défaillante. Pisanio, toujours le premier à porter secours, se précipite vers le page étendu sans mouvement ; il se penche et la reconnaît : « monseigneur ! crie-t-il à Posthumus, vous n’avez jamais tué Imogène qu’en ce moment ! » Heureusement, Imogène est trop clémente pour se laisser mourir si vite ; retenue par son mari qui l’étreint dans ses bras, elle résiste à la séduction de la tombe, à l’attraction du dernier sommeil ; elle rouvre les yeux ; elle consent à vivre ! Figurez-vous, confondus dans la même extase, la joie de Claudio voyant ressusciter Héro et le bonheur de Léonte sentant son Hermione palpiter dans la statue de marbre, et vous aurez une idée du ravissement de Posthumus embrassant Imogène. Les remords de Claudio et de Léonte, Posthumus les éprouve : comme eux il a sali de ses soupçons la blanche pudeur d’Imogène ; comme eux il a été coupable du crime de lèse-chasteté conjugale. Mais Imogène a le droit de grâce, comme Héro et comme Hermione ; elle en use ainsi qu’elles, et elle absout son jaloux d’un sourire.

C’est alors que, pour ajouter à l’émotion générale, Pisanio raconte le péril auquel la princesse a échappé. Cloten est allé à la poursuite d’Imogène, méditant un odieux attentat. Ce qu’il est devenu, on l’ignore. — Je l’ai tué, dit fièrement Guidérius. — Nouveau coup de théâtre. Cymbeline supplie le jeune imprudent de rétracter ce qu’il vient de dire ; autrement, malgré tous les services rendus par celui-ci, le roi devra châtier le meurtrier du fils de la reine. Malgré cette menace, Guidérius s’obstine à la franchise ; sur l’ordre de Cymbeline, il va être livré au bourreau. Mais Bélarius intervient, et, avec un ton d’étrange autorité, défend aux gardes de lier les mains du prisonnier ; puis, s’adressant à Cymbeline : « Arrête, seigneur roi, s’écrie-t-il, cet homme est plus noble que celui qu’il a tué. Il est aussi bien né que toi-même. » Et l’auguste vieillard explique à l’auditoire stupéfait qu’il est ce Bélarius injustement banni il y a vingt ans. Pour se venger de celui qui lui avait retiré la patrie, il lui confisqua sa famille, il fit enlever au berceau les deux premiers-nés du roi et les recueillit dans sa caverne. Ces deux enfants, il les a élevés avec amour à la grande école de la nature et de l’épreuve, et il en a fait des hommes, des preux, des justes. Maintenant que leur éducation est achevée, il les rend au pays qui les réclame. Hélas ! il perd par cette restitution les deux plus charmants compagnons du monde. L’aîné, monseigneur Guidérius, qu’il nommait son Polydore, le voici. Le cadet, monseigneur Arviragus, qu’il appelait son petit Cadwall, le voilà : « Que la bénédiction d’en haut tombe sur eux comme la rosée ! Car ils sont dignes d’ajouter deux astres au ciel. » Et l’on voit une larme ruisseler sur la barbe grise de Bélarius, tandis qu’il abdique ainsi sa paternité. Devant la noble vengeance du proscrit, le roi se sent vaincu. Le père légitime tend la main au père adoptif, et, se tournant vers sa fille : « Imogène, tu perds un royaume à ce récit. — Non, sire, j’y gagne deux mondes. »

Imogène a retrouvé son mari et ses frères ; Cymbeline a revu ses enfants. Mais le dénoûment n’est pas complet encore. Que va devenir lachimo ? Quelle est la punition réservée à cet homme qui, en calomniant Imogène, a causé tous ses malheurs ? Rappelez-vous la mort que, pour avoir diffamé Euriante, Lisiart subit dans le Roman de la Violette : on l’attache à la queue d’un cheval qui part au galop, et, avant qu’il soit tout à fait brisé par les pierres du chemin, on le pend à un arbre. Souvenez-vous de l’épouvantable supplice infligé dans le Décaméron au calomniateur de Ginevra : on l’empale, on l’enduit de miel et on le donne à dévorer aux moustiques. Sans doute, Iachimo s’attend à quelque torture de ce genre, lorsque, se jetant aux pieds du mari outragé, il lui offre sa vie en expiation. Mais Posthumus se contente de relever l’homme agenouillé en lui disant : « Ma vengeance envers vous, c’est de vous pardonner. Vivez et agissez mieux avec d’autres. »

Cette correction finale faite par le drame à la légende primitive est bien digne de Shakespeare. Jusque-là, remarquez-le bien, le poëte avait respecté la fable originale dans ses éléments essentiels ; il en avait adopté et mis en relief les principaux accidents. Iachimo est coupable de calomnie et de lâcheté, tout autant que Lisiart et qu’Ambrogiulo ; Shakespeare n’a pas cherché à atténuer sa faute, il en fait même ressortir toutes les conséquences ; mais, interprète d’une justice supérieure, il n’a pas voulu confirmer l’affreuse sentence prononcée jadis contre le coupable. Quoi ! punir du gibet un mensonge ? punir du pal une diffamation ? Cela a pu paraître équitable à Gilbert de Montreuil, ménétrier du treizième siècle ; cela a pu sembler juste à Boccace, conteur du quatorzième, mais cela paraît monstrueux à Shakespeare, poëte de tous les temps. Ah ! que plutôt le coupable se repente, et qu’il soit absous ! Telle est la conclusion définitive que l’auteur adopte et qui seule satisfera l’avenir. La légende avait crié : mort ! le drame dit : pardon ! L’œuvre de Shakespeare, c’est l’idée du moyen âge épurée par l’esprit moderne.

Cymbeline est le seul drame du poëte dont le dénoûment produise une satisfaction complète dans l’âme du spectateur. Toutes ses autres pièces tragiques, Hamlet, Macbeth, Roméo, le Roi Lear, Othello, nous laissent une douloureuse impression. Ophelia, lady Macduff, Juliette, Cordelia, Desdémona, autant de victimes sacrifiées à la passion inexorable ! Il n’est pas jusqu’au Conte d’hiver qui ne nous mette en deuil de l’enfant Mamilius. Mais Cymbeline fait une consolante exception au sombre théâtre de Shakespeare. Dans cette pièce unique, la force mystérieuse qui règle le cours des événements et qui tient dans sa main les existences humaines, apparaît, non comme un pouvoir aveugle et implacable, châtiant également les bons et les méchants, mais comme une puissance bienveillante et tutélaire qui soutient l’opprimé contre l’oppresseur, et assure partout le triomphe du droit sur la violence, de l’innocence sur la calomnie, de la probité proscrite sur l’iniquité couronnée. Dans Cymbeline, la destinée n’a plus cet aspect sinistre et menaçant qui effraye le monde depuis le temps d’Eschyle ; elle ôte pour un moment son antique masque de fatalité, et laisse voir à l’humanité rassurée et attendrie son divin sourire de providence.

II

La reine Élisabeth avait soixante-dix ans. Elle était triste. Elle songeait sans cesse à son favori qu’elle avait fait décapiter, et ce souvenir l’obsédait comme un remords. Au commencement de l’année 1602, elle disait à M. de Beaumont, ambassadeur de France, qu’elle était fatiguée de la vie. L’ambassadeur lui demandait pourquoi, et alors elle lui parlait d’Essex, toujours d’Essex : « Ah ! ce n’est pas ma faute, disait-elle, je l’avais averti depuis plus de deux ans ; je l’avais supplié de se contenter de me plaire et de ne pas toucher à mon sceptre. Il ne m’a pas écoutée. Son manque de prudence a causé sa perte ! » Et la toute-puissante souveraine fondait en larmes comme un enfant. Les ministres firent tout au monde pour guérir leur reine de cette incurable mélancolie. Il y avait un jeune seigneur qui ressemblait d’une manière frappante au feu comte d’Essex : c’était le comte de Clanricarde. Le secrétaire d’État Cécil le recommanda à Sa Majesté, espérant qu’elle le prendrait en gré et que peut-être un nouvel amour ferait diversion à ses regrets. Mais cette ressemblance ne servit qu’à accroître la douleur d’Élisabeth, et, chaque fois que la reine voyait Clanricarde, elle songeait à l’autre. La figure fraîche et rose du jeune comte lui rappelait à chaque instant une tête coupée.

Les courtisans s’ingéniaient tous pour distraire la fille du roi Henry VIII et l’étourdir : ils l’engageaient à danser pour lui faire croire à son éternelle jeunesse, et la vieille reine dansait machinalement, la mort dans l’âme. Le 28 avril, elle ouvrit un bal à Richmond avec le duc de Nevers. Deux jours après, sous prétexte d’observer une coutume nationale, elle s’en alla avec tous ses gens dans le bois de Lewisham, à deux milles de Greenwich, pour voir se lever le premier soleil de mai. Pendant tout l’été, la cour s’amusa pour l’amuser : ce fut une succession continuelle de concerts, de banquets, de galas. Le lord chambellan épuisa tout son programme de menus plaisirs : parties de chasse, quadrilles sur la pelouse, promenades sur l’eau, excursions en carrosses dorés. La reine était toujours triste.

Alors la cour fit un suprême effort. Une grande dame qui venait d’épouser en secondes noces le richissime chevalier sir Thomas Egerton, une femme que les poëtes du temps invoquaient comme leur patronne, et qui eut dans sa vie l’insigne honneur d’être chantée, jeune, par Spenser, et vieille, par Milton, — la comtesse de Derby eut l’idée magnifique de donner à la reine une fête qui rappellerait les merveilles de Kenilworth. Elle avait, à quelques milles de Londres, près d’Uxbridge, un manoir féodal récemment acheté à la noble famile de Newdegate, qui, pour être moins fort et moins crénelé que le château de Leicester, n’en était pas moins beau. Ce fut dans ce manoir, placé au milieu de la plus riante nature, sur une éminence qui domine le cours d’une rivière, que la comtesse offrit à la reine sa splendide hospitalité. La reine accepta l’invitation et accorda pour trois jours son auguste désœuvrement. Le vendredi 28 juillet, elle partit du palais de Greenwich, se dirigeant sur Lambeth, qui la salua au passage de tous les carillons de ses églises, puis traversa la Tamise et atteignit Chiswich, où elle coucha. Le lendemain, elle se remit en marche, et, après avoir fait une halte à Harlington, arriva vers le crépuscule devant le manoir de Harefield, où la comtesse de Derby l’attendait.

Élisabeth s’arrêta un instant à la grille du parc pour écouter une scène de comédie, assez peu comique, où étaient censés figurer un procureur et une laitière, longea la grande avenue[2] et enfin descendit de cheval devant le perron du château. Au haut de ce perron, une estrade avait été préparée pour elle. La reine s’assit là sur un trône et fut obligée d’écouter un petit dialogue de circonstance que récitèrent devant elle deux personnages allégoriques, le Lieu et le Temps : — l’un, vêtu d’une houppelande à carreaux, représentait une maison en briques ; l’autre, affublé d’une perruque jaune et d’une robe verte. Le Lieu demandait au Temps pourquoi son sablier était arrêté et pourquoi lui-même ne bougeait pas. Le Temps répondait qu’il avait interrompu sa marche pour recevoir la merveille du jour et engageait son camarade, le Lieu, à se joindre à lui pour la fêter, si toutefois il n’était pas trop petit. — Trop petit ! répliquait le Lieu avec fierté, n’ai-je pas reçu tout à l’heure le soleil qui vient de descendre là-bas derrière l’horizon ? Celui chez qui s’est arrêté Apollo en personne est-il donc indigne de recevoir Cinthia elle-même ? — Ce compliment, où la reine septuagénaire était comparée à Diane, dut paraître d’un goût plus que douteux à Élisabeth elle-même. Heureusement, en compensation de toutes ces misères, lady Derby tenait en réserve pour son illustre hôtesse un régal exquis, une incomparable surprise, la représentation d’une pièce nouvelle par la troupe de milord Chambellan.

Cette pièce était de maître William Shakespeare et s’appelait Othello, le More de Venise.

Un théâtre avait été improvisé dans la plus vaste salle du château. Au fond, les coulisses et la scène dissimulées par un rideau ; sur le devant, un fauteuil pour Sa Majesté et des tabourets pour les femmes de la cour, puis des banquettes pour la foule des seigneurs et des gentilshommes. Ici les acteurs, couverts de fard, costumés d’oripeaux, chamarrés de clinquant, jouant leur comédie et méprisés pour cela. Là les courtisans, couverts de fard aussi, costumés d’oripeaux aussi, chamarrés de clinquant aussi, jouant leur comédie aussi et honorés pour cela. — La chronique ne sait pas quels furent les spectateurs privilégiés qui, au mois de juillet 1602, assistèrent à la représentation d’Othello. Mais un hasard a fait retrouver récemment, dans un manuscrit conservé à Bridgewater-House, les noms des heureuses qui furent invitées aux fêtes de Harefield et qui composèrent ce soir-là tout le parterre féminin du poëte. Outre la reine, outre la châtelaine, lady Derby, il y avait là lady Huntingdon, lady Hunsdon, lady Berkeley, lady Stanhope, lady Compton, lady Fielding, mistress Gresley, mistress Packington, mistress K. Fischer, mistress Saychoverell, mistress M. Fischer, mistress Davers, mistress Egerton… Ah ! mesdames les grandes dames, vous qui étiez alors la hautaine élite de la beauté et de la noblesse anglaise, vous qui, coiffées de perles, parées de brocart, de velours et de satin, couronnées de diamants, regardiez se jouer cette pièce nouvelle comme au-dessous de vous, en lui accordant parfois peut-être votre dédaigneuse approbation, vous doutiez-vous qu’un temps viendrait où vous échapperiez à l’oubli de l’histoire par cette unique raison qu’un soir vous aviez vu, les premières, représenter le drame de cet histrion de Shakespeare ?

Quelle impression Othello produisit-il sur la reine Élisabeth ? C’est ce que nul ne saura jamais. Peut-être la contemplation de cette grande douleur imaginaire lui fit-elle oublier pour un instant ses propres chagrins ; peut-être au contraire la vue de la fatale erreur du More l’offusqua-t-elle comme une remontrance. Qui, en effet, mieux qu’Élisabeth, avait prêté l’oreille au soupçon ? Qui, plus qu’elle, avait été possédée de « ce monstre à l’œil vert qui produit l’aliment dont il se nourrit ? » Dominée par cette effrayante passion qui de sa victime fait un bourreau, que n’avait-elle pas souffert et que n’avait-elle pas fait souffrir ? Durant sa longue toute-puissance, elle avait persécuté de ses inquiétudes tous les beaux et grands seigneurs de sa cour. Jalouse, elle l’avait été d’Essex ; elle l’avait été de Raleigh ; elle l’avait été de lord Hunsdon ; elle l’avait été de Leicester. Un jour, sous un prétexte quelconque, elle avait envoyé à la Tour de Londres l’ami même de Shakespeare, lord Southampton, pour le crime de s’être marié sans sa royale permission, et d’avoir rendu à une autre l’hommage qui n’était dû qu’à elle seule. La jalousie, elle l’avait dans le sang. Eh ! — mais elle la tenait de son père Henry VIII, qui sur un simple soupçon, avait mis à mort sa mère Anne de Bolein, cette autre Desdémona !

Quoi qu’il en soit, ce dut être un prodigieux spectacle que la représentation d’Othello dans la grand’salle du château de Harefield. Quelle émotion ! Voir le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre de Shakespeare interprété par la troupe de Shakespeare, sous les yeux et peut-être avec le concours de Shakespeare ! Quelle puissance d’illusion ils durent avoir, ces comédiens à qui l’auteur lui-même avait distribué et enseigné ses rôles ! Tous ces acteurs que le poëte traite en camarades ont reçu de lui le souffle sacré. Dans leur jeu, pas un geste, pas un mouvement, pas un mot, pas un cri, pas un murmure qui n’ait été indiqué, mesuré, étudié par le maître. — Toi, Kempe, tu entreras de ce côté ; toi, de cet autre, Fletcher ; toi, Philipps, tu baisseras la voix à ce moment ; toi, Condell, tu fronceras le sourcil en disant ce vers ; toi, Héming, tu changeras de place avec Amyn durant ce dialogue ; ici, Sly, tu passeras ta main dans tes cheveux ; pour un homme ivre, Cowley, tu vas trop droit ; toi, Burbage, pour étouffer ta Desdémona, tu tiendras l’oreiller comme ceci !… Et peut-être l’auteur d’Othello avait-il terminé cette répétition générale par ces paroles empruntées à l’auteur d’Hamlet : « Que votre propre discernement soit votre guide : mettez l’action d’accord avec la parole, la parole d’accord avec l’action, en vous appliquant spécialement à ne jamais violer la nature. »

Conseillés par un pareil maître, soutenus par une pareille œuvre, les plus faibles de la troupe durent se sentir inspirés. Quant à Richard Burbage, qui créait le rôle principal, nous le savons, il fut sublime. Ce Frédérick du théâtre shakespearien, ce comédien si multiple et si varié qui avait créé avec tant d’éclat Hamlet et Roméo, Henry IV et Shylock, se surpassa lui-même dans Othello. L’émotion qu’il y produisit fut si grande que le souvenir en retentit encore dans les chants populaires. Citons ici une élégie touchante composée en 1619 et inspirée par la mort du grand acteur :


No more young Hamlet, though but scant of breath,
Shall cry revenge for is dear father’s death.
Poor Romeo never more shall tears beget
For Juliet’s love and cruel Capulet.
Harry shall not be seen as kinp or prince.
They died with thee, dear Dick
Not to revive again.
Tyrant Macbeth with unwashed bloody hand
We vainly now may hope to understand.
Brutus and Marcius hanceforth must be dumb
For ne’er thy like upon our stage shall come…
And his whole action he would change with ease
From ancient Lear to youthful Pericles.
But let me not forget one chiefest part
Wherein, beyond the rest, he moved the heart,
The grieved Moor, made jealous by a slave,
Who sent his wife to fill a timeless grave,
Then slew himself upon the bloody bed.
All these and many more, with him are dead !

« Nous n’entendrons plus le jeune Hamlet, malgré son haleine courte, crier vengeance pour la mort de son père chéri. Le pauvre Roméo ne versera plus de pleurs pour l’amour de Juliette et la cruauté de Capulet. Henry ne paraîtra plus ni comme roi, ni comme prince. Ils sont morts avec toi, cher Richard, pour ne jamais revivre. En vain désormais pourrons-nous espérer comprendre le tyran Macbeth à la main sanglante et jamais lavée… Brutus et Marcius devront rester muets à l’avenir, car jamais ton pareil ne viendra sur notre scène… Tout son jeu, Richard le transportait aisément du vieux Lear au jeune Périclès. Mais n’oublions pas le rôle principal où, plus que dans tout autre, il émouvait le cœur : le malheureux More qui, rendu jaloux par un misérable, envoyait sa femme remplir une tombe prématurée et puis se poignardait sur le lit sanglant. Tous ceux-là, et bien d’autres, sont morts avec lui. »

Nous savons que Burbage jouait Othello ; nous savons qu’il obtenait, en le jouant, son plus grand succès ; mais comment le jouait-il ? La tradition ne nous a légué sur ce point aucun renseignement. Et d’abord, pour ne parler que du côté extérieur du rôle, quel costume avait-il ? Portait-il, comme les cheicks africains, le burnous et le turban ? Ou, ce qui semble beaucoup plus logique, était-il censé avoir répudié l’habit des musulmans en abjurant leur foi ; et, mahométan converti, se présentait-il, comme général vénitien, dans l’uniforme indiqué par Paul Jove, ayant sur sa cuirasse la simarre de drap d’or et tenant à la main le bâton d’argent surmonté du lion de Saint-Marc ?

Autre question bien plus importante. Comment Burbage était-il grimé ? Avait-il la face noire ou seulement basanée ? Quel teint Shakespeare avait-il choisi pour son Africain, le teint de l’Arabe ou le teint du Cafre ? Ce sujet a été discuté longuement dans l’ancien et dans le Nouveau-Monde ; il a donné lieu à des volumes de commentaires ; il a soulevé les controverses aux État-Unis, en Angleterre et en Allemagne, et divisé la critique en deux camps. La majorité, qui compte dans ses rangs deux hommes considérables, John Quincy Adams, quatrième successeur de Washington, et William Schlegel, a voulu qu’Othello fût nègre : « Quelle heureuse méprise, s’écrie le professeur allemand, que le More qui, dans le sens original, est incontestablement désigné comme un Sarrasin baptisé du nord de l’Afrique, ait été fait nègre par Shakespeare ! Nous reconnaissons dans Othello la sauvage nature de cette zone brûlante qui engendre les plus féroces bêtes de proie et les plus mortels poisons, apprivoisée seulement en apparence par le désir de la gloire, par les lois étrangères de l’honneur et par la douceur de plus nobles mœurs. » — La minorité, à la tête de laquelle s’est placé Coleridge, a soutenu énergiquement l’opinion opposée : « Il y aurait quelque chose de monstrueux, dit l’auteur des Literary Remains, à supposer la belle Vénitienne amoureuse d’un véritable nègre. Cela accuserait chez Desdémona une disproportion de goût, un manque d’équilibre que Shakespeare ne paraît pas le moins du monde avoir eus en vue. Même en supposant que ce fût là une tradition continue du théâtre, en supposant que Shakespeare, cédant à cette pensée que rien ne saurait être trop fortement marqué pour les sens de son auditoire, eût dans la pratique sanctionné cette tradition, cela prouverait-il quelque chose concernant son intention comme poëte de tous les âges ? »

S’il m’est permis d’exprimer mon humble opinion dans un débat auquel ont pris part de si célèbres interlocuteurs, j’oserai dire que je me range à l’avis de Coleridge ; j’irai même plus loin que le critique anglais ; j’oserai prétendre, après un examen attentif de la question, que Shakespeare n’a jamais sanctionné par la pratique la méprise dont le loue Schlegel. Il est très-vrai que, dans la première scène du drame, Roderigo, qui hait Othello, le désigne dédaigneusement comme l’homme aux lèvres épaisses. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Parce que l’épaisseur des lèvres est un trait caractéristique du type nègre, s’ensuit-il qu’il n’y a que les nègres qui aient de grosses lèvres ? Ce trait ne se retrouverait-il pas fréquemment chez les autres types, et, loin d’être un stigmate de sauvagerie, n’est-il pas considéré, depuis les études de Lavater, comme un signe de bonté, comme un indice extérieur de ces qualités expansives dont le poëte a doué Othello ? — Il est très-vrai aussi que le More de Venise est fréquemment désigné comme noir par les personnages du drame qui lui sont le plus sympathiques : « Votre gendre, dit le doge à Brabantio, est plus brillant encore qu’il n’est noir. » Et Othello lui-même, cherchant les motifs du dégoût qu’il croit inspirer à Desdémona, se dit à lui-même qu’il est noir : Perhaps for I am black. Mais le mot black, que nos dictionnaires traduisent par le mot noir, avait-il au temps de Shakespeare la valeur absolue que les critiques américains et allemands lui ont attribuée ? Je ne le crois pas, et je citerai à l’appui de mon opinion un exemple frappant.

Voyez, dans les Sonnets de Shakespeare, le portrait que le poëte nous fait de sa maîtresse : « Si la neige est blanche, certes sa gorge est brune ; j’ai vu des roses de Damas, rouges et blanches, mais je n’en ai pas vu de telles sur ses joues. » Ainsi, Shakespeare est épris d’une brune ; jusque-là, rien que de naturel, et cet accident peut nous arriver à tous ; mais bientôt, emporté par son enthousiasme d’amant, le poëte déclare qu’à ses yeux le teint brun est le plus beau qui soit, et, pour rendre son idée, il s’écrie :

Thy black is fairest in my judgment’s place[3].

Ce qui signifierait, littéralement traduit : « Ton teint noir est le plus brillant au gré de mon jugement. » Shakespeare poursuit son dithyrambe ; son admiration grandit encore, et le voilà qui affirme non-seulement que le teint brun est le plus beau, mais qu’il est le seul beau. Fi de la blonde ! Vive la brune !

Will I swear beauty herself is black
And all they foul that thy complexion lack.

Ce qui veut dire à la lettre : Je jurerai que la beauté elle-même est noire, et qu’elles sont toutes laides celles qui n’ont pas ton teint. » Ainsi, la même couleur de peau que Shakespeare donne au More de Venise, il l’attribue à l’héroïne de ses sonnets. Or, que diraient les critiques allemands et américains si, prenant l’auteur au mot, nous soutenions qu’il était amoureux d’une négresse ?

Ainsi, il est certain que le mot black (noir) n’avait pas alors de valeur absolue, et pouvait, par extension, désigner un brun ou une brune. Mais voici un autre argument non moins décisif. Othello n’est pas le seul More que Shakespeare ait introduit sur la scène. Dans le Marchand de Venise, parmi les prétendants qui se mettent sur les rangs pour épouser Portia, il en est un dont la couleur étrange frappe tous les regards : c’est le prince de Maroc. Le premier mouvement qu’éprouve la châtelaine de Belmont devant ce soupirant est celui d’une vive répulsion, qu’elle exprime d’une manière toute comique : « S’il a l’âme d’un saint, comme il a l’extérieur d’un diable, j’aime mieux l’avoir pour confesseur que pour mari. » Iago fait justement la même comparaison satirique, lorsque, parlant de Desdémona nouvellement mariée, il déclare qu’elle sera bientôt fatiguée de contempler le diable. Eh bien, ce prince de Maroc, qui est du même pays et du même sang que le More de Venise, et dont l’apparition provoque la même épigramme, veut-on savoir comment il est dépeint dans l’édition originale, publiée en 1600 sous les yeux de l’auteur ?

« Enter Morochius, a tawny Moor, all in white.

Entre le prince de Maroc, un More basané, tout en blanc. »

Ici, plus de doute possible. Le texte est formel ; l’intention du poëte est écrite en toutes lettres. Shakespeare a voulu que le More qui s’offre à Portia eût le teint basané de l’Arabe. Pourquoi donc aurait-il voulu que le More à qui s’offre Desdémona eût le teint noir du Cafre ? Non ; quoi qu’en aient dit les critiques d’Allemagne et d’Amérique, le séducteur de la fille des doges n’est point un nègre. Shakespeare a pu jeter le crépuscule sur le noble visage d’Othello ; il n’y a point fait la nuit.

Il n’a pas commis l’injustifiable méprise dont Schlegel le félicite. Il n’a pas confondu le More avec le nègre. Tout enfant, William avait entendu parler de ce peuple artiste et industrieux qui, traqué dans les monts de l’Alpujarra, opposait encore à l’implacable ennemi de l’Angleterre une si vigoureuse résistance. Ces hommes chevaleresques que Philippe II eut tant de peine à réduire et qui, si longtemps, défendirent contre la toute-puissance espagnole leurs coutumes, leurs foyers, leur patrie, leur religion, — ces hommes-là, Shakespeare n’a pu les confondre avec ces pauvres créatures que le négrier anglais échangeait sur la côte de Guinée contre quelque verroterie ou quelque ruban, et qu’il menait ensuite labourer, bétail humain, les savanes de la Virginie. Au seizième siècle, le nègre était encore en Europe ce qu’est le paria dans l’Inde ; dégradé du titre humain, il était traité comme la bête dont on le disait parent, et des préjugés monstrueux qui durent encore, hélas ! lui refusaient une intelligence, une âme, une volonté. Si le poëte, tentant une réhabilitation encore impossible, avait fait aimer par une patricienne de Venise quelqu’un de ces êtres déshérités, il aurait soulevé contre son œuvre toutes les préventions de son temps ; il aurait ameuté toutes les pruderies de la vanité européenne, et, au lieu de bravos, il aurait fait éclater les huées.

Il n’en était pas de même du moment que le héros appartenait à la race arabe. Celle-ci, malgré ses revers, était encore fort estimée, et, en 1601, un an avant la représentation d’Othello, Shakespeare avait pu assister lui-même à la magnifique réception faite par la reine Élisabeth aux envoyés du roi de Mauritanie. La race arabe pouvait, en effet, évoquer de glorieux souvenirs. Elle pouvait encore, au seizième siècle, montrer dans les royautés souveraines de Tunis, d’Égypte, de Tripoli et de Maroc, les ruines de cet immense empire qui avait eu pour assises l’Europe, l’Asie et l’Afrique, et que le marteau carlovingien avait fait écrouler. Elle s’était mesurée avec la race germano-latine dans un duel séculaire, et, après l’avoir attaquée par la guerre sainte, avait victorieusement paré la riposte des croisades. Elle avait opposé, dans un tournoi immémorial, ses cheiks à nos chevaliers, ses émirs à nos princes, ses califes à nos empereurs. Elle avait eu ses Abdérames et ses Saladins, comme nous avions eu nos Rolands et nos Rodrigues. Et quand, par hasard, il y avait eu trêve, elle avait pu serrer, avec la main d’Haroun, la main de Charlemagne. Rivale de la race latine dans la guerre, elle avait été, dans la paix, sa généreuse émule. Initiée la première aux merveilles de la Grèce antique, elle s’était faite à Salerne la maîtresse d’école de la jeune Europe, et là, lui avait expliqué Aristote et Platon ; là, mêlant son imagination à la logique hellénique, elle avait révélé à son élève les secrets du ciel par l’astrologie, du nombre par l’algèbre, de la matière par l’alchimie. Devenue l’aînée dans les arts comme dans les sciences, elle avait donné à sa cadette le modèle d’une architecture inconnue, et dessiné au porche de sa mosquée l’ogive de la cathédrale. Après de tels services et de tels exploits, la race sarrasine pouvait, encore au seizième siècle, passer pour l’égale de la race latine. Venise elle-même n’était pas en droit de mépriser Grenade ; et la fière ville que domine le lion de Saint-Marc pouvait s’allier sans déchéance à la cité moresque où rampent les lions de l’Alhambra.

La fille du sénateur Brabantio n’a donc pas dérogé en épousant le fils des rois sarrasins. L’union d’Othello et de Desdémona n’est pas une mésalliance ; elle est la sympathique fusion de ces deux types primordiaux de la beauté humaine, le type sémitique et le type caucasique ; elle symbolise aux yeux de tous, le rapprochement légitime des deux grandes races rivales qui, durant tout le moyen âge, se sont disputé la civilisation du monde. Telle est évidemment la pensée du poëte lorsqu’il fait dire à son héros, dans un accès de juste orgueil : « Je tiens la vie et l’être d’hommes assis sur un trône, et mes mérites peuvent répondre, la tête haute, à la fière fortune que j’ai conquise. »

Ce n’est pas seulement l’homme extérieur que la critique a généralement méconnu dans Othello, c’est l’homme intérieur. Physiquement, elle a vu en lui un nègre ; moralement, elle a fait de lui un barbare à demi civilisé. « Nous reconnaissons dans Othello une sauvage nature apprivoisée seulement en apparence… Le More semble noble, franc, confiant, reconnaissant de l’amour qui lui est témoigné ; mais la simple force physique de la passion dissipe en un moment toutes ces vertus acquises, et fait dominer en lui le sauvage sur l’homme moral. » C’est ainsi que Schlegel, et, après lui, MM. Guizot et de Broglie, interprètent le caractère d’Othello. Cette explication est-elle juste ? est-elle rationnelle ? Voyez-en les conséquences, et décidez.

Si Othello n’a que des qualités apparentes ; si c’est un faux vertueux et un faux brave ; si c’est un Africain dont on peut dire : Grattez le Berbère, vous trouverez le barbare, alors Desdémona a tort et Iago a raison. Oui, lago a raison de dire que Desdémona a décelé « un goût bien corrompu, une affreuse dépravation, des pensées dénaturées, en refusant pour Othello tant de partis qui se proposaient et qui avaient avec elle toutes les affinités de patrie et de race. » Alors, Desdémona a fait un mauvais choix ; au lieu de se donner à cet aventurier basané, elle aurait dû accepter quelqu’un de ces jeunes élégants bien blancs et bien roses, mais bien nuls, qui se présentaient à elle. Tandis que le More lui racontait avec tant d’éloquence sa vie grandiose, la Vénitienne n’aurait pas dû l’écouter. Tandis qu’il lui parlait « de tant de chances désastreuses, de tant d’accidents émouvants, de toutes ces morts esquivées d’un cheveu sur la brèche menaçante, de sa capture par l’insolent ennemi, de sa vente comme esclave et de son rachat, » elle n’aurait pas dû s’émouvoir. Tandis que, poursuivant ce récit palpitant, il lui décrivait les contrées redoutables qu’il avait explorées sans frémir, ces régions farouches que peuplent les Cannibales et ces parages mystérieux « où les hommes ont la tête au-dessous des épaules, » Desdémona aurait dû réprimer une funeste curiosité ; elle aurait dû dévorer les larmes que lui arrachait une sympathie périlleuse ; et, plutôt que de pleurer avec ce narrateur épique, elle aurait dû rire de lui. Hélas ! en entendant tant de belles choses, Desdémona se croyait devant un héros véritable. Elle se laissait séduire ! Elle se laissait charmer ! Elle ne savait plus de quelle couleur était la peau du More, elle ne voyait plus que ses yeux étincelants, sa figure enflammée, sa physionomie rayonnante d’expression, et elle le trouvait beau ! Cette histoire sublime lui semblait la plus noble déclaration d’amour qu’une femme pût écouter, et elle y répondait elle-même par un aveu. L’insensée ! elle était dupe de son émotion. Le preux qu’elle admirait était un sauvage ! Le paladin dont elle était éprise était un barbare ! Plutôt que de se faire enlever par cet Africain, que n’a-t-elle épousé le premier venu de sa race ? Qui sait ? pourquoi pas Roderigo ? Roderigo, tout niais qu’il est, a sur Othello un avantage marqué : il est blanc !

Telle est la conclusion qu’il faut logiquement tirer de l’opinion émise par Schlegel et répétée par d’autres. Le mariage d’Othello et de Desdémona est une alliance contre nature dont la belle Vénitienne doit être nécessairement la victime. Selon le critique allemand, celle-ci a commis « l’erreur de se marier sans le consentement de son père, » et sa mort n’est que l’expiation de cette erreur, et la morale qui résulte de l’action, c’est qu’il ne faut pas croiser les races, et qu’une union mal assortie est nécessairement fatale ! Est-ce donc là la pensée de Shakespeare ? Est-ce donc à ces proportions infimes qu’il faut réduire l’idée de cette œuvre colossale ? Quoi ! est-ce que vous ne sentez pas qu’en amoindrissant le caractère d’Othello, vous rapetissez le drame tout entier ? Ah ! laissez à cette grande figure la taille que l’auteur lui a faite. Othello, dites-vous, n’a de vertus qu’en apparence ? Et quand donc le poëte vous a-t-il autorisés à porter un tel jugement ?

De l’aveu de tous, de l’aveu de Iago lui-même qui pourtant « ne peut pas le souffrir, » Othello a sur tous ses contemporains une supériorité réelle et incontestable. Toutes les vertus morales, il les a ; il est d’une aimante, fidèle et noble nature, dit Iago. Toutes les qualités intellectuelles, il les possède ; la puissance de son esprit est reconnue même de ses détracteurs : « Nos hommes d’État, dit encore Iago, n’en trouveraient pas un autre à sa hauteur pour mener leurs affaires. » Dans la nouvelle italienne dont s’est inspiré Shakespeare, le More de Venise est tout simplement « un soldat très-vaillant qui, pour s’être montré courageux de sa personne et avoir donné des preuves d’une grande prudence et d’une vive intelligence, était très-aimé des seigneurs du sénat[4]. » Dans le drame, c’est un bien autre personnage. Le poëte en a fait un capitaine dont le Sénat unanime proclame la capacité suprême. Et voyez : aussitôt que la République est en danger, c’est Othello qu’elle choisit pour dictateur. Il n’y a que lui qu’elle puisse opposer à ce terrible ennemi, l’Ottoman. Il n’y a que lui qui puisse rassurer Venise et protéger Chypre. Son nom seul gagnerait des batailles comme celui du Cid. Étudiez les premières scènes du drame. Ne semblent-elles pas être faites uniquement à la gloire d’Othello ? « Vous devriez rentrer, lui insinue Iago en lui montrant les torches de Brabantio et de sa bande. — Non, répond fièrement le More, il faut qu’on me trouve. Mon caractère, mes titres, mon âme intègre doivent me montrer dans ma droiture. » Et, quand le père de Desdémona fond sur lui avec ses sbires, il s’offre impassible aux assaillants : « Rengainez vos épées, s’écrie-t-il, la rosée les rouillerait !… Bon seigneur, vous aurez plus d’autorité par vos années que par vos armes. » Réplique superbe qu’envierait un héros d’Homère !

Shakespeare a voulu nous montrer dans son drame la toute-puissance de la jalousie. Pour que la démonstration fût concluante, devait-il, comme le prétend Schlegel, choisir une créature inférieure aux autres créatures, un barbare mal appris, un être à demi-vaincu par ses instincts, chez qui le sauvage eût dominé l’homme moral ? Non, l’expérience ainsi faite n’eût rien prouvé. Le poëte a fait justement tout le contraire. Il a choisi un homme dont la noble nature est, comme le dit Lodovico, inébranlable à la passion, et dont la solide vertu ne peut être entamée ni par la balle de l’accident ni par le trait du hasard, un homme pour qui la couche d’acier de la guerre est un lit de plumes, un homme qui, sans trouble apparent, a vu son propre frère arraché de ses bras par le canon ; et c’est cet homme-là qu’il a soumis à l’épreuve. Alors le spectacle a été vraiment définitif. Nous avons assisté au combat prodigieux de cette grande volonté avec cette grande passion. Nous avons vu l’âme d’Othello, cette âme invulnérable, trempée au Styx du péril, provoquer à la lutte ce monstre à l’œil vert qui s’appelle le soupçon ; nous l’avons vue d’abord s’avancer vaillamment, puis s’arrêter, puis hésiter, puis faiblir, puis céder, puis subir l’horrible étreinte, puis se tordre dans les convulsions, et enfin nous l’avons entendue jeter dans un sanglot le dernier cri de l’agonie. Alors tout a été dit. Nous avons compris la rude leçon, et nous avons reconnu que, dans cette bataille décisive livrée par la passion au plus impassible de tous, ce n’était pas un homme seulement qui succombait, c’était l’humanité.

Ainsi la supériorité intellectuelle et morale d’Othello est intimement liée à l’idée même du drame. Elle est essentielle, non pas seulement au développement de l’action, mais au développement des caractères. Elle seule peut expliquer la haine acharnée d’Iago et l’amour acharné de Desdémona. « C’est dans l’âme d’Othello que j’ai vu son visage », s’écrie devant le sénat la belle Vénitienne. Et ainsi est excusée pour tous sa désobéissance envers son père, sa rébellion envers sa famille, sa rupture avec sa race, son escapade nocturne, enfin son union clandestine avec le More. C’est uniquement par son génie qu’Othello a séduit Desdémona ; c’est par son génie qu’il la possède ; c’est par son génie qu’il la charme et qu’il exerce sur elle cette insurmontable fascination. Le More de Giraldi Cinthio est critiqué par sa femme ; Othello n’est pas même discuté. Dans la nouvelle italienne, Desdémona n’hésite pas à tenir tête à son mari ; elle ose même répondre à ses reproches par des récriminations : « Vous autres Mores, s’écria-t-elle, vous êtes d’une nature si ardente que la moindre chose vous émeut à la colère et à la vengeance. Ma voi Mori siete di natura tanto caldi chogni poco di cosa vi muove ad ira e a vendetta. » La Desdémona du drame n’a pas de ces répliques superbes. « Son amour est si partial pour le More que même à sa rigueur, à ses brusqueries et à ses colères elle trouve de la grâce. » Son mari la repousse, l’insulte, la frappe, même. Qui a tort ? Est-ce Othello ? Non. C’est Desdémona, et la voilà qui s’accuse elle-même : « Il était juste que je fusse traitée ainsi, très-juste. Comment me suis-je conduite de façon à lui inspirer le plus petit soupçon d’un si grand crime ? » Dans sa passion pour le More, la noble enfant a renoncé à toute liberté, à toute initiative, à tout examen ; son enthousiasme tient du culte ; son affection est une superstition. Illuminée de l’amour, elle trouve dans les mauvais traitements qu’elle subit je ne sais quelle jouissance de macération. Le caprice du maître est pour elle article de foi ; sa volonté est fatalité. Émilia, tu mettras au lit mes draps de noces ; et, une fois cet ordre exécuté, elle va, malgré ses sinistres pressentiments, s’étendre dans l’alcôve sépulcrale, aussi résignée que la veuve indoue sur le bûcher sacré.

Le vrai génie reçoit toujours une double consécration : comme il provoque les adorations et les enthousiasmes, il suscite les ironies et les animosités. Aussi, par cela même qu’il est aimé de Desdémona, il faut qu’Othello soit haï d’Iago.

Ici encore la différence entre le roman italien et le drame anglais se manifeste d’une manière frappante. Dans les Hécatommithi, l’acharnement de l’enseigne est tout entier dirigé, non contre le mari, mais contre la femme. Éperdûment épris de Desdémona, cet homme lui a déclaré son amour et a tenté de la séduire ; mais Desdémona, fidèle au devoir, l’a repoussé. Dès ce moment, il a juré de se venger d’elle et de la punir de ses refus. C’est dans ce but qu’il entreprend de la déshonorer aux yeux de son mari, en lui attribuant une passion coupable pour un certain capitaine. Du reste, il n’entre point dans les plans de l’enseigne de faire souffrir le More en provoquant ses soupçons, et la torture morale qu’il inflige à celui-ci n’est que la conséquence involontaire du complot qu’il ourdit contre Desdémona. Il en est tout autrement dans la pièce. Ici, nous le savons dès les premiers mots qu’il prononce, ce n’est pas à Desdémona qu’Iago en veut, c’est à Othello. — Tu m’as dit que tu l’avais en haine, lui dit Roderigo. — Méprisez-moi si cela n’est pas, répond-il. Et, en effet, cette haine est l’unique mobile de sa conduite. C’est parce qu’Iago veut torturer Othello qu’il le force à douter de la fidélité de sa femme. Son intention, il l’avoue formellement, est d’inspirer au More une jalousie si forte que la raison ne puisse la guérir. D’ailleurs, il n’a pas de rancune contre la Vénitienne, et le supplice de celle-ci n’est que le résultat du projet qu’il a médité contre Othello.

Distinction radicale entre le roman et le drame : l’enseigne de Cinthio ne perd le More que parce qu’il a voulu perdre Desdémona. L’enseigne de Shakespeare ne perd Desdémona que parce qu’il a voulu perdre le More.

Mais pourquoi Iago hait-il à ce point Othello ? Les motifs de l’enseigne sont multiples. Écoutez-le parler. D’abord, ses services militaires ont été méconnus : lui qui, sous les yeux même du général, avait fait ses preuves à Rhodes, à Chypre, et dans d’autres pays chrétiens et païens, il s’est vu préférer, pour le poste de lieutenant, un homme sans pratique, ce Florentin de Cassio qui « n’a jamais aligné un escadron sur le champ de bataille. » Premier motif. — Ensuite, la femme d’Iago, Émilia, est fort coquette, et, à tort ou à raison, le bruit court qu’elle a eu des complaisances pour Othello. C’est du moins ce que dit Iago : « On croit de par le monde que le More a, entre mes draps, rempli mon office d’époux. J’ignore si c’est vrai ; mais moi, sur un simple soupçon de ce genre, j’agirai comme sur la certitude. » Nous n’avons pas à examiner ici si l’inquiétude, qui ronge intérieurement Iago, est bien ou mal fondée, et si Émilia a réellement justifié un si vilain soupçon ; ce qui est certain, c’est que cette inquiétude est pour l’enseigne un second prétexte d’agir contre le More. Mais la principale cause, la cause véritable de la haine d’Iago, il faut la chercher dans sa nature même. Iago est un homme qui ne peut accepter ni supporter aucune supériorité. Il l’avoue quelque part avec une cynique franchise, la beauté quotidienne d’un autre le rend laid. Or, ce n’est pas seulement, par le grade qu’Othello est au-dessus d’Iago, c’est par le caractère, c’est par le talent, c’est par le respect qu’il inspire, c’est par la gloire qui rayonne autour de lui, c’est surtout par son bonheur. Pourquoi Othello est-il le premier personnage de l’État ? Pourquoi, dès que la république est menacée, est-ce à lui que le sénat fait offrande du pouvoir ? Pourquoi, enfin, le général s’est-il fait aimer de la plus belle et de la plus vertueuse des femmes, tandis que son subalterne n’a pu épouser qu’une créature équivoque ? Voilà les vrais crimes du More, Iago en veut à Othello d’être tout ce que lui, Iago, n’est pas ; il lui en veut d’être puissant ; il lui en veut d’être grand ; il lui en veut d’être honnête ; il lui en veut d’être héroïque ; il lui en veut d’être victorieux ; il lui en veut d’être aimé du peuple ; il lui en veut d’être adoré de Desdémona. Et voilà de quoi il se venge. Ah ! Othello, c’est le génie. Eh bien, qu’il y prenne garde ! car Iago, c’est l’envie.

Quand, dans l’Éden décrit par Milton, l’ange déchu fut sur le point de tenter Ève, il trouva les deux premiers amants si heureux dans les bras l’un de l’autre, qu’il se sentit un remords à la pensée de briser, même pour ses ambitions, leur ineffable béatitude. Plus démon que le démon, Iago assiste d’un œil sec au ravissement d’Othello étreignant sa belle guerrière ; il contemple, le sarcasme aux lèvres, cette félicité paradisiaque qu’il va troubler pour toujours ; il regarde cet Éden d’amour où les deux époux vivent dans l’innocence tranquille de l’honneur, et il n’éprouve pas même un scrupule au moment de s’y glisser : « Oh ! murmure-t-il, vous êtes en harmonie à présent, mais je broierai les clefs qui règlent ce concert, foi d’honnête homme ! »

O you are well tuned now,
But l’ll set down the pegs that make this music,
As honest I am !

Cela dit, le reptile se met à l’œuvre.

Par quel moyen fera-t-il accepter au More la pomme du soupçon ? Certes, voilà une séduction ardue. Othello is not easily wrought, Othello n’est pas facile à travailler. Puissant, illustre, supérieur aux autres hommes, élu entre tous par la plus accomplie des femmes, le More n’aurait pas aisément assez de modestie pour être jaloux. D’ailleurs il est de ces maris éclairés et tolérants qui trouvent tout simple « que leur femme soit jolie, aime la compagnie, ait le parler libre, chante, joue et danse bien. » Cherchons bien cependant. Il est un point, un seul point par lequel Othello est attaquable : Othello est More ! Il n’a pas le teint blanc comme vous et moi ; il a cette nuance bronzée des Sarrasins qui, dans nos contrées, devient une étrangeté, sans cesser pour cela d’être une beauté. Eh bien, c’est par cette nuance qu’Othello est exposé à la critique. C’est par cette étrangeté qu’il est accessible à l’ironie et qu’il donne prise à Iago. Européen, il n’eût pas pu être jaloux ; Africain, il peut le devenir. Fatalité ! Othello a dans le sang le germe de sa chute.

Et en effet si, malgré tout son génie, malgré toute sa grandeur intellectuelle, malgré tout le prestige de sa physionomie, le More est physiquement un homme étrange, ne devient-il pas possible, sinon légitime, d’accuser d’excentricité l’Européenne qui s’est donnée à lui ? Ne devient-il pas facile à la malveillance de présenter le noble choix de Desdémona comme une singularité fort peu rassurante pour l’avenir ? « Oui, voilà le point. Avoir refusé tant de partis qui se proposaient et qui avaient avec elle toutes les affinités de patrie, de race et de sang ! Hum ! cela décèle un goût bien corrompu, une affreuse dépravation, des pensées dénaturées, et n’est-il pas à craindre que, son goût revenant à des inclinations plus normales, elle ne finisse par vous comparer aux personnes de son pays et peut-être par se repentir ? » Voilà ce que l’envieux peut dire à Othello, et, pour confirmer ce qu’il dit, il n’a qu’à lui présenter un miroir.

Iago lui-même en convient ; il n’est qu’un critique, I am nothing if not critical ; mais c’est un critique qui ne voit jamais que les mauvais côtés ; il est incapable d’admiration et d’enthousiasme ; moralement il a l’hypocrisie de Tartufe ; intellectuellement il a le scepticisme de don Juan ; il ne lui manque que le pouvoir surnaturel pour être Méphistophélès. — En fait de poésie, car Iago improvise parfois, il n’a jamais produit ni pu produire que des épigrammes ; le lyrisme lui est interdit comme la foi ; et pour lui le sublime n’est que le voisin du ridicule. Il regarde donc en réalité comme parfaitement grotesque la passion si grandiose que Desdémona a conçue pour le More. Desdémona, spiritualiste et presque mystique, ne voit du More que l’âme, et admire ; Iago, matérialiste et presque nihiliste, ne voit du More que le corps, et rit. Ce choix si magnanime que la Vénitienne, éprise d’idéal, a fixé sur Othello, apparaît au sceptique enseigne comme une simple dépravation : « Continuera-t-elle de l’aimer ? Non, il faut que ses yeux soient assouvis, et quel plaisir trouvera-t-elle à regarder le diable ? » Ainsi raisonne Iago dans toute la sincérité de sa conscience pervertie, et l’unique chose qu’il ait à faire pour arriver à son but, c’est de convaincre Othello de la justesse de ce raisonnement. Dès que le More aura cédé aux séductions de cet argument spécieux ; dès qu’il aura adopté le jugement d’Iago sur son mariage ; dès qu’il aura admis que le sublime coup de tête de Desdémona peut n’être qu’une escapade ridicule, dès ce moment Othello aura mordu au fruit fatal. Les deux époux sont perdus et le démon les entraîne irrésistiblement dans la chute.

Du reste, il faut convenir que le plan infernal est combiné dans tous ses détails avec la plus savante scélératesse, Iago est un esprit de ténèbres qui emploie le bien lui-même au profit du mal. Tout d’abord il veut éveiller les soupçons du More sur les relations amicales de Desdémona et de Cassio. Que fait-il ? Il sait combien la Vénitienne est expansive, combien elle est complaisante, combien elle se plaît à rendre service : eh bien, ce sont justement toutes ces dispositions généreuses qu’il exploite pour la ruine de Desdémona : « Je changerai sa vertu en glu, se dit-il à lui-même, et je ferai de sa bonté le filet qui les enserrera tous. » Et en effet il suffit, pour qu’elle la saisisse, d’offrir à la Vénitienne une occasion de témoigner toutes ses nobles qualités en faveur de Cassio. Cette occasion, Iago ne l’attend pas, il la crée. Un soir, au corps de garde, il fait provoquer Cassio par un homme à lui. Cassio, ivre de tous les toasts que l’enseigne l’a forcé à boire, se précipite sur l’homme, l’épée à la main, et blesse Montano qui s’interpose. Le sang coule. Iago fait sonner le tocsin par toute la ville. Grand scandale que la destitution du lieutenant peut seule réparer. Cassio, qui passe pour le vrai coupable, est dégradé. Aussitôt Iago lui donne, de l’air le plus sympathique, l’excellent conseil de s’adresser, pour rentrer en faveur, à la femme du général ; et voilà la complaisante Vénitienne engagée, comme il le voulait, dans une honnête intrigue. Dès lors, la marche à suivre est toute tracée : « Tandis que le lieutenant suppliera Desdémona de réparer sa fortune et plaidera chaudement sa cause auprès du More, Iago versera dans l’oreille de celui-ci l’idée pestilentielle qu’elle ne réclame Cassio que par un désir charnel ; et plus elle tâchera de faire du bien à Cassio, plus elle perdra de crédit sur le More.

Faisons ressortir ici une nouvelle différence entre le drame anglais et la nouvelle italienne. Dans les Hécatommithi, le fait qui cause la destitution du lieutenant, ce fait si important qui provoque l’intercession de Desdémona, n’est pas dû à la volonté de l’enseigne ; il n’est qu’un événement fortuit dont celui-ci profite. Dans le drame, au contraire, cet incident est prémédité de longue main. C’est en vue de cet incident que l’insidieux Iago a amené Roderigo de Venise à Chypre ; et c’est pour cet incident qu’il l’a dressé dans une longue conversation. Un grand nombre de critiques ont contesté l’utilité du rôle de Roderigo ; plusieurs même ont déclaré ce rôle un hors-d’œuvre regrettable et sont allés jusqu’à souhaiter sa suppression. Ces critiques auraient peut-être dû réfléchir davantage avant de condamner un personnage que le poëte a lui-même ajouté au scénario italien. Si ce personnage a été introduit par Shakespeare, c’est qu’il était, croyez-le bien, indispensable à l’action dramatique ; sa création était une nécessité résultant des proportions nouvelles données par l’auteur au rôle d’Iago. Iago, en effet, n’est pas, comme l’enseigne du roman italien, un criminel à courte vue qui dépend des circonstances ; c’est un malfaiteur profond qui les domine. La chance n’entre pas dans ses calculs. Il faut que Cassio ait une querelle. Cette querelle, Iago ne se borne pas à la mettre à profit, il la fait naître, et c’est pour la faire naître qu’il lui faut un agent. Cet agent docile, dont il avait besoin hier pour donner l’éveil au père de Desdémona et dont il a besoin aujourd’hui pour irriter Cassio, c’est justement ce niais de Roderigo que tant de critiques ont jugé inutile.

Grâce au concours de Roderigo, ce qu’Iago avait prévu arrive de point en point. Cassio destitué n’a plus d’espoir que dans l’influence de Desdémona. Dès le lendemain de la nuit fatale, il court donc chez la femme du général, et cette généreuse créature lui promet tout de suite sa protection. Elle tombe avec une grâce exquise dans le piége tendu par Iago à son inépuisable bonté : « Cher Cassio, je te garantis ta place. Mon mari n’aura pas de repos. Je l’apprivoiserai d’insomnies ! Je l’impatienterai de paroles ! Son lit lui fera l’effet d’une école, sa table d’un confessionnal. Je mêlerai à tout ce qu’il fera la pétition de Cassio. » Diabolique guet-apens : plus Desdémona se montrera bienveillante, tendre et éloquemment charitable, plus elle se compromettra. Plus elle voudra sauver Cassio, plus elle hâtera sa perte. L’ange qui va prier par sa bouche sera le plus actif complice du démon qui blasphème en Iago.

Juste au moment où la Vénitienne jure à Cassio de le défendre, le général arrive, conduit par l’enseigne. Cassio, confus de se trouver surpris dans ce flagrant délit de suppliant, se retire aussitôt. « Ha ! je n’aime pas cela, dit Iago à voix basse. » C’est par ce murmure que commence l’orage qui tout à l’heure éclatera dans le cœur d’Othello. C’est par ce murmure que l’envie va déchaîner la jalousie.

Aidé par Desdémona elle-même, Iago s’avance lentement, prudemment, infailliblement vers le but qu’il s’est assigné. Quelle scène merveilleuse que celle où l’enseigne fait passer le More de la confiance à l’inquiétude ! Avec quel art il accomplit cette périlleuse évolution ! Avec quelle prudence il dose la calomnie ! Ce ne sont d’abord qu’insinuations, réticences, équivoques ; Iago excite, par ses refus d’explication, l’entêtement de son interlocuteur ; il se fait extraire de force la diffamation préconçue ; il se fait arracher par la violence le récit d’un certain rêve où Cassio, endormi près de lui, croyait étreindre Desdémona. — Monstrueux ! monstrueux ! s’écrie Othello déjà en délire. — Non, ce n’était qu’un rêve, réplique l’autre froidement.

L’enseigne de Giraldi Cinthio est bien loin d’avoir cette circonspection : il dit tout au net au More que le capitaine lui a avoué ses relations criminelles avec Desdémona, et prétend avoir été si indigné de cette confidence qu’il a eu envie de le tuer. Par cette affirmation formelle, l’enseigne s’expose à un démenti formel pour peu que le More interroge le capitaine. Iago, lui, est bien plus prudent ; il se contente de déclarer qu’il a surpris certaines paroles prononcées dans le rêve par Cassio. Or, Cassio lui-même ne saurait infirmer cette déclaration ; car quel est l’homme endormi qui peut être sûr de ce qu’il dit ou ne dit pas ! Le moyen imaginé par Iago n’est pas seulement prudent, il est profondément habile. Pour un Oriental comme Othello, le rêve, c’est le reflet même de la réalité ; le rêve, c’est une dénonciation. Dans les monarchies de l’Afrique et de l’Asie, un homme pouvait être mis à mort pour avoir rêvé qu’il tuait le sultan. À la rigueur donc, le songe raconté par l’enseigne suffirait pour qu’Othello crût Desdémona criminelle. Mais afin que la persuasion soit irrésistible, l’honnête Iago tient en réserve une preuve visible et palpable. Il affirme qu’il a vu le matin même Cassio s’essuyer la barbe avec certain mouchoir brodé de fraises.

Qu’est-ce donc que ce mouchoir fatal qui va être produit comme pièce de conviction à la charge de l’accusée ? Il est le premier présent offert par Othello à Desdémona, et, nous devons en convenir, le présent est vraiment merveilleux. Ce n’est pas un mouchoir comme celui de la nouvelle italienne, lequel n’a d’autre mérite que d’être travaillé à la moresque, un pannicello lavorato alla moresca. Ce n’est pas un simple objet de toilette, c’est un talisman. C’est un mouchoir dont le tissu est magique. Une sibylle en a brodé le dessin ; les vers qui en ont filé la soie étaient consacrés, et la teinture qui le colore est faite de cœurs de vierge momifiés. Ce même mouchoir, une charmeresse d’Égypte le donna jadis à la mère d’Othello en lui disant que, tant qu’elle le garderait, elle serait aimée de son mari, mais qu’elle cesserait de l’être, si par malheur elle le perdait. La princesse le conserva religieusement et, à son lit de mort, le légua à son fils, en lui recommandant de le donner à sa fiancée, le jour où il se marierait. C’est pour déférer à ce vœu qu’Othello l’a offert à Desdémona. Aussi la Vénitienne ne s’en dessaisit-elle jamais ; elle l’a toujours sur elle ; sans cesse elle le baise et lui parle comme à un être vivant. C’est qu’en effet ce mouchoir est son cadeau de noces ; il lui rappelle ses premiers jours de pudique tendresse où elle rougissait devant son mari comme devant un amant. Ce mouchoir n’est pas seulement le symbole de son bonheur : il en est le gage. Il a l’influence du souvenir, il a la puissance du mystère. Malheur à Desdémona le jour où elle se sera dépossédée de cette amulette ! La prédiction de la sibylle s’accomplira.

Comment se fait-il que la Vénitienne ait perdu son mouchoir ? Eh bien, c’est que l’honnête Iago s’en est emparé.

Depuis longtemps, Iago convoitait ce mouchoir ; mais, malgré l’envie qu’il en avait, il était trop circonspect pour le voler lui-même, à l’exemple de l’enseigne de Giraldi Cinthio. On sait, en effet, comment s’opère le larcin dans la nouvelle italienne. Un jour que Desdémona va faire une visite à la femme de l’enseigne, celui-ci lui présente sa petite fille, et tandis que la Vénitienne prend l’enfant dans ses bras, il s’approche et lui enlève lestement le mouchoir de sa ceinture. L’enseigne du drame anglais est un traître bien trop adroit pour s’exposer ainsi à être pris en flagrant délit d’escamotage. D’ailleurs, ainsi que nous l’avons déjà vu, Iago n’agit jamais lui-même que quand cela est absolument indispensable ; d’habitude il ne se montre pas ; il se cache, autant que possible, derrière un agent qu’il fait mouvoir. De même que naguère il employait Roderigo pour provoquer Cassio, de même maintenant c’est à sa femme qu’il a recours pour obtenir ce précieux mouchoir. Mainte fois déjà, il a cajolé Émilia afin qu’elle consentît à ce larcin. Mais, malgré sa nature peu scrupuleuse, Émilia s’y est constamment refusée. Cependant le hasard se met de connivence avec Iago. Desdémona, voyant son mari souffrir de la tête, lui a mis le mouchoir autour du front ; mais Othello, impatienté, l’a violemment rejeté à terre. Dans l’émotion que lui a causée cette étrange brusquerie, Desdémona s’est retirée en oubliant de le ramasser. C’est alors qu’Émilia le trouve et le prend. Mais Iago la suit de près. « Ah çà ! dit-il, d’un ton rogue que faites-vous ici ? — Ne me grondez pas, réplique Émilia qui craint une querelle, j’ai quelque chose pour vous. »

Et pour adoucir son maussade mari, elle lui montre le mouchoir. Iago n’attend pas qu’elle le lui donne. Il le saisit vivement. — «  Ah ! rendez-le moi, s’écrie la camériste déjà repentante. » C’est en vain qu’elle supplie. Iago ne le restituera pas ; il va sur-le-champ le laisser tomber chez Cassio.

Mais il ne suffit pas que Cassio soit en possession du mouchoir ; Othello, avant d’être convaincu, veut le lui voir entre les mains. Dans la nouvelle italienne, le More, mené par l’enseigne, aperçoit à une des fenêtres de la maison où demeure le capitaine, une femme en train de copier la broderie de l’objet volé ; et c’est en voyant cela qu’il se persuade de la culpabilité de Desdémona. Vous comprenez combien cette prétendue preuve est peu concluante. Quoi d’étonnant, en effet, à ce qu’une femme qui, remarquez-le bien, est brodeuse par état ait entre les mains ce mouchoir ? Ne peut-elle pas, au besoin, avoir reçu de Desdémona elle-même l’ordre de le copier ? Le More est bien candide en vérité de se laisser convaincre pour si peu. En faisant le scénario de son drame, Shakespeare a vu combien le moyen suggéré par Giraldi Cinthio était insuffisant, et alors il a imaginé cette scène si habile où, sous les yeux même du More qui s’est caché, Bianca vient rapporter à son amant le mouchoir que Cassio l’a priée de reproduire. C’est après cette scène qu’Othello, enfin persuadé, se laisse entraîner décidément par cette diabolique exclamation de Iago : « Voyez quel cas il fait de la folle créature votre femme. Ce qu’elle lui a donné, il le donne à sa… catin ! »

Oh ! dire qu’une courtisane, dire qu’une prostituée a froissé entre ses doigts impurs, et peut-être employé à essuyer quelque souillure, ce mouchoir, legs sacré de la mère au fils, offrande sacrée du fiancé à la fiancée ! Devant ce spectacle qui lui apparaît comme la profanation suprême de ses amours, le cœur d’Othello s’est changé en pierre. — « Procurez-moi du poison, Iago, dès cette nuit. — Non, répond Iago, étranglez-la dans son lit, le lit même qu’elle a déshonoré. — Bon, la justice de ceci me plaît. »

On sait la conclusion que Giraldi Cinthio indiquait ici à Shakespeare. Dans le Hécatommithi, lorsque la nuit fatale arrive, le More se couche avec sa femme, après avoir embusqué l’enseigne dans un cabinet contigu à la chambre à coucher. À un moment convenu, l’enseigne fait un certain bruit dans le cabinet. — « As-tu entendu ce bruit ? dit aussitôt le More à sa femme. — Oui, certainement. — Eh bien, lève-toi et vois ce que c’est. » Desdémona se jette à bas du lit, se dirige vers le cabinet, et, dès qu’elle ouvre la porte, elle se heurte contre l’enseigne qui lui brise les reins en la frappant violemment avec un bas rempli de sable, una calza piena di rena. La malheureuse crie à l’aide, et son mari accourt, non pour la secourir, mais pour lui reprocher son adultère prétendu. Sur ce, l’enseigne assène un dernier coup. Elle expire. Les deux affidés déposent la morte sur le lit, lui écrasent la tête et font écrouler sur elle le plafond de la chambre à coucher. Desdémona, qu’on croit victime d’un accident, est enterrée, au milieu de la douleur publique, sans que personne se doute encore du crime qui a été commis. Quelque temps après cette épouvantable action, le More est pris de repentir ; il regrette celle qu’il a tuée, toute coupable qu’il la croit encore, et finit par prendre en aversion l’homme qui a été son complice. Il destitue l’enseigne. Celui-ci s’en retourne à Venise, et, pour se venger, accuse publiquement le More d’avoir assassiné Desdémona. Le More est arrêté, transféré de Chypre à Venise et mis à la question. Mais la torture ne peut lui arracher aucun aveu : il nie obstinément les faits mis à sa charge, et réussit à échapper momentanément à la mort. Il en est quitte pour un bannissement perpétuel, et c’est dans l’exil que les parents de la Vénitienne parviennent à le tuer. Quant à l’enseigne, il aurait pu finir paisiblement ses jours, si, quelques années plus tard, il n’avait eu l’imprudence de porter contre un de ses amis une accusation capitale. L’ami fut mis à la question, et, comme il persistait à tout nier, l’enseigne y fut mis à son tour, pour que la vérité fût connue ; mais les tourmenteurs s’y prirent maladroitement et lui déchirèrent un peu trop les entrailles. Quand on rapporta l’enseigne chez lui, il était mort.

Il est facile de voir combien cette conclusion était en désaccord avec le drame rêvé par Shakespeare. Aux yeux du poëte, il était nécessaire qu’Iago fût châtié, mais non pas par accident, par une maladresse du bourreau et pour une action absolument étrangère à ses forfaits passés. Il fallait qu’il fût châtié pour ses crimes, sans avoir eu même un seul instant la satisfaction d’un triomphe impuni ; il fallait que l’hypocrite fût dénoncé, et que son masque de probité lui fut arraché en présence de celui qui l’avait surnommé l’honnête. Il ne suffisait pas qu’avant de mourir Othello connût la fourberie d’Iago, il fallait surtout qu’il fît par ses remords réparation à Desdémona. Le caractère tout nouveau que Shakespeare avait donné au More rendait impossible la conclusion adoptée par Cinthio. Cet infâme guet-à-pens dressé contre une femme, cette peur de la mort, ces dénégations, ces mensonges devant le juge, eussent été en contradiction formelle avec l’héroïque nature d’Othello. Vous imaginez-vous Othello, ce preux, ce paladin, ce justicier, faisant tuer sa femme sournoisement, lâchement, par derrière ? Vous imaginez-vous ce capitaine, ce dompteur des Cannibales, ce vainqueur des Turcs, disputant sa vie aux tourmenteurs et esquivant la mort par l’imposture ? Fi ! pour qui donc prenez-vous Othello ? Othello est un meurtrier, mais c’est un meurtrier honorable ; il n’a rien fait par haine : il a tout fait par honneur !

An honourable murderer, if you will,
For nought he did in hâte, but all in honour.

Ne l’oubliez pas, pour rester équitables envers cette grande figure, c’est à l’honneur qu’Othello croit obéir lorsqu’il frappe sa femme. L’honneur, cette justice domestique qui si souvent a soustrait les procès humains à la juridiction sociale ; l’honneur, cette magistrature chevaleresque qui, aujourd’hui encore, chez les nations les plus civilisées, fait de l’individu un redresseur de torts et lui met à la main le glaive vengeur du duel : l’honneur est le tribunal faillible, mais souverain, par lequel Desdémona a été jugée et condamnée, et Othello ne fait qu’exécuter l’arrêt. Ah ! pleurez la victime, mais plaignez aussi l’exécuteur. Desdémona souffre, mais croyez-vous qu’Othello ne souffre pas ? Songez donc à ceci : celle qu’il doit tuer, il l’aime. La scène finale du drame contient à elle seule tout un drame, ce drame effrayant et superbe : Un bourreau amoureux d’une condamnée à mort !

Jamais Othello n’a plus aimé sa femme qu’au moment où il va l’assassiner. Jamais elle ne lui a paru plus belle, plus séduisante, plus désirable, plus irrésistible ! Jamais elle ne lui a causé, plus qu’en ce moment, les éblouissements des sens. Elle est là sous ses yeux couchée et endormie. Une veilleuse, posée sur la table, laisse entrevoir à sa lueur douteuse et fantastique les formes de cette chair idéale. Il se penche sur la condamnée. Il écoute les dernières harmonies de ce souffle qui va s’éteindre. Il s’approche pour respirer les parfums ineffables de cette haleine « qui persuaderait presque à la justice de briser son glaive ! » Ô tentation ! Othello n’y peut plus tenir. L’amant renaît en lui et demande grâce au bourreau ! Oh ! un sursis par pitié ! Seulement le temps d’effleurer ces lèvres ! Un baiser, un baiser encore, un de plus, et ce sera le dernier ! À ce contact de la flamme, Desdémona s’éveille : « Voulez-vous venir au lit, dit-elle à Othello ? » Mais ce n’est plus l’amant qu’elle a devant elle, c’est le bourreau.

— Avez-vous prié ce soir, Desdémona ?

— Oui, monseigneur.

— Si vous vous rappelez quelque crime que la grâce du ciel n’ait pas encore absous, implorez-la vite.

— Hélas ! monseigneur, que voulez-vous dire par là ?

— Allons, faites, et soyez brève. Je vais marcher en attendant.

Et bientôt l’exécution a lieu, exécution terrible qu’un génie immense a pu seul imaginer. Le bourreau prend l’alcôve de l’amant et en fait un sépulcre. Il change le lit en cercueil. Il enlève l’oreiller nuptial, cet oreiller où, hier encore, reposaient deux têtes adorées, et il en fait un étouffoir. Il arrache les draps de noce, ces draps tièdes encore de la première nuit, et il en fait une garotte. Il saisit tout le mobilier de l’amour, et il en fait l’appareil de la mort.

Mais à peine le supplice est-il terminé, à peine la sentence a-t-elle été exécutée, que la vérité apparaît avec la splendeur de l’évidence. Quelques mots dits par Émilia ont suffi pour justifier la condamnée de toutes les imputations qui pesaient sur elle, et pour établir que le verdict prononcé reposait sur un faux témoignage. En vain Othello, hagard, échevelé, bouleversé, essaye-t-il de se cramponner quelques minutes à l’honnêteté d’Iago : l’éclat de la lumière lui fait lâcher prise. Il reconnaît enfin la radieuse innocence de sa femme. Il s’était cru bourreau, il n’était qu’assassin.

Dès qu’il s’est vu sous cet aspect, Othello ne peut plus vivre. Le meurtre de Desdémona est là qui crie vengeance, et Othello n’est pas homme à accorder un répit au meurtrier. Que lui parle-t-on des tribunaux de Venise ? Il trouve trop lentes les formalités de la juridiction sociale. C’est en lui-même, c’est par-devant sa conscience qu’il instruit son procès. Justice sommaire et sans appel. Tout à l’heure il a jugé Desdémona, il peut bien se juger maintenant. Tout à l’heure il a condamné Desdémona, à présent il se condamne.

« Doucement, vous autres ! un mot ou deux avant que vous partiez ! J’ai rendu à l’État quelques services, on le sait. N’en parlons plus, je vous en prie. Dans vos lettres, quand vous raconterez ces faits lamentables, parlez de moi tel que je suis. N’atténuez rien, mais n’aggravez rien. Alors vous aurez à parler d’un homme qui a aimé sans sagesse, mais qui n’a que trop aimé ; d’un homme peu accessible à la jalousie, mais qui, une fois travaillé par elle, a été entraîné jusqu’au bout ! Racontez cela, et dites en outre qu’une fois, dans Alep, voyant un Turc, un mécréant en turban, battre un Vénitien et insulter l’État, je saisis ce chien de circoncis à la gorge, et le frappai — ainsi. »

Et cela dit, Othello se jette sur son épée. Double suicide ! Il se tue comme il a tué Desdémona.

Tout est fini. Le démon a terminé son œuvre. L’union du More et de la Vénitienne, cette union, qui semblait indissoluble, est dissoute. Ce mariage si légitimement sublime, ce mariage d’amour, ce mariage de raison, le voilà cassé ; et entre ces époux, l’un le génie, l’autre la beauté, l’un l’héroïsme, l’autre la grâce, c’est le meurtre qui de sa voix rauque a prononcé le divorce ! Hélas ! c’était donc pour être séparés ainsi qu’ils s’étaient aimés. C’était donc par là que devaient finir toutes ces joies, toutes ces extases, tous ces ravissements. Ce ménage si tranquille dont la paix était comme une céleste harmonie, cet intérieur charmant où le bruit des baisers devait être le pire désaccord, ce foyer conjugal autour duquel ils groupaient en espérance une famille, tout cela s’est évanoui brusquement dans un crime. Leur chambre à coucher n’est plus qu’une mare de sang ! Leur lit nuptial n’est plus qu’un charnier, et les voilà tous deux couchés ensemble, l’une étranglée, l’autre poignardé !

De tous les dénoûments que le théâtre de Shakespeare nous offre, certes celui-ci est le plus douloureux et le plus navrant. Dans les autres drames du poëte, la nécessité d’une conclusion sanglante s’explique et se justifie par l’action elle-même. Qu’Hamlet meure, cela se conçoit : il a tué le père d’Ophélia. Que Roméo meure, cela se conçoit encore : il a tué le cousin de Juliette. Que Lear succombe, cela se comprend : il a fait mourir sa propre fille sous sa malédiction ! Que Macbeth tombe, cela est légitime : il a tué Banquo, il a tué lady Macduff. Mais, pour mourir de cette mort cruelle, qu’avait fait Othello ? qu’avait fait Desdémona ! En quoi avaient-ils mérité d’être ainsi entraînés dans la tombe ? Leur conscience ne leur reprochait rien : ils n’avaient jamais commis, même par imprudence, une action mauvaise ; ils étaient exempts de remords comme de blâme. Ils étaient bons, honnêtes et loyaux. Comment donc avaient-ils encouru le châtiment ? Ils n’avaient pas commis de faute.

Si fait ! Ils avaient commis une faute, la faute primordiale, la faute antérieure à la faute même de Caïn. Ils étaient coupables, comme le premier et comme le dernier d’entre nous, de l’offense originelle. Ils avaient été engendrés sur cette terre ! Ils étaient nés dans un monde d’avance damné, où le bonheur est interdit aux plus dignes ; où toutes les joies se payent par des douleurs, et où le rire produit des larmes ; dans un monde où le bien a le mal pour correctif nécessaire, où l’amour a pour revers la jalousie, et où le génie a l’envie pour ombre. Ils étaient nés dans un monde où l’iniquité sociale aggrave encore l’imperfection naturelle, où la vertu n’est qu’un titre à l’épreuve, le service qu’une garantie d’ingratitude, l’héroïsme qu’une désignation au martyre ; dans un monde où la mauvaise foi triomphe de la bonne ; où les Socrates boivent la ciguë, où les Brutus se suicident, — où les Dante sont proscrits, et où règnent les Tibère. Oui, c’est pour être nés dans ce monde qu’Othello et Desdémona ont souffert. Tous deux ont expié par leur supplice le crime d’humanité. Que ceux qui seraient tentés de trouver l’expiation trop dure, ne s’en prennent pas au poëte, historien fidèle de la vie.

L’auteur véritable de cette conclusion, ce n’est pas Shakespeare, c’est Dieu.


Hauteville-House, octobre 1859.

  1. Voir cette nouvelle à l’Appendice.
  2. De cette avenue qui depuis a pris le nom de Queen’s Walk, il ne reste plus aujourd’hui que quatre arbres. Quant au vieux manoir de Harefield, il a été détruit en 1660 par un incendie, et c’est à peine si l’on peut encore en reconnaître les ruines.
  3. Voir le sonnet 131 dans l’édition anglaise et le sonnet 10 dans l’édition que j’ai publiée. — Cette antithèse entre les mots black et fair se retrouve exactement dans ce vers à l’adresse d’Othello :

    Your son in law is far more fair than black

  4. « Fu già in Venezia un Moro, molto valoroso, il quale, per essere pro della persona, e per avec dato segno di gran prudenza, e di vivace ingegno, era molto caro a que’ signori. » Voir à l’Appendice la traduction complète de cette nouvelle, extraite des Hecatommithi de Giraldi Cinthio.
Dédicace Cymbeline
Introduction