Œuvres complètes de Thucydide et de Xénophon (Buchon)/Guerre du Péloponnèse/Livre 3

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Traduction par Pierre-Charles Levesque.
Texte établi par Jean Alexandre BuchonDesrez (p. 83-119).
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LIVRE TROISIÈME.
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I. L’été suivant[1], dès que le blé fut en maturité, les Péloponnésiens et les alliés firent une invasion dans l’Attique : Archidamus fils de Zeuxidamus, roi de Lacédémone, les commandait. Ils prirent des campemens, et ravagèrent le pays. La cavalerie athénienne, suivant sa coutume, saisissait toutes les occasions d’attaquer ; elle tenait en respect les troupes légères, les empêchant de courir en avant de l’armée, et de faire le dégât autour de la ville. Les ennemis restèrent tant qu’ils eurent des vivres ; ils se retirèrent ensuite, et chacun regagna son pays.

II. Bientôt après cette invasion[2], l’île de Lesbos se détacha des Athéniens : Méthymne seule leur resta fidèle. C’était un projet que les Lesbiens avaient conçu même avant la guerre ; mais les Lacédémoniens avaient refusé de les recevoir dans leur alliance. Ils furent obligés d’en venir à la défection plus tôt qu’ils ne l’avaient résolu ; car leur dessein avait été d’embarrasser l’entrée de leurs ports, de mettre leurs murailles en état de défense, de compléter leur flotte, et de recevoir tout ce qui devait leur arriver du Pont-Euxin, des archers, des vivres, tout ce qu’enfin ils avaient demandé. Mais des gens de Ténédos, qui étaient leurs ennemis, ceux de Méthymne, et même quelques particuliers de Mitylène, qui, par esprit de faction, avaient contracté des liaisons d’hospitalité à Athènes, y firent savoir qu’on forçait les Lesbiens à se renfermer dans Mitylène, et que, d’intelligence avec Lacédémone et avec les Bœotiens, qui avaient la même origine que les habitans de Lesbos, on pressait tous les apprêts de la défection ; qu’en un mot, si l’on ne prévenait ce dessein, les Athéniens perdaient cette île.

III. Ceux-ci étaient alors travaillés à la fois par la maladie et par la guerre, qui, naissante encore, était déjà dans sa force. Ils regardaient comme une fâcheuse affaire de voir s’unir à leurs autres ennemis Lesbos, qui avait une marine, et dont la puissance n’était pas entamée. D’abord, ils ne reçurent pas la dénonciation ; ils crurent que c’était le meilleur parti, parce qu’ils ne voulaient pas qu’elle fût vraie. Mais ayant envoyé des députés, sans obtenir qu’on cessât d’appeler les Lesbiens à Mitylène, et à faire des préparatifs de guerre, ils commencèrent à craindre, et résolurent de prévenir la défection. Ils firent partir aussitôt quarante bâtimens, qui se trouvaient prêts à aller en course autour du Péloponnèse. Cléippide, fils de Dinias, était l’un des trois commandans de cette flotte. On avait appris que les Mityléniens en corps devaient célébrer, hors de la ville, une fête en l’honneur d’Apollon de Malée, et qu’en hâtant la navigation, on pouvait espérer de les surprendre. Si la tentative réussissait, on se trouvait hors de crainte : sinon, on leur prescrirait de livrer la ville et de raser leurs murailles ; et, sur leur refus, on leur ferait la guerre. Les vaisseaux partirent. Les Athéniens arrêtèrent dix trirèmes de Mitylène qui se trouvaient dans leurs ports : elles y étaient venues comme auxiliaires, conformément à l’alliance qui unissait les deux nations. On mit les équipages sous une bonne garde. Mais un homme partit d’Athènes, passa dans l’Eubée, arriva de pied à Géresium, y trouva un vaisseau marchand prêt à faire voile ; et, favorisé par le vent, il arriva le surlendemain à Mitylène. Il annonça la prochaine arrivée de la flotte. Sur cet avis, les Mityléniens ne sortirent pas pour la fête, et gardèrent avec soin les travaux demi-terminés de leurs murailles et des ports.

IV. Arrivés peu de temps après, les généraux d’Athènes, voyant le parti qu’avaient pris les Mytiléniens, firent connaître leurs ordres, ne furent pas écoutés, et se disposèrent à la guerre. Les habitans, subitement forcés de la soutenir sans être préparés, firent sortir des vaisseaux pour livrer le combat. Mais ils n’allèrent pas loin du port : repoussés et poursuivis par la flotte d’Athènes, ils demandèrent à conférer avec les commandans. Ils voulaient tâcher d’obtenir qu’on leur rendît sur-le-champ leurs vaisseaux à des conditions peu rigoureuses ; et les généraux ne se montrèrent pas difficiles, parce qu’eux-mêmes craignaient de ne pas pouvoir tenir contre toutes les forces de Lesbos. Une suspension d’armes fut accordée, et les Mityléniens envoyèrent des députés à Athènes. Entre les membres de cette députation se trouvait l’un de ceux qui les avait dénoncés, et qui s’en repentait. Ils devaient essayer d’obtenir la restitution de leurs vaisseaux, comme n’ayant formé aucun dessein dont on eût lieu de se plaindre ; mais ils se promettaient peu de succès de cette députation, et ils en firent en même temps partir une autre sur une trirème pour Lacédémone. Les députés parvinrent à n’être pas aperçus des Athéniens, dont la flotte était à l’ancre à Malée, au nord de la ville. Ils arrivèrent à Lacédémone après une pénible navigation, et travaillèrent à obtenir quelques secours.

V. Ceux qu’on avait envoyés à Athènes revinrent sans avoir rien fait ; et les Mityléniens, avec le reste de Lesbos, excepté Méthymne, se préparèrent à la guerre. Ceux de Méthymne servaient comme auxiliaires d’Athènes, ainsi que les habitans d’Imbros, de Lemnos et quelques autres en petit nombre. Les Mityléniens firent une sortie générale sur le camp ennemi. Il y eut une action où ils n’eurent pas de désavantage ; mais ils ne passèrent pas la nuit dans la campagne, se défièrent d’eux-mêmes et rentrèrent dans la place. Depuis cette affaire ils se tinrent en repos, attendant s’il leur viendrait du secours du Péloponnèse, et ne voulant se hasarder qu’avec des forces plus imposantes. C’est que Maléas de Lacédémone, et Hermæondas de Thèbes venaient d’arriver. Ils avaient été dépêchés avant la défection ; mais ils n’avaient pu prévenir l’expédition des Athéniens, et ils étaient entrés secrètement sur une trirème après le combat. Ils conseillèrent d’envoyer avec eux à Lacédémone sur une autre trirème de nouveaux députés, et ce conseil fut suivi.

VI. Les Athéniens, fortement encouragés par l’inaction des défenseurs de Mitylène, appelèrent des alliés, qui, ne voyant rien de sûr du côté de Lesbos, se montrèrent bien plus tôt qu’on ne s’y devait attendre. Ils investirent de leur flotte le côté du midi, formèrent deux camps fortifiés des deux côtés de la place, établirent des croisières en face des deux ports, et interdirent à leurs ennemis l’usage de la mer. Ceux-ci étaient maîtres du reste de leur pays avec les autres Lesbiens, qui étaient déjà venus à leur secours. Les Athéniens n’avaient à eux que peu d’étendue de terrain autour de leurs camps. C’était surtout à Malée qu’était la station de leur flotte et leur marché. Voilà comment se faisait la guerre autour de Mitylène.

VII. A la même époque de cet été les Athéniens envoyèrent aussi trente vaisseaux dans le Péloponnèse. Comme les Acarnanes avaient demandé pour général un des fils ou des parens de Phormion, on en donna le commandement à Asopius son fils. Ces vaisseaux ravagèrent sur leur route la côte de la Laconie ; Asopius en renvoya ensuite le plus grand nombre, et aborda lui-même à Naupacte avec douze qu’il avait gardés. Il fit prendre les armes à tous les Acarnanes, porta la guerre contre les Œniades, et remonta sur ses vaisseaux le fleuve Achéloüs. L’armée de terre dévasta le pays. Mais, comme les Œniades ne se soumettaient pas. il renvoya son infanterie, fit voile pour Leucade, descendit à Nérique, et fut tué au retour, avec une partie de son monde, par les gens du pays, qui se réunirent contre eux, et par des troupes de garnison qui étaient en petit nombre. Les Athéniens finirent par se retirer, après avoir reçu des Leucadiens la permission de recueillir leurs morts.

VIII. Cependant les députés de Mitylène qui avaient été envoyés sur le premier vaisseau allèrent à Olympie[3], où les Lacédémoniens leur avaient dit de se rendre, pour que le reste des alliés pût entrer en délibération après les avoir entendus. C’était l’olympiade dans laquelle Doriée de Rhodes fut vainqueur pour la seconde fois. Après la célébration de la fête ils obtinrent audience, et parlèrent ainsi[4] :

IX. « Lacédémoniens et alliés, nous n’ignorons pas l’usage des Grecs : ils caressent, tant qu’ils en peuvent tirer quelque avantage, ceux qui pendant la guerre renoncent aux alliances qu’ils avaient contractées ; mais ils les regardent comme des traîtres envers leurs premiers amis, et ils les méprisent. Cette façon de penser n’est pas injuste, en supposant que ceux qui se livrent à la défection et ceux qui la supportent avaient les uns pour les autres la même affection, la même bienveillance ; qu’ils étaient égaux en forces militaires et en puissance, et qu’il n’existait enfin pour eux aucune bonne raison de se séparer. C’est ce qui ne se trouvait pas entre nous et les Athéniens. Que personne ne croie donc avoir le droit de nous mépriser parce que nous les abandonnons au moment du danger, après en avoir été bien traités pendant la paix.

X. « En venant implorer votre alliance, nous parlerons d’abord de justice et de vertu, persuadés qu’il ne peut s’établir d’amitié solide entre des particuliers ni aucune communauté d’intérêts entre des villes si ces liaisons ne sont pas fondées sur l’opinion réciproque de leur vertu, et si d’ailleurs il ne se trouve dans leurs mœurs aucune conformité ; car si l’on diffère de pensée, on ne saurait être d’accord sur la manière d’agir.

« Notre alliance avec les Athéniens a commencé lorsque vous vous retirâtes de la guerre contre les Médes, et qu’eux-mêmes restèrent en armes pour détruire les restes de cette guerre. Ce ne fut pas pour soumettre la Grèce au joug des Athéniens que nous contractâmes cette alliance, mais pour la délivrer du joug des Barbares. Tant que dans le commandement ils ont respecté les droits des peuples, nous les avons suivis avec zèle ; mais dès que nous les avons vus se relâcher de leur haine contre les Mèdes, et tendre à l’asservissement de leurs alliés, nous n’avons plus été sans crainte. Cependant, comme trop de peuples avaient droit de suffrage pour que nous pussions agir d’un commun accord, les alliés furent assujettis, excepté nous et les habitans de Chio. Pour nous, restés libres de nom et conservant en apparence nos propres lois, nous avons continué de porter les armes avec les Athéniens ; mais, instruits par les exemples passés, nous ne les regardions plus comme des chefs en qui l’on pût avoir confiance. Il n’était pas en effet vraisemblable qu’ils eussent soumis au joug ceux qui avaient été compris avec nous dans le même traité, et qu’ils ne fissent pas éprouver aux autres le même sort, s’il arrivait qu’ils en eussent le pouvoir.

XI. « Si nous jouissions tous encore de la liberté, nous aurions moins à craindre de leur voir tramer contre nous aucune révolution. Mais, après s’être soumis le plus grand nombre des alliés, ils supporteront plus impatiemment de nous traiter encore en égaux, et de nous voir méconnaître seuls leurs prétentions quand tout le reste a cédé, surtout lorsqu’ils sont devenus si différens d’eux-mêmes en puissance, tandis que nous sommes plus isolés que jamais. Il ne peut exister une solide alliance qu’entre des peuples qui se craignent mutuellement : car celui qui serait tenté de l’enfreindre, ne se sentant pas de forces supérieures, renonce à l’envie d’attaquer. Mais s’ils nous ont laissés libres, c’est uniquement parce qu’ils ont cru devoir se saisir de la domination plutôt sous des prétextes spécieux et par le manège de l’intrigue que par la force. Ils alléguaient en leur faveur que des peuples indépendans ne les auraient pas volontairement secondés contre ceux qu’ils attaquaient, si ces derniers n’avaient pas eu quelque injustice à se reprocher. En même temps c’étaient les plus forts qu’ils entraînaient les premiers contre les plus faibles : ils les réservaient pour les derniers ; et c’était le moyen de les trouver eux-mêmes bien peu capables de résistance, quand ils auraient soumis le reste. S’ils avaient commencé par nous lorsque tous avaient encore leur propre force et pouvaient trouver notre appui, ils n’eussent pas eu les mêmes succès. Notre marine ne laissait pas aussi que de leur en imposer : ils craignaient qu’un jour elle ne se réunît tout entière ou à vous ou à quelque autre puissance, et ne les mît en danger. Ce qui contribuait encore à notre conservation, c’étaient les respects que nous rendions au peuple ainsi qu’aux chefs qui se succédaient dans leur république Cependant, à en juger par le sort des autres, nous ne paraissons pas devoir subsister encore long-temps si la guerre présente ne s’était pas élevée.

XII. « Eh ! comment pouvions-nous compter sur notre liberté et sur l’amitié des Athéniens, quand notre commerce mutuel n’avait rien de sincère ! Ils nous caressaient par crainte en temps de guerre, nous faisions pour eux de même en temps de paix. Ce qui est capable surtout d’assurer la confiance, c’est la bienveillance mutuelle ; et nous n’étions assurés les uns des autres que par la terreur. Alliés par crainte plutôt que retenus par amitié, ceux à qui la certitude du succès donnerait le plus tôt de l’audace devaient être aussi les premiers à rompre l’alliance. Si, parce qu’ils différaient d’en venir contre nous aux derniers excès, on nous trouve coupables de l’avoir abjurée sans attendre que les effets nous eussent confirmé leurs desseins, c’est bien mal juger des choses : car si nous avions été comme eux en état de former des projets et d’en remettre à notre gré l’exécution, qu’aurions-nous eu besoin de leur rester soumis, puisque nous aurions été leurs égaux ? Mais, comme ils ont toujours le pouvoir de nous envahir à leur gré, nous devons avoir le droit de pourvoir à notre défense.

XIII. « Telles sont, ô Lacédémoniens et alliés, les raisons et les causes de notre défection ; elles font assez connaître à ceux qui nous entendent que ce n’est pas sans motif que nous avons agi, que nos craintes ne manquaient pas de fondement et que nous avions lieu de chercher quelque sûreté. Notre dessein était formé depuis long-temps ; nous vous en avions informés pendant la paix ; et c’est vous qui, par le refus de nous seconder, en avez empêché l’exécution. Mais, sollicités maintenant par les Bœotiens, nous nous empressons de répondre à leurs vœux. Nous croyons être doublement autorisés dans notre défection par notre désir de contribuer à la délivrance des Grecs au lieu d’aider les Athéniens à les asservir, et par celui de prévenir les Athéniens au lieu de nous voir un jour détruits nous-mêmes par eux. Notre dessein s’est déclaré trop tôt et avant que nous fussions préparés ; c’est ce qui doit vous engager encore plus à nous recevoir dans votre alliance et à nous envoyer de prompts secours, pour montrer que vous embrassez la défense de ceux qu’il faut protéger, et en même temps que vous savez nuire à vos ennemis. L’occasion est telle qu’elle ne s’est point encore présentée. Les Athéniens sont ruinés par la maladie et par les frais de la guerre ; une partie de leurs vaisseaux est employée contre votre pays, une autre contre nous ; on peut croire qu’il leur en reste peu à vous opposer si cet été même vous faites chez eux par terre et par mer une irruption. Ou ils ne pourront s’opposer à votre descente, ou ils retireront leurs flottes de votre pays et du nôtre. Et qu’on ne pense pas que ce soit affronter un danger personnel en faveur d’une contrée étrangère. Tel regarde Lesbos comme un pays éloigné qui en recevra des avantages prochains : car la guerre ne se fera pas, comme quelques personnes peuvent le croire, dans l’Attique, mais dans un pays qui procure à l’Attique de grandes ressources. Les revenus d’Athènes viennent de ses alliés ; ils seront plus grands encore si elle parvient à nous soumettre. Dès lors plus d’alliés qui osent se détacher d’elle : notre fortune sera jointe à la sienne, et nous aurons plus à souffrir que ceux qu’elle a les premiers asservis. Mais si vous nous secourez avec zèle, vous unirez à vos intérêts une république qui possède une marine, et c’est ce dont vous avez le plus grand besoin ; et vous détruirez plus aisément la puissance d’Athènes en lui enlevant ses alliés, car tous alors se jetteront plus hardiment dans vos bras. Vous éviterez en même temps le reproche qu’on a coutume de vous faire de ne pas secourir ceux qui vous implorent. Montrez-vous leurs libérateurs, et vous aurez à la guerre une supériorité plus assurée.

XIV. « Respectez les espérances que les Grecs mettent en vous et Jupiter Olympien, dans le temple de qui vous nous voyez supplians. Devenus alliés des Mityléniens, armez-vous pour leur défense. Ne nous abandonnez pas, nous qui courons en particulier le danger de notre vie, qui offrons à tous un avantage commun s’ils nous sauvent, et qui leur causons un dommage général si nous succombons pour n’avoir pu vous persuader. Soyez tels enfin que les Grecs vous supposent et que notre crainte désire vous trouver. »

XV. Voilà ce que dirent les Mityléniens. Les Lacédémoniens et les alliés, après les avoir entendus, goûtèrent leurs raisons, et reçurent les Lesbiens dans leur alliance. Résolus d’entrer dans l’Attique, ils engagèrent les alliés qui étaient présens à se rendre sur l’isthme le plus tôt qu’il serait possible avec les deux tiers de leurs forces. Eux-mêmes y arrivèrent les premiers : et comme ils voulaient faire à la fois leur invasion par terre et par mer, ils préparèrent des machines pour transporter de Corinthe par-dessus l’isthme leur flotte dans la mer d’Athènes. Ils firent ces dispositions avec célérité ; mais les autres alliés se rassemblèrent lentement, occupés à faire leurs moissons, et d’ailleurs fatigués de la guerre.

XVI. Les Athéniens, sachant que c’était par mépris pour leur faiblesse qu’on se préparait à les attaquer, voulurent montrer qu’on avait mal jugé de leur puissance, et que, sans toucher à leur flotte de Lesbos, ils étaient en état de se défendre aisément contre celle qui venait du Péloponnèse. Ils équipèrent cent vaisseaux qu’ils montèrent eux-mêmes, tant citoyens qu’habitans, excepté les chevaliers et ceux qui avaient cinq cents médimnes de revenu[5]. Ils côtoyèrent l’isthme, faisant montre de leurs forces, et opérant dans le Péloponnèse des descentes partout où ils voulaient. Les Lacédémoniens, à ce spectacle inattendu, crurent que les Lesbiens leur avaient fait un rapport infidèle, et se trouvèrent dans une situation d’autant plus embarrassante que leurs alliés ne paraissaient pas, et qu’ils apprenaient que les trente vaisseaux d’Athènes qui étaient autour du Péloponnèse ravageaient les champs voisins de leur ville. Ils s’en retournèrent. Ils appareillèrent ensuite une flotte pour l’envoyer à Lesbos, et ordonnèrent aux villes de contribuer pour quarante vaisseaux. Alcidas fut nommé commandant de cette flotte, et devait l’aller joindre. Les Athéniens firent leur retraite quand ils eurent vu celle des Lacédémoniens.

XVII. Dans le temps de cette expédition maritime, ils eurent à la fois un grand nombre de vaisseaux bons voiliers et d’une belle construction : mais leur marine n’avait pas été moins nombreuse, ou plutôt elle l’avait encore été davantage au commencement de la guerre. Cent vaisseaux gardaient l’Attique, l’Eubée et Salamine ; cent autres étaient autour du Péloponnèse, sans compter ceux qui étaient devant Potidée et en d’autres endroits. Aussi, dans un seul été, ils n’avaient pas eu en mer moins de deux cent cinquante bâtimens. Après les dépenses du siège de Potidée, rien ne causa tant de frais. Les hoplites en garnison devant cette place recevaient par jour deux drachmes[6] chacun, l’une pour lui-même, l’autre pour son valet. Ils avaient été trois mille au commencement du siège, et jamais il n’y en eut moins à le continuer. Il y en avait eu seize cents avec Phormion qui se retirèrent avant que la place fût rendue. Tous les vaisseaux recevaient la même paye. Telles furent les dépenses qui se firent d’abord, et le nombre des vaisseaux qui furent équipés.

XVIII. Les Lacédémoniens étaient sur l’isthme quand les Mityléniens, conjointement avec les troupes qui étaient venues à leur secours. firent du côté de la terre des tentatives contre Méthymne, comptant que cette place leur serait livrée par trahison. Ils l’attaquèrent ; mais leurs espérances ayant été trompées, ils allèrent à Antisse, à Pyrrha, à Éresse, mirent ces villes en bon état, en renforcèrent les murailles et se retirèrent promptement. Après leur retraite, ceux de Méthymne entrèrent aussi en campagne et attaquèrent Antisse ; mais il vint contre eux quelques secours, et ils furent défaits par les gens d’Antisse et leurs auxiliaires. Il en périt beaucoup ; le reste fit une retraite précipitée.

Les Athéniens furent instruits de cet événement ; ils surent que les Mityléniens étaient maîtres du pays, et eux-mêmes n’ayant pas de ce côté des forces capables de les contenir, ils firent partir, au commencement de l’automne[7], Pachès, fils d’Épicure, en qualité de général avec mille hoplites de leur nation. C’était les gens de guerre qui faisaient eux-mêmes la manœuvre des vaisseaux. Ils arrivèrent et investirent Mitylène d’une simple muraille. Ils construisirent aussi des forteresses en quelques endroits faciles à défendre, Mitylène fut alors puissamment contenue par terre et par mer, et l’hiver commença.

XIX. Le besoin d’argent pour ce siège obligea les Athéniens à se mettre eux-mêmes à contribution pour la première fois, et ils fournirent deux cents talens[8]. Ils envoyèrent aussi douze vaisseaux aux ordres de Lysiclès et de quatre autres commandans, pour recueillir les tributs des alliés. Lysiclès, après avoir fait des levées en différens endroits, continuait sa tournée ; il passait de Myonte par la plaine de Méandre, dans la Carie, pour gagner le monticule Sandius, quand, attaqué par les Cariens et les Anæïtes, il périt avec une grande partie de l’armée.

XX. Le même hiver[9], les Platéens, toujours assiégés par les armées du Péloponnèse et de la Bœotie, tourmentés par la disette, sans espérance de secours du côté d’Athènes, et dénués de tout autre moyen de salut, formèrent d’abord, ainsi que les Athéniens qui étaient assiégés avec eux, le dessein de sortir tous ensemble, et de gravir le mur des ennemis, s’ils pouvaient parvenir à le forcer. Le devin Thæénète, fils de Timide, et Eupolpide, fils de Daïmaque, l’un des commandans, étaient les auteurs du projet. La moitié des troupes trouva dans la suite qu’il était trop dangereux et marqua de la répugnance à le partager. Ceux qui persistèrent dans leur bonne volonté étaient à peu près au nombre de deux cent vingt. Voici le moyen qu’ils imaginèrent. Ils firent des échelles de la hauteur des murs, mesurant cette hauteur par les jointures des briques : on avait négligé de les enduire à une partie de la muraille qui regardait de leur côté. Plusieurs comptaient à la fois ces jointures ; quelques-uns devaient se tromper et la plupart rencontrer juste : d’ailleurs on recommençait plusieurs fois le calcul ; et, comme on n’était pas fort loin, on voyait aisément la partie du mur où l’on projetait d’appliquer les échelles. Ce fut ainsi qu’on prit la mesure de ces échelles, en la déduisant de l’épaisseur des briques.

XXI. Passons à la manière dont était construit le mur des Péloponnésiens. Il formait deux enceintes : l’une du côté de Platée, l’autre en dehors, pour veiller sur les secours qui pourraient venir d’Athènes. Ces deux enceintes laissaient entre elles un espace de seize pieds, dans lequel étaient bâties pour la garnison des pièces distinctes mais contiguës, et le tout offrait l’apparence d’un mur épais, avec des crénaux des deux côtés. De dix en dix créneaux s’élevaient de grandes tours aussi épaisses que le mur. Comme elles étaient appuyées à la partie intérieure et extérieure de la muraille, il n’y avait point de passage le long des tours, mais il fallait les traverser par le milieu. La nuit, quand le temps était froid et pluvieux, on abandonnait les créneaux et la garde se faisait dans les tours qui étaient couvertes et peu distantes les unes des autres. Tel était le mur qui formait la circonvallation de Platée.

XXII. Quand les assiégés eurent fait leurs apprêts, ils profitèrent, pour sortir, d’une nuit pluvieuse, que la lune n’éclairait pas et dans laquelle il faisait un grand vent[10]. Les auteurs de l’entreprise en furent les commandans. Ils franchirent d’abord le fossé qui les entourait, et parvinrent au mur des ennemis sans être découverts par les sentinelles. Elles ne pouvaient, dans l’obscurité, les apercevoir d’avance, ni entendre le bruit de leur marche qui était couvert par celui du vent. D’ailleurs les Platéens s’avançaient à une grande distance les uns des autres, pour n’être pas trahis par le choc de leurs armes. Ils s’étaient équipés lestement et n’avaient de chaussure qu’au pied gauche, pour n’être pas exposés à glisser dans la fange[11]. Ils arrivèrent aux créneaux qui étaient dans les intervalles des tours, les sachant abandonnés, et ceux qui portaient les échelles les appliquèrent à la muraille. Ensuite montèrent douze hommes armés à la légère, n’ayant que le poignard et la cuirasse. Ils étaient conduits par Amméas, fils de Corœbus, qui monta le premier. Après lui montèrent ses douze hommes, six de chaque côté des tours. Ensuite vinrent d’autres hommes, également armés à la légère et portant des javelots ; derrière eux en étaient d’autres portant les boucliers, pour que les premiers eussent moins de peine à monter, et ils devaient les leur donner quand on en viendrait aux mains. Déjà le plus grand nombre étaient en haut, quand les gardes des tours entendirent quelque chose. C’était un Platéen, qui, en voulant s’accrocher à une brique, l’avait fait tomber du haut des créneaux ; elle fit du bruit dans sa chute, et aussitôt fut jeté le cri d’alarme. Toutes les troupes accoururent à la muraille sans savoir, par la pluie et dans les ténèbres, quel pouvait être le danger qui les menaçait. En même temps ceux des Platéens qui étaient restés dans la ville sortirent ; et, pour détourner l’attention de dessus leurs gens, ils firent une fausse attaque à un endroit du côté opposé à celui où montaient ces derniers. Il se faisait beaucoup de mouvemens, mais à la même place, personne n’osant quitter son poste pour donner ailleurs du secours. On ne savait que penser de ce qui était arrivé. Au cri d’alarme, trois cents hommes, dont l’ordre était de porter du secours au besoin, sortirent du retranchement. On leva des torches du côté de Thèbes pour y faire connaître qu’il était attaqué ; mais les Platéens qui étaient dans la ville en levèrent aussi de leur côté en grand nombre. Ils les avaient tenues prêtes d’avance pour que les ennemis n’entendant rien aux signaux, et imaginant toute autre chose que ce qui était arrivé, ne donnassent pas de secours avant que les hommes qui étaient sortis de Platée eussent pu s’évader et se mettre en sûreté.

XXIII. Les premiers qui parvinrent au haut du mur se rendirent maîtres des deux tours, en égorgèrent la garde, et en défendirent le passage, pour que personne ne pût les traverser et s’avancer contre eux. Ils y appliquèrent des échelles de dessus le mur, et y firent monter un grand nombre des leurs. Les uns, du haut et du bas des tours, tiraient sur les ennemis qui voulaient s’avancer et les tenaient eu respect ; en même temps les autres, en plus grand nombre, posaient beaucoup d’échelles à la fois, et renversant les créneaux, montaient par l’intervalle des tours. À mesure qu’ils l’avaient franchi ils s’arrêtaient sur le bord du fossé, d’où ils accablaient de flèches et de javelots ceux qui osaient s’opposer à leur passage. Quand tous eurent traversé, ce fut avec peine que les derniers qui descendirent des tours gagnèrent le fossé : les trois cents se portèrent en même temps contre eux avec des flambeaux. Mais les Platéens qui se trouvaient dans l’obscurité avaient l’avantage de les mieux voir ; ils se tenaient sur le bord du fossé, et perçaient de flèches et de javelots leurs ennemis, choisissant les parties du corps que les armes laissaient à nu, tandis que la lueur des flambeaux empêchaient de les voir eux-mêmes, plongés comme ils l’étaient dans les ténèbres. Ainsi les Platéens, jusqu’aux derniers, eurent le temps de franchir le fossé, mais avec peine et non sans beaucoup d’obstacles, car il s’y était formé de la glace, mais trop faible pour porter, et manquant de consistance, comme il arrive quand le vent souffle plutôt du levant que du nord. C’était celui qui soufflait dans cette nuit : il tombait de la neige qui se fondait, et elle remplit d’eau le fossé ; ils en avaient presque jusqu’au cou ; mais aussi le mauvais temps contribua beaucoup à faciliter leur évasion.

XXIV. A la sortie du fossé, ils prirent, en se tenant serrés, le chemin de Thèbes, ayant à leur droite la chapelle du héros Andocrate ; bien sûrs qu’on ne les soupçonnerait pas d’avoir enfilé une route qui menait aux ennemis. Ils voyaient les Péloponnésiens marcher à leur poursuite, avec des flambeaux, sur celle qui conduit à Athènes par le Cithéron et Dryscéphales. Ils suivirent le chemin de Thèbes pendant six à sept stades[12], et, coupant ensuite de côté, ils entrèrent dans la route qui mène à la montagne, gagnèrent Érythres et Ysies, prirent par les hauteurs, et arrivèrent à Athènes au nombre de deux cent douze. Ils avaient été davantage, mais quelques-uns étaient retournés à la ville avant de franchir la muraille, et un archer avait été pris sur le fossé extérieur.

Les Péloponnésiens cessèrent leur poursuite et demeurèrent à leur poste. Quant aux Platéens qui étaient restés dans la ville, ils ne savaient rien de ce qui s’était passé : mais comme ceux qui étaient revenus sur leurs pas leur avaient dit qu’il ne restait pas un seul homme, ils envoyèrent, dès qu’il fit jour, un héraut demander la permission d’enlever leurs morts. Quand ils eurent appris la vérité, ils restèrent tranquilles. Ce fut ainsi que les hommes de Platée s’ouvrirent un passage et parvinrent à se sauver.

XXV. A la fin du même hiver[13], le Lacédémonien Salæthus fut envoyé à Mitylène sur une trirème. Il gagna Pyrrha, et de là, continuant sa route par terre, il passa un ravin par où l’on pouvait franchir la circonvallation, et se jeta dans la ville sans être aperçu des ennemis. Il annonça aux magistrats qu’on ferait une invasion dans l’Attique, et qu’ils recevraient les quarante vaisseaux qui devaient leur apporter des secours ; qu’il avait été expédié en avant pour leur en donner avis et pour s’occuper des autres dispositions. Les Mityléniens prirent courage et furent moins disposés à traiter avec les Athéniens. Cet hiver finit, et en même temps la quatrième année de la guerre dont Thucydide a écrit l’histoire.

XXVI. Au commencement du printemps suivant[14], les Lacédémoniens envoyèrent à Mitylène les quarante vaisseaux auxquels ils avaient taxé les villes et dont Alcidas avait le commandement. Eux-mêmes, avec leurs alliés, se jetèrent sur l’Attique, afin que les Athéniens, inquiétés de deux côtés à la fois, fussent moins en état de porter du secours contre la flotte qui gagnait Mitylène. Cléomène était à la tête de l’expédition, en qualité d’oncle paternel de Pausanias, fils de Plistoanax, roi de Lacédémone, encore trop jeune pour commander. Ils dévastèrent dans l’Attique ce qui avait été déjà ravagé, et toutes les nouvelles reproductions, et tout ce qu’ils avaient épargné dans leurs premières courses. Cette incursion fut la plus fâcheuse qu’eussent éprouvée les Athéniens depuis la seconde ; car les ennemis attendant toujours des nouvelles de leur flotte de Lesbos, qu’ils croyaient avoir déjà fait sa traversée, parcoururent la plus grande partie du pays en y portant la désolation. Comme enfin rien de ce qu’ils attendaient ne réussit, et qu’ils manquaient de vivres, ils firent leur retraite, se séparèrent, et chacun retourna chez soi.

XXVII. Cependant les Mityléniens ne voyant pas arriver les vaisseaux du Péloponnèse qui se faisaient attendre, et se trouvant dans la disette, furent réduits à traiter avec Athènes. Voici ce qui amena cette révolution. Salæthus, qui lui-même ne comptait plus sur l’arrivée des vaisseaux, arma les gens du peuple pour faire une sortie contre les Athéniens. Auparavant ils étaient désarmés ; mais à peine eurent-ils reçu des armes qu’ils cessèrent d’obéir aux magistrats, firent des rassemblemens, et ordonnèrent aux riches de mettre à découvert le blé qu’ils tenaient caché, et de leur en faire à tous la distribution, s’ils ne voulaient pas les voir s’accorder avec les Athéniens et les rendre maîtres de la ville.

XXVIII. Ceux qui étaient à la tête des affaires ne se voyant pas en état de s’opposer aux desseins du peuple, et ayant beaucoup à craindre s’ils étaient exclus du traité, convinrent en commun, avec Pachès et son armée, que les Athéniens seraient maîtres de prendre sur les habitans de Mitylène toutes les résolutions qu’ils voudraient ; que ceux-ci ouvriraient à l’armée les portes de la ville ; qu’ils enverraient à Athènes des députés pour y ménager leurs intérêts, et que, jusqu’à leur retour, Pachès ne mettrait aucun Mitylénien dans les fers, ne le réduirait en esclavage, ne lui ferait donner la mort. Telle fut la convention. Ceux qui avaient le plus favorisé Lacédémone, frappés de crainte à l’entrée des ennemis, ne se fièrent pas au traité, et allèrent s’asseoir au pied des autels. Pachès les fit relever, et les mit en dépôt à Ténédos, où il ne devait leur être fait aucun mal, jusqu’à ce que les Athéniens eussent pris une résolution. Il envoya des trirèmes à Antisse, s’en rendit maître, et mit dans l’armée l’ordre qu’il jugea nécessaire.

XXIX. Cependant les Péloponnésiens des quarante vaisseaux, qui devaient faire diligence, avaient perdu du temps autour du Péloponnèse et fait lentement le reste de la traversée. Ils étaient à Délos avant qu’Athènes eût rien su de leur expédition ; ils en étaient partis et se trouvaient à Icare et à Mycone quand ils apprirent que Mitylène était rendue. Pour se mieux assurer de la vérité ils gagnèrent Embate d’Érythrée, où ils se trouvèrent sept jours environ après la reddition de la place. Parfaitement instruits de l’état des choses, ils délibérèrent sur ce qu’exigeaient les circonstances, et Teutiaple d’Élée parla ainsi :

XXX. « Alcidas, et vous Péloponnésiens qui partagez avec moi le commandement de l’armée, mon avis est de cingler vers Mitylène, sans plus de délai, avant qu’on y ait entendu parler de nous. Nous y trouverons, sans doute, un fort mauvais état de défense, comme dans une ville dont on ne fait que de prendre possession. C’est surtout du côté de la mer qu’on sera le moins sur ses gardes, parce qu’on est loin de s’attendre à voir arriver par-là des ennemis ; et c’est précisément de ce côté que nous avons une force redoutable. Sans doute aussi les troupes sont dispersées négligemment dans les maisons, parce qu’elles se fient sur leur victoire. Si donc nous profitons de la nuit pour les surprendre, j’espère qu’avec le secours de ce qui peut nous rester encore fidèle dans la place, nous nous saisirons de l’autorité. N’hésitons pas à faire cette tentative, persuadés que voilà, s’il en fut jamais, une des occasions qu’il faut saisir dans la guerre, et que le général qui se tient sur ses gardes, qui observe ce qui se passe chez l’ennemi, et qui en profite pour l’attaquer, réussira dans la plupart de ses entreprises.

XXXI. Il ne put amener Alcidas à être de son avis. Des exilés d’Ionie et des Lesbiens qui étaient sur la flotte lui conseillèrent, puisque l’on craignait de tenter ce hasard, de prendre quelque ville de l’Ionie, ou Cume en Æolie, ajoutant qu’ainsi l’on aurait une ville qui serait un point de départ pour exciter l’Ionie à la défection ; qu’on pouvait espérer de réussir ; que personne ne serait fâché de les voir arriver ; qu’en enlevant aux Athéniens cette principale source de leurs revenus, et en les obligeant à de la dépense pour rester en station près de la côte, il espérait engager Pissuthenès à joindre ses armes aux leurs. Alcidas ne se rangea pas non plus de cet avis : son intention était surtout de regagner au plus tôt le Péloponnèse, puisqu’on était arrivé trop tard à Mitylène.

XXXII. Il partit d’Embate, et relâchant à Myonèse, chez les Téiens, il fit égorger la plupart des prisonniers qu’il avait faits dans sa navigation. Pendant qu’il était à l’ancre devant Éphèse, des députés que lui envoyaient les Samiens d’Anæa vinrent le trouver, et lui dirent que c’était mal s’y prendre pour donner la liberté à la Grèce, que d’égorger des malheureux qui n’avaient pas été pris les armes à la main, qui n’étaient pas même des ennemis, mais qui se trouvaient par nécessité dans l’alliance d’Athènes ; que s’il ne changeait pas de conduite, il amènerait peu d’ennemis à son amitié, et changerait en ennemis un bien plus grand nombre de ses amis.

Il sentit la justesse de ces reproches, et renvoya tout ce qu’il avait entre les mains d’hommes de Chio et quelques autres de différens endroits ; car à la vue de ses vaisseaux, au lieu de fuir, on s’était approché, croyant que c’était une flotte athénienne. On était loin de penser que jamais, tant que les Athéniens auraient l’empire de la mer, des vaisseaux du Péloponnèse abordassent en Ionie.

XXXIII. Alcidas quitta précipitamment Éphèse, et sa navigation fut une fuite. Il avait été aperçu, lorsqu’il mouillait encore devant Claros, la Salaminienne et le Paralus qui venaient d’Athènes et se trouvaient dans ces parages[15]. Dans la crainte d’être poursuivi, il tint la haute mer, résolu de ne prendre terre volontairement que dans le Péloponnèse. Pachès et les Athéniens reçurent d’abord cette nouvelle d’Érythrée et ensuite de toutes parts. Comme l’Ionie n’est pas fortifiée, on était dans une grande crainte que les Péloponnésiens, même sans avoir intention de s’arrêter, n’attaquassent les villes en passant et ne les saccageassent. La Salaminienne et le Paralus annoncèrent qu’elles avaient vu elles-mêmes Alcidas à Claros. Pachès se mit en hâte à sa poursuite, le poussa jusqu’à la hauteur de Latmos, et retourna enfin quand il reconnut qu’il n’était plus possible d’attaquer l’ennemi. Il regardait comme un avantage, puisqu’il ne l’avait point joint en haute mer, de ne l’avoir atteint nulle part, et de n’avoir pas été dans la nécessité de prendre des campemens, d’établir des corps d’observation, et de mettre à l’ancre devant la flotte d’Alcidas.

XXXIV. A son retour, il relâcha au port de Notium. Il appartenait aux Colophoniens qui s’y étaient établis quand la ville haute eut été prise par Itaruè.e et les Barbares qu’une faction avait appelés. Cet événement était arrivé à peu près dansle temps que les Péloponnésiens avaient fait leur seconde invasion dans l’Attique. Il y eut de nouvelles dissensions entre ceux qui avaient cherché un refuge à Notium et les anciens habitans. Les derniers ayant reçu de Pissuthnès des secours composés d’Arcadiens et de Barbares, les logèrent dans l’enceinte de leurs murs, et les Colophoniens de la ville haute, qui tenaient pour les Mèdes, se joignirent à eux et s’emparèrent du gouvernement. L’autre parti, qui s’était soustrait à cette faction et qui vivait dans l’exil, appela Pachès. Celui-ci fit inviter à des conférences Hippias, chef des Arcadiens qui étaient dans la place, avec promesse de l’y remettre sain et sauf si l’on ne pouvait s’accorder. Hippias vint ; Pachès le retint sous une bonne garde, mais sans le mettre aux fers, et attaqua inopinément les murailles ; comme on ne s’attendait pas à ce coup de main, il les enleva, et donna la mort aux Arcadiens et à tout ce qui s’y trouvait de Barbares. Il y fit reconduire Hippias, comme il en était convenu, et dès que ce malheureux y fut rentré, on le saisit et on lui donna la mort à coups de flèches. Il rendit Notium aux Colophoniens, en excluant ceux du parti des Mèdes ; mais, dans la suite, les Athéniens y firent passer une colonie qui se gouverna suivant leurs lois, y réunissant des différentes villes tout ce qui s’y trouvait de Colophoniens.

XXXV. Pachès, arrivé à Mitylène, soumit Pyrrha et Éresse. Il prit le Lacédémonien Salæthus qui était caché dans la ville, et le fit partir pour Athènes avec les Mityléniens qu’il avait déposés à Ténédos, et tous ceux qu’il regardait comme les auteurs de la défection. Il renvoya la plus grande partie de l’armée, resta lui-même avec les troupes qu’il réservait, et mit à Mitylène et dans l’île de Lesbos, l’ordre qu’il crut à propos d’établir.

XXXVI. A l’arrivée des Mityléniens et de Salæthus, les Athéniens mirent le dernier à mort, malgré toutes les offres qu’il put faire ; entre autres celle d’éloigner de Platée les Lacédémoniens qui la tenaient encore assiégée. Ils délibérèrent ensuite sur la destinée des autres. Dans la chaleur de leur ressentiment, ils crurent devoir faire mourrir non-seulement ceux qu’ils avaient entre les mains, mais tous les Mityléniens qui se trouvaient en âge d’hommes, et réduire en servitude les enfans et les femmes, Ils ne leur reprochaient pas seulement de s’être livrés à la défection, quoique traités avec plus d’égards que les autres alliés, mais ce qui ne contribuait pas faiblement à les irriter, c’était que, pour secourir Mitylène, les vaisseaux du Péloponnèse n’avaient pas craint de se hasarder sur les côtes de l’Ionie ; et il paraissait assez que leur soulèvement n’avait pas été la suite d’une légère délibération. Ils firent partir une trirème pour donner avis de cette résolution à Pachès, avec ordre de faire périr sans délai les Mityléniens. Mais dès le lendemain ils se repentirent. Ils se représentaient combien il était atroce de prononcer la mort d’une ville entière, et non pas seulement des coupables.

Les députés mityléniens qui se trouvaient à Athènes, et ceux des Athéniens qui leur étaient favorables, ne s’aperçurent pas plus tôt de la révolution qui s’était opérée dans les esprits, qu’ils travaillèrent auprès des hommes en place à faire reprendre la délibération. Ceux-ci se laissèrent aisément persuader ; ils n’ignoraient pas que le plus grand nombre des citoyens désiraient qu’on fît revenir sur cette affaire. L’assemblée fut aussitôt formée ; il s’ouvrit des opinions différentes ; et celui qui, la première fois, avait fait passer le décret de mort, Cléon, fils de Cléœnète, le plus violent des citoyens dans toutes les circonstances, et l’homme, qui avait alors le plus d’ascendant sur le peuple, se présenta de nouveau, et parla ainsi :

XXXVII. « J’ai déjà reconnu bien des fois, en d’autres occasions, que la démocratie ne convient pas à une nation qui exerce un empire sur d’autres peuples ; votre repentir dans l’affaire des Mityléniens me le fait encore mieux sentir aujourd’hui. Accoutumés entre vous, dans votre conduite journalière, à la franchise et à la sécurité, vous conservez la même habitude avec vos alliés, sans penser que les fautes où vous tombez en vous rendant à leurs insinuations, et le relâchement de pouvoir où l’indulgence vous entraine, est une mollesse qui vous met en danger, sans leur inspirer de reconnaissance. Vous ne considérez pas que votre domination est un pouvoir usurpé sur des hommes libres, qu’ils manœuvrent pour la détruire, et que c’est malgré eux qu’ils y restent soumis. Ils vous obéissent, non parce que vous les caressez, en vous nuisant à vous-mêmes ; mais parce que vous l’emportez sur eux par la force, plutôt que vous ne les gagnez par la bienveillance. Ce qu’il peut y avoir de plus funeste, c’est si rien de ce que nous avons résolu n’est irrévocable, et si nous ignorons qu’un état se soutient mieux avec des lois vicieuses, mais inébranlables, qu’avec de bonnes lois qui n’ont pas de stabilité. L’ignorance modeste vaut mieux que l’habileté présomptueuse, et les hommes les plus ordinaires gouvernent généralement mieux les états que les plus habiles. Ceux-ci veulent se montrer plus sages que les lois, et l’emporter dans toutes les délibérations politiques : ils pensent ne pouvoir jamais trouver une plus belle occasion de faire valoir leur esprit ; et, par cet orgueil, ils mettent souvent l’état en danger : mais ceux qui se défient de leur intelligence, croient en savoir moins que les lois, et ne se flattent pas d’avoir le talent de reprendre les discours de ceux qui parlent bien. Comme ils ont plutôt de la justesse dans leur façon de voir, que la faculté d’entrer dans une joute d’esprit, ils réussissent le plus souvent. C’est ce que nous devons faire ; et non pas, fiers de pouvoir lutter contre les autres en esprit et en talens, donner à la multitude des avis contraires à nos propres opinions.

XXXVIII. « Pour moi, je m’en tiens a mon premier avis, et j’admire qu’on propose de discuter encore l’affaire des Mityléniens, et de nous faire perdre du temps, ce qui tourne à l’avantage des coupables, car la colère de l’offensé contre l’offenseur finit par s’émousser, mais, quand la vengeance suit l’injure de près, elle en est une représaille, et lui inflige une punition plus rigoureuse. J’admire aussi quiconque osera me contredire et entreprendre de montrer que les attentats des Mityléniens tournent à notre avantage, et nos revers au détriment de nos alliés. Vain de son éloquence, l’orateur luttera, sans doute, pour montrer que ce qui a été résolu ne l’est pas ; ou, bien payé de sa peine, on le verra, pour tâcher de vous égarer, travailler un discours spécieux. C’est l’état qui paie les prix de ces sortes de combats, et lui-même n’en remporte que des dangers. La faute en est à vous qui proposez ces funestes jeux, et qui avez coutume d’être spectateurs des discours et auditeurs des actions[16], vous qui conjecturez l’avenir d’après ce que disent de beaux parleurs, comme si les événemens devaient suivre leurs discours ; vous qui considérez les faits d’après les belles phrases de ceux qui se plaisent à les critiquer, et qui donnez moins de confiance à ce que vous voyez, qu’à ce qu’on vous fait entendre : excellens à vous laisser tromper par ce que les discours ont d’extraordinaire, et à ne vouloir pas suivre ce qui a été arrêté ; toujours esclaves de l’extraordinaire, et dédaigneux des choses accoutumées ; mais surtout voulant tous avoir le don de la parole ; sinon, contrariant ceux qui le possèdent, pour ne pas suivre son opinion que vous n’avez pas ouverte ; empressés à louer d’avance ceux qui disent des mots saillans ; prompts à deviner les paroles avant qu’elles aient été dites, et lents à en prévenir les conséquences ; cherchant, pour ainsi dire, autre chose que ce qui convient au monde où nous vivons, et ne pensant comme il faut sur rien de ce qui nous environne ; menés, en un mot, par le plaisir des oreilles, et ressemblant plutôt à des spectateurs assis pour entendre disputer des sophistes, qu’à des citoyens qui délibèrent sur les intérêts de l’état.

XXXIX. « Pour vous garantir, s’il est possible, de ces vices, je vais vous montrer que, de toutes les villes, il n’en est aucune qui vous ait aussi grièvement offensé que celle de Mitylène. J’aurais de l’indulgence pour les peuples qui, ne pouvant supporter votre domination, ou forcés par les ennemis, se seraient détachés de votre alliance ; mais que des gens qui occupent une île, qui sont bien fortifiés, qui ne peuvent craindre d’hostilités que du côté de la mer, qui ne manquent pas d’une bonne flotte pour les repousser, qui ne sont soumis qu’à leurs propres lois, et que vous avez plus considérés que tous les autres, aient pris ce parti, qu’est-ce autre chose, je ne dirai pas qu’avoir déserté votre alliance, c’est ce qui conviendrait à un peuple opprimé, mais qu’avoir comploté contre vous, que s’être rendus coupables de soulèvement, qu’avoir cherché à vous détruire, en s’unissant à vos plus cruels ennemis ? Leur crime est plus atroce que s’ils avaient eu assez de forces, et qu’ils s’en fussent servis pour vous faire la guerre. Ce n’a point été pour eux un exemple que le malheur de ceux qui ont tenté de vous abandonner, et qui sont retombés sous votre puissance ; ni le bonheur dont eux-mêmes jouissaient n’a pu les faire hésiter à se précipiter dans les hasards. Devenus audacieux contre l’avenir, se repaissant d’espérances au-dessus de leurs forces, mais au-dessous de leurs désirs, ils ont entrepris la guerre et préféré la violence à la justice ; et, dès qu’ils ont cru pouvoir l’emporter, ils nous ont attaqué sans avoir reçu d’injures. Les états se portent volontiers à la présomption, quand ils jouissent depuis peu d’une force inespérée ; et d’ordinaire les hommes se soutiennent mieux avec un bonheur qui n’a rien d’étonnant, que lorsqu’il s’élève au-dessus de ce qu’on devait attendre. On peut dire qu’il est plus aisé de repousser l’infortune que de se maintenir dans la prospérité. Il aurait fallu que, dès long-temps, les Mityléniens n’eussent pas obtenu, près de vous, plus de considération que les autres ; ils n’en seraient pas venus à ce degré d’insolence ; car il est naturel à l’homme de mépriser ceux qui le caressent, et de respecter ceux qui ne lui cèdent pas. Qu’ils soient punis maintenant comme le mérite leur crime, et que la faute ne soit pas imputée au petit nombre[17] pour absoudre le peuple. Tous nous ont également attaqués ; ils pouvaient recourir à nous, et ils seraient à présent de retour dans leurs foyers. Ils ont tous été complices de la défection, parce qu’ils ont regardé comme plus sûr de courir une même fortune avec leurs chefs. Il est une chose à bien considérer : si vous infligez la même peine à ceux de vos alliés qui vous abandonnent, forcés par les ennemis, et à ceux qui, d’eux-mêmes, se soulèvent contre vous, qui ne saisira pas le plus faible prétexte de les imiter, quand la liberté sera la récompense du succès, et qu’on pourra succomber sans rien avoir de bien fâcheux à craindre ? Nous aurons à risquer vie et fortune contre chaque ville. Victorieux, nous recouvrerons une ville détruite, et nous serons privés pour la suite des revenus qui assurent notre force : malheureux, nous aurons des ennemis nouveaux, outre nos anciens ennemis ; et dans le temps qu’il faudrait employer à nous défendre contre les nations rivales, nous aurons à combattre nos propres alliés.

XL. « Il faut donc ne leur laisser l’espérance ni de se procurer par des discours ni d’acheter à prix d’argent leur pardon, comme s’ils n’avaient commis que de ces fautes légères attachées à l’humanité. Ce n’est pas malgré eux qu’ils nous ont blessés ; c’est avec connaissance de cause qu’ils ont ourdi leurs trames. Ce qui est digne de pardon, c’est ce qui est involontaire. J’ai déjà combattu et je combats encore, pour que vous ne reveniez pas sur ce que vous avez résolu, et que vous ne péchiez pas par trois vices bien funestes à la domination : la pitié, le plaisir d’entendre de beaux discours et l’indulgence. Il est juste d’avoir de la pitié pour ceux de qui l’on en doit attendre, et non pour ceux qui n’auront pas pitié de nous à leur tour, et que la nécessité même rendra toujours nos ennemis. Les orateurs qui amusent par leur éloquence trouveront à se débattre dans des occasions moins importantes, sans profiter d’une cause où, pour le plaisir d’un moment, l’état souffrirait un grand dommage, tandis qu’eux-mêmes recevraient de riches récompenses de leurs beaux discours. L’indulgence doit être réservée pour ceux qui nous resteront attachés à l’avenir, et non pour des hommes qui seront toujours les mêmes et qu’on pourrait épargner sans qu’ils en fussent moins nos ennemis.

« Je ne dis plus qu’un mot pour me résumer. Si vous m’en croyez, vous ferez justice des Mityléniens, et ce sera consulter vos intérêts ; autrement, vous n’obtiendrez pas leur reconnaissance, et ce sera vous-mêmes qui serez punis ; car si leur défection est juste, c’est à tort que vous possédez l’empire, et si, même contre la justice, vous croyez devoir le conserver, il faut aussi, contre la justice, mais pour votre intérêt, les punir ; sinon, renoncez à la domination, et livrez-vous, hors des dangers qu’elle entraîne, à d’humbles vertus. Traitez-les comme ils vous auraient traités vous-mêmes, et que ceux qui sont échappés aux complots ne se montrent pas moins impitoyables que les conspirateurs. Pensez à ce qu’ils eussent fait, sans doute, s’ils avaient été vos vainqueurs, surtout après avoir été les premiers à vous faire injure. Quand on entreprend de nuire sans sujet, on veut perdre celui qu’on attaque, parce qu’on prévoit ce qu’on aurait à craindre de l’ennemi qu’on aurait épargné ; car celui qui s’est vu attaqué sans nécessité est plus implacable que s’il avait échappé à un juste ennemi. Ne devenez donc pas traîtres à vous-mêmes. Tenez-vous aussi près qu’il est possible, par la pensée, du mal qu’ils vous ont fait ; et comme vous auriez tout sacrifié pour les soumettre, rendez-leur les chagrins qu’ils vous ont donnés, sans faiblesse pour leur situation présente, et sans oublier le danger alors suspendu sur vos têtes. Punissez-les justement, et montrez, par cet exemple, aux alliés, que la peine de la défection sera la mort. S’ils le savent une fois, vous aurez moins souvent à négliger vos ennemis pour combattre des amis infidèles. »

XLI. Ainsi parla Cléon. Après lui s’avança Diodote, fils d’Eucrate. Il s’était déclaré, dès la première assemblée, contre la mort des Mityléniens, et c’était lui qui avait contredit le plus fortement Cléon. Il parla à peu près en ces termes :

XLII. « Je ne blâme pas ceux qui veulent remettre en délibération la destinée des Mityléniens, et je n’approuve pas ceux qui trouvent mauvais qu’on revienne plusieurs fois sur des objets de la plus grande importance. Il est deux choses que je crois surtout contraires à une sage délibération : la précipitation et la colère : l’une ordinairement accompagnée de démence, l’autre d’ignorance et de légèreté. Soutenir que ce ne sont pas les discours qui enseignent comment on doit agir, c’est montrer peu de raison ou quelque intérêt particulier : peu de raison, si l’on croit qu’il est d’autres moyens de répandre la lumière sur l’avenir et sur des questions obscures ; de l’intérêt, si dans l’intention de faire passer quelque chose de honteux, et dans l’impuissance de bien parler pour appuyer une mauvaise cause, on espère effrayer, par d’adroites calomnies, ses adversaires et ses auditeurs. Mais il n’est pas d’hommes plus odieux que ceux qui, sans vous laisser même énoncer votre opinion, vous accusent de n’être qu’un déclamateur à gages. S’ils se contentaient de vous accuser d’ineptie, vous emporteriez, en perdant votre cause, la réputation d’un sot, et non celle d’un malhonnête homme ; mais quand on met en avant contre son adversaire le reproche d’iniquité, s’il gagne, il devient suspect ; et s’il perd, il passe à la fois pour injuste et malhabile.

« Ces manœuvres ne procurent aucun avantage à l’état. La crainte le prive d’utiles conseillers. Il aurait plus à gagner si les gens qui font usage de ces moyens n’avaient pas le don de la parole ; il ne se laisserait pas entraîner à tant de fautes. Le bon citoyen ne doit pas effrayer ceux qui défendent une opinion contraire à la sienne ; mais en leur laissant la faculté de parler, il doit montrer lui-même, par la parole, que la raison est de son côté. Je ne demande pas qu’une république sage comble de nouveaux honneurs le citoyen qui lui donne le plus d’utiles conseils ; mais qu’elle ne retranche rien de ceux dont il jouit, et que, loin d’infliger aucune peine à celui dont l’avis est rejeté, elle ne l’offense pas même dans sa réputation. Ainsi l’orateur dont l’avis l’emportera n’aura rien avancé ni contre son sentiment ni pour complaire à ceux qui 1’écoutent, dans l’espérance d’en recevoir de plus grands honneurs ; et celui qui sera moins heureux, n’aura pas cherché non plus à flatter la multitude et à se la concilier.

XLIII. « Nous faisons tout le contraire, au point que si nous soupçonnons un citoyen de parler par intérêt, c’est en vain qu’il dira des choses utiles ; envieux du profit que nous lui soupçonnons qu’il doit faire, sans en avoir aucune certitude, nous rejetons l’avantage certain qu’il procurerait à l’état. Il est passé en usage que de bons avis donnés avec simplicité ne soient pas moins suspects que des conseils funestes : d’où il faut également conclure que celui qui veut faire adopter au peuple les mesures les plus funestes se le concilie en le trompant, et que celui qui ouvre une bonne opinion commence par mentir pour se faire croire. Notre république, avec toutes ses défiances, est la seule qu’on ne puisse servir franchement et sans la tromper. Si l’on veut sans détour lui offrir quelque avantage, elle suppose qu’on attend de l’affaire quelque profit caché.

« Ainsi, dans les circonstances les plus importantes, toujours exposés à de pareils soupçons, nous sommes obligés, en prenant la parole, de voir plus loin que vous qui n’avez que des vues assez courtes, et d’être responsables de nos conseils, quand vous ne l’êtes pas des sentimens dans lesquels vous nous écoutez. Si celui qui donne son avis et celui qui s’y laisse entraîner avaient le même danger à courir, vous jugeriez avec plus de retenue ; au lieu que dans l’état des choses, si par emportement il vous arrive de prendre un mauvais parti, vous punissez celui qui vous a persuadés et qui n’avait que sa seule opinion, et vous restez impunis, vous dont l’erreur était l’opinion du grand nombre.

XLIV. « Je n’ai pris la parole ni pour contredire ni pour accuser personne au sujet des Mityléniens. Ce n’est pas sur leurs offenses que nous avons à délibérer, si nous nous comportons sagement ; mais sur le meilleur parti que nous avons à prendre. Quand je démontrerais que les Mityléniens ont commis le plus grand des crimes, je n’en conclurais pas qu’il faut leur donner la mort, si leur mort nous est inutile ; et s’ils étaient dignes de quelque clémence, je ne dirais pas qu’il faut leur pardonner, si ce parti n’était pas avantageux à l’état. Je crois que c’est sur l’avenir que nous avons à délibérer, bien plus que sur le présent. Cléon s’appuie surtout sur ce qu’en prononçant la peine de mort, vous acquerrez pour l’avenir un avantage, celui d’éprouver moins de défections ; et moi, en m’appuyant aussi sur ce qui doit vous être utile à l’avenir, je pense tout le contraire, et je vous prie de ne pas rejeter les avantages que vous offrira mon discours, séduits par ce que le sien a de plausible. Ce qu’il vous a dit, mieux d’accord avec votre ressentiment actuel contre les Mityléniens, vous semble plus juste et vous entraîne ; mais nous, sans chercher ce qu’ils méritent suivant les règles de la justice, nous délibérons pour sevoir quel est le parti le plus utile à prendre sur leur sort.

XLV. « Dans les états, la peine de mort est prononcée contre un grand nombre de délits, et non-seulement pour des crimes égaux à ceux des Mityléniens, mais pour des fautes plus légères ; cependant on en court les risques, emporté par l’espérance, et personne, en formant un complot, ne s’expose au danger avec l’idée de n’en pas sortir. El quelle ville jamais s’est livrée à la défection dans la pensée qu’elle n’était, ni par ses propres forces ni par celles des autres, en état de la soutenir ? il est de la nature de l’homme de faire des fautes et dans les affaires privées et dans les affaires publiques ; c’est ce qu’aucune loi ne sera capable d’empêcher. On a passé par tous les degrés de peines, les aggravant toujours, pour être moins exposé aux attentats des malfaiteurs. Autrefois sans doute les punitions étaient plus douces pour les plus grands crimes ; mais comme on les affrontait avec le temps, la plupart furent changées en celle de mort, et cependant on la brave elle-même. Il faut donc maintenant trouver quelque épouvantail encore plus terrible, ou reconnaître qu’elle n’empêche rien. La misère donne une audace qu’inspire la nécessité ; la richesse conduit à l’ambition par l’insolence et l’orgueil ; dans toute situation, les passions des hommes les portent toujours à se hasarder, tous entrainés par quelque penchant invincible. À toutes les autres, se mêlent l’espérance et le désir : l’un commande, l’autre le suit ; celui-ci forme les desseins, celle-là suppose la fortune favorable, et tous deux causent nos plus grands maux. Les avantages incertains l’emportent sur les dangers qu’on a sous les yeux ; la fortune surtout se joint à tout le reste et rend les hommes entreprenans. Comme elle arrive souvent lorsqu’elle était le moins attendue, elle engage à se hasarder avec les plus faibles moyens, et c’est aux peuples surtout qu’elle inspire celle audace, parce qu’il s’agit pour eux des plus grands objets, la liberté ou la domination ; et parce que chaque citoyen, environné de tous, conçoit follement la plus haute idée de lui-même. En un mot, il est impossible, et c’est une simplicité de se promettre, ou par la force des lois ou par aucune autre crainte, d’opposer une digue à la nature humaine fortement emportée vers l’objet qu’elle se propose.

XLVI. « Il ne faut donc pas, dans l’idée que la peine de mort est un sûr garant et qu’on n’osera la braver, prendre une résolution désastreuse, ni montrer aux villes révoltées qu’il n’est plus pour elles d’espérance dans le repentir, et qu’un prompt retour ne saurait effacer leur crime. Considérez que maintenant une ville rebelle qui prévoit sa ruine, entre en composition, capable encore de payer les frais de la guerre et d’acquitter à l’avenir les tributs ; mais avec le parti qu’on vous conseille, croyez-vous qu’il soit une ville qui ne fasse pas de meilleures dispositions que dans l’état actuel des choses, et qui ne soutienne pas le siège jusqu’à la dernière extrémité, s’il devient indifférent de traiter de bonne heure ou de faire une résistance opiniâtre ? Ne sera-ce donc pas un dommage pour nous de nous épuiser en dépenses devant une place qui ne capitulera pas ; et si nous y entrons de force, de ne la prendre que ruinée et d’être privés pour l’avenir des tributs que nous devions en attendre ? Ce sont ces tributs qui nous donnent de la force contre nos ennemis ; ne blessons donc pas nous-mêmes nos intérêts, en jugeant les coupables sur les principes d’une justice rigoureuse, et regardons plutôt comment dans la suite, en n’infligeant que des peines modérées, nous tirerons, pour les contributions, parti des villes opulentes. Ne croyons pas que ce soit par la sévérité des lois que nous parviendrons à les garder ; ce sera par une active vigilance. Nous faisons actuellement le contraire, et si nous soumettons une ville libre qui ne reste sous notre domination que par la force et qui cherche naturellement à recouvrer ses droits. nous croyons devoir la punir avec rigueur. Il ne s’agit pas de châtier sévèrement des hommes libres qui se soulèvent, mais de les bien garder avant qu’ils puissent se soulever ; d’empêcher que l’idée même de la défection ne se présente à leur esprit, et quand on est obligé de les soumettre, de ne leur imputer qu’avec la plus grande douceur le crime de leur rébellion.

XLVII. « Voyez dans quelle faute vous entraînerait, à cet égard, l’avis de Cléon. Maintenant, dans toutes les villes, la classe du peuple vous est favorable ; il ne partage pas la rébellion des chefs, ou s’il y est forcé, il devient bientôt leur ennemi. Qu’une ville se révolte, vous marchez contre elle, déjà sûrs de le voir combattre avec vous ; mais si vous exterminez celui de Mitylène, qui n’a pas même eu de part à la rébellion et qui n’a pas eu plus tôt des armes que, de son propre mouvement, il vous a livré la place, d’abord vous serez injustes en donnant la mort à vos bienfaiteurs, et ensuite vous ferez en faveur des hommes puissans ce qu’ils désirent le plus ; car dès qu’ils exciteront un soulèvement, ils auront le peuple dans leur parti, parce que vous aurez montré d’avance que vous infligiez la même peine aux innocens et aux coupables. Si même il était criminel, il faudrait encore le dissimuler, pour ne pas vous faire une ennemie de la seule classe qui est votre alliée naturelle. Je crois que, pour maintenir votre domination, il vous est bien plus avantageux de supporter de bonne grâce une offense, que de punir justement ceux que vous devez épargner. Cette justice et cette utilité, que Cléon vous propose dans le châtiment des Mityléniens, ne peuvent se trouver ensemble.

XLVIII. « Reconnaissez que je vous donne le meilleur avis ; et sans trop accorder à la pitié ni à l’indulgence (car c’est à quoi je ne prétends pas moi-même vous engager), mais persuadés par les raisons que je vous ai fait entendre, jugez de sang-froid ceux des Mityléniens que Pachès vous a envoyés comme coupables, et laissez les autres dans leurs foyers. Voilà ce qui, pour l’avenir, est avantageux, et ce qui, dès ce moment, est terrible pour vos ennemis ; car se conduire avec sagesse, c’est prendre sur eux plus d’avantage que de joindre, en les attaquant, l’imprudence à la force des armes. »

XLIX. Ainsi parla Diodote. Il fut ouvert des avis absolument opposés ; les Athéniens se débattirent avec la même chaleur pour les opinions contraires, et les suffrages furent à peu près partagés ; cependant l’opinion de Diodote l’emporta. Aussitôt on se hâta d’expédier une seconde trirème ; on craignait qu’elle ne fût prévenue par l’autre et qu’elle ne trouvât toute la ville massacrée : la première avait à peu près l’avance d’un jour et d’une nuit. Les députés de Mitylène approvisionnèrent le vaisseau de farine et de vin, et promirent de bien récompenser l’équipage, s’il ne se laissait pas devancer. Les matelots firent une telle diligence, qu’ils mangeaient et manœuvraient en même temps, ne faisant que tremper leur farine dans du vin et de l’huile ; ils se partageaient, et pendant que les uns travaillaient, les autres prenaient du sommeil[18]. Le bonheur voulut qu’ils n’eussent aucun vent contraire. La première trirème, chargée d’une triste mission, ne hâtait pas sa course, et la seconde fit tant de diligence, qu’elle ne fut prévenue que du temps qu’il fallut à Pachès pour lire le décret ; on allait obéir, la seconde trirème arrive et empêche l’exécution. Ce ne fut qu’à cet espace d’un moment, que tint le sort de Mitylène.

L. Les autres Mityléniens, que Pachès avait envoyés comme les principaux auteurs du mouvement, furent mis à mort suivant l’avis de Cléon ; ils étaient un peu plus de mille. On abattit les murailles de Mitylène, on saisit les vaisseaux, et dans la suite, au lieu d’imposer un tribut aux habitans de Lesbos, on divisa leurs terres en trois mille lots ; celles de Méthymne furent exceptées. Trois cents de ces lots furent réservés et consacrés aux dieux ; les autres furent partagés au sort entre des citoyens d’Athènes, qu’on envoya en prendre possession. Les Lesbiens les prirent à ferme et les cultivèrent, en payant chaque année deux mines[19] par lot. Les Athéniens prirent aussi dans le continent les villes que les Mityléniens y possédaient, et les soumirent à leur domination. Tels furent les événemens de Lesbos.

LI. Le même été[20], après la réduction de cette île, les Athéniens, sous le commandement de Nicias, fils de Nicératus, attaquèrent Minoa, ville adjacente à Mégare. Les Mégariens y avaient construit une tour et en avaient fait une place de défense. Le dessein de Nicias était d’y établir, pour les Athéniens, un fort qui serait moins éloigné que Boudore et Salamine ; d’empêcher les Péloponnésiens de s’en faire un point secret de départ, pour courir la mer, et expédier, comme ils l’avaient déjà fait, des trirèmes et des bâtimens remplis de pirates ; enfin, de couper tous les moyens de faire des importations à Mégare. D’abord il battit, du côté de la mer, avec des machines, et emporta deux tours avancées du port de Nisée, rendit libre le passage entre l’île et ce port, et fortifia la partie du continent par où l’on pouvait porter du secours à cette île, au moyen d’un pont jeté sur des marais ; car l’île est très voisine de la terre ferme. Tout cela fut l’ouvrage de peu de jours. Ensuite il fortifia l’île, y laissa garnison et s’en retourna avec son armée.

LII. Vers la même époque de cet été, les Platéens réduits à la disette, et ne pouvant plus soutenir le siège, se rendirent de la manière suivante. Les Péloponnésiens livrèrent un assaut que les assiégés ne furent pas en état de repousser. Le général lacédémonien reconnut leur faiblesse ; mais il ne voulait pas entrer dans la place de vive force. C’est que ses instructions portaient que, si l’on venait un jour à traiter avec les Athéniens, à condition de rendre de part et d’autre les villes qu’on aurait prises, il fallait que Platée pût ne pas entrer dans ces restitutions, comme s’étant donnée de sa propre volonté. Il envoya donc un héraut déclarer aux assiégés que, s’ils remettaient volontairement la place aux Lacédémoniens, et qu’ils voulussent les prendre pour juges, on sévirait contre les coupables ; mais que personne ne serait puni sans jugement : telle fut la proclamation du héraut. Comme ils étaient réduits aux dernières extrémités, ils se rendirent. Les Péloponnésiens leur fournirent des vivres pendant quelques jours, en attendant que les juges, au nombre de cinq, fussent venus de Lacédémone.

Mais à leur arrivée, on n’établit contre les Platéens aucun chef d’accusation ; on se contenta de les faire paraître et de leur demander si, dans la guerre actuelle, ils avaient rendu quelque service aux Lacédémoniens et à leurs alliés. Ces malheureux demandèrent à s’étendre davantage sur leur justification, et ils chargèrent de leur défense deux de leurs concitoyens. Astymaque, fils d’Asopolaüs, et Locon, fils d’Aïmneste, qui avait avec les Lacédémoniens des liaisons d’hospitalité. Ils comparurent, et voici comment ils s’exprimèrent :

LIII. « Quand par confiance en vous, ô Lacédémoniens, nous vous avons rendu notre ville, nous comptions subir un jugement plus légal, et non tel que celui dont nous sommes menacés. Noas n’avons pas accepté d’autres juges que vous ; c’est vous seuls que nous reconnaissons encore, et c’est ainsi que nous nous sommes flattés d’obtenir justice. Nous craignons maintenant d’avoir été déçus dans l’une et l’autre de nos espérances ; car nous avons lieu de soupçonner que c’est contre une peine capitale que nous avons à nous défendre, et que nous ne vous trouverons pas exempts de partialité. C’est ce que nous avons trop de raisons de conjecturer, quand, d’un côté, l’on ne nous intente pas une accusation que nous ayons à combattre, mais que c’est nous qui demandons à parler ; et que, de l’autre, on ne nous fait qu’une courte question, telle que nous parlons contre nous-mêmes, si nous y répondons suivant la vérité, et que, si nous la déguisons, nous sommes convaincus de mensonge. Embarrassés de toutes parts, nous sommes réduits au parti qui semble le plus sûr, celui de hasarder quelques mots en notre faveur. Car, dans la situation où nous sommes, ce que nous n’aurions pas dit, on pourrait croire qu’en at entendre, nous aurions pu nous sauver.

« Cependant il se joint à nos autres malheurs la difficulté de vous persuader. Si nous ne nous connaissions pas les uns et les autres, nous pourrions espérer de servir notre cause en citant en témoignage des faits que vous ignoreriez ; mais nous allons parler devant des juges qui savent tout ce que nous pourrons dire. Ce que nous avons à craindre, ce n’est pas que vous nous fassiez un crime de vous être inférieurs en vertus ; mais que, dans le dessein de complaire à d’autres, vous ne nous fassiez plaider une cause déjà jugée.

LIV. « Nous n’en exposerons pas moins nos droits dans nos différends avec les Thébains ; nous rappellerons les services que nous vous avons rendus à vous-mêmes et au reste de la Grèce, et nous ne négligerons rien pour vous persuader. A la courte question qui nous est faite : si, dans cette guerre, nous avons rendu quelque service aux Lacédémoniens et à leurs alliés, nous répondons que si vous nous interrogez comme ennemis, vous n’avez pas à vous plaindre de ce que nous ne vous avons point obligés ; que si c’est comme amis, vous avez péché vous-mêmes plus que nous, en nous apportant la guerre. Pendant la paix et dans la guerre contre les Mèdes, nous nous sommes montrés dignes de votre estime : pendant la paix, parce que nous n’avons pas été les premiers à l’enfreindre ; dans la guerre contre les Mèdes, parce que seuls des Bœotiens, unis à vous, nous avons défendu la liberté de la Grèce. Habitans que nous étions du continent, nous avons combattu sur mer à Artémisium, et dans la bataille qui s’est livrée sur notre territoire, nous vous avons secondés, vous et Pausanias. Tous les autres dangers qu’à cette époque les Grecs ont eus à courir, nous les avons partagés au-delà de nos forces. Et vous-mêmes en particulier, ô Lacédémoniens, quand Sparte fut enveloppée de la plus grande terreur, quand, après le tremblement de terre, les Ilotes se furent cantonnés dans Itôme, vous vîtes le tiers de nos forces venir à votre secours ; ce sont des services qu’il ne vous convient pas d’oublier.

LV. « Voilà quels nous nous glorifions d’avoir été dans les temps anciens et dans les circonstances les plus importantes. Dans la suite, nous sommes devenus ennemis ; mais la faute en est à vous ; car, opprimés par les Thébains quand nous eûmes besoin de secours, vous nous repoussâtes, et c’est de vous-mêmes que nous reçûmes le conseil de recourir aux Athéniens, parce qu’ils étaient nos voisins et que vous étiez trop éloignés de nous. Cependant, au milieu de la guerre, vous n’avez reçu de notre part aucune insulte, et vous n’en aviez pas à craindre pour l’avenir. Si nous n’avons pas voulu nous détacher, à vos ordres, de l’alliance d’Athènes, notre conduite n’avait rien d’injuste ; car les Athéniens nous avaient secourus contre Thèbes, quand vous étiez lents à nous défendre : et c’eût été une honte de les trahir, après avoir éprouvé leurs bienfaits, imploré leur alliance et reçu chez eux le droit de cité. Marcher avec zèle où ils nous appelaient, tel était notre devoir. Quant aux entreprises auxquelles vous avez, les uns et les autres, conduit vos alliés, s’il en est de répréhensibles, ceux qui vous ont suivis ne sont pas coupables, mais vous-mêmes qui les meniez à d’injustes exploits.

LVI. « Après un grand nombre d’injures que nous avons reçues des Thébains, vous connaissez la dernière, qui est la cause de notre malheur. Quand ils surprirent notre ville, non-seulement en temps de paix, mais pendant l’hiéroménie[21], nous eûmes le droit de nous défendre, suivant la loi reçue chez tous les hommes, qui leur permet de combattre un agresseur ; et ce serait une injustice de nous punir aujourd’hui, en faveur de ceux qui nous ont attaqués. Car si vous prenez, sur votre utilité présente et sur leur haine, la mesure du juste, vous montrerez que vous n’êtes pas des juges intègres du droit, et que vous servez plutôt l’intérêt. Et certes, si les Thébains semblent aujourd’hui vous être utiles, nous le fûmes bien davantage autrefois, et nous et les autres Grecs, quand vous étiez dans un plus grand danger ; car maintenant, terribles aux autres, c’est vous qui les attaquez ; mais alors, quand les Barbares apportaient à tous la servitude, ces gens-ci étaient avec eux. Et il est juste que vous compensiez notre faute actuelle, s’il est vrai que nous en ayons fait une, par le zèle que nous montrâmes alors. Vous trouverez un grand service contre une faute légère, et dans des circonstances où il était rare que des Grecs opposassent quelque vertu à la puissance de Xerxès. Alors furent comblés d’éloges ceux qui ne firent pas consister leurs intérêts à se mettre en sûreté contre l’invasion, et qui osèrent montrer la plus belle audace au milieu des dangers : nous fûmes de ce nombre, et comblés des premiers honneurs, nous craignons qu’ils ne causent aujourd’hui not re perte, pour avoir préféré justement de nous unir aux Athéniens, plutôt, ô Lacédémoniens, que de consulter notre avantage qui nous aurait conseillé de nous joindre à vous. Cependant, ô Lacédémoniens, vous devez toujours porter le même jugement sur les mêmes actions, et croire que vous n’avez pas d’autre intérêt que de conserver toujours une solide reconnaissance des bons offices, quand même votre utilité présente ne s’accorderait pas avec cette conduite.

LVII. « Considérez que vous êtes maintenant regardés comme un modèle de vertu offert au plus grand nombre des Grecs, et que le jugement que vous allez porter dans notre cause ne restera point enseveli dans l’obscurité. Ce seront des hommes célèbres qui prononceront sur des hommes estimables. Si ce jugement n’est pas équitable, on n’apprendra point avec indifférence que vous ayez rien prononcé d’injuste contre des gens de bien, vous qui l’emportez sur eux en vertu, ni que vous ayez consacré nos dépouilles dans les temples, après que nous avons été les bienfaiteurs de la Grèce. On regardera comme une atrocité que les Lacédémoniens aient détruit Platée ; que vos pères, en témoignage de sa valeur, aient inscrit cette ville sur le trépied consacré dans le temple de Delphes, et que vous, pour complaire aux Thébains, vous l’ayez effacée de la Grèce entière. Car c’est à cette extrémité que nous sommes réduits, nous qui étions perdus si les Mèdes eussent remporté la victoire, et qui vous voyons aujourd’hui, vous qui nous fûtes unis par la plus étroite amitié, nous préférer les Thébains. Les deux dangers les plus terribles viennent de se réunir presque à la fois contre nous : d’abord celui de périr par la faim, si nous ne rendions pas notre ville, et maintenant celui d’être condamnés à mort. Nous sommes repoussés de tous, isolés et sans défenseurs, nous, ces mêmes Platéens, qui avons montré pour les Grecs un courage au-dessus de nos forces. Aucun de ceux qui portèrent avec nous les armes ne daigne nous secourir, et vous, Lacédémoniens, notre seule espérance, nous craignons que vous ne nous soyez infidèles.

LVIII. « Nous osons cependant vous en conjurer, au nom des dieux qui combattirent autrefois avec nous, et en mémoire du courage que nous avons montré pour le salut des Grecs, laissez-vous fléchir, et abjurez les sentimens qu’ont pu vous inspirer les Thébains. Il est une grâce que vous pouvez exiger d’eux : c’est qu’ils ne donnent pas la mort à ceux qu’il ne vous convient pas de condamner. Demandez-leur un service honnête au lieu d’un service honteux qu’ils attendaient de vous, et pour leur complaire, ne vous déshonorez pas. Il faut peu de temps pour détruire nos corps ; il serait bien difficile d’effacer l’opprobre de cet attentat. Ce ne serait pas, en nous, des ennemis que vous puniriez justement, mais des amis que la nécessité força de vous combattre. Nous délivrer de la crainte du supplice, ce sera nous juger avec équité, nous qui, vous ne devez pas l’oublier, nous sommes rendus à vous de nous-mêmes ; que vous avez reçus tendant vers vous des mains suppliantes ; à qui, suivant les usages des Grecs, il ne vous est pas permis de donner la mort, et qui, dans tous les temps, fûmes vos bienfaiteurs. Tournez les yeux vers les tombes de vos pères, morts sous le fer des Mèdes, et ensevelis dans nos campagnes, à qui nous accordons chaque année un tribut public de vêtemens et les autres offrandes conformes à l’usage[22]. Nous leur apportons les prémices de tous les fruits de la contrée ; amis, nous leur offrons les présens d’une terre amie, et alliés, nous rendons hommage à ceux qui ont porté les armes avec nous. Par un jugement inique, vous détruiriez ces institutions. Quand Pausanias donna la sépulture à vos pères, songez qu’il crut les déposer dans une terre amie, au milieu d’hommes bienveillans ; et vous, si vous nous ôtez la vie, si vous soumettez à la domination de Thèbes les champs de Platée, que ferez-vous autre chose qu’abandonner vos pères dans une terre ennemie, au pouvoir de ceux qui leur ont ravi le jour ; que les priver des honneurs qui maintenant leur sont rendus ? Je dirai plus encore : vous asservirez le pays où les Grecs ont assuré leur liberté ; vous rendrez déserts les temples où ils ont imploré les dieux en allant à la victoire, et vous enlèverez à ceux qui les ont fondés les sacrifices que nous célébrons à l’exemple de nos pères.

LIX. « Ce serait une tache à votre gloire, ô Lacédémoniens, d’offenser les lois communes des Grecs et les mânes de vos ancêtres, et sans avoir à vous plaindre d’aucune offense, de perdre vos bienfaiteurs pour satisfaire une haine étrangère. Ce qui est digne de vous, c’est de nous épargner, de vous laisser fléchir, de concevoir une juste pitié. Ne considérez pas seulement l’atrocité de notre supplice, mais quels nous sommes, nous qui le souffririons ; réfléchissez sur l’instabilité de la fortune, et songez comment elle frappe ceux qui ont le moins mérité ses coups. La circonstance, la nécessité nous obligent d’implorer les dieux adorés en commun sur les mêmes autels, et que révèrent tous les Grecs, et de les prier de vous rendre sensibles à nos malheurs. Nous attestons les sermens qu’ont prêtés vos pères de ne pas oublier nos services ; nous nous rendons les supplians des tombeaux de vos ancêtres ; nous implorons ces héros qui ne sont plus ; nous leur demandons de n’être pas soumis au jugement des Thébains, de n’être pas livrés, nous qui fûmes leurs amis les plus chers, à leurs plus grands ennemis. Nous vous rappelons ce jour que nous signalâmes avec eux par les actions les plus éclatantes, nous qui sommes en danger aujourd’hui de subir le sort le plus cruel. Pour terminer ce discours, puisqu’il le faut enfin, affreuse nécessité pour des hommes qui risquent de cesser en même temps de parler et de vivre, nous vous représentons que ce n’est point aux Thébains que nous avons rendu notre ville ; car nous aurions préféré le plus honteux supplice, celui de la faim : mais c’est dans vos bras que nous nous sommes jetés avec confiance, et il est juste, si vous ne vous rendez pas à nos prières, de nous remettre en l’état où nous étions et de nous laisser le choix du danger que nous voulons courir. O Lacédémoniens, nous vous conjurons, nous, ces mêmes Platéens qui ont montré pour les Grecs tant de zèle, de n’être pas livrés de vos propres mains, après avoir reçu votre fui, après être devenus vos supplians, aux Thébains, nos plus mortels ennemis. Devenez nos sauveurs, et ne nous perdez pas, quand vous délivrez le reste de la Grèce. »

LX. Ainsi parlèrent les Platéens. Les Thébains alors s’avancèrent, dans la crainte qu’à ce discours les Lacédémoniens ne se relâchassent de leur rigueur. Ils dirent qu’ils voulaient aussi se faire entendre, puisque, contre leur avis, on avait permis aux Platéens de faire une longue réponse à la question qu’on leur avait adressée. On leur permit de prendre la parole, et voici comment ils s’exprimèrent :

LXI. « Nous n’aurions pas demandé la parole, si les Platéens avaient eux-mêmes répondu brièvement à la question qui leur était faite ; s’ils ne s’étaient pas rendus nos accusateurs ; si, sortant du sujet et s’étendant sur des reproches qu’on ne leur faisait pas, ils n’eussent pas fait d’eux-mêmes une longue apologie, et ne se fussent pas prodigués des éloges sur ce que personne ne songeait à blâmer. Nous sommes obligés maintenant de répondre à leurs accusations et de détruire les louanges qu’ils se donnent, pour leur ôter l’avantage qu’ils veulent tirer de notre crime et de leur gloire, pour que vous ne portiez un jugement qu’après avoir entendu la vérité sur les deux parties.

« Nous allons d’abord remonter à la première origine de nos divisions. Platée, avec quelques autres places dont nous nous étions rendus maîtres, en chassant un mélange d’hommes qui les occupaient, fut la dernière fondation que nous fimes dans la Bœotie ; mais les Platéens ne daignèrent pas, comme il leur avait été d’abord imposé, reconnaître notre domination ; seuls des Bœotiens, ils transgressèrent nos antiques lois, eurent recours aux Athéniens quand nous voulûmes les contraindre à les observer, et conjointement avec ces alliés, ils nous ont fait beaucoup de mal, et en ont éprouvé beaucoup aussi de notre part.

LXII. « Ils prétendent que, lors de l’invasion des Barbares, seuls des Bœotiens ils n’ont pas été favorables aux Mèdes : tel est le sujet de leur orgueil et des traits qu’ils lancent contre nous. Mais nous prétendons, nous, que s’ils n’embrassèrent pas le parti des Mèdes, c’est que les Athéniens ne le suivirent pas ; et que, par la même raison, lorsque, dans la suite, les Athéniens marchèrent contre les Grecs, seuls des Bœotiens ils ont suivi le parti d’Athènes. Mais considérez dans quelles circonstances eux et nous avons tenu cette conduite. Notre ville n’était alors ni soumise à un certain nombre de magistrats, ni régie par la volonté du peuple ; mais, ce qui est le plus contraire à un gouvernement légal et modéré, et ce qui approche le plus de la tyrannie, les affaires étaient dans les mains de quelques ambitieux. Dans l’espérance de conserver plus sûrement leur pouvoir si le Mède avait l’avantage, ils continrent le peuple par la force et donnèrent entrée aux Barbares. La république n’était pas maîtresse d’elle-même, et il est injuste de lui reprocher les fautes qu’elle a commises dans l’absence des lois.

« Mais après la retraite des Mèdes et le rétablissement de notre constitution, quand, dans la suite, les Athéniens marchèrent contre la Grèce dans le dessein de se la soumettre et notre pays avec elle ; quand, à la faveur des divisions, ils en avaient envahi déjà une grande partie ; considérez si, victorieux à Coronée, ce n’est pas nous qui avons délivré la Bœotie, et si nous manquons à présent de zèle pour rendre aux autres la liberté, nous qui fournissons plus de cavalerie et de tout ce qui est nécessaire à cette belle entreprise qu’aucun autre des alliés. Voilà notre réponse au reproche qu’on nous fait d’avoir été les partisans des Mèdes.

LXIII. « Que vous-mêmes, ô Platéens, vous vous soyez rendus coupables des plus graves offenses envers les Grecs, et qu’il ne soit pas de supplice que vous n’ayez mérité, c’est ce que nous allons essayer de prouver. C’est, à vous entendre. pour vous venger de nous que vous êtes entrés dans l’alliance des Athéniens, que vous avez obtenu chez eux le droit de cité. Il fallait donc les susciter contre nous seuls, sans marcher avec eux contre d’autres peuples de la Grèce, et s’ils vous entrainaient malgré vous dans quelques entreprises, il ne tenait qu’à vous de réclamer cette alliance que vous aviez contractée avec les Lacédémoniens contre les Mèdes, et que vous affectez si bien de faire valoir. Elle était capable au moins de vous garantir de nos efforts ; et, ce qui est bien important, de vous mettre au dessus de la crainte dans vos délibérations. Mais c’est de votre propre mouvement, et sans y être forcés, que vous avez préféré de vous jeter dans le parti d’Athènes ; et vous dites qu’il était honteux de trahir vos bienfaiteurs. Il était bien plus honteux de trahir tous les Grecs, à qui vous liaient vos sermens, que les seuls Athéniens : ils asserviraient la Grèce ; les autres combattaient pour la rendre libre. La reconnaissance que vous leur témoigniez, accompagnée de honte, était bien différente du bienfait que vous aviez reçu ; car, de votre aveu, vous les aviez appelés, exposés vous-mêmes à l’injustice, et vous deveniez leurs coopérateurs dans les injustices qu’ils faisaient à d’autres. Certes, il est moins honteux de ne pas reconnaître un bienfait, que de marquer à ses bienfaiteurs, par une injustice, la reconnaissance qu’on leur doit justement.

LXIV. « Vous avez bien manifesté que ce n’était pas en faveur des Grecs que, seuls autrefois, vous ne vous étiez pas unis aux Mèdes, mais parce que les Athéniens eux-mêmes ne s’y joignaient pas. Vous avez voulu les imiter et faire le contraire des autres, et vous prétendez aujourd’hui vous prévaloir de ce que, pour complaire à d’autres, vous vous êtes montrés gens de bien : cela n’est pas juste. Vous avez choisi le parti des Athéniens ; défendez-vous par leurs secours, et ne nous alléguez pas les sermens qui vous lièrent jadis avec les Lacédémoniens, comme s’ils devaient aujourd’hui vous sauver. Vous les avez abjurés, et, par une suite de cette infraction, vous avez contribué à l’asservissement des Éginètes et de plusieurs autres alliés, au lieu de les défendre. Et ce n’était pas malgré vous ; c’était en vivant sous les mêmes lois que vous avez encore, et sans que personne vous fît, comme à nous, violence. Encore dans ces derniers temps, avant d’être investis, vous avez rejeté l’invitation qui vous était faite de rester en paix et d’observer la neutralité. Qui donc plus que vous doit être odieux à tous les Grecs, vous qui n’avez fait parade de vertu que pour leur nuire ? Ce qu’alors, comme vous le dites, vous avez fait de bien, vous venez de montrer qu’il ne vous appartenait pas ; mais quant au vrai penchant de votre caractère, on a des preuves qui le font reconnaître ; car vous avez suivi les Athéniens, parce qu’ils prenaient le chemin de l’iniquité. Nous en avons dit assez pour mettre au jour ce qu’était notre faveur involontaire pour les Mèdes et votre penchant volontaire pour les Athéniens.

LXV. « Vous nous reprochez une dernière injustice, de vous avoir attaqués pendant la paix et dans la solennité de l’hiéroménie. Nous ne croyons pas, en cela même, être plus coupables que vous. Si de nous-mêmes nous sommes venus attaquer votre ville et dévaster vos champs comme des ennemis, nous avons eu tort ; mais si ce sont vos concitoyens les plus considérables par la fortune et la naissance, qui, pour vous détacher d’une alliance étrangère, et vous réunir sous les antiques lois communes à tous les Bœotiens, nous ont appelés de leur propre mouvement, quel tort peut-on nous reprocher ? Ceux qui conduisent pèchent plus que ceux qui suivent : mais, à notre avis, il n’y eut de faute ni de leur part ni de la nôtre. Citoyens ainsi que vous, et ayant à perdre davantage, ils nous ont ouvert l’accès de leurs propres murailles ; ils nous ont reçus comme amis dans la ville, et ne nous y ont pas introduits comme des ennemis. Ce qu’ils voulaient, c’était que les plus dangereux d’entre vous ne le devinssent pas encore davantage, et que les meilleurs citoyens obtinssent ce qu’ils avaient droit de prétendre. Ils voulaient rectifier les opinions, et ne point enlever les personnes à la république, mais les ramener à ses liaisons naturelles. Ils ne lui faisaient aucun ennemi, et lui conciliaient l’amitié de tous.

LXVI. « La preuve que nous n’agissions pas en ennemis, c’est que nous n’avons maltraité personne, contens d’inviter à se joindre à nous ceux qui voudraient se gouverner suivant les antiques institutions de toute la Bœotie. Vous êtes passés avec joie de notre côté ; vous êtes entrés en accord avec nous ; vous êtes d’abord restés tranquilles ; mais bientôt, reconnaissant que nous étions en petit nombre, comme si nous avions fait un grand crime d’entrer sans l’aveu de votre populace, vous n’avez pas imité notre conduite ; vous ne vous êtes pas abstenus d’en venir aux mains ; vous ne nous avez pas invités à évacuer la ville ; mais tombant sur nous au mépris de l’accord que vous veniez de conclure, vous avez tué les uns, et ce n’est pas de quoi nous nous plaignons davantage ; on peut dire qu’ils sont morts victimes du droit de la guerre ; mais ceux qui vous tendaient des mains suppliantes, que vous aviez pris vivans, à qui vous nous promîtes de ne pas ôter la vie, les avoir égorgés contre toutes les lois, n’est-ce pas une atrocité ? Après avoir commis trois crimes en peu de temps, infraction de l’accord, massacre de sang-froid, promesse violée, cette promesse que vous aviez faite de les épargner si nous respections vos campagnes, c’est nous que vous accusez d’avoir enfreint les lois et vous prétendez ne devoir pas être punis ! Non, cela ne sera pas, si du moins les Lacédémoniens jugent avec équité : vous recevrez le prix de tous vos crimes.

LXVII « Nous sommes entrés dans ces détails, ô Lacédémoniens, et pour vous et pour nous-mêmes : pour vous, il ne fallait pas vous laisser ignorer que vous les punirez justement ; pour nous, afin de prouver que ce sera plus justement encore que vous nous vengerez. Ne vous laissez pas fléchir au récit de leurs anciennes vertus : s’il est vrai qu’ils en aient montré jamais, elles parleraient en faveur de malheureux opprimés ; mais pour des gens souillés de crimes, elles doivent leur attirer une double punition, parce qu’il leur convenait moins d’en commettre. Qu’il leur soit inutile de gémir, d’exciter la pitié, d’invoquer à grands cris les tombes de vos aïeux, de déplorer leur délaissement. Nous répondrons qu’elle a souffert bien plus cruellement cette jeunesse que nous avons perdue, massacrée de leurs mains ; elle dont les pères, en joignant à vos armes celles de la Bœotie, ont péri dans les champs de Coronée ; ou qui, seuls dans leur vieillesse, abandonnés dans leurs maisons vides de leur postérité, vous supplient bien plus justement de leur accorder vengeance. C’est quand on souffre injustement qu’on est digne de pitié ; mais c’est avec joie que l’on voit des criminels, tels que les Platéens, souffrir ce qu’ils ont mérité. Eux-mêmes se sont attiré leur abandon. Ils avaient les alliés les plus respectables et se sont plus à les rejeter ; ils ont violé les lois envers nous, sans avoir reçu de nous aucune injure, mais conduits par la haine et non par la justice ; ils ne seront point assez punis. Ce qu’ils souffriront est juste ; et qu’ils ne disent pas qu’ils ont tendu vers nous les mains en qualité de supplians : eux-mêmes se sont rendus par accord, et se sont abandonnés à votre équité.

« Venez donc, ô Lacédémoniens, au secours de la loi reçue chez tous les Grecs, et qu’ils ont violée ; montrez-nous une reconnaissance digne de notre zèle, quand nous sommes injustement offensés, et ne nous repoussez pas, séduits par leurs discours. Prouvez aux Grecs par un grand exemple que vous ne leur proposez pas des combats de beau langage, mais de belles actions ; que si les actions sont bonnes, il suffit de les annoncer, et que les discours des coupables, ornés de belles paroles, ne sont à vos yeux qu’un voile dont ils couvrent leurs forfaits. En qualité de dominateurs, tels que vous l’êtes, si vous établissez contre tous les accusés des jugemens expéditifs, on cherchera moins de beaux discours pour pallier des crimes. »

LXVIII. Ainsi parlèrent les Thébains : les juges de Lacédémone crurent devoir s’en tenir à demander aux Platéens s’ils avaient reçu d’eux quelque service pendant la guerre. Comme d’abord, conformément au traité que leur avait accordé Pausanias pendant la guerre des Mèdes, on les avait invités à rester en repos ; comme ensuite, avant de les investir, on leur avait proposé, suivant le même traité, de rester neutres, et qu’ils n’avaient point accepté cette proposition, les juges, prétendant avoir la justice de leur côté, regardèrent le traité comme rompu et se crurent eux-mêmes lésés. Ils les firent donc venir les uns après les autres, et leur demandèrent si, dans le cours de la guerre, ils avaient rendu quelque service aux Lacédémoniens et aux alliés. Comme ils ne pouvaient répondre qu’ils leur en eussent rendu, on leur donnait la mort : personne ne fut excepté. Il n’y eut pas moins de deux cents Platéens égorgés ; vingt-cinq Athéniens qui avaient soutenu le siège avec eux subirent le même sort ; les femmes furent réduites en servitude.

Pendant à peu près un an, les Thébains peuplèrent la ville des Mégariens que les troubles avaient forcés de quitter leur patrie, et de ceux des Platéens qui restaient, et qui avaient été de leur faction : mais ensuite ils la rasèrent jusque dans ses fondemens, et employèrent les matériaux à construire près du temple de Junon un hospice de deux cents pieds sur toutes ses faces. L’enceinte en était distribuée en appartemens hauts et bas, et l’on fit entrer dans cette construction les toits et les portes des Platéens. Des autres matériaux, on employa le fer et l’airain à des lits qui furent consacrés à Junon, et les pierres servirent à bâtir un temple de cent pieds. Les terres furent affectées au public ; on les afferma pour dix ans, et ce furent des Thébains qui les cultivèrent. Ce qui contribua beaucoup à cette aversion des Lacédémoniens pour ceux de Platée, ou plutôt ce qu’on doit en regarder comme l’unique cause, ce fut leur complaisance pour les Thébains. Ils y furent engagés par l’espérance d’en tirer de grands services pour la guerre où l’on se trouvait engagé. Ainsi périt Platée, quatre-vingt-treize ans après être devenue l’alliée d’Athènes.

LX1X. Cependant les quarante vaisseaux du Péloponnèse qui étaient partis pour secourir Lesbos, mis en fuite et poursuivis par les Athéniens et battus de la tempête à la hauteur de Crète, regagnèrent en désordre les côtes de leur pays. Ils rencontrèrent à Cyllène treize vaisseaux de Leucade et d’Ambracie, et Brasidas, fils de Tellis, arrivé pour aider Alcidas de ses conseils ; car les Lacédémoniens, ayant manqué leur projet de secourir Lesbos, jugèrent à propos d’équiper une flotte plus nombreuse, et pendant que les Athéniens n’avaient que douze vaisseaux à Naupacte, d’aller à Corcyre qui était en proie aux séditions. Ils voulaient les prévenir avant qu’il leur vînt du secours d’Athènes ; Brasidas et Alcidas s’occupaient de cette entreprise.

LXX. Les troubles de Corcyre avaient commencé au retour des citoyens faits prisonniers au combat naval d’Épidamne. Les Corinthiens prétendaient les avoir relâchés sur une caution de huit cents talens[23], que leurs hôtes avaient donnée pour eux : mais la vérité, c’est que ces prisonniers s’étaient laissés engager à leur livrer Corcyre. Ils s’intriguèrent en effet, et insinuèrent aux citoyens de se soulever contre Athènes. Il vint un vaisseau d’Athènes et un de Corinthe qui apportaient des députés. Il se tint des conférences. et les Corcyréens décrétèrent qu’ils persisteraient, suivant le traité, dans l’alliance d’Athènes ; mais qu’ils resteraient amis de Corinthe, comme ils l’étaient avant cette alliance. Il y avait un certain Pithias qui se chargeait volontairement de faire aux Athéniens les honneurs de son pays[24], et qui était à la tête de la faction du peuple. Les gens de la faction contraire le mirent en justice, l’accusant de vouloir asservir son pays aux Athéniens. Il fut absous, et à son tour il fit amener en jugement cinq des plus riches citoyens, les chargeant d’avoir arraché des palissades de l’enceinte consacrée à Jupiter et Alcinoüs. L’amende pour chaque pieu était d’un stater[25]. Ils furent condamnés, et se réfugièrent dans les temples en qualité de suppliant. Comme la somme était forte, ils demandaient, pour être en état de l’acquitter, qu’elle fût partagée en plusieurs paiemens déterminés. Pithias, qui se trouvait être membre du sénat, obtint qu’on agirait contre eux suivant la rigueur de la loi. Ces malheureux, se trouvant sous le joug d’un décret, et apprenant que Pithias voulait profiter du temps où il était encore sénateur, pour engager le peuple dans une alliance offensive et défensive avec Athènes, quittèrent leur asile ; et, s’armant de poignards, ils se jetèrent impétueusement au milieu du sénat et tuèrent Pithias et d’autres sénateurs ou particuliers, jusqu’au nombre de soixante. Quelques gens de la faction de Pithias, mais en petit nombre, se réfugièrent sur la trirème athénienne qui n’était pas encore partie.

LXXI. Après cette exécution, ils convoquèrent les Corcyréens, et se vantèrent d’avoir pris le seul parti qui pût les garantir du joug d’Athènes, ajoutant que ce qui restait à faire, c’était de ne recevoir paisiblement, ni d’Athènes ni de Corinthe, plus d’un vaisseau à la fois ; et s’il s’en présentait davantage, de les traiter en ennemis. Ce qu’ils dirent, ils forcèrent le peuple à le ratifier, et envoyèrent même aussitôt à Athènes des députés pour annoncer ce qu’ils venaient de faire comme une mesure indispensable, et pour engager ceux de leurs concitoyens qui s’y étaient réfugiés à ne rien faire imprudemment, dans la crainte de causer quelque malheur.

LXXII. Arrivés à Athènes, les députés furent traités comme des factieux ; on traita de même ceux qu’ils avaient gagnés, et tous furent mis en dépôt à Égine. Cependant une trirème de Corinthe étant abordée à Corcyre avec des députés de Lacédémone, ceux qui se trouvaient à la tête des affaires attaquèrent le peuple. Il y eut un combat et ils furent vainqueurs ; mais la nuit survint, le peuple se réfugia dans la citadelle et sur les hauteurs de la ville, s’y forma en corps d’armée et s’y fortifia. Il se rendit aussi maître du port Hyllaïque. Ceux de l’autre parti s’emparèrent de la place publique où la plupart avaient leurs maisons, et d’un port qui regarde le continent, et qui est voisin de cette place.

LXXIII. Le lendemain il y eut de légères escarmouches. Les deux factions envoyèrent dans la campagne appeler à elles les esclaves, sous promesse de la liberté. La plupart se joignirent au peuple. L’autre parti reçut du continent huit cents hommes de troupes auxiliaires.

LXXIV. Après un jour d’intervalle, il y eut un second combat. Le peuple avait l’avantage de la position et celui du nombre : il remporta la victoire. Les femmes le secondèrent vaillamment, lancèrent des tuiles du haut des maisons et soutinrent le bruit des armes avec un courage au-dessus de leur sexe. Sur le soir, la faction du petit nombre ayant été repoussée, craignit que le peuple ne se jetât tumultuairement sur le chantier des vaisseaux, qu’il ne s’en rendît maître, et qu’eux-mêmes ne fussent massacrés. Ils mirent le feu aux bâtimens qui formaient l’enceinte de la place, et aux maisons contiguës, sans épargner, plus que les autres, celles qui leur appartenaient. Leur dessein était de fermer tout accès au peuple. Des richesses considérables qui appartenaient au commerce, furent brûlées ; et s’il se fût élevé un vent qui eût poussé la flamme du côté de la ville, elle risquait d’être détruite tout entière. D’ailleurs, le combat avait cessé, et les deux factions passèrent la nuit sur leurs gardes, mais tranquilles. Comme c’était le peuple qui était vainqueur, le vaisseau de Corinthe partit secrètement, et la plupart des troupes se transportèrent sur le continent, sans que l’on s’aperçût de leur retraite.

LXXV. Le lendemain, Nicostrate, fils de Diitréphès, général athénien, vint de Nanpacte apporter du secours avec douze vaisseaux et cinq cents hoplites de Messène. Il entra en composition avec les habitans et leur conseilla de se réconcilier, de mettre seulement en justice dix des plus coupables qui prirent la fuite, de permettre aux autres de rester, et de faire entre eux et avec les Athéniens un traité par lequel ils s’engageraient à avoir les mêmes amis et les mêmes ennemis. Il devait partir après avoir terminé cette négociation ; mais les chefs du parti populaire obtinrent qu’il leur laisserait cinq de ses vaisseaux pour que le parti contraire fût moins en état de remuer, et ils s’engagèrent à équiper le même nombre de leurs bâtimens qu’ils feraient partir avec lui. Il consentit à cette proposition, et la faction qui avait la supériorité choisit ses ennemis pour monter les vaisseaux. Ceux-ci craignirent d’être envoyés à Athènes et se réfugièrent dans le temple des dioscures. Nicostrate voulut les faire relever et essaya de les rassurer ; mais il ne put y parvenir. Ce fut pour le peuple un prétexte de s’armer, comme si ces infortunés eussent eu quelque mauvais dessein, parce que la défiance les empêchait de monter sur les vaisseaux. Il alla dans leurs maisons enlever leurs armes, et il en aurait même tué quelques uns qui lui tombèrent sous la main, si Nicostrate ne l’en eût empêché. Les autres, voyant ce qui se passait, allèrent s’asseoir, en qualité de supplians, dans l’enceinte consacrée à Junon : ils s’y trouvèrent au nombre de quatre cents ; mais le peuple, craignant qu’ils n’excitassent quelque révolution, sut leur persuader de quitter cet asile. Il les transporta dans l’île que regarde ce temple et leur y fit passer des vivres.

LXXVI. Les troubles en étaient à ce point, lorsque, trois ou quatre jours après le transport de ces citoyens dans l’île, les vaisseaux du Péloponnèse, partis de Cyllène où ils étaient restés depuis l’expédition d’Ionie, arrivèrent au nombre de cinquante-trois. Ils étaient commandés, comme auparavant, par Alcidas, qui avait avec lui Brasidas, à titre de conseil. Ils relâchèrent au port de Sybota, qui est situé sur le continent, et, au lever de l’aurore, ils firent route vers Corcyre.

LXXVII. Les Corcyréens, effrayés à la fois de leur situation intérieure et de l’arrivée de cette flotte, appareillèrent tumultuairement soixante navires ; ils les faisaient partir contre l’ennemi à mesure qu’ils étaient prêts. C’était contre l’avis des Athéniens, qui leur conseillatent de les laisser sortir eux-mêmes les premiers, et de venir ensuite les soutenir à la fois avec toutes leurs forces. Comme les vaisseaux de Corcyre se présentaient séparément au combat, il y en eut deux qui, dès le commencement de l’action, passèrent du côté de l’ennemi. Sur les autres, les gens de guerre qui les montaient se battaient entre eux, et l’on ne savait nulle part ce qu’on faisait. Les Péloponnésiens, s’apercevant de ce tumulte, se contentèrent d’opposer une vingtaine de vaisseaux à ceux de Corcyre, et avec le reste de leur flotte, ils se présentèrent contre les douze vaisseaux d’Athènes, dont étaient la Salaminienne et le Paralus.

LXXVIII. Les Corcyréens, faisant mal leurs attaques et avec trop peu de bâtimens à la fois, eurent, de leur côté, beaucoup à souffrir. Pour les Athéniens, comme ils craignaient d’être accablés par le nombre et de se voir enveloppés, ils ne chargèrent point en masse et ne donnèrent pas sur le centre des vaisseaux qui étaient rangés contre eux en ordre de bataille ; mais ils attaquèrent en file, et submergèrent un bâtiment. S’étant ensuite formés en cercle, ils voguèrent autour des ennemis, et essayèrent de les mettre en désordre. Cette manœuvre fut aperçue de ceux qui avaient en tête les vaisseaux de Corcyre ; et craignant qu’il n’arrivât la même chose qu’à Naupacte, ils vinrent au secours des leurs. La flotte alors réunie vogua tout entière sur les Athéniens. Ceux-ci cédèrent faiblement et ramèrent à la poupe. Ils employaient cette manœuvre pour laisser les Corcyréens commencer la retraite, tandis qu’eux mêmes, reculant avec beaucoup de lenteur, soutenaient les efforts des ennemis. Ainsi se passa ce combat naval, qui finit au coucher du soleil.

LXXIX. Les Corcyréens craignaient que les ennemis ne profilassent de leur victoire pour venir attaquer la ville, ou qu’ils n’enlevassent de l’île les citoyens qu’on y avait déposés, ou qu’enfin ils n’essayassent de susciter quelque autre nouveauté. Ils ramenèrent au temple de Junon les gens de l’île et se tinrent sur leurs gardes. Mais les ennemis, malgré l’avantage qu’ils avaient remporté, n’eurent pas l’audace d’attaquer la ville ; ils gagnèrent, avec treize vaisseaux de Corcyre qu’ils avaient enlevés, le continent d’où ils étaient partis. Le lendemain, ils n’osèrent pas davantage se porter à Corcyre, quoiqu’on y fût dans le trouble et dans la terreur, et que Brasidas engageât, dit-on, Alcidas à tenter celle entreprise : mais il n’avait pas le même crédit que ce général. Ils firent une descente au promontoire de Leucimne et ravagèrent la campagne.

LXXX. Cependant le peuple de Corcyre, craignant l’arrivée de la flotte, traita avec les supplians et les autres du même parti, pour parvenir à sauver la ville. On en détermina même quelques-uns à monter sur les vaisseaux ; car, malgré la triste situation où l’on se trouvait, on en équipa trente, s’attendant toujours à voir arriver les ennemis. Mais les Péloponnésiens, après avoir infesté les champs jusqu’à midi, se retirèrent. C’est que des feux les avaient avertis pendant la nuit du départ de soixante vaisseaux athéniens sortis de Leucade[26] pour venir les attaquer. En effet, quand on avait appris à Athènes que Corcyre était en état de sédition, et que les vaisseaux d’Alcidas devaient s’y rendre, on avait fait partir cette flotte sous le commandement d’Eurymédon, fils de Théoclès.

LXXXI. Les Péloponnésiens se hâtêrent de retourner chez eux pendant la nuit, en suivant la côte. Ils transportèrent leurs vaisseaux par dessus l’isthme de Leucade, dans la crainte d’être aperçus s’ils en faisaient le tour, et terminèrent leur retraite. Quand les Corcyréens apprirent que la flotte d’Athènes approchait, et que celle des ennemis était retirée, ils introduisirent dans la ville les Messéniens qui, jusque là, étaient restés au dehors, et envoyèrent en croisière autour du port Hyllaïque les vaisseaux qu’ils avaient équipés, tuant, pendant cette expédition, tous ceux de leurs ennemis qui leur tombaient entre les mains, tirant des vaisseaux ceux qu'ils avaient engagés à y monter et les égorgeant. Ils entrèrent dans l’enceinte de Junon, firent entendre à une cinquantaine de ceux qui s’y étaient réfugiés qu’ils feraient bien de se mettre en justice et les condamnèrent tous à mort. Les malheureux qui avaient refusé de quitter cet asile, et qui formaient le plus grand nombre, sachant ce qui s’était passé, se tuèrent les uns les autres dans le lieu sacré : plusieurs se pendirent à des arbres, d’autres périrent autrement, chacun saisissant le genre de mort qu’il pouvait se procurer.

Pendant les sept jours qu’Eurymédon s’arrêta dans le port, les Corcyréens firent mourir tous ceux qu’ils regardaient comme leurs ennemis, les accusant de vouloir détruire le gouvernement populaire. Plusieurs furent victimes d’inimitiés privées, et des créanciers furent sacrifiés par leurs débiteurs. Il n’est point de genre de mort dont on n’eût le spectacle ; il se commit toutes les horreurs qui arrivent ordinairement dans de telles circonstances : elles furent même surpassées ; car un père tua son fils, des supplians furent arrachés à des asiles sacrés, d’autres égorgés au pied des autels, et quelques-uns périrent murés dans le temple de Bacchus, tant fut cruelle cette sédition ! Elle le parut encore davantage, parce qu’elle était la première.

LXXXII. En effet, la Grèce fut dans la suite presque tout entière ébranlée, et comme partout y régnait la discorde, les chefs du parti populaire appelaient les Athéniens, et la faction du petit nombre, les Lacédémoniens. On n’aurait eu dans la paix le prétexte ni la facilité de réclamer leurs secours ; mais dans la guerre, ceux qui voulaient susciter quelques nouveautés, trouvaient aisément les moyens de s’attirer des alliés pour nuire à la faction contraire et pour employer leur assistance à se rendre eux-mêmes plus puissans. Les villes abandonnées à la dissension éprouvèrent de tristes et nombreuses calamités qui se renouvelleront toujours, tant que la nature humaine sera la même ; mais plus terribles ou plus douces, et différentes dans leurs caractères, suivant la diversité des événemens qui les feront naître. Dans la paix et au sein de la prospérité, les états et les particuliers ont un meilleur esprit, parce qu’on n’a pas à souffrir de dures nécessités ; mais la guerre, qui détruit l’aisance journalière de la vie, donne des leçons de violence et rend conformes à l’âpreté des temps les mœurs de la plupart des citoyens.

Les villes étaient en proie à la sédition, et celles qui s’y livraient les dernières, instruites de ce qui s’était fait ailleurs, s’abandonnaient à de plus grands excès, jalouses de se distinguer par la gloire de l’invention, soit dans l’art qu’elles mettaient à nuire aux ennemis, soit dans l’atrocité jusqu’alors inouïe de leurs vengeances. On en vint jusqu’à changer arbitrairement l’acception ordinaire des mots. L’audace insensée fut traitée de zèle courageux pour ses amis ; la lenteur prévoyante, de lâcheté déguisée. La modestie fut regardée comme une excuse de la pusillanimité ; être prudent en tout, c’était n’être propre à rien ; mais avec un fol emportement, on était homme. Se bien consulter pour ne rien mettre au hasard, c’était chercher un prétexte spécieux de refuser ses services. L’homme violent était un homme sûr ; celui qui le contrariait, un homme suspect. Dresser des embûches et réussir, c’était avoir de l’esprit ; les prévenir, c’était en avoir davantage ; prendre d’avance ses mesures pour n’avoir pas besoin de tout cela, c’était trahir l’amitié et avoir peur des ennemis. Enfin, être le premier à faire du mal à ceux de qui l’on pouvait en attendre, c’était mériter des éloges ; on en recevait aussi quand on savait exciter à nuire celui qui n’y songeait pas. Les compagnons de parti étaient préférés aux parens, comme plus disposés à tout oser sans prétexter aucune excuse. On ne contractait pas ces sortes de liaisons pour en tirer avantage conformément aux lois, mais pour satisfaire la cupidité en dépit des lois. Ce n’était pas sur la religion du serment que ceux qui formaient ces ligues établissaient leur confiance réciproque, mais sur ce qu’ils se connaissaient capables de tout enfreindre en commun. On adoptait quelquefois ce que disait de bien le parti contraire ; mais c’était pour se tenir en garde contre lui, s’il arrivait qu’il prît le dessus, et non par générosité. On aimait mieux avoir à se venger que n’avoir pas reçu le premier une offense. Des sermens de réconciliation étaient respectés pour le moment, parce qu’on voulait se tirer d’embarras et qu’on n’avait pas d’autres ressources ; mais dans la suite celui qui se trouvait le premier en force et dont l’ennemi n’était pas sur ses gardes, avait bien plus de plaisir à se venger en abusant de sa confiance, que s’il l’eût pu faire ouvertement ; il comptait pour beaucoup de prendre une vengeance infaillible, de devoir à la tromperie sa supériorité et de remporter le prix de la fourbe. Car, en général, les méchans acquièrent plus aisément la réputation de gens habiles, que les maladroits celle d’honnêtes gens. On a honte de la maladresse ; la méchanceté devient un titre de gloire.

La cause de tous ces maux était la fureur de dominer qu’inspirent l’ambition et la cupidité. Ces passions échauffaient les esprits et les excitaient à tout brouiller. Car les chefs des deux factions qui partageaient les villes, les uns sous le prétexte spécieux de l’égalité politique du peuple, les autres sous celui d’une aristocratie modérée, affectaient de ne consulter que le bien de la patrie ; mais elle-même était en effet le prix qu’ils se disputaient. Dans leur lutte réciproque pour l’emporter les uns sur les autres par quelque moyen que ce fût, il n’était pas d’excès que ne se permît leur audace. Devenus supérieurs à leurs ennemis, ils ne mesuraient ni à la justice ni à l’intérêt de l’état les peines qu’ils leur faisaient souffrir ; mais ils les rendaient plus rigoureuses que l’un ou l’autre ne l’exigeait, et chacun en posait les bornes au gré de son plaisir et de ses caprices. Soit par les décrets injustes qu’ils faisaient rendre, soit en se procurant le pouvoir à force ouverte, ils étaient toujours prêts à satisfaire leur haine. Jamais ni l’un ni l’autre parti ne transigeait de bonne foi ; mais ceux qui parvenaient à leurs fins en cachant adroitement leur astuce avaient le plus de réputation. Les citoyens modérés étaient victimes des deux factions, soit parce qu’ils ne combattaient point avec elles, soit parce qu’on enviait leur tranquillité.

LXXXIII. Ainsi, par les séditions, la Grèce fut infectée de tous les crimes. La simplicité, qui est surtout l’apanage des âmes nobles, fut un objet de risée et disparut. Il fallait être toujours en défiance les uns contre les autres, toujours sur ses gardes. On ne pouvait se fier, pour en venir à une réconciliation, ni à la parole la plus sûre, ni aux sermens les plus terribles. Tous ayant des raisons de ne pas compter sur la sincérité des autres, ils usaient plutôt de prévoyance pour n’être pas maltraités, qu’ils ne pouvaientse livrer à la confiance. Ceux qui avaient le moins d’esprit avaient le plus souvent l’avantage. Comme la connaissance de ce qui leur manquait et des talens de leurs adversaires leur inspirait des craintes, pour n’être pas dupes des beaux discours de leurs ennemis et de peur que ceux-ci ne trouvassent, dans les ressources variées de leur esprit, bien des moyens de les prévenir et de les surprendre, ils couraient avec audace à l’occasion de faire des coups de main. Mais ceux dont l’orgueil dédaignait de pressentir les desseins de leurs adversaires, et qui croyaient n’avoir pas besoin de recourir aux voies de fait, parce que leur esprit les servirait aussi bien, se trouvaient sans défense, et le plus souvent ils se perdaient.

LXXXIV. Ce fut à Corcyre que commencèrent la plupart de ces excès. On y osa tout ce que peuvent se permettre des malheureux qu’on a long-temps gouvernés avec insolence au lieu de les traiter avec modération, et qui veulent rendre ce qu’on leur a fait souffrir ; tout ce dont sont capables des infortunés qui veulent se délivrer de leur misère accoutumée, et qui, dans la passion qui les trouble, ne songent qu’à s’emparer des richesses d’autrui, même au mépris de la justice ; enfin tout ce que peuvent faire des hommes qui, sans être conduits par la cupidité, et n’attaquant leurs ennemis que par des principes de justice, sont emportés par l’ignorance et la colère, et se montrent cruels et inexorables. Ainsi, dans cette malheureuse ville, la société était renversée, le naturel de l’homme, qui aime d’ordinaire à enfreindre les lois, même lorsqu’elles sont en vigueur, l’emporta sur elles ; il prit plaisir à se montrer effréné dans ses fureurs, à se mettre au-dessus de la justice, à se déclarer ennemi de tout ce qui avait quelque supériorité. Tels furent les effets de la guerre ; car dans d’autres circonstances, on n’aurait pas préféré la vengeance à tout ce qu’il y a de sacré, ni à l’équité le profit, sur lequel l’envie exerce toujours, il est vrai, sa puissance, mais sans se permettre de nuire. Les hommes, quand il s’agit de se venger, se plaisent à enfreindre les lois générales qui condamnent leurs excès ; qui laissent à tous l’espérance de se sauver, s’ils tombent eux-mêmes dans le malheur, et de n’être pas abandonnés dans des conjonctures difficiles où ils pourront avoir besoin de les implorer.

LXXXV. Ce fut ainsi que les Corcyréens de la ville se livrèrent les premiers à leurs ressentimens les uns contre les autres. Eurymédon et les Athéniens se retirèrent avec la flotte qui les avait amenés. Dans la suite, les Corcyréens fugitifs, car il y en avait jusqu’à cinq cents qui étaient échappés aux massacres, s’emparèrent des forts élevés sur le continent et se rendirent maîtres de la côte qui regardait leur patrie et qui en dépendait. C’était de là qu’ils parlaient pour piller les habitant de l’île ; ils leur firent beaucoup de mal, et une grande disette se fit ressentir dans la ville. Ils envoyèrent des députés à Lacédémone et à Corinthe pour solliciter leur retour ; et comme on ne fit rien pour eux, ils se procurèrent des vaisseaux et des troupes auxiliaires, et passèrent dans l’île au nombre en tout de six cents au plus. Ils mirent le feu à leurs vaisseaux pour ne se réserver d’autre espérance que celle de s’emparer du pays ; et s’établissant sur le mont Isione, ils le fortifièrent, tourmentèrent les habitans de la ville et devinrent maîtres de la campagne.

LXXXVI. A la fin de cet été[27], les Athéniens firent partir vingt vaisseaux pour la Sicile sous les ordres de Lachès, fils de Mélanope, et de Charæade, fils d’Euphilète. Les Syracusains et les Léontins se faisaient la guerre. Les premiers avaient dans leur alliance, excepté Camarina, toutes les villes doriennes qui, dès le commencement des hostilités, s’étaient liées avec les Lacédémoniens, sans combattre cependant avec eux. Les Léontins étaient alliés de Camarina et des villes qui tiraient leur origine de la Chalcide. En Italie, les Locrîens étaient pour Syracuse, et ceux de Rhégium pour les Léontins, parce qu’ils avaient une origine commune. Les alliés des Léontins députèrent à Athènes, en vertu de leur ancienne liaison et en qualité d’Ioniens, et ils engagèrent cette république à leur envoyer des vaisseaux. Ils avaient besoin de ce secours ; car les Syracusains les resserraient par terre et par mer. Les Athéniens le leur accordèrent sous prétexte d’amitié ; mais la vérité, c’est qu’ils voulaient empêcher qu’on n’exportât du blé de la Sicile dans le Péloponnèse, et essayer s’ils ne pourraient pas s’emparer de la domination de cette île. Ils abordèrent donc à Rhégium en Italie et firent la guerre conjointement avec leurs alliés. L’été finit.

LXXXVII. Au commencement de l’hiver[28], la peste attaqua une seconde fois les Athéniens : elle n’avait jamais entièrement cessé, mais elle avait eu quelque trêve. Elle ne dura pas cette seconde fois moins d’une année, et elle en avait duré deux la première. Il n’y eut rien qui accablât davantage les Athéniens ni qui fît plus de tort à leur puissance. Dans leurs armées, ils ne perdirent pas moins de quatre mille trois cents hoplites et de trois cents hommes de cavalerie ; on ne saurait compter les autres victimes de ce fléau. Il y eut en même temps plusieurs tremblemens de terre à Athènes, en Eubée, chez les Bœotiens et surtout à Orchomène en Bœotie.

LXXXVIII. Les Athéniens qui étaient en Sicile et les troupes de Rhégium attaquèrent, cet hiver, avec trente vaisseaux, les îles qui portent le nom d’Æole : la disette d’eau ne permet pas d’y faire la guerre en été. Elles appartiennent aux Liparéens venus de Cnide ; celle qu’ils habitent, et qui a peu d’étendue, se nomme Lipara. C’est de là qu’ils vont cultiver les autres qui sont Didymé, Strongylé et Hiéra. Les gens du pays croient que c’est dans la dernière que Vulcain tient ses forges, parce qu’on lui voit jeter beaucoup de feu pendant la nuit, et de la fumée pendant le jour. Ces îles gisent en face de la campagne des Sicules et de Messine[29] ; elles étaient dans l’alliance des Syracusains. Les Athéniens y ayant ravagé la terre sans pouvoir forcer les habitans à se rendre, retournèrent a Rhégium. L’hiver finit, ainsi que la cinquième année de la guerre que Thucydide a écrite.

LXXXIX. Au retour de l’été[30], les Péloponnésiens et leurs alliés vinrent jusqu’à l’isthme dans le dessein de se jeter sur l’Attique. Ils étaient commandés par Agis, fils d’Archidamus, roi de Lacédémone. Des tremblemens de terre réitérés étant survenus les firent retourner sur leurs pas, et il n’y eut point d’invasion. Vers cette même époque, Orobe, dans l’île d’Eubée, éprouva des secousses. La mer pénétra par un endroit qui était encore terre : violemment agitées et gonflées par les vagues, les eaux entrèrent dans la ville, submergèrent une partie du terrain et en abandonnèrent une autre ; ce qui fut terre autrefois est mer aujourd’hui. Il ne se sauva que les hommes qui eurent le temps de gagner les hauteurs à la course. Atalante éprouva une semblable alluvion ; cette île appartient aux Locriens d’Oronte : la mer entraîna une partie du fort qu’y avaient les Athéniens ; deux vaisseaux avaient été tirés a sec ; il y en eut un de brisé. Les eaux gagnèrent aussi Péparèthe, mais n’inondèrent pas la ville : seulement le tremblement de terre renversa une partie de la muraille, le Prytanée, et quelques autres édifices en petit nombre. Je crois que ce qui cause ces sortes d’accidens, c’est que, dans les endroits où les secousses sont les plus fortes, elles chassent avec impétuosité les eaux de la mer, les repoussent subitement et donnent plus de violence à l’inondation ; mais je ne pense pas que, sans tremblement de terre, il puisse rien arriver de semblable.

XC. La Sicile fut, dans ce même été[31], un théâtre de guerre. Les Siciliens combattaient les uns contre les autres, et les Athéniens avec ceux de ces peuples dont ils étaient alliés. Je vais rapporter ce que firent de plus important ces alliés secondés par les Athéniens, ou leurs ennemis contre les troupes d’Athènes. Charœade, le général des Athéniens, ayant été tué par les Syracusains dans un combat, Lachès, qui avait le commandement de toute la flotte, se porta avec les alliés conte Mylès, place dépendante de Messine. Deux corps de Messiniens y étaient en garnison ; ils dressèrent une embûche aux troupes qui étaient descendues : mais les Athéniens mirent en fuite les gens de l’embuscade et en tuèrent un grand nombre. Ils attaquèrent les remparts et en obligèrent les défenseurs à rendre par capitulation la citadelle et à se joindre à eux contre Messine. Les Messiniens eux-mêmes, à l’arrivée des Athéniens et des alliés, furent contraints de se rendre. Ils donnèrent des otages et toutes les sûretés qu’on voulut exiger d’eux.

XCI. Le même été, les Athéniens envoyèrent trente vaisseaux autour du Péloponnèse sous le commandement de Démosthène, fils d’Alcisthène, et de Proclès, fils de Théodore. Ils en firent aussi partir soixante pour Mélos avec deux mille hoplites aux ordres de Nicias, fils de Nicératus. Le dessein d’Athènes était de soumettre les Méliens, qui, tout insulaires qu’ils étaient, ne voulaient ni lui obéir ni entrer dans son alliance. Ils supportèrent sans se rendre la dévastation de leur pays, et les Athéniens quittèrent Mélos et allèrent à Orope qui est en face de cette île. Ils y abordèrent de nuit ; les hoplites descendirent et se portèrent de pied à Tanagra en Bœotie. Les Athéniens de la ville, au signal qui leur fut donné, vinrent par terre les y joindre sans distinction de rang ni d’âge. Ils étaient commandés par Hipponicus, fils de Callias, et par Eurymédon, fils de Théoclès. Ils campèrent, firent le dégât pendant le jour autour de Tanagra, et passèrent la nuit dans leur camp. Les Tanagriens furent battus le lendemain dans une sortie qu’ils firent avec quelques Thébains qui étaient venus à leur secours. Les vainqueurs les désarmèrent, dressèrent un trophée et s’en retournèrent les uns à Athènes et les autres sur leurs vaisseaux. Nicias côtoya le rivage avec ses soixante bâtimens, saccagea la partie maritime de la Locride, et rentra dans la ville.

XCII. Vers le même temps, les Lacédémoniens fondèrent la colonie d’Héraclée dans la Trachinie, Voici quel fut le motif de cet établissement : les Maliens sont partagés en Paraliens, Hiériens et Trachiniens. Ces derniers, tourmentés par les peuples de l’Œta auxquels ils confinent, étaient près de se mettre sous la protection des Athéniens ; mais dans la crainte de ne pas trouver en eux de fidélité, ils envoyèrent à Lacédémone, et choisirent pour leur député Tisamène. Les Doriens, de qui les Lacédémoniens tirent leur origine, se joignirent à cette députation pour faire la même demande, car ils étaient également tourmentés par les hostilités des Œtæns. Les Lacédémoniens, sur ce que dirent les députés, conçurent le dessein d’envoyer une colonie pour défendre à la fois les Trachiniens et les Doriens. Ils pensèrent que ce serait d’ailleurs une place avantageusement située pour faire la guerre aux Athéniens ; qu’on y pourrait construire contre l’Eubée une flotte qui aurait peu de chemin à faire pour s’y rendre, et qu’enfin elle offrirait un passage commode pour aller en Thrace. En un mot, ils étaient impatiens de faire cet établissement. Ils commencèrent par consulter Apollon de Delphes ; et le dieu leur ayant ordonné de suivre leur dessein, ils envoyèrent des colons tant de la Laconie elle-même que des pays voisins, et ils permirent de les suivre à ceux des autres Grecs qui en auraient envie, excepté aux Ioniens, aux Achéens et à quelques autres nations. Trois Lacédémoniens eurent la conduite de cette fondation : Léon, Alcidas et Damagon. Ils relevèrent la ville, la fortifièrent de nouveau, et elle s’appelle maintenant Héraclée[32]. Elle n’est éloignée que de quarante stades[33] au plus des Thermopyles et de vingt[34] de la mer. Ils construisirent un chantier de vaisseaux, l’établirent aux Thermopyles et le commencèrent à prendre des gorges mêmes, pour qu’il fût d’une plus facile défense.

XCIII. Ce ne fut pas sans crainte que les Athéniens virent peupler cette ville. Ils pensaient bien que sa principale destination était de menacer l’Eubée, parce qu’un court trajet de mer la sépare de Cenée, promontoire de cette île ; mais les choses allèrent dans la suite autrement qu’ils n’avaient imaginé, et cette fondation ne leur fit aucun mal. En voici la raison : les Thessaliens étaient alors maitres du pays, et c’était sur leur territoire que cette colonie se fondait. Dans la crainte d’y avoir des voisins trop puissans, ils les tourmentèrent et ne cessèrent de combattre ces nouveaux venus, qu’ils ne les eussent réduits à un petit nombre, quoiqu’ils eussent été d’abord très nombreux. Comme cette ville était l’ouvrage des Lacédémoniens, bien des gens s’y étaient rendus avec confiance, dans l’idée qu’on y serait en sûreté ; mais les commandans qu’on y envoya de Lacédémone, en effrayant la classe du peuple par la dureté et quelquefois par l’injustice de leur gouvernement, ne contribuèrent pas faiblement eux-mêmes à y gâter les affaires, et à en ruiner la population. C’était faciliter aux peuples voisins les moyens de prendre la supériorité.

XCIV. Dans le même été, et vers le même temps que les Athéniens étaient occupés à Mélos, les autres Athéniens, qui faisaient avec trente vaisseaux le tour du Péloponnèse, tuèrent d’abord en embuscade quelques soldats de la garnison d’Ellomène en Leucadie, et attaquèrent ensuite Leucade avec des forces plus imposantes. Tous les Acarnanes en masse les suivirent, excepté les Œniades. Ils étaient aussi secondés par des troupes de Zacynthe et de Céphalénie, et par quinze vaisseaux de Corcyre. Les Leucadiens, contenus par la supériorité du nombre, restèrent en repos, quoiqu’on ravageât leur pays, tant au-delà qu’en deçà de l’isthme où s’élèvent Leucade et le temple d’Apollon. Les Acarnanes priaient Démosthène, général des Athéniens, d’investir la ville d’un mur fortifié : ils comptaient avoir peu de peine à la forcer et être délivrés d’une place qu’ils avaient eue de tout temps pour ennemie. Mais, dans ces circonstances, Démosthène se laissa persuader par les Messéniens, que ce serait une entreprise digne de lui, avec une armée telle que la sienne, d’attaquer les Étoliens qui étaient ennemis de Naupacte ; que s’il les subjuguait, il lui serait aisé de soumettre aux Athéniens le reste de l’Épire ; qu’à la vérité, les Étoliens étaient un peuple considérable et belliqueux ; mais qu’ils vivaient dans des bourgades non murées et fort éloignées les unes des autres : qu’ils n’étaient armés qu’à la légère, et qu’il ne serait pas difficile de les vaincre avant qu’ils fussent parvenus à se rassembler. Ils lui conseillaient d’attaquer d’abord les Apodotes, ensuite les Ophioniens, et après eux les Eurytes : c’est ce qui forme la plus grande partie des Étoliens. La langue de ces peuples est fort difficile à comprendre, et ils ne vivent, dit-on, que de chair crue. Ceux-là une fois réduits, on fit entendre à Démosthène que le reste se rendrait aisément.

XCV. Il se laissa séduire par l’affection qu’il portait aux Messéniens, et surtout par l’idée que, sans avoir besoin des forces d’Athènes, il pourrait, avec le secours des alliés de l’Épire et de l’Étolie, passer par terre dans la Bœotie par le pays des Locriens-Ozoles, et tirant vers Cytinium dans la Doride, qui a le Parnasse à droite, entrer chez les Phocéens ; que ceux-ci, par leurs anciennes liaisons avec Athènes, ne refuseraient probablement pas de se joindre à lui, et que du moins ils pourraient y être forcés. La Bœtie est là limitrophe de la Phocide. Il mit donc en mer à Leucade avec toute son armée, et suivit la côte pour gagner Sollium. Ce fut au grand déplaisir des Acarnanes qu’il exécuta ce projet : il le leur avait communiqué ; mais ils refusèrent d’y prendre part, piqués de ce qu’il ne voulait pas investir Leucade. Ce fut donc avec le reste de l’armée, Céphaléniens, Messéniens, Zacynthiens, et trois cents Athéniens servans sur sa flotte, qu’il alla porter la guerre chez les Étoliens. Les quinze vaisseaux de Corcyre s’étaient retirés. Il partit d’Ænéon dans la Locride : ces Locriens-Ozoles étaient alliés d’Athènes, et devaient se joindre avec toutes leurs forces aux Athéniens dans l’intérieur des terres. On pouvait s’attendre à tirer un grand secours de leur alliance, parce que, voisins des Étoliens, ils ont les mêmes armes, et connaissent leur pays et leur manière de combattre.

XCVII. Il passa la nuit avec son armée dans l’enceinte sacrée de Jupiter Néméen. C’est là qu’on prétend que le poète Hésiode fut tué par les gens du pays ; il lui avait été prédit par un oracle qu’il mourrait à Némée. On partit pour l’Étolie au lever de l’aurore. Le premier jour, on prit Potidanie, le second Crocylium, et le troisième Tichium. Démosthène s’y arrêta, et envoya le butin qu’il avait fait à Eupolium en Locride ; car, après avoir réduit le reste, il avait dessein, si les Ophioniens ne consentaient pas à se rendre, de retourner à Naupacte, et de revenir les combattre. Mais les Étoliens avaient été instruits de son projet d’invasion, dès qu’il l’avait conçu, et quand son armée entra dans le pays, ils vinrent de toutes parts à sa rencontre en nombre formidable. Les Bomiens même et les Calliens, eux qui demeurent à l’extrémité de l’Ophionie, près du golfe Maliaque, arrivèrent au secours de la cause commune.

XCVII. Les Messéniens continuaient de donner à Démosthène les mêmes conseils qu’auparavant ; ils lui soutenaient que la réduction des Étoliens serait facile, et l’engageaient à se jeter au plus tôt sur les bourgades, à tâcher de prendre toutes celles qui se trouveraient sous sa main, et à ne pas s’arrêter qu’ils ne vinssent à sa rencontre avec toutes leurs forces réunies. Il les crut, osa se fier à la fortune, parce qu’elle ne lui avait pas encore été contraire. Il n’attendit pas même les Locriens qui devaient le joindre, et dont les secours lui eussent été fort utiles, car on avait surtout besoin de gens de trait armés à la légère. Il s’avança jusqu’à Egitium. qu’il enleva d’emblée et sans résistance. Les habitans avaient pris la fuite, et s’étaient retirés sur les hauteurs qui dominent la ville. Elle est bâtie sur un terrain élevé, à la distance de quatre-vingts stades[35] au plus de la mer. Mais déjà les Étoliens étaient arrivés au secours : ils fondirent de toutes parts du haut des montagnes sur les Athéniens et leurs alliés, les accablant de traits, reculant quand ils s’avançaient, les pressant quand ils cédaient : sorte de combat qui consistait surtout en de brusques attaques et en des retraites précipitées ; et dans les unes ni dans les autres les Athéniens n’avaient l’avantage.

XCVIII. Cependant, tant que leurs archers eurent des flèches et furent en état de s’en servir, ils résistèrent ; car les Étoliens, légèrement armés, étaient contenus par les traits qu’on leur lançait. Mais, quand le commandant des archers eut été tué, ses gens se dispersèrent, et les Athéniens, accablés d’un travail continu, furent bientôt rendus de fatigue. Les Étoliens ne cessaient de les presser, de tirer sur eux ; ils furent obligés de fuir ; mais ils perdirent leur guide, Chromon de Messène, qui fut tué : égarés, ils tombaient dans des ravins impraticables, ou s’engageaient dans des sentiers qui leur étaient inconnus, et ils étaient massacrés. Les Étoliens continuaient de tirer. Légers et lestement vêtus, ils en atteignaient beaucoup à la course. Le plus grand nombre se trompa de chemin, et s’engagea dans une forêt qui n’était pas frayée : les ennemis apportèrent du feu et l’incendièrent. Il n’était pas de moyen de fuir que les Athéniens ne tentassent, point de genres de mort dont ils ne périssent. A peine ceux qui se sauvèrent purent-ils gagner Œnéon en Locride, d’où ils étaient partis. Bien des alliés périrent, et les Athéniens eux-mêmes perdirent environ cent vingt hoplites. Tel fut le nombre des hommes qu’ils eurent à regretter, et tous étaient dans la fleur de l’âge. Ce furent d’excellens guerriers que la république perdit dans cette affaire. L’un des deux généraux, Proclès, fut tué. les vaincus traitèrent avec les Étoliens pour enlever leurs morts : ils retournèrent à Naupacte, et regagnèrent ensuite Athènes sur leurs vaisseaux. Démosthène se tint à Naupacte. ou du moins il n’abandonna pas le pays. Après ce qui était arrivé, il craignait les Athéniens.

XCIX. Vers le même temps, les Athéniens qui tenaient la mer autour de la Sicile cinglèrent vers la Locride, firent une descente, et vainquirent les Locriens qui vinrent contre eux au secours. Ils prirent Péripolium, place bâtie sur le fleuve Alex.

C. Le même été, les Étoliens qui avaient déjà envoyé en députation, à Corinthe et à Lacédémone, Tolophus d’Ophionée, Boriade d’Euryte et Tisandre d’Apodotie, obtinrent une armée contre Naupacte, où l’on avait appelé et reçu les Athéniens. Ce fut vers l’automne que les Lacédémoniens leur firent passer trois mille hoplites de leurs alliés. Il y en avait cinq cents d’Héraclée, cette ville de la Thrachinie, alors fondée depuis peu. Euryloque de Sparte eut le commandement de ces troupes ; il était accompagné de Macarius et de Menédée, aussi de Sparte.

CI. L’armée étant rassemblée à Delphes, Euryloque envoya un héraut aux Locriens-Ozoles. Il fallait passer par leur pays pour aller à Naupacte, et d’ailleurs il voulait les détacher des Athéniens. Les gens d’Amphise, qui étaient Locriens, le servirent avec beaucoup de zèle dans cette négociation, par la crainte que leur inspirait la haine des Phocéens, ils furent les premiers à donner des otages, ils engagèrent les autres à suivre leur exemple, et ils réussirent, parce qu’on craignait l’approche de l’armée. Ils gagnèrent d’abord les Myonées qui sont leurs voisins, et c’est de leur côté que l’accès de la Locride est le plus difficile ; ensuite les Ipnées, les Messapiens, les Tritées, les Challæens, les Tolophoniens, les Hessiens, les Œanthées. Tous prirent les armes. Les Olpéens donnèrent des otages ; mais ils ne suivirent pas l’armée : les Hyæens n’en donnèrent qu’après qu’on eut pris leur bourgade nommée Polis.

CII. Tout était prêt : Euryloque déposa les otages à Cytinium dans la Doride, et conduisit son armée vers Naupacte, à travers le pays des Locriens. Dans sa route, il prit Onéon qui leur appartenait, et s’empara aussi d’Eupolium ; les habitans de ces deux places avaient refusé de se joindre à lui. Arrivé dans la campagne de Naupacte, et ayant déjà les Locriens avec lui, il saccagea le pays et prit le faubourg qui n’est pas muré. Il passa à Molicrion, colonie de Corinthe, mais sujette des Athéniens, et il la prit. Démosthène, qui restait toujours aux environs de Naupacte depuis sa malheureuse expédition d’Étolie, avait pressenti l’arrivée de cette armée, et craignant pour la place, il alla demander l’assistance des Acarnanes. Ils conservaient encore du ressentiment de ce qu’il s’était retiré de devant Leucade, et ce ne fut pas sans peine qu’ils se laissèrent persuader. Ils envoyèrent par mer mille hoplites qui entrèrent dans la place pour la soutenir. Sans ce renfort, comne on avait une grande étendue de fortifications et peu de monde pour les défendre, il était à craindre qu’on ne pût résister. Euryloque et son monde, voyant qu’une armée était entrée dans la place et qu’on ne devait plus espérer de la forcer, se retirèrent, non dans le Péloponnèse, mais dans l’Æolide, qu’on nomme aujourd’hui Calydon, à Pleuron et dans d’autres endroits de cette contrée, et à Proschium qui dépend de l’Étolie. Les Ambraciotes les vinrent trouver et leur persuadèrent d’attaquer avec eux Argos d’Amphiloquie, l’Amphiloquie entière, et même encore l’Acarnanie. Si l’on s’en rendait maître, ils assuraient que toute l’Épire entrerait dans l’alliance de Lacédémone. Euryloque les crut ; il renvoya les Étoliens et s’arrêta dans le pays avec son armée, jusqu’à ce qu’il fût temps de se joindre aux Ambraciotes qui étaient partis pour former le siège d’Argos ; et l’été finit.

CIII. L’hiver suivant[36], les Athéniens qui étaient en Sicile, leurs alliés grecs et ceux des Sicules qu’opprimait le gouvernement de Syracuse, et qui avaient abandonné l’alliance de cette ville pour embrasser celle d’Athènes, firent, de concert, l’attaque de Nessa, place de Sicile dont les Syracusains occupaient la citadelle. Ils ne purent s’en rendre maîtres et se retirèrent ; mais, dans cette retraite, les Syracusains, sortant des remparts, attaquèrent ceux des alliés d’Athènes qui fermaient la marche, tombèrent sur eux brusquement, mirent en fuite une partie de l’armée et tuèrent beaucoup de monde.

Ce fut après cet événement que Lachès et les Athéniens firent une descente dans la Locride le long du Caïce, et défirent dans un combat environ trois cents Locriens qui étaient venus porter contre eux du secours avec Proxène, fils de Capaton. Après les avoir désarmés, ils abandonnèrent cette côte.

CIV. Le même hiver, les Athéniens, pour obéir à un oracle, purifièrent Délos. Le tyran Pisistrate l’avait déjà purifiée auparavant, mais non dans toute son étendue et seulement dans la partie de l’île qu’on peut apercevoir du temple ; mais à l’époque dont je parle, on la purifia tout entière de la manière suivante. On enleva tous les cercueils qui s’y trouvaient, et il fut ordonné qu’à l’avenir il ne mourrait ni ne naîtrait personne dans l’Ile, mais qu’on transporterait à Rhénie les mourans et les femmes voisines de leur terme. Rhénie est à si peu de distance de Délos que Polycrate, tyran de Samos, qui eut quelque temps une puissante marine, et qui était maître des autres îles, s’étant emparé de Rhénie, la consacra à Apollon, et l’attacha à Délos par une chaîne.

Ce fut après cette purification que les Athéniens célébrèrent pour la première fois les jeux Déliens, qui se renouvellent tous les cinq ans. Il se faisait à Délos, dans l’antiquité, un grand concours des Ioniens et des habitans des îles voisines. Ils y venaient en dévotion avec leurs femmes et leurs enfans, comme à présent les Ioniens vont à Éphèse. On y célébrait des jeux de musique et de gymnastique, et les villes y envoyaient des chœurs. C’est ce que nous apprend surtout Homère, en s’exprimant ainsi dans son hymne à Apollon : « Mais, ô Phœbus, tu chéris surtout Délos, où se rassemblent, avec leurs enfans et leurs respectables épouses, les Ioniens vêtus de robes traînantes ; tu te plais aux jeux qu’ils célèbrent en ton honneur ; tu aimes à les voir s’exercer au pugilat ; tu jouis de leurs danses et de leurs chants[37]. »

Qu’il y eût dans ces fêtes des combats de musique et que l’on vint y disputer le prix, c’est ce qu’il témoigne par un autre passage du même hymne. Il y célèbre les chœurs exécutés par les femmes de Délos, et finit leur éloge par ce morceau, dans lequel il fait mention de lui-même : « Soyez-nous propices, Apollon et Diane ; et vous, vierges de Délos, livrez-vous à une joie pure ; et quand un étranger, après de longues courses, abordera dans votre île et vous demandera quel est de tous les chantres qui fréquentent ces lieux celui que vous trouvez le plus digne de plaire, et dont les chants ont pour vous le plus de charmes, répondez toutes unanimement avec bienveillance : C’est un aveugle qui demeure dans l’île escarpée de Chio[38]. »

Voilà ce que dit Homère, et ce qui prouve qu’il y eut autrefois un grand concours et des fêtes à Délos. Dans la suite, les insulaires et les Athéniens y envoyèrent des chœurs avec des offrandes sacrées ; mais il est probable que les malheurs des temps firent cesser les jeux, jusqu’à ce que les Athéniens les rétablirent à l’époque dont nous parlons, et instituèrent des courses de chevaux, spectacle dont on ne jouissait pas auparavant.

CV. Le même hiver, les Ambraciotes, suivant la promesse qu’ils avaient faite à Euryloque en retenant son armée, marchèrent au nombre de trois mille hoplites contre Argos d’Amphiloquie. Ils entrèrent dans l’Argie et prirent Olpès, place forte voisine de la mer. C’était les Acarnanes qui l’avaient fortifiée, et ils en avaient fait le siège de leur tribunal commun : elle est à peu près à vingt-cinq stades d’Argos, qui est une ville maritime. Les Acarnanes se partagèrent : les uns portèrent du secours à Argos ; les autres campèrent dans un endroit de l’Amphiloquie qu’en appelle les Fontaines, pour observer Euryloque et les Péloponnésiens, et les empêcher de se joindre aux Ambraciotes. Ils envoyèrent aussi offrir le commandement à Démosthène, qui avait conduit les Athéniens en Étolie. Ils mandèrent vingt vaisseaux d’Athènes qui se trouvaient autour du Péloponnèse, et que commandaient Aristote, fils de Timocrate, et Hiérophon, fils d’Antimneste.

Les Ambraciotes des environs d’Olpès envoyèrent de leur côté à la ville implorer le secours général de tous les habitans. Ils craignaient qu’il ne fût impossible à Euryloque de traverser le pays des Acarnanes, et qu’eux-mêmes ne se trouvassent ou réduits à combattre seuls, ou exposés à de grands dangers s’ils voulaient faire une retraite.

CVI. Mais Euryloque et ses Péloponnésiens ne furent pas plus tôt informés de la marche des Ambraciotes qui étaient à Olpès, qu’ils partirent de Proschium pour le soutenir le plus tôt qu’il serait possible. Ils passèrent l’Achéloüs, et traversèrent l’Acarnanie qu’ils trouvèrent abandonnée, parce que les habitans étaient partis pour aller au secours d’Argos. Ils avaient à leur droite la ville de Stratos et la forteresse, et à leur gauche le reste de l’Acarnanie. Ils traversèrent la campagne des Stratiens, passèrent par Phylie, par l’extrémité de Médéon et par Limnées. Ils entrèrent chez les Agræens qui étaient leurs amis depuis qu’ils étaient brouillés avec les Acarnanes. Ils gagnèrent la partie inculte du mont Thyamus, le franchirent, et la nuit commençait quand ils descendirent dans l’Argie. Ils passèrent entre la ville d’Argos et l’armée d’observation des Acarnanes, qui était aux Fontaines, ne furent pas aperçus, et se joignirent aux Ambraciotes qui étaient devant Olpès.

CVII. La jonction opérée, ils s’arrêtèrent au point du jour à la vue d’une place nommée Métropolis, et y campèrent. Les Athéniens arrivèrent peu après, avec les vingt vaisseaux, au golfe d’Ambracie, pour secourir les Argiens ; Démosthène arriva aussi avec deux cents hoplites messéniens et six cents archers d’Athènes. La flotte mit à l’ancre devant la colline sur laquelle s’élève Olpès. Les Acarnanes et un petit nombre d’Amphiloques, car la plupart étaient retenus de force par les Ambracioles, s’étaient déjà réunis à Argos et se préparaient au combat. Démosthène fut élu général de toute cette fédération, et il partageait le commandement avec les généraux des alliés ; il les conduisit près d’Olpès et y établit son camp : un ravin profond séparait les deux armées.

On se tint cinq jours en repos, et le sixième on se mit des deux côtés en ordre de bataille. Comme l’armée péloponnésienne était la plus forte et occupait le plus de terrain, Démosthène craignit d’être enveloppé et mit en embuscade, dans un chemin creux masqué par des buissons, des hoplites et des troupes légères, au nombre en tout de quatre cents. Son dessein était qu’au fort de l’action, ils se levassent et prissent à dos les ennemis du côté où ceux-ci auraient de l’avantage.

Quand tout fut prêt des deux côtés, on en vint aux mains. Démosthène était à l’aile droite avec les Messéniens et quelques Athéniens ; les Acarnanes, suivant que chacun d’eux avait été placé, formaient l’autre aile avec ce qu’on avait d’archers amphiloques. Les Péloponnésiens et les Ambraciotes étaient mêlés ensemble, excepté les Mantinéens ; ceux-ci étaient, pour le plus grand nombre, placés à la gauche et serraient les rangs ; ce n’était pas eux, mais Euryloque qui formait la pointe de cette aile avec ses troupes ; il se trouvait opposé aux Messéniens et à Démosthène.

CVIII. Déjà la bataille était commencée ; déjà l’aile où combattaient les Péloponnésiens avait l’avantage et enveloppait la droite des ennemis, quand les Acarnanes placés en embuscade les prennent en queue, les frappent, les mettent en fuite ; il ne leur reste pas le courage de résister, et, saisis de crainte, ils entraînent avec eux la plus grande partie des troupes ; elles ne virent pas plus tôt l’aile que commandait Euryloque et ce qui composait la plus grande force de l’armée mis en déroute, qu’elles tombèrent dans une extrême terreur. Les Messéniens qui, sous la conduite de Démosthène, étaient opposés à cette aile, eurent surtout l’honneur de cette victoire. Cependant les Ambraciotes et ceux de l’aile droite étaient vainqueurs de leur côté et pour suivaient les ennemis vers Argos. Ce sont les hommes les plus belliqueux du pays ; mais quand à leur retour ils virent la défaite du principal corps de leur armée, vivement pressés eux-mêmes par les autres Acarnanes, ce fut avec peine qu’ils se sauvèrent à Olpès ; un grand nombre périt en se jetant confusément et sans ordre dans cette place. Les Mantinéens firent leur retraite avec plus de discipline que le reste de l’armée. L’action finit sur le soir.

CIX. Le lendemain, comme Euryloque et Macarius avaient été tués, Ménédée prit le commandement. Après une telle défaite, renfermé du côté de la terre et exclus de la mer par la flotte athénienne, il ne savait comment soutenir un siège ni comment s’ouvrir une retraite ; il fit donc porter des paroles d’accommodement à Démosthène et aux généraux des Acarnanes, pour obtenir la permission de se retirer et celle d’enlever les morts. Ils lui accordèrent cette dernière demande, dressèrent eux-mêmes un trophée et recueillirent les corps des hommes qu’ils avaient perdus et qui montaient aux environs de trois cents ; mais ils refusèrent d’accorder ouvertement à tous les ennemis la liberté de faire une retraite : seulement, Démosthène et les généraux des Acarnanes donnèrent à Ménédée, aux autres chefs des Péloponnésiens et à tous les hommes les plus remarquables de cette nation, une permission secrète de se retirer promptement. Ils avaient en vue d’affaiblir les Ambraciotes et la foule des mercenaires étrangers ; mais surtout de rendre suspects aux Grecs de cette contrée les Lacédémoniens et les Péloponnésiens, comme des gens qui les trahissaient, en mettant leur propre intérêt au-dessus de toute autre considération. Ceux-ci enlevèrent leurs morts, les ensevelirent comme ils purent avec précipitation, et ceux qui avaient obtenu la permission de faire secrètement leur retraite, se disposèrent à en profiter.

CX. On vint annoncer à Démosthène et aux Acarnanes que les Ambraciotes de la ville, sur le premier message par lequel on leur avait demandé du secours, étaient partis en masse et venaient par le pays des Amphiloques, se joindre sous Olpès à leurs concitoyens, sans rien savoir de ce qui s’était passé. Il envoya aussitôt une partie de son armée se mettre en embuscade sur leur route et occuper les postes les plus forts ; lui-même se tint prêt à marcher contre eux avec le reste.

CXI. Cependant les Mantinéens et tous ceux avec qui l’on avait traité sortirent du camp par petites troupes, comme pour aller ramasser des herbes et des broussailles, et affectant même d’en ramasser en effet ; mais une fois éloignés d’Olpès, ils se retirèrent précipitamment. Les Ambraciotes et tout ce qu’il y avait de troupes rassemblées ne s’aperçurent pas plus tôt de leur départ, qu’ils se mirent eux-mêmes en mouvement et coururent pour les atteindre. D’un autre côté, les Acarnanes crurent d’abord que tous se retiraient sans que personne y fût autorisé par un accord ; ils se mirent à la poursuite des Péloponnésiens, il y en eut même qui se crurent trahis ; ils tirèrent sur quelques-uns de leurs généraux qui voulaient les retenir et leur représentaient que cette retraite était la suite d’un traité. Enfin cependant on laissa passer ceux de Mantinée et les Péloponnésiens, mais on égorgeait les Ambraciotes ; il s’élevait de grandes contestations pour savoir qui était d’Ambracie ou du Péloponnèse. On tua plus de deux cents hommes ; le reste se réfugia dans l’Agraïde, pays limitrophe. Ils furent bien reçus par Salynthius, roi des Agræens, qui était leur ami.

CXII. Les Ambraciotes de la ville arrivèrent aux Idomènes : on appelle ainsi deux tertres assez élevés. Le plus considérable fut occupé par des soldats que Démosthène envoya de nuit et qui s’en emparèrent sans être aperçus. Les Ambraciotes étaient montés les premiers sur l’autre, et ils y passèrent la nuit. Pour Démosthène, il se mit en marche après le repas et à la chute du jour ; lui-même conduisait la moitié de l’armée pour entamer l’action ; l’autre prit sa route par les montagnes d’Amphiloquie. Au point du jour, il tomba sur les Ambraciotes qui étaient encore couchés ; comme ils ne savaient rien de ce qui s’était passé, ils crurent que les troupes qui s’avançaient étaient des leurs. Démosthène avait eu l’adresse de placer aux premiers rangs les Messéniens, et il leur avait ordonné d’adresser la parole aux ennemis, pour faire entendre leur langue, qui est la dorique, et pour inspirer de la confiance aux gardes avancées ; d’ailleurs, il faisait encore nuit et l’on ne pouvait se voir et se reconnaître. Il n’eut donc qu’à tomber sur leur armée pour la mettre en fuite et il en tua une grande partie ; les autres se sauvèrent à travers les montagnes ; mais les chemins étaient interceptés, les Amphiloques connaissaient le pays qui était le leur, et ils avaient affaire à des malheureux qui n’en avaient aucune connaissance ; ils étaient armés à la légère contre des hommes pesamment armés. Les fuyards ne savaient où se tourner : ils tombaient dans les ravins, ils donnaient dans les embuscades qui leur étaient préparées, et ils étaient égorgés. Cherchant tous les moyens de fuir, plusieurs allèrent jusqu’à la mer, qui n’est pas fort éloignée ; ils voient la flotte athénienne qui, par un singulier concours de circonstances, rase en ce moment la côte ; ils la gagnent à la nage, aimant mieux, dans la terreur qu’ils éprouvent, mourir de la main des Athéniens qui sont sur ces vaisseaux, que de celle des Barbares et de leurs plus cruels ennemis, les Amphiloques. Tels furent les maux qui se réunirent sur les Ambraciotes : d’un grand nombre qu’ils étaient venus, bien peu rentrèrent dans leur ville. Les Acarnanes dépouillèrent les morts, élevèrent des trophées, et retournèrent à Argos.

CXIII. Le lendemain, ils virent arriver un héraut de la part de ceux des Ambraciotes, qui d’Olpès avaient fui chez les Agrœens. Il venait réclamer les corps des hommes qu’ils avaient perdus dans le premier combat, lorsque, sans être compris dans le traité, ils avaient suivi les Mantinéens et ceux qui avaient obtenu un accord. Le héraut, à l’aspect des armes qui étaient celles des Mantinéens de la ville, fut étonné d’en voir un si grand nombre ; il ne savait rien de la dernière affaire et croyait que c’était celles de ses compagnons. Quelqu’un lui demanda ce qui l’étonnait et combien ils avaient perdu de monde. Celui qui faisait cette question croyait de son côté que le héraut venait de la part des gens qui avaient été défaits aux Idumènes. Le héraut répondit : « À peu près deux cents hommes. — Mais, reprit celui qui l’interrogeait, ce ne sont pas là les armes de deux cents hommes, mais de plus de mille. Ce ne sont donc pas, dit le héraut, celles des gens qui combattaient avec nous. — Ce sont elles, répondit le premier, si du moins vous avez combattu hier aux Idumènes. — Mais nous n’avons eu hier d’affaire avec personne ; c’est avant-hier dans notre retraite. — Et nous c’est hier que nous avons eu affaire avec ces gens-ci ; ils venaient d’Ambracie au secours des leurs. »

À ces mots, le héraut comprit que le secours qui était venu de la ville avait été défait ; il soupira, et frappé des maux qu’éprouvait sa patrie, il se retira aussitôt sans remplir sa mission et sans réclamer les morts. Ce fut, dans cette guerre, la plus grande perte qu’ait éprouvée une ville grecque en aussi peu de jours. Je n’ai pas écrit le nombre des morts, parce que la perte, telle qu’on la rapporte, est incroyable, eu égard à la grandeur de la ville. Ce que je sais, c’est que si les Acarnanes et les Amphiloques eussent voulu croire les Athéniens et Démosthène, ils pouvaient d’emblée se rendre maîtres d’Ambracie ; mais ils craignaient que si les Athéniens s’en menaient en possession, ce ne fussent pour eux des voisins trop difficiles.

CXIV. Les troupes d’Athènes eurent le tiers des dépouilles, et le reste fut partagé entre les villes alliées ; mais la part des Athéniens fut perdue sur mer. Les dépouilles qu’on voit encore exposées aujourd’hui dans les temples de l’Attique furent données en particulier à Démosthène : ce sont trois cents armures complètes ; et à son retour, il les apporta sur ses vaisseaux. Ses derniers exploits réparèrent le malheur qu’il avait éprouvé en Étolie, et il put revenir sans aucune crainte.

Les Athéniens qu’avaient apportés les vingt vaisseaux retournèrent à Naupacte. Après leur départ et eelui de Démosthène, les Acarnanes et les Amphiloques permirent, sur la foi publique, aux Péloponnésiens qui s’étaient réfugiés auprès de Salynthius, de se retirer des Œniades. Ils conclurent même, dans la suite, avec les Ambraciotes un traité d’alliance et d’amitié pour cent ans, à condition que ni les Ambraciotes ne feraient la guerre aux Péloponnésiens conjointement avec les Acarnanes, ni les Acarnanes avec les Ambraciotes contre les Athéniens, mais qu’ils se donneraient des secours pour défendre leurs pays respectifs ; que les Ambraciotes rendraient les places qu’ils avaient aux Amphiloques, et ce qu’ils avaient occupé de pays sur leurs frontières, et qu’ils ne porteraient pas de secours à Anactorium, place ennemie des Acarnanes. Ce traité mit fin à la guerre. Les Corinthiens envoyèrent une garnison de trois cents hoplites à Ambracie, et Xénoclidas, fils d’Euthyclès, pour y commander. Ils eurent, sur la route, beaucoup de peine à traverser l’Épire. Ce fut ainsi que finirent les affaires d’Ambracie.

CXV. Les Athéniens qui étaient en Sicile firent, le même hiver, une descente sur les côtes de la campagne d’Himéra, de concert avec les Siciliens qui se jetèrent sur cette campagne du côté opposé, et ils passèrent dans les îles d’Éole. En retournant à Rhégium, ils rencontrèrent Pythodore, fils d’Isoloque, qui venait remplacer Lachès dans le commandement de la flotte athénienne. Les alliés de Sicile avaient été à Athènes, et avaient obtenu qu’on leur accorderait un plus grand secours de vaisseaux. Leur pays était sous le joug de Syracuse ; un petit nombre de bâtimens leur ôtait l’usage de la mer, et ils se préparaient à rassembler une flotte pour ne plus dissimuler cette insulte. Les Athéniens équipèrent quarante vaisseaux pour les leur envoyer : ils jugeaient que c’était le moyen de mettre plus tôt fin à cette guerre, et ils voulaient en même temps se maintenir dans l’exercice de la marine. Ce n’était que pour commencer qu’ils expédiaient d’abord Pythodore, seul des généraux, avec peu de bâtimens : ils devaient faire partir Sophocle, fils de Sostratide, et Eurymédon, fils de Théoclès, avec une flotte plus considérable. Pythodore, après avoir pris le commandement des vaisseaux qu’avait eus Lachès, s’embarqua sur la fin de l’hiver pour une forteresse que Lachès avait prise : il fut battu, et s’en retourna.

CXVI. Dans le même printemps[39] un torrent de feu coula de l’Etna, comme cela était déjà arrivé. Il ravagea en partie le pays des Catanéens, qui logent au pied de cette montagne, la plus haute de la Sicile. On dit que cette éruption arriva la cinquantième année après la première, et qu’en tout il y a eu trois éruptions, depuis que la Sicile est occupée par des Grecs. Voilà quels furent les événemens de cet hiver : il mit fin à la dixième année de la guerre que Thucydide a écrite.

  1. Quatrième année de la guerre du Péloponnèse, première année de la quatre-vingt-huitième olympiade, quatre cent vingt-huit ans avant l’ère vulgaire. Après le 28 juillet.
  2. Après le 2 et avant le 16 juillet.
  3. 16 juillet.
  4. Après le 21 juillet.
  5. Août. Solon avait distribué le peuple d’Athènes eu quatre classes. Les citoyens qui recueillaient cinq cents mesures de blé ou d’huile formaient la première ; on les nommait pentacosiomédimnes. La seconde, celle des chevaliers, était composée de citoyens qui recueillaient trois cents mesures et qui avaient le moyen de nourrir un cheval. La troisième était celle des Zeugites, qui ne recueillaient que deux cents mesures. Enfin dans la quatrième, qui était la plus nombreuse, furent compris tous ceux qui vivaient du travail de leurs mains, les ouvriers, les mercenaires. Ils furent écartés des magistratures ; mais le législateur leur donna voix dans les assemblées et les tribunaux. Ainsi les pauvres conservaient la faculté de discuter leurs droits et leurs intérêts, et de rendre inutiles les projets que les premières classes pourraient former contre eux.
  6. Les deux drachmes valaient trente-six de nos sous.
  7. Après le 29 septembre.
  8. Un million quatre-vingt mille livres.
  9. Quatrième année de la guerre du Péloponnèse, première année de la quatre-vingt-huitième olympiade, quatre cent vingt-huit ans avant l’ère vulgaire.
  10. Après le 25 janvier ou le 23 février.
  11. Chez les anciens, les archers avaient toujours un pied nu, pour être moins exposés à glisser dans les terrains fangeux.
  12. A peu près un quart de lieue.
  13. Après le 23 février.
  14. Cinquième année de la guerre du Péloponnèse, première année de la quatre-vingt-huitième olympiade, quatre cent vingt-huit ans avant l’ère vulgaire. Après le 25 mai.
  15. La Salaminienne et le Paralus, deux célèbres trirèmes, dont la première était surtout destinée à amener à Athènes les hommes prévenus de crime qui étaient appelés en justice, et la seconde, à transporter à leur destination les députés qu’on expédiait pour remplir quelques actes religieux. Cependant on amenait aussi quelquefois les accusés sur le Paralus. Ce fut la Salaminienne qui vint chercher en Sicile Alcibiade prévenu de sacrilège. (Thucydide, liv. vi, chap. liii.)
  16. C’est-a-dire que les Athéniens allaient comme à un spectacle entendre les orateurs qui traitaient des grands intéréts de l’état, et qu’ils écoutaient les récits des grandes actions comme des contes amusants.
  17. Cette expression le petit nombre signifie les hommes les plus distingués par la naissance, le pouvoir, la dignité, la richesse. Cette classe était partout favorable aux Lacédémoniens et aux peuples du Péloponnèse qui vivaient sous un gouvernement aristocratique. C’est la même expression que j’ai traduite par le mot chefs dans la phrase suivante.
  18. Ce que Thucydide observe ici comme une chose extraordinaire de son temps, se pratique dans tous les cas sur nos moindres vaisseaux. Le temps du travail et celui du repos sont partagés entre l’équipage. Pendant qu’une moitié manœuvre et fait ce qu’on appelle le quart, l’autre se repose.
  19. Cent quatre-vingts livres, à quatre-vingt-dix livres la mine.
  20. Cinquième année de la Guerre du Péloponnèse, deuxième année de la vingt-huitième olympiade, quatre cent vingt-sept ans avant l’ère vulgaire.
  21. Portus a cru que l’hiéromènie était la nouménie, ou le premier jour du mois. C’est aussi dans cet esprit que Henri Étienne a corrigé la traduction de Valla, in sacris vel feriis prima diei mentis. Peut-être toute nouménie a-t-elle été appelée hiéroménie, mais il n’est pas certain que toute hiéroménie ait été la nouménie. Harpocration, sur Démosthene, contre Timocrate, entend par les hiéroménies les jours de fête ; c’est aussi l’explication que Suidas donne de ce mot. Il ne peut être question ici de la nouménie, puisque Thucydide (liv. ii, S iv, raconte que Platée fut surprise à la fin du mois. (Docker.)
  22. Les anciens brûlaient en l’honneur des morts des parfums, de riches étoffes, des choses précieuses, des vêtemens. Cet usage des Grecs fut mis en pratique par les Romains : dans toutes les colonies où passèrent les cendres de Germanicus, qui était mort dans l’Orient, on lui rendit ces honneurs funèbres. Atque ubi colonias transgrederentur, atrata plebes, trabeati equites, pro opibus loci, vestem, odores, aliaque funerum solemnia cremabant. (Tacit. Ann., liv. iii, chap. ii.)
  23. Cette somme est bien forte pour ce temps là. Elle ferait 4, 320, 000 livres de notre monnaie. Valla a traduit octoginta, quatre-vingts, ce qui fait 432, 000 livres. Il est vraisemblable qu’il ne faisait cette correction que par conjecture, car les manuscrits collationnés ne varient pas sur le nombre de huit cents.
  24. On appelait proxènes des citoyens qui étaient chargés par l’état de recevoir les étrangers de certain pays, de les présenter à l’assemblée du peuple, de les conduire au théâtre, etc. Les éthéloproxènes étaient ceux qui, comme le Pithias dont il s’agit ici, se chargeaient volontairement de cet emploi. Les idioproxènes recevaient des étrangers pour leur compte et leur accordaient l’hospitalité.
  25. Le stater était une monnaie d’or du poids de quatre drachmes. Celui de l’Attique n’en pesait que deux. La drachme pesait soixante-dix neuf grains, ce qui fait un gros et sept grains.
  26. A la manière dont s’exprime Thucydide, on pourrait croire que les anciens, par les différentes combinaisons des feux qui leur servaient de signaux, avaient l’art d’exprimer l’espèce de danger dont on était menacé et de faire connaître le nombre des ennemis. Alors ces feux auraient été des sortes de télégraphes.
  27. Avant le 17 octobre.
  28. A la fin d’octobre.
  29. Thucydide appelle cette ville Messène, parce qu’il écrit en dialecte attique ; mais les habitans, qui étaient Doriens, l’appelaient eux-mêmes Messana.
  30. Sixième année de la guerre du Péloponnèse, deuxième année de la quatre-vingt-septième olympiade, quatre cent vingt-sept ans avant l’ère vulgaire. Après le 13 avril, et avant le 21 juin.
  31. Sixième année de la guerre du Péloponnèse, troisième année de la quatre-vingt-huitième olympiade, quatre cent vingt-six ans avant l’ère vulgaire. Après le 21 juin.
  32. Avant d’être relevée et fondée de nouveau par les Lacédémoniens, elle se nommait Trachine.
  33. A peu près une lieue et demie.
  34. A peu près trois quarts de lieue.
  35. Un peu plus de trois lieues.
  36. Après le 7 octobre.
  37. Hymn. ad Apoll., vers. 146 et seqq.
  38. Ibid., v. 165 et seqq.
  39. Septième année de la guerre du Péloponnèse, troisième année de la quatre-vingt-huitième olympiade, quatre cent vingt-six ans avant l’ère vulgaire. Avant et après le 1er avril.