Œuvres d’histoire naturelle, de Goethe

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ŒUVRES
D’HISTOIRE NATURELLE
DE GOËTHE.[1]

Le maître de Périclès et de Socrate, Anaxagore, à qui l’on demandait pourquoi il pensait que l’homme était sur la terre : Pour admirer, répondit-il, la splendeur des cieux et la magnificence des étoiles. Certes, si le philosophe qui croyait le soleil grand comme le Péloponnèse trouvait tant de beautés dans le spectacle des profondeurs étoilées, de quels sentimens ne serait-il pas saisi aujourd’hui que les limites du monde astronomique ont été reculées si loin ! Quand les hommes, dans leur impuissance d’observer directement et de pénétrer la nature, ont imaginé, en place de ce qui est, ce qu’ils croyaient devoir être, non-seulement ils ont commis les plus grandes erreurs et se sont éloignés de la réalité, mais encore ils sont restés infiniment au-dessous de la grandeur et de la magnificence des choses. Homère, écho des croyances de son temps, plaçait les palais célestes au sommet de l’Olympe, si haut, que Vulcain, précipité de la demeure des dieux, avait employé un demi-jour à tomber dans les cavernes de Lemnos. La mythologie de la Bible supposait des cieux solides et d’immenses réservoirs d’eau suspendus sur nos têtes. Ossian mettait, dans la région des nuages mobiles, le séjour des dieux et des héros. Que sont toutes ces vaines imaginations en présence de la vérité elle même, découverte après tant de labeurs ? Cet Olympe d’où descendait la foudre, ces brouillards de la terre pris pour la région éthérée, ce bleu céleste où l’on voyait une muraille immobile et solide, tout cela s’est dissipé comme une erreur, comme un songe des premiers hommes. L’espace infini s’est ouvert, sinon aux regards, du moins à la pensée ; la terre, humble planète, a pris son rang autour de son splendide soleil ; ce soleil lui-même, vu à sa véritable distance, n’a plus été qu’une étoile perdue au milieu des innombrables étoiles ; et l’homme, du seuil de sa terre si petite, a pu contempler les mondes, fuyant comme une troupe d’oiseaux, d’un vol infatigable, sans terme et sans relâche, et déployant dans les espaces déserts leurs ailes lumineuses.

Dans l’étroite enceinte de la terre elle-même, l’immensité de la nature et la faiblesse de l’imagination humaine n’éclatent pas moins. Des contes antiques ont été transmis sur des animaux bizarres, des sirènes, des hippogriffes, des hydres à cent têtes ; les artistes ont reproduit, sur la pierre ou sur la toile, ces conceptions fabuleuses, et les poètes, interprètes, de leur côté, des croyances populaires, ont multiplié ces formes sans nom qui habitaient les enfers qui hantaient les cavernes sombres, et que la magie évoquait pour ses opérations funèbres. Qu’est-ce encore que tout cela à côté de cette multitude d’êtres divers que la nature a jetés sur la terre, dans la mer, dans les airs ? Passez-les rapidement en revue, faites-les tous comparaître depuis l’éléphant massif jusqu’à l’écureuil agile, depuis l’aigle carnassière jusqu’au colibri, depuis l’énorme baleine jusqu’aux plus petits habitans des lacs et des rivières ; voyez-les se mouvoir avec des pieds, sans pieds, avec des ailes, avec des nageoires ; écoutez le bourdonnement confus de ces innombrables insectes qui pullulent de toutes parts ; contemplez ces incroyables transformations qui, d’une chenille, produisent un brillant papillon ; munissez votre œil d’un microscope, et reconnaissez un nombre infini d’êtres que leur petitesse dérobait à vos regards, mais n’a point soustraits à la merveilleuse protection de la nature ; enfin si ce n’est assez de cette multitude de formes vivantes et d’organisations, évoquez les fantômes des animaux détruits dont les dépouilles sont ensevelies dans les décombres de notre globe ; reconstituez l’énorme dinotherium avec ses deux défenses qui, implantées dans la mâchoire inférieure sont dirigées vers la terre, structure anatomique qui n’a plus d’analogue parmi les espèces actuelles ; faites voler dans les airs le ptérodactyle avec son corps de serpent et ses ailes d’oiseaux ; lâchez dans les mers les gigantesques reptiles des vieux âges, et maintenant voyez combien ce spectacle de la nature créatrice et vivante surpasse les combinaisons de l’esprit humain, et ses imaginations les plus hardies.

Aussi n’est-ce que par une contemplation minutieuse et assidue des êtres que l’on parvient à entrevoir, dans toute sa vérité, dans toute sa grandeur, dans toute son utilité, la réalité elle-même. Et cette contemplation, pour qu’elle profite, pour qu’elle perce peu à peu le voile mystérieux d’Isis, pour qu’elle agrandisse le champ, à jamais illimité, de la science, ne doit être ni l’œuvre d’un homme, ni l’œuvre d’un peuple, ni l’œuvre d’un siècle. Tout y concourt, les travaux ignorés des temps les plus obscurs comme ceux des temps les plus brillans, les efforts de la masse comme ceux des plus puissans génies. Ce n’est pas trop du labeur de tout le genre humain pour rendre intelligibles quelques parties de cet immense ensemble, où l’homme vit, porté, au milieu de l’espace infini, sur sa planète comme sur un esquif, éclairé des rayons d’un soleil centre commun de plusieurs autres mondes, et entouré d’êtres qui, comme lui, foulent la terre et se réjouissent sous l’influence du père de la chaleur et de la lumière.

Il s’éleva, peu de temps avant la révolution de juillet, dans le sein de l’Académie des sciences, une discussion entre MM. Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, discussion qui porta sur les questions les plus hautes de la zoologie, et qui fixa l’attention, même au moment des préoccupations politiques les plus graves. Ce n’était pas la première fois qu’elle était posée, mais c’était la première fois qu’elle prenait tant de solennité, et l’éminence des deux hommes qui portaient la parole ne contribua pas peu à appeler l’intérêt. Il s’agit avant tout de la préciser. Goëthe a eu toute raison de dire que devant le public cette question ne peut être traitée par les détails, mais qu’il faut la ramener à ses premiers élémens. C’est ce que je vais essayer de faire.

De tout temps les anatomistes et les naturalistes avaient comparé les animaux entre eux. Les métamorphoses des hommes en oiseaux et en bêtes, créées d’abord par l’imagination des poètes, furent déduites logiquement, par d’ingénieux naturalistes, de la considération des parties animales. « Nous pouvons donc soutenir hardiment, dit Goëthe, que les êtres organisés les plus parfaits, savoir : les poissons, les reptiles, les oiseaux et les mammifères, y compris l’homme, qui est à leur tête, sont tous modelés d’après des formes analogues ; et, imbu de cette idée, Camper, un morceau de craie à la main, métamorphosait, sur une ardoise, le chien en cheval, le cheval en homme, la vache en oiseau. Ces comparaisons ingénieuses et hardies tendaient à développer, chez les hommes d’étude, les sens intérieurs ou intellectuels, qui trop souvent se laissent emprisonner dans le cercle des apparences extérieures. »

Plus, en effet, l’anatomie comparée faisait de progrès et agrandissait le cercle de ses recherches, plus les similitudes de l’homme avec les animaux éclataient de toutes parts. Les anciens philosophes l’avaient entrevue, et les pythagoriciens, qui pressentaient partout des harmonies, disaient que nous avons non-seulement une communauté entre nous et avec les dieux, mais encore avec les animaux ; vaste pensée dont je n’ai ici à examiner qu’un côté, celui de notre communauté avec les êtres inférieurs de la création.

Sur la fin du siècle dernier, les détails de ressemblance s’étaient tellement multipliés, que l’idée d’analogie, de dessin général, de plan, d’unité d’organisation, de type, se présenta à plusieurs esprits éminens, et à Goëthe un des premiers. On quitta l’étude des différences pour commencer celle des ressemblances ; et c’est ainsi que naquit l’anatomie philosophique.

La question qui s’est débattue en 1830, entre MM. Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, et à laquelle Goëthe avait consacré tous ses travaux de naturaliste, est donc de savoir s’il y a une loi, et quelle est la loi de communauté qui existe entre tous les animaux, y compris l’homme. Les diverses espèces ont-elles, dans leur organisation même, un lien qui les associe ? Et, dans le cas de l’affirmative, de quelle manière peut-on concevoir ce lien ? Voilà le problème réduit à ses élémens les plus généraux, à ceux où tout le monde peut le comprendre et en apprécier la portée.

La première proposition n’est pas contestable et n’est plus contestée pour de très nombreuses séries d’animaux, par exemple pour les vertébrés, dont je parlerai seulement ici, voulant laisser la question dans des termes non controversés. Un lien intime associe les animaux par leur organisation même. Les exemples en sont infinis et les preuves irréfragables. Considérez en effet le crâne d’un homme, d’un quadrupède, d’un oiseau, d’un reptile, d’un poisson, et vous serez frappé de la similitude des formes fondamentales. Remarquez en outre que ces crânes contiennent, chez les uns et les autres, le cerveau ; qu’ils sont percés, chez les uns et chez les autres, des mêmes trous pour laisser passer les nerfs des organes des sens ; enfin qu’ils reproduisent tous, dans leurs parties spéciales et respectives, la disposition de la vertèbre, laquelle, comme eux, contient une masse nerveuse et donne passage à des nerfs.

La seconde question, à savoir quelle est la nature, quelle est la loi de cette communauté qui existe entre les animaux, est plus importante et plus ardue. Passons en revue les diverses opinions.

Goëthe admet un type sur lequel tous les animaux sont modelés et dont les formes animales ne sont que des particularités. « L’observation nous apprend, dit-il, quelles sont les parties communes à tous les animaux, et en quoi ces parties différent entre elles ; l’esprit doit embrasser cet ensemble et en déduire par abstraction un type général dont la création lui appartienne. » Et ailleurs : « Concluons que l’universalité, la constance, le développement, l’unité de la métamorphose simultanée, permettent l’établissement d’un type ; mais la versatilité ou plutôt l’élasticité de ce type dans lequel la nature peut se jouer à son aise, sous la condition de conserver à chaque partie son caractère propre, explique l’existence de tous les genres et de toutes les espèces d’animaux que nous connaissons. » Et dans un troisième passage : « La construction d’un type suppose nécessairement que la nature est conséquente avec elle-même, et que, dans les cas particuliers, elle procède suivant certaines règles préétablies. Cette vérité est incontestable, car un coup d’œil rapide, jeté sur le règne animal, nous a convaincu qu’il existe un dessin primitif qu’on retrouve dans toutes ces formes si diverses. »

Je ne puis adopter cette opinion de Goëthe, ni comprendre l’existence d’un pareil type. Ce type que nous devons créer, suivant lui, dans notre esprit, comment donc doit-il être conçu ? Est-ce une forme assez générale pour renfermer toutes les formes animales qui existent ? Mais alors ce n’est plus qu’un bloc de marbre dont l’artiste tire à son gré la forme qu’il lui plaît ; et ce bloc ne présente plus rien d’assez déterminé pour qu’on y voie un type, et qu’une telle image puisse servir en rien à la science. Ce type est-il au contraire un assemblage, sur une seule forme, de toutes les formes possibles ? Il sera bien vrai de dire que c’est là une conception de l’esprit, mais non que c’est une conception de la nature. Ce type ressemblerait à ces dieux multiformes que l’on voit figurés dans des temples anciens ; et peut-être même de pareilles idées, au moins instinctivement, n’ont elles pas été étrangères à la création de ces divinités bizarres que des mythologies anciennes s’étaient complu à présenter à l’adoration. Toujours est-il que Goëthe n’a pu concevoir ce type de l’animalité comme un assemblage de toutes les formes. De deux choses l’une : ou il me faut laisser l’idée de type dans un vague où elle n’est plus saisissable, ou si je la veux préciser, je la trouve erronée.

Buffon avait dit, long-temps avant Goëthe, qu’il reconnaissait, dans la série des animaux, un dessin primitif et général, qu’on peut suivre très loin, et sur lequel tout semble avoir été conçu. Quelle idée nous ferons-nous de ce dessin primitif et général ? Quoi ! la nature dessine tous les animaux sur le même plan ! Comment, par exemple, les animaux qui n’ont pas de membres pourraient-ils avoir été conçus sur le même dessin que les animaux qui sont pourvus de membres ? Évidemment le dessin n’est pas le même ; pour que cela fût, il faudrait que tous les animaux fussent composés des mêmes parties, qui seraient seulement variées.

La même critique s’applique à l’unité de plan, qui présente aussi la série animale sous un point de vue impossible à bien saisir.

L’unité de composition organique est sujette aux mêmes objections, si l’on entend par là unité de plan ; mais si l’on veut dire qu’au fond, tout animal n’est qu’un composé de parties similaires, de sphères par exemple, et que par conséquent tous les animaux se ressemblent parce qu’ils sont seulement diversifiés par le nombre et l’arrangement de ces sphères primitives, on énonce une idée brillante, peut-être juste, peut-être dominant la théorie même que j’expose en ce moment, mais qui n’appartient pas actuellement à mon sujet.

La théorie des analogues est une autre désignation donnée à la doctrine de la communauté de tous les animaux entre eux. Cette désignation est juste, mais elle s’arrête, si je puis m’exprimer ainsi, à la superficie même des choses ; elle constate le fait d’analogies, sans essayer d’en pénétrer la loi.

Il faut donc, suivant moi, rejeter les formules de type, d’unité de plan, d’unité de dessin, comme ne donnant que des idées vagues ou fausses du point d’anatomie philosophique qui est en question.

En place de ces notions, je pense que l’on doit mettre la loi de développement. Je m’explique : soit que la nature ait créé simultanément tous les êtres organisés, soit qu’elle ne les ait créés que successivement, elle a pour règle, dans cette création, de procéder du simple au composé, c’est-à-dire de développer toujours ce qui existe, de passer d’une formation à une autre par des transitions, et de laisser, à chaque degré, des traces de son passage. C’est là ce qui explique l’apparence d’un plan, d’un dessin, d’un type, sans qu’il soit possible d’en saisir et d’en fixer l’image. L’apparence est dans ces traces déposées en chaque animal, en chaque organe ; l’impossibilité de le saisir est dans ces transitions mêmes qui donneraient au type, au plan, au dessin, une extension telle qu’il n’aurait plus rien que de vague et d’informe.

Arrêtons-nous à ce point de vue, et reportons-nous vers les animaux perdus, dont l’écorce du globe recèle la dépouille. Leur restauration, qui est la gloire de Cuvier, a étonné le monde. Outre des formes singulières, il est vrai, mais marquées du cachet commun que porte l’animalité sur notre terre, cette restauration ne nous a-t-elle rien appris sur l’histoire et les phases de la zoologie ? Les couches diverses renfermaient des animaux divers, de telle sorte que, là aussi, une série, un développement, se manifestent. Les terrains anciens et les terrains comparativement modernes ont nourri jadis des espèces placées sur des degrés différens de l’échelle ; et la chronologie zoologique est favorable à l’idée d’une transformation, d’une évolution successive.

Tandis que l’anatomie retrouvait les antiques débris d’animaux effacés à jamais du livre de vie, la physique pénétrait de son côté dans les entrailles du globe ; et, combinant la forme de la planète, qui est celle que prendrait un corps liquide qui s’est solidifié, la chaleur qui va en augmentant avec rapidité de la surface du globe vers le centre, le froid intense des espaces interplanétaires où s’épanche comme dans un réservoir le calorique primitif de la terre, et enfin la présence de palmiers et d’autres productions des latitudes chaudes sous des latitudes aujourd’hui trop froides pour les nourrir, la physique a prononcé que jadis le globe de la terre avait été très chaud, et qu’il s’était refroidi peu à peu, de sorte que, dans de telles conditions, des êtres organiques n’ont pu paraître que successivement, et au fur et à mesure, sur la surface d’un monde qui ne devenait que lentement habitable. De ce côté encore la loi de transformation et d’évolution se confirme et s’établit.

Mais je dis plus. Quand on ne saurait point par tous ces faits positifs que la vie ne s’est pas manifestée tout d’abord sur notre terre sous la forme qu’elle a de notre temps, il aurait été possible de le conclure de la conception métaphysique de la série animale. La série une fois reconnue ascendante (et nous savons qu’elle l’est) implique développement, évolution et laps de temps. Un philosophe qui aurait saisi la loi de cette série, aurait pu prononcer que sur le globe avaient été des existences passées dont les existences actuelles sont les héritières, et les découvertes d’une science future seraient venues justifier sa proposition. Ainsi, quand on objectait à Copernic que, si son système était vrai, Vénus devrait paraître avec des phases comme la lune, il répondit qu’en effet elle se montrerait sous cette apparence si on parvenait jamais à la mieux voir. Les télescopes montrèrent, long-temps après, Vénus comme Copernic l’avait annoncée.

Un des plus sages et des plus nobles philosophes de l’antiquité, Épictète a dit : « Jupiter a mis l’homme sur la terre, non-seulement pour être le spectateur des œuvres divines, mais encore pour en être l’interprète. » Cette pensée est une des plus profondes que l’on puisse concevoir. En effet, quoi de plus frappant que cette curiosité ardente et rapide qui entraîne le genre humain dans la voie de la science ? L’homme ne passe plus, s’il a jamais passé, indifférent à côté des objets de la nature. Il veut les connaître ; et quand il les a connus, il veut les expliquer, c’est-à-dire remonter aux lois qui les régissent. C’est là l’esprit scientifique dans toute sa portée, esprit scientifique éveillé bien long-temps avant les beaux siècles de la Grèce, mais qui, sorti alors des temples et des castes, changea le monde et produisit tous les germes qui vont se développant d’âge en âge et d’avenir en avenir. L’utilité de la science, toute grande qu’elle est, recule devant la vérité de la science, et n’occupe que le second rang aux yeux de quiconque sait comprendre quelle valeur infinie appartient à la connaissance de la réalité des choses.

À Goëthe revient l’honneur d’avoir été un des premiers frappé de la ressemblance des êtres, et d’avoir conçu que ces ressemblances prouvaient l’existence d’une loi commune d’organisation. Il doit être regardé comme un des auteurs qui ont contribué à fonder la moderne et brillante science de l’anatomie philosophique. Aussi comprenait-il bien la portée de ses idées, et il souffrait de les voir méconnues, et méconnues parce qu’il était un grand poète.

« Depuis un demi-siècle et plus, dit-il, je suis connu comme poète dans mon pays et même dans les pays étrangers, et on ne songe pas à me refuser ce talent. Mais ce qu’on ne sait pas aussi généralement, ce qu’on n’a pas suffisamment pris en considération, c’est que je me suis occupé sérieusement et longuement des phénomènes physiques et physiologiques de la nature, que j’avais observés en silence avec cette persévérance que la passion seule peut donner. »

Et ailleurs, après avoir énuméré les difficultés qu’une découverte trouve à se faire jour, il ajoute :

« Celui qui, pendant le cours d’une longue vie, a suivi cette marche du monde et de la science, celui qui a observé autour de lui et médité l’histoire, celui-là connaît tous ces obstacles ; il sait pourquoi une vérité profonde est si difficile à propager, et on lui pardonnera s’il refuse de se lancer dans un dédale de contrariétés. »

Mais aussi il sentit un vif plaisir quand le cours du temps produisit peu à peu et consacra les idées zoologiques qu’il avait un des premiers formulées. Il s’en réjouit, d’une manière expressive, dans une lettre qu’il écrivit à M. Carus, célèbre naturaliste allemand : « Je parcours mes anciennes notes avec plus de confiance que jamais en voyant se produire au grand jour, et sans concours de ma part, toutes les idées qui, dans la solitude, m’avaient paru justes et vraies. Il ne peut y avoir, pour un vieillard, de plaisir plus vif que de se sentir, en quelque sorte, revivre dans de jeunes gens. Parvenu à un âge où la plupart des hommes n’ont guère d’éloges à donner qu’au passé, les années qu’il m’a fallu consacrer à l’observation de la nature, silencieusement parce que ma pensée ne trouvait pas d’écho au dehors, se retracent délicieusement à ma mémoire, aujourd’hui que je vois les opinions du jour se mettre en harmonie avec les miennes. »

Mais Goëthe me semble avoir lui-même confondu sa qualité de poète avec sa qualité de naturaliste, dans le passage suivant (je cite toujours la traduction de M. Martins, élégante, car il s’est attaché à suivre son modèle, exacte, car il est très versé lui-même dans les matières dont Goëthe s’occupe) :

« Personne ne voulait m’accorder qu’on pût réunir la science et la poésie ; on oubliait que la poésie est la mère de la science ; on ne réfléchissait pas qu’après une période de siècles écoulés, l’une et l’autre pouvaient très bien se rencontrer dans les régions élevées de la pensée et contracter une sainte alliance utile à toutes deux. » Ici je ne puis partager l’opinion de Goëthe ; ce n’est pas à titre de poète, c’est à titre de naturaliste exercé, que Goëthe a conçu les grandes idées de zoologie qu’il a, un des premiers, essayé de faire prévaloir parmi les savans. Il avait (on vient de le voir par ce qu’il a dit lui-même de ses études), il avait disséqué beaucoup, examiné avec réflexion les différentes formes de l’organisation, poursuivi ses idées dans le domaine de la botanique et porté des recherches actives sur la géologie. Ainsi donc, il ne faut pas croire que son génie de poète lui a inspiré les notions élevées, mais précises, qu’il possédait sur l’histoire naturelle. Sans doute, dans une antiquité reculée, la poésie et la science étaient unies, c’est-à-dire que la poésie servait à consacrer les découvertes de la science ; mais il n’est pas donné au poète de pénétrer, sans études préalables, dans une spécialité des connaissances humaines et d’en agrandir le domaine. S’il suffisait de la poésie pour connaître la cause des choses, un des plus grands poètes qui ait paru dans le cours des temps, Virgile, aurait enrichi le monde de découvertes, lui qui adorait avec une sincérité si profonde les magnificences de la campagne, lui que charmait l’harmonie des forêts, des champs et des mers, lui qui regrettait tant de ne pouvoir aborder les hauteurs de la nature (naturæ accedere partes). C’est se faire une fausse idée, suggérée par l’existence des anciens poèmes cosmologiques, que de croire que la poésie ouvre par elle-même des aperçus dans la science. Elle y tient sans doute, elle a aussi sa racine dans la réalité des choses, elle a sa portée scientifique, mais c’est tout autrement qu’on ne le croit généralement. J’essaierai peut-être ailleurs d’expliquer de quelle façon, suivant moi, ce rapport existe.

Parmi les travaux importans, mais spéciaux, de Goëthe en anatomie se trouvent ses recherches sur l’os intermaxillaire dont il a prouvé, chez l’homme, l’existence niée par Camper, qui avait voulu faire, de l’absence de cet os, un caractère distinctif de l’espèce humaine. Il faut ne pas oublier, non plus, ce qu’il a fait pour démontrer que le crâne est composé de véritables vertèbres, modifiées seulement dans leurs formes.

En effet les formes organisées, pour être bien conçues, ont besoin d’être étudiées aussi bien dans l’animal foetus que dans l’animal arrivé à son plein développement. Fougeroux, membre, dans le siècle dernier, de l’Académie des sciences, en défendant la théorie de Duhamel, son oncle, sur la formation des os, découvrit que l’os du canon, qui est unique dans les animaux adultes de l’espèce du taureau, est double dans les foetus de cette même espèce. Bientôt après la naissance, ces os séparés s’unissent ; les deux côtés par lesquels ils adhèrent se changent en une lame intérieure qui sépare l’os en deux cavités ; dans la suite, cette lame disparaît ; une membrane, qui même ne subsiste pas dans tous les individus, en prend la place, et on voit succéder à ces deux os un os unique qui n’a plus qu’une seule cavité. Condorcet, qui rapporte cette observation, ajoute : « Les différences, entre l’animal foetus et l’animal adulte, sont un de ces phénomènes de la nature dont la liaison avec les lois générales n’est pas encore connue ; et tous les faits particuliers, qui, par leur rapprochement, peuvent conduire à la deviner un jour, méritent d’intéresser les physiologistes philosophes. » Cette prévision de Condorcet est pleine de confiance dans la continuité et la force de la science, et digne de celui qui, esquissant les progrès de l’esprit humain, aperçut l’un des premiers la loi de la civilisation humaine et la philosophie de l’histoire. Le fait est que l’étude des différences qui existent entre l’animal foetus et l’animal adulte a jeté le plus grand jour sur les questions de haute anatomie ; elle a appris que tout animal passe, pour arriver à sa forme définitive, par une série de transitions qui éclaircissent bien des difficultés sur l’analogie des organes. C’est une autre espèce d’anatomie comparée : elle présente à l’état simple ce qui doit être un jour composé. Ainsi le canon correspond au métacarpe de l’homme, cet os unique à cinq métacarpiens ; dans le foetus du taureau, il est double, et déjà l’on voit mieux le rapport qui existe entre le métacarpe de ce quadrupède et le métacarpe de l’homme.

On peut à beaucoup d’égards comparer, pour les faire comprendre, les analogies de l’anatomie avec les analogies de l’étymologie. Des deux côtés, les métamorphoses les plus singulières s’expliquent à l’aide de transitions qui lient les formes les plus éloignées ; des deux côtés, l’étude des caractères extérieurs mène à reconnaître des affinités intérieures et à trouver des rapprochemens là où l’on ne soupçonnerait que des différences. Prenons le mot français feu, et suivons-le dans quelques langues voisines : évidemment c’est le mot feuer des Allemands, fire des Anglais, pyr des Grecs ; mais c’est aussi le mot fuoco des Italiens ; fuoco tient à fucus des Latins, auquel se rattache notre mot foyer ; il faut encore y joindre le mot fuego des Espagnols ; mais le mot latin focus tient à fervor, chaleur, d’où viennent nos mots ferveur, fervent. Ainsi voilà, dans plusieurs langues, une multitude de mots, tous différens, il est vrai, mais tous analogues et tous vivifiés, si je puis m’exprimer ainsi, par l’idée commune que tous renferment, l’idée de chaleur.

Ainsi de l’anatomie comparée. L’os humérus, l’os du bras chez l’homme, devient un pied de devant dans le cheval, une nageoire dans la baleine, une aile dans l’oiseau, dans l’ichtyosaurus (animal fossile), un gros moignon, qu’on peut considérer comme formé de la fusion de l’humérus et des deux os de l’avant-bras. Toutes ces formations sont différentes ; mais elles sont analogues aussi, et toutes elles sont vivifiées par l’idée que la nature a voulu réaliser, en les produisant, celle de membre antérieur.

Un des résultats positifs de l’anatomie philosophique est de mettre à néant la doctrine des causes finales, dans laquelle on prétend expliquer toute l’organisation des parties par l’usage auquel elles sont destinées. Or certainement, pour la nature, c’est là une intention secondaire, et elle est dominée par quelque chose de supérieur. Ceux qui ont étudié l’anatomie philosophique n’ont pas besoin qu’on leur démontre la vérité de cette proposition, qui est partout écrite dans les similitudes des animaux ; cependant j’en rapporterai quelques exemples pour ceux qui ne sont pas familiarisés avec cet ordre de considérations.

Dans l’espèce humaine, la femme porte deux mamelles, sources de vie et de nourriture toutes préparées pour l’enfant qui vient de naître. Cela est très manifeste, sans doute ; mais que signifient ces deux mamelles rudimentaires que l’homme porte sur sa poitrine ? évidemment elles ne servent à rien, et, dans la théorie des causes finales, leur présence est tout-à-fait inexplicable. Mais quand on se rappelle que dans toute la série des animaux la nature ne procède jamais que par des transitions, que partout elle indique encore ce qu’elle va effacer, on comprendra comment, dans l’espèce humaine, elle a laissé sur l’homme une simple trace de ce qui est complètement développé chez la femme ; trace fugitive, il est vrai, insignifiante à des yeux inexercés, mais qui, déchiffrée et comprise, révèle une des lois les plus fécondes de l’organisation, celle qui asservit la nature à toujours enchaîner les formes les unes aux autres, à toujours produire, de ce qui est, ce qui doit être. La cause finale eût effacé cette trace, la loi de développement ne pouvait pas ne pas la laisser subsister.

L’idée de développement, supérieure à l’idée de cause finale ou d’appropriation des parties à leurs usages, se manifeste encore d’une manière frappante dans les cétacés. Ces animaux, quoique habitans de la mer à côté des autres poissons, n’en sont pas moins des mammifères du même ordre que l’éléphant et le taureau. Or, si la nature n’avait pas, dans ses propres lois, quelque chose qui domine ce que l’on a appelé causes finales, c’est-à-dire si elle ne s’occupait que de construire les organes pour l’usage auquel ils sont destinés, elle eût donné aux cétacés des nageoires conformes à celles des poissons, lesquelles suffisent parfaitement à la locomotion de ces animaux. Mais il n’en est point ainsi. Détachez la peau qui couvre la nageoire de la baleine, disséquez cette partie, rendez-vous compte des élémens qu’elle contient, et vous y trouverez un humérus et tous les autres os qui constituent un bras chez l’homme et une patte de devant chez un quadrupède. Tant il est vrai que la nature n’a pu se dispenser de reproduire, dans un mammifère marin, les caractères essentiels du mammifère terrestre ! Tant il est vrai que des nageoires, tout en servant à nager, n’en sont pas moins construites tout différemment ! Tant il est vrai que la loi de ces constructions est prise, non pas sur l’usage, mais sur le rang de l’organe ! À quoi bon cacher les os du bras dans une nageoire, si la nature n’est pas déterminée par une raison bien supérieure à la raison des causes finales ? La nageoire du poisson proprement dit est étrangère à la structure du membre antérieur des mammifères, et elle ne ressemble pas, pour la composition intérieure, à la nageoire du cétacé. Or, pourquoi cette différence de constitution dans deux parties destinées aux mêmes usages ? C’est que le poisson appartient à une formation différente, et que sa nageoire a beau être faite pour nager, elle ne peut renfermer un humérus comme celle de la baleine. Tout concourt et concorde, il est vrai, dans l’immensité du monde ; mais il y a des subordinations dans les règles, et ce n’est qu’après avoir obéi à la règle qui détermine la forme dans une classe d’animaux, que la nature obéit à la règle de la cause finale, c’est-à-dire approprie l’organe à son usage.

Empédocle, en disant qu’il y avait de la raison dans la construction d’un os, disait une grande et profonde vérité. La nature, en effet, ne peut que ce qui est logique, et la série animale en est une des preuves les plus manifestes ; là tout se produit par voie de conséquence ; un développement, partout écrit, enchaîne les organisations supérieures aux organisations inférieures ; les premières supposent les secondes, et l’on peut affirmer que, si les animaux inférieurs n’existaient pas, les animaux supérieurs n’auraient pas vu le jour, pas plus que n’existerait l’homme fait si l’enfant n’existait pas.

Goëthe, supposant un type qui serait intermédiaire entre les animaux, et qui tiendrait de tous sans en représenter aucun en particulier, ne veut pas admettre par conséquent que l’un soit le type de l’autre. Selon moi, au contraire, il existe un type, et cette notion résulte directement de la notion de développement. Le type que supposait Goëthe n’est pas réalisable ; aussi n’existe-t-il pas ; celui que j’admets existe toujours. Selon moi, toute organisation supérieure est le type des organisations inférieures, c’est-à-dire le terme où ont abouti ces organisations, et aussi le point d’où, par soustraction, on pourrait revenir au degré subalterne. Dans l’état actuel des choses, l’homme est le type dans l’animalité ; si l’homme disparaissait, ce type serait représenté par l’ensemble de tous les mammifères.

De tout ce qui a été dit, il résulte que, s’il était dans les lois de la nature que la race humaine fût un jour remplacée par une race plus perfectionnée, ces nouveaux êtres n’arriveraient à la lumière qu’à travers notre organisation, qu’en portant la trace du degré que nous occupons, et qu’en développant notre être.

Les artistes (eux aussi doivent être écoutés dans une question où les formes jouent un si grand rôle) ont essayé de donner à la figure humaine un plus haut caractère que celui qu’elle tient de la nature. On sait que les Grecs avaient ainsi idéalisé la tête de leur Jupiter. L’intuition de ces artistes est allée jusqu’au vrai des choses, et, si on l’admire quand on a sous les yeux le marbre où ils l’ont retracée, on l’admire encore quand on pénètre dans sa profondeur la raison anatomique qui y est cachée. Il y a de la raison dans ce marbre, comme Empédocle en trouvait dans un os. On sait encore que les génies et les anges ont été représentés avec des ailes attachées aux épaules. Des anatomistes ont prétendu que cette conception des artistes était conforme à la loi anatomique qui veut que de tels appendices se développent du côté du dos, qui est dans les animaux le côté tourné vers la lumière.

Ces essais de développement d’une forme organique, tentés par les artistes, le docteur Koerte a cherché à en faire l’application historique, dans la comparaison des animaux fossiles et des animaux actuels de la même espèce. On trouva en 1819 et en 1820, à Stuttgardt, divers os fossiles, entre autres des ossemens d’un taureau fossile beaucoup plus grand que le taureau qui est aujourd’hui notre contemporain. Le col de l’omoplate d’un taureau fossile avait cent deux lignes de hauteur, tandis que celui d’un taureau de la Suisse n’en comptait que quatre-vingt-neuf. Le docteur Koerte a comparé la tête du premier avec celle du second ; cette comparaison, où l’auteur se lance dans un champ illimité, a paru à Goëthe digne d’être citée, et je la reproduis ici :

« Ces deux têtes sont pour moi comme deux chroniques ; le crâne du taureau fossile est un témoignage de ce que la nature a voulu de toute éternité ; celui du taureau vivant, un exemple du point de perfection où elle a amené cette forme animale. Je remarque la masse énorme du crâne fossile, ses grosses proéminences, son front aplati, ses orbites dirigées en dehors, ses cavités auditives plates et étroites, les sillons profonds que des cordes tendineuses ont creusés sur son front. Que l’on compare à cet ensemble les cavités orbitaires du crâne nouveau, elles sont plus grandes et dirigées plus en avant. Le front et l’os du nez sont plus bombés, les cavités auditives plus larges et mieux conformées, les sillons du front moins marqués, et en général toutes les parties paraissent plus achevées.

« Le crâne nouveau dénote plus de réflexion, de docilité, de bonté, d’intelligence même ; l’ensemble des formes est plus noble. Celui du taureau fossile dénote un animal plus sauvage, plus indocile, plus brute et plus entêté. Le profil du taureau antédiluvien se rapproche de celui du cochon, surtout dans la partie frontale, tandis que la tête du taureau vivant rappelle un peu celle du cheval.

« Des milliers d’années séparent le taureau antédiluvien du bœuf. L’instinct, de plus en plus prononcé, qui portait l’animal à regarder devant lui, a modifié la direction des cavités orbitaires et a changé leurs formes ; les efforts qu’il a faits pour entendre plus facilement, plus distinctement et de plus loin, ont élargi les cavités auditives et les ont rendues plus convexes en dedans ; l’instinct animal qui le porte à chercher sa nourriture et à augmenter son bien-être a élevé peu à peu le front à mesure que les impressions du monde extérieur agissaient sur le cerveau. Je me représente le taureau antédiluvien au milieu d’espaces immenses, couvert du lacis végétal de la forêt primitive, qui cédait à sa force sauvage ; le taureau actuel, au contraire, se plaît au milieu de riches pâturages bien aménagés et se nourrit de végétaux cultivés. Je conçois que l’éducation domestique ait fini par le soumettre au joug et l’astreindre à la nourriture de l’étable ; que son oreille se soit accoutumée à entendre la voix de son conducteur et à lui obéir, et que son œil ait appris à respecter la position verticale de l’homme. Le taureau fossile existait avant l’homme, ou plutôt il était sur la terre avant que l’espèce humaine existât pour lui. Les soins, l’influence prolongée de l’homme ont évidemment amélioré l’organisation de la race fossile. La civilisation a forcé un animal stupide, qui avait besoin qu’on lui vînt en aide, à se laisser mettre à l’attache, à manger dans une étable et à paître sous la garde d’un chien, d’une gaule ou d’un fouet. Elle a ennobli son existence animale en en faisant un bœuf, c’est-à-dire en l’apprivoisant. »

Ce développement de la tête du taureau, qui est du fait de la nature, peut, si l’on veut, se comparer au développement que la tête du Jupiter olympien a prise sous la main du statuaire.

Toutes les considérations précédentes concourent à prouver que la nature est circonscrite dans son pouvoir créateur, quoique les variétés de forme soient à l’infini à cause du grand nombre des parties et de leurs modifications possibles. « Au budget de la nature, dit Goëthe, le total général est fixé ; mais elle est libre d’affecter les sommes partielles à telle dépense qu’il lui plaît : pour dépenser d’un côté, elle est forcée d’économiser de l’autre. C’est pourquoi la nature ne peut jamais ni s’endetter ni faire faillite. » Ce que dit Goëthe est parfaitement juste ; une circonscription borne partout la nature. Il ne lui est pas loisible de créer des formes arbitraires, indépendantes ; tout se tient dans ses productions. Elle ne peut mettre ici l’homme, là le cheval, organisé tout différemment, là l’éléphant, troisième composition, sans analogie avec les précédentes. Non : ce qui la lie, c’est la similitude des formes dans les mêmes classes, et la nécessité d’une évolution quand elle passe d’une classe à l’autre.

Par une suite des lois physiques qui régissent les choses, nos sens, qui sont autant de portes ouvertes sur le monde, nous induisent dans de perpétuelles erreurs si nous ne les rectifions pas aussi bien par leur contrôle mutuel que par la raison. La Fontaine a dit :

La nature ordonna ces choses sagement ;
J’en dirai, quelque jour, les raisons amplement.
J’aperçois le soleil. Quelle en est la figure ?
Ici-bas ce grand corps n’a que trois pieds de tour ;
Mais si je le voyais là-haut, dans son séjour,
Que serait-ce à mes yeux que l’œil de la nature ?
Sa distance me fait juger de sa grandeur ;
Sur l’angle et les côtés ma main la détermine.
L’ignorant le croit plat ; j’épaissis sa rondeur,
Je le rends immobile, et la terre chemine.

Ce que La Fontaine dit du soleil se présente pour toute chose ; ce monde est un mirage où les objets prennent sans cesse une forme différente de leur forme réelle. Il en est de la vie de l’espèce comme de la vie de l’enfant. L’enfant qui vient au monde ne voit pas la lumière la plus vive, n’entend pas le son le plus fort ; plus tard, il commence à entendre et à voir, mais sans précision, sans habileté, sans science, si je puis m’exprimer ainsi. Enfin, ce n’est qu’un long exercice qui lui apprend à juger ce que veulent dire les impressions qu’il reçoit. Ainsi est le genre humain dans son développement successif. La terre est d’abord la limite de son univers ; le ciel touche la montagne voisine ; il croit que tout ce qu’il voit et entend est conformé comme il le voit et comme il l’entend. Apprendre à voir et à connaître est aussi bien l’affaire du genre humain qui se développe que celle de l’enfant qui s’élève.

L’anatomie ne fait que disséquer, mais elle fournit à l’intelligence de nombreuses occasions de comparer la vie à la mort, les organes isolés aux organes réunis, ce qui n’est plus à ce qui n’est pas encore. « Elle nous laisse, dit Goëthe, plus que toute autre étude, plonger un regard scrutateur dans la profondeur de la nature. » En effet, si l’observation directe des phénomènes nous révèle des combinaisons, des formes, des existences, que jamais nous n’aurions imaginées ; si, comme je l’ai dit plus haut, la réalité dépasse toujours infiniment toutes nos conceptions ; si l’aspect des choses elles-mêmes ne peut jamais être deviné, à combien plus forte raison les lois qui y président sont-elles au-dessus de toutes nos conjectures, à combien plus forte raison veulent-elles être étudiées par une patience investigatrice et reconnues à force de travail et de génie, et non à force d’imagination et d’hypothèses ! Mais aussi autant le monde prend, aux yeux des générations qui l’étudient, une apparence plus grande, plus splendide, plus merveilleuse, autant les lois qui le régissent, dans le peu que la science commence à les entrevoir, se manifestent avec une sanction plus universelle, avec une puissance plus vaste, avec une régularité plus dominatrice. C’est, pour parler le langage de Bossuet, contempler les lois éternelles d’où les nôtres sont dérivées, perdre la trace de nos faibles distinctions dans une simple et claire vision, et adorer la nature en qualité d’harmonie et de règle.

En commençant, j’ai rappelé la magnificence du spectacle du ciel, et combien les yeux se plaisent à considérer ces étoiles innombrables, ces globes semés dans l’espace, ces îles de lumière, comme dit Byron, dont se pare la nuit. Je termine en rappelant que, pour les yeux de l’intelligence, le spectacle des lois mystérieuses et irrésistibles qui gouvernent les choses n’est ni moins splendide ni moins attrayant. Le poète latin, quand il dissipe l’obscurité qui enveloppe son héros, lui fait voir, au milieu du tumulte d’une ville qui s’abîme, les formes redoutables des divinités qui président à ce grand changement (numina magna deúm). Ainsi, au milieu du tumulte de la vie qui arrive et de la vie qui s’en va, au milieu de l’évolution perpétuelle des êtres apparaissent les lois redoutables que l’esprit humain ne peut contempler ni sans effroi ni sans ravissement.


E. Littré.
  1. Comprenant divers mémoires d’anatomie comparée, de botanique et de géologie, traduits et annotés par Ch. Fr. Martins, avec un Atlas in-folio contenant les planches originales de l’auteur et enrichi de trois dessins et d’un traité explicatif sur la métamorphose des plantes, par P. J. L. Turpin, membre de l’Institut. Paris, chez Cherbuliez, rue de Tournon, 17.