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Œuvres d’histoire naturelle de Goethe/Principes de philosophie zoologique discutés en mars 1830, au sein de l’Académie des sciences, par M. Geoffroy-Saint-Hilaire (Suite et fin.)

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PRINCIPES
DE
PHILOSOPHIE ZOOLOGIQUE,
DISCUTÉS EN MARS 1830, AU SEIN DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES,
PAR
M. GEOFFROY-ST-HILAIRE.
Suite et fin.

(Mars 1832).
(Ces pages sont les dernières que Goethe ait écrites.)

Je ne juge pas, je raconte. C’est par ce mot de Montaigne que je serais tenté de terminer la première partie de mes considérations sur l’ouvrage de M. Geoffroy. Pour bien déterminer le point de vue sous lequel je désirerais être jugé moi-même, je ne trouve rien de mieux que de rapporter les paroles d’un écrivain français, qui expriment plus clairement que je ne saurais le faire, ce que je voudrais apprendre au lecteur.

« Les hommes de génie ont souvent une manière particulière de présenter les choses ; ils commencent par parler d’eux-mêmes, et ont la plus grande peine à s’isoler de leur sujet. Avant de vous donner les résultats de leurs méditations, ils éprouvent le besoin de vous dire où et comment ils y ont été amenés. » Qu’il me soit donc permis de présenter, sans prétention personnelle aucune, l’histoire sommaire du développement successif de la science, tel qu’il s’est opéré parallèlement au cours d’une longue existence, qui lui a été en partie consacrée. De bonne heure les études naturelles firent sur moi une impression vague, mais durable. Le comte de Buffon publia, en 1749, l’année de ma naissance, le premier volume de son Histoire naturelle ; elle eut un grand retentissement en Allemagne, où l’on était alors très accessible aux influences françaises. Chaque année Buffon publiait un volume, et j’étais témoin, de l’intérêt qu’il excitait au milieu d’une société choisie ; quant à moi, le nom de l’auteur, celui de ses illustres contemporains furent les seules choses qui restèrent gravées dans ma mémoire.

Buffon naquit en 1707 ; cet homme remarquable, plein de vues brillantes et étendues, aimait la vie et la nature vivante ; il s’intéressait à tout ce qu’il avait sous les yeux. Homme de plaisir et homme du monde, il voulut rendre la science attrayante et plaire en instruisant. Ses descriptions sont des portraits. Il présente l’être dans son ensemble, surtout dans ses rapports avec l’homme, dont il a rapproché les animaux domestiques. S’emparant de tout ce qui est connu, il met à profit les travaux des naturalistes, et sait utiliser les récits des voyageurs. Directeur des collection déjà considérables du Jardin des Plantes, doué d’un extérieur agréable, riche, et élevé à la dignité de comte, il semble régner en souverain sur le grand empire des sciences, dont le centre est à Paris. Il conserve néanmoins vis-à-vis de ses lecteurs une dignité pleine de grâce. Pans cette position élevée, il sut utiliser tous les éléments de savoir dont il était entouré. Lorsqu’il écrivait, vol. II, p. 544 : « Les bras de l’homme ne ressemblent nullement aux membres antérieurs des animaux, ni aux ailes des oiseaux, » il céda à l’impression qui domine le vulgaire et l’empêche de voir dans les objets extérieurs, quelque chose au-delà de ce qui est accessible à ses sens grossiers. Mais son esprit avait été plus loin, car il dit, vol. IV, p. 379 : « Il existe un type primitif et universel dont on peut suivre très loin les diverses transformations » ; en parlant ainsi, il énonçait la maxime fondamentale de l’histoire naturelle comparée.

Le lecteur me pardonnera si je fais passer devant ses yeux l’image de ce grand homme avec une promptitude si irrévérencieuse ; mais il nous suffisait de faire voir qu’il n’a point méconnu les lois générales, tout absorbé qu’il fut par les détails. En parcourant ses ouvrages nous acquerrons la certitude qu’il avait la conscience des grands problèmes dont s’occupe l’histoire naturelle, et qu’il a fait des efforts, souvent infructueux sans doute, pour les résoudre. Notre admiration n’en sera point diminuée, parce que nous voyons combien ceux qui sont venus après lui se sont hâtés de triompher avant d’avoir vaincu. En applaudissant aux élans de son imagination qui l’emportait dans ces hautes régions, le monde lui fit oublier que cette brillante faculté n’est point l’élément qui constitue la science que Buffon transportait à son insu dans le champ de la rhétorique et de la dialectique.

Afin d’écarter toute obscurité d’un sujet aussi important, je répéterai que Buffon, après avoir été nommé directeur du Jardin du Roi, s’efforça de faire, des collections confiées à ses soins, la base d’une histoire naturelle complète. Il embrassait tous les êtres dans son vaste plan, mais il les étudiait vivants et dans leurs rapports d’abord avec l’homme, puis entre eux. Pour les détails il eut besoin d’un aide, et fit le choix de Daubenton son compatriote. Celui-ci aborda le sujet d’un autre côté ; c’était un anatomiste exact et plein de sagacité. La science lui doit beaucoup ; mais il s’attachait tellement aux détails, qu’il n’a pas su reconnaître les analogies les plus frappantes. L’antagonisme de ces deux méthodes amena une rupture complète, et depuis l’année 1768, Daubenton ne prit plus la moindre part à l’histoire naturelle de Buffon ; il continua cependant à travailler tout seul.

Buffon étant mort dam un âge avancé, Daubenton, vieux lui-même, fut appelé à lui succéder, et c’est lui qui choisit Geoffroy Saint-Hilaire, alors fort jeune, pour son collaborateur. Bientôt celui-ci écrivit à Cuvier pour l’engager à devenir son collègue. Chose remarquable ! la même antipathie qui avait autrefois éloigné Buffon et Daubenton l’un de l’autre, renait plus vive que jamais entre ces deux hommes éminents. Cuvier, ordonnateur systématique, s’en tient aux faits particuliers, car une vue plus étendue l’aurait forcé inévitablement à ériger un type. Geoffroy, fidèle à sa méthode, s’efforce de comprendre l’ensemble, mais il ne se borne pas comme Buffon à la nature actuelle, existante, achevée ; il l’étudie dans son germe, son développement, son avenir. La vieille querelle n’était donc pas éteinte, elle prenait au contraire chaque jour de nouvelles forces, mais une sociabilité plus perfectionnée, certaines contenances, des ménagements réciproques éloignaient d’année en année le moment d’une rupture, lorsqu’une circonstance, peu importante en apparence, mit en contact, comme dans la bouteille de Leyde, les électricités de nom contraire, et détermina ainsi une explosion violente.

La crainte des répétitions ne saurait nous empêcher de continuer nos réflexions sur ces quatre hommes, dont les noms reviennent sans cesse dans l’histoire des sciences naturelles. De l’aveu de tous, ils sont les fondateurs et les soutiens de l’histoire naturelle française, le foyer éclatant qui a répandu tant de lumières. L’établissement important qu’ils dirigent s’est accru par leurs soins ; ils en ont utilisé les trésors, et représentent dignement la science qu’ils ont fait avancer, les uns par l’analyse, les autres par la synthèse. Buffon prend le monde extérieur comme il est, comme un tout infiniment diversifié dont les diverses parties se conviennent et s’influencent réciproquement. Daubenton, en sa qualité d’anatomiste, sépare et isole constamment, mais il se garde bien de comparer les faits isolés qu’il a découverts ; il range au contraire chaque chose l’une à côté de l’autre pour la mesurer et la décrire en elle-même. Cuvier travaille dans le même sens, avec plus d’intelligence et moins de minutie ; il sait mettre à leur place, combiner et classer les innombrables individualités qu’il a observées ; mais il nourrit contre une méthode plus large, cette appréhension secrète qui ne l’a pas empêché d’en faire quelquefois usage à son insu. Geoffroy rappelle Buffon sous quelques points de vue. Celui-ci reconnaît la grande synthèse du monde empirique, mais il utilise et fait connaître toutes les différences qui distinguent les êtres. Celui-là se rapproche de la grande unité, abstraction que Buffon n’avait fait qu’entrevoir ; loin de reculer devant elle, il s’en empare, la domine et sait en faire jaillir les conséquences qu’elle recèle.

C’est un spectacle que l’histoire des sciences ne présentera peut-être jamais pour la seconde fois, que celui d’hommes aussi remarquables, habitant la même ville, professeurs à la même école et travaillant aux progrès de la même science, qui, au lieu de réunir leurs efforts pour atteindre un même but par la concentration de leurs forces, s’élèvent les uns contre les autres, en viennent à des discussions haineuses, le tout parce que, d’accord sur le fond du sujet, ils diffèrent dans la manière de l’envisager. Un fait si remarquable tournera au profit de la science et de tous ceux qui la cultivent. Que chacun de nous se le persuade bien : séparer et réunir sont deux actes nécessaires de l’entendement ; ou plutôt on est forcé, qu’on le veuille ou non, d’aller du particulier au général, et du général au particulier. Plus ces fonctions intellectuelles, que je compare à l’inspiration et à l’expiration, s’exécuteront avec énergie, plus la vie scientifique du monde sera florissante. Nous reviendrons sur ce sujet, mais seulement après avoir parlé des hommes qui, dans la dernière moitié du siècle précédent, ont suivi la voie dans laquelle nous sommes entré nous-même.

Pierre Camper était doué d’un esprit d’observation et de combinaison tout-à-fait remarquable ; il savait réfléchir sur ce qu’il avait vu, faire revivre ses découvertes en lui-même, leur donner une âme et vivifier ainsi ces méditations. Tout le monde a rendu justice à ses immenses mérites. Je rappellerai seulement son idée de l’angle facial qui permet de mesurer la saillie du front, enveloppe de l’organe intellectuel, et d’apprécier ainsi sa prédominance sur l’organisme, destiné aux fonctions purement animales.

Geoffroy lui rend ce magnifique témoignage dans une note de sa philosophie zoologique, p. 149. « C’était, dit-il, un esprit vaste aussi cultivé que réfléchi ; il avait sur les analogies des systèmes organiques un sentiment si vif et si profond, qu’il recherchait avec prédilection les cas extraordinaires. Il n’y voyait qu’un sujet de problèmes, qu’une occasion d’exercer sa sagacité ainsi employée à ramener les prétendues anomalies à la règle. » Que de choses on pourrait ajouter si l’on ne voulait se borner à des indications sommaires !

C’est ici le lieu d’observer que les naturalistes qui ont marché dans cette voie sont les premiers qui aient compris la puissance de la loi et de la règle. En n’étudiant que l’état normal des êtres, on se persuade qu’ils doivent être ainsi, qu’ils l’ont été de tout temps et seront toujours stationnaires. Mais si nous apercevons des écarts, des anomalies, des monstruosités, alors nous ne tardons pas à entrevoir que la loi est fixe et invariable, mais qu’elle est vivante aussi ; que les êtres peuvent se transformer jusqu’à la difformité dans les limites qu’elle a déterminées, tout en reconnaissant toujours le pouvoir invincible de la loi qui les retient d’une main ferme et sûre.

Samuel Thomas Sœmmering a dû son existence scientifique à Camper. C’était un homme actif, infatigable, observant et réfléchissant sans cesse. Dans son beau travail sur le cerveau, il établit parfaitement la différence qui existe entre l’homme et les animaux, lorsqu’il la fait consister en ce que, chez eux la masse du cerveau n’est pas supérieure à celle des nerfs, tandis que le contraire s’observe chez nous. Quelle sensation n’a pas fait à cette époque, où l’on s’enthousiasmait aisément, la découverte de la tache jaune de la rétine, et combien Sœmmering n’a-t-il pas contribué à faire avancer l’anatomie de l’œil, de l’oreille, par sa pénétration et la perfection de ses dessins ! Sa conversation et ses lettres étaient également instructives et intéressantes. Un fait nouveau, un point de vue inaperçu, une pensée profonde éveillaient chez lui un intérêt qu’il savait communiquer aux autres. Tout s’achevait avec rapidité entre ses mains, et son ardeur toute juvénile ne prévoyait guère les obstacles qui devaient l’arrêter un jour.

Jean-Henri Merk, payeur de l’armée de Hesse-Darmstadt, mérite à tous égards d’être nommé ici ; c’était un homme d’une activité infatigable et qui aurait fait des choses remarquables si la variété de ses goûts ne l’avait pas forcé d’éparpiller son attention. Il se livra aussi avec ardeur à l’étude de l’anatomie comparée, et son crayon reproduisait vite et bien tout ce qui s’offrait à lui. Adonné surtout à la recherche des ossements fossiles qui commençaient à fixer l’attention des savants, et qu’on trouve si abondants et si variés sur les bords du Rhin, il avait réuni avec amour un grand nombre de belles pièces. Après sa mort, sa collection a été acquise pour le Muséum du grand-duc de Hesse-Darmstadt. L’habile conservateur qui le dirige, M. Schleiermacher, s’applique constamment à classer ces objets et à en augmenter le nombre.

Mes rapports fréquents et intimes avec ces deux hommes, furent d’abord personnels, puis continués par correspondance : ils entretinrent mon goût pour ce genre d’études ; mais avant de m’y livrer je sentis, guidé par un besoin inné, la nécessité d’avoir un fil conducteur, ou si l’on aime mieux, un point de départ fixe, un principe arrêté, un cercle dont il n’y eut pas à sortir.

Les différences qui existent maintenant dans la manière de procéder des zoologistes étaient encore bien plus sensibles et bien plus nombreuses alors, parce que chacun, partant d’un point différent, s’efforçait d’utiliser tous les faits pour atteindre le but qu’il s’était proposé.

On étudiait l’anatomie comparée, prise dans son acception la plus large, pour en faire la base d’une morphologie, mais on s’attachait aux différences tout autant qu’aux analogies. Je m’aperçus bientôt que, faute de méthode, on n’avait point fait un seul pas en avant. En effet, on comparait au hasard un animal à un autre, des animaux entre eux, des animaux avec l’homme ; de là des divagations sans fin, une confusion effrayante ; car tantôt ces rapprochements allaient assez bien, tantôt, au contraire, ils étaient absurdes et impossibles. Alors je mis les livres de côté pour me tourner vers la nature. Je choisis un squelette de quadrupède, la station horizontale étant la mieux caractérisée, et me mis à l’examiner pièce par pièce en procédant d’avant en arrière.

L’os intermaxillaire me frappa le premier, je le suivis dans toute la série animale ; mais cette étude éveilla d’autres idées en moi. L’affinité du singe avec l’homme donnait lieu à des réflexions humiliantes, et le savant Camper croyait avoir signalé une différence importante, en disant que le singe avait un os intermaxillaire supérieur qui manquait chez l’homme. Je ne saurais dire combien il me fut pénible de me trouver en opposition avec un homme auquel je devais tant, dont je tâchais de me rapprocher pour me proclamer son élève et apprendre tout de lui. Ceux qui chercheraient à se faire une idée de mon travail le trouveront dans le tome xv des Actes de Bonn[1]. Dans ce dernier recueil on retrouvera le mémoire, accompagné de planches qui représentent les diverses modifications que subît cet os chez les différents animaux ; long-temps les dessins d’après lesquels on les a exécutées sont restés enfouis dans mes cartons, et ils y seraient encore sans la bienveillance avec laquelle ce petit travail fut reçu.

Mais avant d’ouvrir ce volume, le lecteur me permettra de lui soumettre une réflexion, un aveu qui, pour être sans conséquence, pourra néanmoins être utile à nos descendants : c’est que, non seulement dans la jeunesse^ mais encore dans l’âge mur, l’homme qui a conçu une idée féconde et rationnelle, éprouve le besoin de la faire connaître, et de voir les autres entrer dans ses vues.

Je ne sentis donc pas que je manquais complétement de tact, lorsque j’eus la naïveté d’envoyer mon mémoire traduit en latin et accompagné de dessins en partie achevés, en partie esquissés, à Pierre Camper lui-même. Il me fit une longue réponse pleine de bienveillance et d’éloges sur mon zèle anatomique. Sans critiquer précisément les dessins, il me donnait quelques conseils sur la manière de les rendre plus fidèles. Surpris de l’exécution de ce petit opuscule, il me demanda si je voulais le faire imprimer, me fit connaître les difficultés que je rencontrerais pour la gravure des planches, et m’apprit en même temps comment je pourrais les surmonter. Bref, il prit à la chose l’intérêt d’un protecteur et d’un père.

Il n’avait pas le moins du monde soupçonné l’intention où j’étais de combattre son opinion, et ne voyait dans mon travail qu’un programme sans portée. Je répondis avec modestie, et reçus encore plusieurs lettres détaillées et toujours bienveillantes, contenant des faits matériels ; mais aucune d’elles n’avait trait au but que je me proposais. Je laissai tomber cette relation, et j’eus tort ; car j’aurais dû puiser dans les trésors de son expérience, et me rappeler qu’un maître ne se laisse pas convaincre d’erreur, précisément parce qu’il a été élevé à la dignité de maître qui légitime ses erreurs. J’ai malheureusement perdu cette correspondance qui aurait montré l’instruction solide de cet homme, et ma crédule déférence de jeune homme pour ses avis.

J’eus bientôt à subir une nouvelle mésaventure. Un savant distingué, Jean-Frédéric Blumenbach, qui s’était livré avec tant de succès à l’étude de la nature et dirigeait depuis peu ses méditations vers l’anatomie comparée, se rangea dans son Compendium du côté de Camper, et nia que l’homme possédât un intermaxillaire. Quand je vis mes observations, mes vues, rejetées dans un livre estimé, par un professeur qui jouissait d’une considération universelle, ma perplexité fut extrême. Mais un homme doué d’un esprit élevé, toujours étudiant, toujours pensant, ne pouvait pas s’arrêter ainsi à des idées préconçues, et je lui dois sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, les conseils les plus affectueux et les éclaircissements les plus utiles ; ce fut lui qui m’apprit que sur les têtes d’enfants hydrocéphales, l’intermaxillaire est séparé de la mâchoire supérieure, et que dans le bec de lièvre double on le trouve aussi pathologiquement isolé. Je puis maintenant revenir sur ces travaux si mal reçus à leur apparition, si long-temps oubliés, et prier le lecteur de leur accorder quelques instants d’attention. Tout ce que je vais dire se rapporte à ces dessins que je suppose placés sous ses yeux. (Voyez les planches I et II.)

On consultera aussi avec fruit le grand ouvrage sur l’ostéologie de Dalton, dont l’examen peut donner une idée plus étendue de l’ensemble.

Dès qu’on parle de figures, il est évident qu’il s’agit de formes ; mais dans ce cas particulier nous devons aussi avoir égard aux fonctions des parties car la forme d’une partie est en rapport avec l’organisation du tout auquel elle appartient, en rapport avec le monde extérieur dont l’être organisé n’est qu’une partie. Ceci bien établi, nous passons à l’examen des planches. Elles nous font voir que l’os intermaxillaire, le plus avancé de tous dans le squelette, varie singulièrement de forme. Un examen plus attentif nous prouve qu’il sert à saisir les substances dont l’animal se nourrit ; ces substances n’étant pas les mêmes pour chaque espèce, l’os doit être nécessairement différent. Dans le daim, c’est un étrier osseux dépourvu de dents pour arracher des brins d’herbe et des feuilles ; dans le bœuf, planche I, fig. 1, la structure est la même, mais l’os est plus large, plus lourd, plus fort pour satisfaire aux besoins de l’animal. Si l’on considère la tête d’un chameau, on verra que l’organisation de cet animal est aussi peu arrêtée que celle du mouton, et c’est à peine si on peut distinguer son intermaxillaire du maxillaire supérieur et les incisives des canines. Dans le cheval, l’os incisif est volumineux et porte six dents émoussées ; chez les jeunes sujets, la canine n’est pas encore développée, mais elle appartient évidemment au maxillaire supérieur. La figure 3, planche I, qui représente la tête du Sus Babirussa, vue de côté, montre que ses singulières canines sont complétement enchâssées dans le maxillaire, sans que l’alvéole qui les renferme ait la moindre connexion avec l’intermaxillaire, qui se prolonge en forme de grouin de cochon. Sur la planche I, la figure 4 attirera notre attention. C’est la mâchoire saillante d’un loup armée de six incisives fortes et tranchantes ; l’os qui les porte est séparé du maxillaire par une suture très apparente ; quoique saillant, il laisse entrevoir sa connexion avec la dent canine. La mâchoire du lion, planche I, fig. 2, plus vigoureuse, plus ramassée, munie d’un système dentaire plus fort, laisse encore mieux deviner cette affinité. Celle de l’ours polaire est une lourde masse informe, inhabile à saisir et faite seulement pour broyer. Les conduits palatins sont larges et ouverts ; mais il n’existe point de trace de la suture qu’on peut néanmoins suivre en imagination sur le squelette.

Le crâne du morse (Trichecus rosmarus), planche II, fig. 1, donne lieu à bien des considérations ; la prédominance des canines force l’os incisif à reculer, et prête à cet animal dégoûtant quelque chose qui rappelle la face de l’homme. La racine puissante qui vient se fixer dans la mâchoire supérieure détermine, en se portant en avant et en haut, une espèce de saillie sur la joue. Cette figure a été dessinée d’après un individu fort jeune ; on pouvait isoler complétement sur ce sujet l’os intermaxillaire, la canine restait fixée dans l’alvéole du maxillaire. Après tous ces exemples, nous soutiendrons hardiment que la défense de l’éléphant doit aussi être insérée dans l’os maxillaire supérieur ; mais il est possible que, vu l’immense poids que le maxillaire doit porter, l’incisif contribue à la formation de ces énormes alvéoles qu’il fortifie en leur envoyant un prolongement osseux. L’examen d’un grand nombre de têtes nous a convaincu de cette vérité, quoique les figures du quatorzième volume de Dalton ne soient point décisives. C’est ici que nous invoquerons le génie de l’analogie ; s’il nous prête son secours, nous ne méconnaîtrons pas, dans un fait douteux et isolé, la loi dont beaucoup d’exemples nous ont démontré la généralité ; mais nous saurons la reconnaître même lorsqu’elle semble se dérober à nos regards.

Dans les figures 2, 3 et 4 de la seconde planche, j’ai opposé le crâne de l’homme à celui du singe ; dans le premier, on voit clairement que l’os intermaxillaire est tantôt séparé, tantôt réuni. Peut-être aurais-je bien fait de présenter ces deux états avec plus de détail, puisqu’ils sont pour ainsi dire le but de la dissertation. Mais précisément à cette époque, qui aurait pu devenir féconde, je perdis le goût de ce genre d’études, je cessai de m’en occuper, et dois me féliciter de ce qu’une illustre société de naturalistes a bien voulu insérer ce fragment dans l’impérissable collection de ses actes.

À l’occasion des travaux de M. Geoffroy, j’ai étudié dans le même esprit un autre organe sur lequel j’appellerai l’attention du lecteur. La nature doit être respectée même dans ses écarts, l’observateur intelligent sait toujours la reconnaître et l’utiliser. Elle se montre tantôt sous une face, tantôt sous l’autre ; ce qu’elle cache elle l’indique au moins, et nous ne devons négliger aucun des moyens qu’elle nous offre de mieux la contempler à l’extérieur, et de pénétrer plus profondément dans sa structure intime. Nous allons donc, sans plus de détour, nous emparer de la fonction pour en tirer tout le parti que nous pourrons.

La fonction bien comprise n’est rien autre chose qu’une entité en action. Comparons donc, ainsi que M. Geoffroy lui-même nous y engage, le bras de l’homme aux membres antérieurs des animaux.

Sans vouloir paraître savant, nous sommes forcé de remonter à Aristote, Hippocrate, et surtout Galien, qui nous a conservé les traditions de ses devanciers. La brillante imagination des Grecs avait accordé à la nature une intelligence charmante. Elle avait tout arrangé si gentiment que l’ensemble devait être parfait ; elle armait de griffes et de cornes les animaux forts, et donnait aux faibles des membres agiles et rapides à la course. L’homme était surtout heureusement doué, sa main habile savait manier la lance et l’épée ; sans parler de la plaisante raison qu’ils donnaient pour expliquer dans quel but le doigt du milieu est plus long que les autres.

Dans la suite de nos considérations nous prendrons pour base le grand ouvrage de Dalton, où nous puiserons nos exemples.

La structure de l’avant-bras humain, son articulation avec le poignet, les merveilles qui en résultent, sont généralement connues ; tous les actes de l’intelligence s’y rapportent plus ou moins. Voyez ensuite les animaux carnassiers ; leurs griffes et leurs ongles ne sont aptes et ne sont occupés qu’à saisir une proie, et à part une certaine tendance à jouer, tous ces animaux sont subordonnés à leur intermaxillaire, et esclaves de leurs organes masticateurs. Dans le cheval, les cinq doigts sont enveloppés par une corne, et nous les voyons avec les yeux de l’esprit, quand même la monstruosité ne viendrait pas nous prouver que le sabot est séparable en cinq doigts (12). Ce noble animal n’a pas besoin de faire de grands efforts pour s’approprier sa nourriture. Une prairie fraîche et aérée est le théâtre où il se livre à tout le caprice de ses courses vagabondes, et l’homme sait utiliser ces dispositions pour satisfaire à ses besoins, ou contribuer à ses plaisirs.

L’avant-bras, examiné attentivement dans les divers ordres de mammifères, est d’autant plus parfait que la pronation et la supination s’exécutent plus facilement. Beaucoup d’animaux possèdent cette faculté à un degré plus ou moins élevée mais comme ils se servent de l’avant-bras dans la station et la progression, celui-ci reste en pronation, et le radius se trouve en dedans, du côté du pouce auquel il est intimement uni. Cet os, renfermant le centre de gravité du membre, grossit sous l’influence de certaines circonstances, et finit par rester seul à la place qu’il occupe.

L’écureuil, et les rongeurs qui s’en rapprochent, sont certainement doués d’un avant-bras des plus mobiles et d’une main des plus adroites ; leur corps élancé, leur station verticale et leur progression par sauts n’alourdissent pas les membres antérieurs. Est-il quelque chose de plus gracieux qu’un écureuil qui épluche un cône de pin ? L’axe ligneux qui est au centre est nettement dépouillé, et ce serait une chose à vérifier, si ces animaux détachent les bractées en suivant la ligne spirale de leur insertion. C’est ici le cas de faire mention de leurs incisives saillantes qui sont insérées sur l’os intermaxillaire. Elles n’ont pas été figurées dans nos planches, mais dans l’ouvrage de Dalton on les trouvera représentées dans le plus grand détail. Par un accord mystérieux, une main plus parfaite détermine le développement d’un système dentaire antérieur plus achevé. Celui-ci ne sert plus, comme dans les autres animaux, à la préhension des aliments ; une main adroite sait les porter vers la bouche, et les dents n’ont plus d’autre fonction que de ronger, ce qui en fait, pour ainsi dire, des instruments mécaniques. Ici nous ne pouvons résister à la tentation de répéter, ou plutôt de modifier en le développant cet axiome des naturalistes grecs : les animaux sont tyrannisés par leurs membres. Ils s’en servent bien, il est vrai, dans le but unique de prolonger leur existence, et de reproduire des êtres semblables à eux, mais le moteur nécessaire à l’accroissement de ces deux grands actes, continue toujours à fonctionner même sans nécessité ; voilà pourquoi les rongeurs, quand ils sont rassasiés, commencent à détruire ; et cette tendance se manifeste enfin dans le castor, par la création de quelque chose d’analogue aux constructions raisonnées de l’homme. Nous nous arrêtons de peur d’aller trop loin. Pour nous résumer en peu de mots : plus l’animal se sent destiné à la station et à la progression, plus le radius augmente de volume en s’appropriant une partie de la masse du cubitus dont le corps finit par disparaître complétement ; l’olécrâne reste seul à cause de la part considérable qu’il prend à l’articulation du coude[2]. Qu’on parcoure les planches de Dalton, et l’on reconnaîtra que dans une partie ou dans l’autre, l’organe, dont l’existence se manifeste par la forme, se traduit fidèlement par la fonction.

Examinons maintenant les cas où nous trouverons une trace suffisante de l’organe, quoique la fonction ait disparu ; cette considération nous permettra de pénétrer par une autre porte dans les secrets de la nature. Contemplez les planches de Dalton qui représentent les oiseaux de la tribu des brévipennes, et vous verrez combien, à partir de l’autruche pour arriver au casoar de la Nouvelle-Hollande, l’avant-bras se raccourcit, se réduit et se simplifie peu à peu ; cet organe essentiel et caractéristique de l’homme et de l’oiseau avorte au point qu’on pourrait le prendre pour une difformité accidentelle, si on n’y reconnaissait les différentes parties qui composent le membre antérieur. Cette analogie ne saurait être méconnue ni dans leur étendue, ni dans leur forme, ni dans leurs modes d’articulation. Les parties terminales diminuent en nombre, il est vrai ; mais les postérieures conservent leurs rapports. M. Geoffroy a parfaitement compris, et a proclamé avec raison ce grand principe d’ostéologie comparée, savoir : que c’est dans les limites de son voisinage qu’on retrouvera le plus sûrement les traces d’un os qui semble se dérober à nos yeux. Il s’est pénétré d’une autre grande vérité, que nous devons énoncer ici : c’est que la prévoyante nature s’est fixé un budget, un état de dépenses bien arrêté. Dans les chapitres particuliers, elle agit arbitrairement, mais la somme générale reste toujours la même ; de sorte que, si elle dépense trop d’un côté, elle retranche de l’autre[3].

Ces deux principes, dont les savants allemands, de leur côté, avaient reconnu la justesse, ont été, entre les mains de M. Geoffroy, des guides sûrs qui ne l’ont jamais égaré dans tout le cours de sa carrière scientifique. Grâce à eux, on n’aura plus besoin de recourir à la pitoyable ressource des causes finales.

Les exemples précédents sont aussi suffisants pour prouver que nous ne devons négliger aucune des manifestations de l’organisme, si nous voulons pénétrer, par l’examen des apparences extérieures, dans la nature intime des choses.

On a pu voir par ce qui précède, que Geoffroy a considéré les choses d’un point de vue tout-à-fait élevé ; malheureusement sa langue ne lui fournit pas, dans beaucoup de cas, l’expression propre ; et, comme son adversaire se trouve dans le même cas, il en résulte de l’obscurité et de la confusion. Nous allons tâcher de faire apprécier l’importance de ce fait, et profiter de l’occasion pour démontrer qu’un mot impropre peut, dans la bouche des hommes, même les plus distingués, engendrer les erreurs les plus graves. On croit parler en prose et l’on emploie un langage figuré. Chacun modifie le sens de ces tropes à sa manière, étend leur signification ; la dispute s’éternise, et le problème devient insoluble.

Matériaux. Ce mot est employé pour désigner les parties d’un être organisé, dont la réunion forme un tout, ou une partie subordonnée au tout. C’est ainsi que l’os incisif, la mâchoire supérieure et les palatins, sont les matériaux dont se compose la voûte palatine ; l’humérus, les deux os de l’avant-bras et ceux de la main, les matériaux qui composent le membre supérieur de l’homme, et la patte antérieure des animaux.

Dans l’acception la plus générale, on appelle matériaux, des corps qui n’ont aucun rapport ensemble, qui sont indépendants l’un de l’autre, et se trouvent réunis par des circonstances fortuites. Des poutres, des planches, des lattes, sont les matériaux avec lesquels on peut construire des bâtiments de diverse nature, et un toit en particulier. Suivant les circonstances, on leur adjoindra des tuiles, du cuivre, du plomb, du zinc, qui n’ont rien de commun avec eux, si ce n’est qu’ils sont indispensables pour la couverture du toit.

Nous sommes donc forcés de prêter au mot français matériaux, un sens beaucoup plus complexe que celui qu’il a réellement ; mais nous le faisons avec répugnance, parce que nous prévoyons où tout cela peut mener.

Composition est encore un terme vicieux emprunté à la mécanique, comme le précédent. Les Français l’ont fait adopter par les Allemands, à l’époque où ils commencèrent à écrire sur les arts ; on dit composer (componieren) des tableaux ; un musicien se nomme un compositeur, et cependant, si ce sont de vrais artistes, ils ne composeront pas leurs ouvrages, mais ils développeront l’image ou le sentiment qu’ils ont conçu, en suivant les inspirations de la nature et de l’art. Ce mot rabaisse la dignité l’un et de l’autre. Les organes ne se combinent pas, ne se réunissent pas, comme des objets finis et achevés séparément ; ils se développent l’un de l’autre en se modifiant, pour former un entité, qui tend nécessairement à constituer un tout. On peut parler, à propos de cette création, de fonction, de forme, de couleur, de dimensions, de masse, de poids et d’autres propriétés ; cela est permis à l’observateur qui cherche la vérité : mais tout ce qui est vivant se développe, se propage, puis chancelle, et arrive enfin au dernier terme, la mort.

Embranchement est aussi un mot technique emprunté aux arts mécaniques ; il se dit des poutres qui sont ajustées ensemble. On l’emploie dans une acception plus positive pour indiquer la division d’une route en plusieurs autres.

Nous croyons reconnaître ici, dans l’ensemble et dans les détails, l’influence de cette époque où la nation était livrée au sensualisme, et habituée à se servir d’expressions matérielles et mécaniques. Suffisants pour les besoins du langage usuel, dans lequel ils se sont perpétués, ces mots ne sauraient rendre les idées relevées conçues par des hommes de génie, ni répondre aux exigences d’une discussion métaphysique.

Encore un exemple : le mot plan sert à exprimer que les matériaux se disposent suivant un ordre combiné d’avance ; mais ce mot rappelle à l’instant l’idée d’une maison, d’une ville dont la disposition, quelque admirable qu’elle soit, ne saurait se comparer, en aucune manière, à celle d’un être organisé. Toutefois les Français tirent leurs termes de comparaison des bâtiments et des rues d’une cité ; le terme d’unité de plan donne lieu à des malentendus et à des discussions qui ne font qu’obscurcir la question principale.

Unité de type est une expression qui se rapproche un peu plus de la vérité, et puisque le mot de type est employé souvent dans le courant du discours, on devrait aussi le placer en tête de l’article et il contribuerait à la solution de la question.

Rappelons-nous que déjà, en 1753, le comte de Buffon avait imprimé qu’il reconnaissait un dessin primitif et général — qu’on peut suivre très loin — sur lequel tout semble avoir été conçu. Que demandons-nous de plus ? Revenons donc à la discussion qui a été l’occasion de cet écrit, et suivons-la dans ses conséquences, en observant l’ordre chronologique.

Lorsque le mémoire de M. Geoffroy parut en avril 1830, les journaux s’emparèrent de la question, et se divisèrent en deux partis. En juin, les rédacteurs de la Revue encyclopédique se prononcèrent en faveur de M. Geoffroy ; ils déclarèrent que la question en litige était européenne, et d’une portée qui dépasse le cercle des sciences naturelles. Enfin ils insérèrent dans leur feuille un article détaillé de cet homme illustre, qui mérite d’être connu parce que sa pensée s’y trouve formulée d’une manière concise et pressée.

Un seul fait prouvera combien il y avait de passion dans cette lutte ; c’est que le 19 juillet, époque à laquelle la fermentation politique était déjà violente, on s’occupait encore d’une question de théorie scientifique, si étrangère aux intérêts du moment.

Cette controverse nous fait voir aussi quel est l’esprit de l’Académie des sciences de France ; car si le levain de discorde qu’elle nourrissait dans son sein est resté si long-temps caché, il faut l’attribuer à la cause suivante : Les séances étaient d’abord secrètes, les membres seuls y assistaient et discutaient leurs expériences et leurs opinions ; peu à peu on ouvrit la porte à quelques amis de la science, il était difficile de refuser l’entrée à ceux qui vinrent à leur suite, et bientôt l’Académie se trouva en présence d’un public nombreux.

Si on examine avec attention le cours des choses, on verra que toutes les discussions publiques, soit religieuses, soit politiques, soit scientifiques, finissent toujours par porter sur le fond des choses.

Les académiciens français avaient évité long-temps, comme c’est l’usage dans la bonne société, les controverses approfondies et par conséquent violentes ; on ne discutait pas les mémoires présentés, ils étaient renvoyés à l’examen d’une commission qui faisait un rapport, et concluait de temps en temps à l’insertion dans les Mémoires des savants étrangers à l’Académie. Tels sont les renseignements qui nous sont parvenus ; mais il paraît que les usages de l’Académie vont subir quelques modifications amenées par ces débats, et un conflit s’est élevé entre les deux secrétaires perpétuels, Arago et Cuvier. C’était l’usage à chaque séance de lire seulement un procès-verbal très succinct de la séance précédente. M. Arago crut pouvoir déroger à cet usage, et exposer avec détail tout le contenu de la protestation de Cuvier. Celui-ci proteste de nouveau, se plaint de la perte de temps qu’un pareil usage entraînerait après lui, et de l’inexactitude du résumé de M. Arago. Geoffroy Saint-Hilaire réplique : on cite les habitudes de quelques autres Académies ; de nouvelles objections sont élevées, et l’on se décide enfin à laisser mûrir cette question par le temps et la réflexion.

Dans une séance du 11 octobre, Geoffroy lit un mémoire sur les formes particulières de l’occipital chez le crocodile et le Teleosaurus ; il reproche à Cuvier un oubli important dans l’énumération des parties. Celui-ci répond bien malgré lui, à ce qu’il assure, mais seulement pour ne pas laisser croire, par son silence, qu’il reconnaît la justesse de ces observations. Ceci est un exemple remarquable, qui prouve combien on doit éviter de traiter des questions générales, à propos de faits particuliers.

Une des séances suivantes offrit un incident, que M. Geoffroy rapporte ainsi dans la Gazette Médicale du 23 octobre 1830.

« La Gazette Médicale et les autres feuilles publiques ayant répandu la nouvelle de la reprise de l’ancienne controverse entre M. Cuvier et moi, on est accouru à la séance de l’Académie des sciences, pour entendre M. Cuvier, dans les développements qu’il avait promis de donner sur le rocher des crocodiles. La salle était pleine de curieux ; par conséquent ce n’était pas de ces zélés disciples, animés de l’esprit de ceux qui fréquentaient les jardins d’Academus, et l’on y distinguait les manifestations d’un parterre athénien, livré à bien d’autres sentiments. Cette remarque, communiquée à M. Cuvier, le porta à remettre pour une autre séance, la lecture de son mémoire. Muni de pièces, j’étais prêt à répondre. Cependant je me suis réjoui de cette solution. Je préfère à un assaut académique, le dépôt que je fais ici du résumé suivant, résumé que j’avais rédigé d’avance et que j’eusse, après l’improvisation devenue nécessaire, remis sur le bureau à titre de ne varietur. »

Une année s’est écoulée depuis ces événements, et l’on a pu se persuader que nous avons été attentif à suivre les conséquences de cette révolution scientifique, autant qu’à observer celles du bouleversement politique concomitant. Hâtons-nous donc de déclarer que les recherches scientifiques se font maintenant chez nos voisins dans un esprit plus indépendant et plus large qu’autrefois.

Les noms de plusieurs savants allemands ont été souvent cités dans ces débats : ce sont ceux de Bojanus, Carus, Kielmeyer, Meckel, Oken, Spix et Tiedemann. L’estime qu’inspire aux Français le mérite éminent de ces hommes, leur fera adopter peu à peu la méthode synthétique, qui est un des caractères essentiels du génie allemand, et nous nous félicitons d’avance de voir nos voisins marcher avec persévérance dans la voie que nous parcourons.


  1. Voy. p. 79 du présent volume.
  2. Voyez la note 8.
  3. Voyez la note 3.