Œuvres de Albert Glatigny/La mort de Roland

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Œuvres de Albert GlatignyAlphonse Lemerre, éditeur (p. 187-190).

La Mort de Roland.


À Charles Voillemot.


Or, les païens, que la honte accompagne,
Avaient tous fui du côté de l’Espagne ;
Le bon Turpin, Olivier, étaient morts.
— Qui portera la belle Hauteclaire ? —
Roland près d’eux se coucha sans colère,
Bien fatigué de ses rudes efforts.

Le preux Roland s’est couché,— plus ne bouge ! —
Devant ses yeux, comme une vapeur rouge,
Monte le sang qui grise Roncevaux.
Autour de lui s’entassent les armures,
Pleines de cris d’angoisse et de murmures,
De râles sourds d’hommes et de chevaux.

 
Puis tout se tait, et la lune sanglante
Au sombre ciel apparaît, triste et lente ;
La Mort livide emplit le val fumant,
Et dans la brume où son grand spectre nage,
Rendus joyeux par l’odeur du carnage,
Les noirs corbeaux volent confusément.

Les chevaliers sont étendus et roides ;
Tous vers le ciel tournent leurs faces froides.
Pourtant leur bras n’était pas encore las ;
Et maintenant, insigne félonie !
Leur cœur chrétien et vaillant les renie.
Roland les voit navrés et dit : « Hélas !

Ô doux amis dont j’admirais la taille
Droite et si ferme, en un jour de bataille,
Les voilà donc des vivants rejetés !
Tous étaient fiers et de hardi courage,
Et devant Dieu, qui les vit à l’ouvrage,
Ces braves gens se sont bien comportés ! »

Au pied d’un arbre à la haute ramure
Dont l’ombre couvre au loin la moisson mûre,
Sur son écu, dont l’acier non terni
Renvoie au ciel une blanche lumière,
Il s’est couché, puis il fait sa prière,
Car il sent bien que son temps est fini.

 
Mais tout à coup sa grande âme est frappée
De cette idée, hélas ! que son épée
Va devenir butin aux Sarrasins,
Et que bientôt cette guerrière prude,
De bonne trempe, aux ennemis si rude,
Pourra servir à de méchants desseins !

Son âme en pleure. Alors, aveugle, blême,
Pour la sauver de cet affront suprême,
Contre un rocher il heurte Durandal.
Le mont frémit sur sa solide assiette,
Le roc se fend et sous les coups s’émiette :
L’arme flamboie et ne sent aucun mal.

Roland en vain redouble, hors d’haleine ;
L’écho des coups retentit dans la plaine,
Et Durandal, joyeuse, semble encor
Être au combat ainsi qu’elle a coutume,
Lorsqu’au milieu du sang épais qui fume,
Parmi les cris chante la voix du cor !

Alors Roland s’assied au pied d’un arbre ;
Déjà son front a la pâleur du marbre :
« Ô Durandal claire et de bon acier !
Le forgeron t’a faite belle et dure :
Reste loyale, amie, et toujours pure :
Toi qu’on trempa dans le sang nourricier !

 
Que de pays nous conquîmes ensemble,
Ô Durandal, quand cette main qui tremble
Guidait en l’air ton cercle triomphant !
T’en souvient-il, ô reine des épées,
Des coups fameux et des têtes coupées,
Lorsque sonnait mon royal olifant ! »

Puis le héros recommande son âme
À Dieu le Père ainsi qu’à Notre-Dame,
Croise, en priant, ses deux bras engourdis
Sur sa poitrine, et regarde l’Espagne,
Ayant tenu jusqu’au bout la campagne,
Et saint Michel l’emporte au paradis !