Œuvres de Camille Desmoulins/Tome II/Appendice

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Le Discours de la Lanterne
Œuvres de Camille DesmoulinsBibliothèque nationaleII (p. 63-72).

APPENDICE


I

… La famine est alors une science, un art compliqué d’administration, de commerce. Elle a son père et sa mère, le fisc, l’accaparement. Elle engendre une race à part, race bâtarde de fournisseurs, banquiers, financiers, fermiers généraux, intendants, conseillers, ministres. Un mot profond sur l’alliance des spéculateurs et des politiques sortit des entrailles du peuple : Pacte de famine.

Parmi ces hommes il y en avait un illustre depuis longtemps. Son nom (très expressif, qu’il tâcha de justifier), Foulon, était dans la bouche du peuple dès 1756. Il avait commencé comme intendant d’armée et dans le pays ennemi ; vraiment terrible à l’Allemagne, il l’était encore plus à nos soldats ; ses fournitures valaient des batailles de Rosbach. Il était revenu gras de la maigreur de l’armée, deux fois riches par le jeûne des Français et des Allemands.

Foulon était spéculateur, financier, traitant d’une part, de l’autre membre du conseil qui seul jugeait les traitants. Il comptait bien être ministre. Il serait mort de chagrin si la banqueroute s’était faite par un autre que par lui ; les lauriers de l’abbé Terray ne le laissaient pas dormir. Il avait le tort de prêcher trop haut son système ; sa langue travaillait contre lui, et le rendait impossible. La cour goûtait fort l’idée de ne pas payer, mais elle voulait emprunter, et pour allécher les prêteurs il ne fallait pas appeler au ministère l’apôtre de la banqueroute.

Foulon était déjà vieux du bon temps de Louis XV, de cette école insolente qui faisait gloire de ses vols, qui les montrait hardiment, qui, pour trophées de brigandages, bâtissait sur le boulevard le pavillon de Hanovre. Lui, il s’était construit, au lieu le plus fréquenté, au coin du boulevard du Temple, un délicieux hôtel que l’on admirait encore en 1845.

Il était convaincu qu’en France, comme dit Figaro Beaumarchais : « Tout finit par des chansons ; » donc qu’il faut payer d’audace, se moquer de l’opinion, la braver… de là des paroles qui se répétaient partout : « S’ils ont faim, qu’ils broutent l’herbe… Patience ! que je sois ministre, je leur ferai manger du foin ; mes chevaux en mangent… » On lui imputait encore d’avoir dit ce mot terrible : « Il faut faucher la France… »

Le vieux croyait, par ses bravades, plaire au jeune parti militaire, se recommander pour le jour qu’il voyait venir, où la cour, voulant frapper quelques coups désespérés, chercherait un hardi coquin.

Foulon avait un gendre selon son cœur, un homme capable, mais dur, de l’aveu des royalistes, Berthier, intendant de Paris, homme de peu de scrupule, puisqu’il avait épousé une fortune acquise ainsi. Venu de bas, d’une race de procureurs aux petits juges de province, il était rude au travail, actif, énergique. Libertin à 50 ans, malgré sa nombreuse famille, il achetait partout, dit-on, des petites filles de 12 ans. Il savait bien qu’il était détesté des Parisiens. Il fut trop heureux de trouver l’occasion de leur faire la guerre. Avec le vieux Foulon, il était l’âme du ministère des trois jours. Le maréchal de Broglie n’en augurait rien de bon, il obéissait. Mais Foulon, mais Berthier étaient très ardents. Celui-ci montra une activité diabolique à rassembler tout armes, troupes, à fabriquer des cartouches. Si Paris ne fut pas mis à feu et à sang, ce ne fut nullement sa faute.

On s’étonne que des gens si riches, si parfaitement informés, mûrs d’ailleurs et d’expérience, se soient jetés dans ces folies. C’est que les grands spéculateurs financiers participent tous du joueur ; ils en ont les tentations.

Or, l’affaire la plus lucrative qu’ils pouvaient trouver jamais, c’était d’être chargés de faire la banqueroute par exécution militaire. Cela était hasardeux. Mais quelle grande affaire sans hasard ! On gagne sur la tempête, on gagne sur l’incendie ; pourquoi pas sur la guerre et la famine ?

La famine et la guerre, je veux dire Foulon et Berthier, qui croyaient tenir Paris, se trouvaient déconcertés par la prise de la Bastille.

Le soir du 14, Berthier essayait de rassurer Louis XVI. S’il en tirait un petit mot, il pouvait encore lancer ses Allemands sur Paris.

Louis XVI ne dit rien, ne fit rien. Les deux hommes, dès ce moment, sentirent bien qu’ils étaient morts. Berthier s’enfuit vers le Nord, Foulon la nuit d’un lieu à l’autre ; il passa quatre nuits sans dormir, sans s’arrêter, et n’alla pas plus loin que Soissons. Foulon n’essaya pas de fuir ; d’abord il fit dire partout qu’il n’avait pas voulu du ministère, puis qu’il était frappé d’une apoplexie, puis il fit le mort. Il s’enterra lui-même magnifiquement (un de ses domestiques venait fort à point de mourir). Cela fait, il alla tout doucement chez son ami Sartines, l’ancien lieutenant de police.

Il avait sujet d’avoir peur. Le mouvement était terrible.

(Michelet, Rév. fr., t. I.)

II

La mort de Foulon et de Berthier ayant rempli les nobles de terreur, beaucoup d’entre eux émigrèrent, parmi lesquels le duc de Luxembourg, le duc de Coigny, le prince de Lambesc, le comte de Vaudreuil, la princesse de Beauffremont, le comte de Cayla, le marquis de Sérens, etc… Cette vaste désertion des principaux de la noblesse ne couvrait-elle pas un signal de guerre, n’était-elle pas un recours silencieux mais sinistre à l’intervention de l’étranger ? Le peuple ne s’y trompa point. Il sentit que si des personnages attachés à la patrie par les mille liens de la richesse, du bonheur, de douces habitudes, fuyaient au lieu de se résigner ou de se défendre, ce ne pouvait être qu’avec l’intention de revenir avec ces mêmes soldats étrangers dont ils avaient naguère osé menacer Paris. Aussi le peuple fut-il inexorable dans sa vigilance. Le baron de Bachmann, major du régiment des gardes suisses, se vit traîner à l’Hôtel de ville uniquement parce que, en descendant le Pont-Royal vis-à-vis les Tuileries, sa voiture avait pris à gauche du côté de Versailles. Bientôt, de Paris la défiance gagnait la province, le soupçon gardait les chemins ; il se dressa aux portes des villes, il ameuta les villages, il s’étendit le long des frontières ; la municipalité de Villenaux retint Besenval prisonnier. Cazalès, qui avait quitté précipitamment l’Assemblée nationale où il devait s’illustrer par les combats de l’éloquence, Cazalès fut arrêté à l’entrée de Caussade et rendu malgré lui à la renommée. L’abbé Maury s’était enfui vers le Nord, après avoir jeté son rabat, noué ses cheveux ; mais, comme il traversait Péronne, des paysans remarquèrent qu’il ne portait point de cocarde à son chapeau ; on l’interrogea, on le reconnut, on lui fit une prison d’une salle de l’hôtel de ville de Péronne.

… Tout concourait à exciter, à aigrir la méfiance populaire, ce n’était que messages funestes, que courriers mystérieux sillonnant la route. Pour comble, le premier pouvoir issu de la révolution se montrait incertain, il se refusait sinon aux soucis, du moins à la responsabilité de la vigilance. Ils avaient évidemment peur des conditions auxquelles les jours de crise mettaient le salut commun ; et pendant qu’à l’Hôtel de ville les délégués de la haute bourgeoisie ne se faisaient pas scrupule d’apporter d’injurieuses restrictions au droit de colporter les écrits d’auteurs sans existence connue, la majorité de l’Assemblée nationale n’osait contester à des conspirateurs connus le droit de correspondre impunément avec leurs complices de l’intérieur, le droit de sceller leur intrigue d’un cachet inviolable, la liberté enfin de conspirer contre la liberté.

(Louis Blanc, Rév. fr., t. II.)

III

Le Palais-Royal était alors déjà désigné comme le quartier général des révoltes futures.

Il n’avait pas, à cette époque, l’aspect que nous lui voyons aujourd’hui. Au milieu du jardin, le duc d’Orléans avait fait construire, vers 1788, une enceinte revêtue d’un treillage et que couronnait une terrasse, avec des fleurs et des eaux jaillissantes. On y arrivait des appartements du prince par une petite galerie à jour, et des parties basses du palais par un couloir souterrain. Cette enceinte, qui de loin offrait l’image d’un vaste bosquet orné de fleurs, avait été d’abord destinée à servir de théâtre à des exercices d’équitation, et avait reçu le nom de cirque, puis elle s’était ouverte à des danses et à des concerts. À l’une des extrémités se trouvait un bassin flanqué de quatre pavillons. Tout autour s’étendaient de riants palais qui encadraient les galeries. Voilà dans quel frais et voluptueux séjour l’insurrection campa de préférence, et cet étrange forum devint si redoutable aux ennemis de la Révolution que l’un d’eux le peignait en ces termes : « C’est l’image de la chimère dont la tête est d’une belle prostituée, la langue d’un serpent, la main d’une harpie, dont les yeux lancent des flammes, dont le cœur est vide et ne fermente que par de lascives pensées, dont la bouche distille tantôt le venin, tantôt des paroles héroïques. »

Ce fut là que se rendit le 12 juillet tout le Paris de la Révolution. L’affluence était telle que beaucoup furent obligés de s’accrocher aux branches des arbres, de s’y tenir suspendus. On ne faisait encore qu’attendre ; mais déjà montaient vers le ciel ces mugissements des foules inquiètes, si semblables à celui de la mer.

(Louis Blanc, Rév. fr., t. II.)

IV

Paris bouillonnait depuis quelques jours, le mot veto se trouvait dans toutes les bouches ; la question du veto passionnait tous les citoyens. « Eh bien, le veto ? — Est-il vrai que la reine veut le veto ? — Serions-nous menacés du veto, grand Dieu ! » Voilà ce qu’on se disait en s’abordant dans les rues, voilà ce qui faisait ressembler le Palais-Royal à une fournaise ardente, et remplissait la capitale d’un trouble mystérieux. Bientôt, cette haine du veto, colportée le long des grandes routes, pénétra dans les villes, se répandit de villages en villages et tint la France attentive, inquiète, frissonnante.

Que signifiait donc ce mot terrible. Il est certain que tous n’avaient pas une idée bien nette de ce qui leur était un sujet d’horreur. Il y en eut qui crurent haïr dans le veto un personnage dangereux. Un homme demanda de quel district il était ; un autre opina pour qu’on le mît à la lanterne. "Virieu assura, du haut de la tribune, que, parmi le peuple de Paris, le veto passait pour un impôt, et il raconta que deux habitants de la campagne parlant un jour du veto, l’un dit à l’autre : « Sais-tu ce que c’est ? — Non. — Eh bien, tu as ton écuelle remplie de soupe ; le roi te dit : Répands ta soupe, et il faut que tu la répandes. »

Qu’on ne se hâte pas de sourire. Eh ! sans doute, le veto était un personnage dangereux : c’était le roi pouvant dire non, quand la nation avait dit oui. Le veto était un impôt et le plus funeste de tous ; il livrait à la volonté d’un seul, non pas seulement l’argent du peuple, mais son sang et sa vie. « Le roi dit : Répands ta soupe, et il faut que tu la répandes. » C’était bien cela en effet, et le comte de Virieu ne prévoyait pas qu’un jour le monde, parvenu à l’âge de raison, mettrait fort au-dessus des savants sophismes des partisans du veto, cette vive image, cette saillie à la fois si originale et si profonde, du bon sens populaire ! « Il n’y avait rien de risible en ceci que les moqueurs, » a écrit excellemment M. Michelet.

… Le soir, la foule se pressait, s’entassait au Palais-Royal, grossie encore par l’oisiveté du dimanche. Du café de Foy partaient des clameurs qui se prolongeaient d’échos en échos, au travers de la multitude émue. Là dominaient Loustalot, Camille Desmoulins, le baron de Tinstot, le marquis de Saint-Huruge. Une tête énorme, un corps trapu, un geste brutal, des idées pleines de fièvre servies par une voix retentissante, faisaient de ce dernier un agitateur en vue. Les vengeances d’une jolie femme, puissante à la cour, l’avaient en 1787, jeté en Angleterre, d’où il rapporta, contre l’ancien régime, une haine aigrie par l’exil. Il devint suspect plus tard, en attendant il était tribun.

(L. Blanc, Rév. fr., t. III.)