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Œuvres de François Fabié - Tome 3/L’Essaim

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Œuvres de François Fabié
Alphonse Lemerre, éditeur (Poésies 1905-1918 : Ronces et Lierres. Les Paysans et la Guerrep. 37-39).

L’ESSAIM


                          À Joseph Ageorges.

DANS un pays où les printemps sont sans oiseaux
Et que j’avais aussi cru toujours sans abeilles,
Même quand floréal y fait de ses corbeilles
          Crouler les roses par monceaux,

Un essaim tout à coup tourbillonne et se pose,
— En avance de deux bons mois sur la saison
Des exodes ailés, tout près de ma maison,
Sur l’écorce d’un vieux mûrier creux et morose.

Un essaim en avril, près de mon seuil ! C’est fou !
On s’ébahit. Je cherche une ruche — objet rare !
Je consulte un voisin, un sage, qui déclare
          Qu’à tel endroit, je ne sais où,

Jadis, — et son « jadis » a l’air préhistorique, —
Quelque arrière-grand-oncle à lui, sous un rocher
À l’abri du mistral, eut un petit rucher…
J’écoute en souriant ce vieillard homérique.

Et l’essaim, à mon vieux mûrier toujours pendu,
Grouille et frissonne, attend sans doute qu’on l’héberge
Mais refuse le creux de l’arbre, pauvre auberge
          Au seuil d’arentelle tendu.

Le soleil baisse, l’air fraîchit, le couchant saigne.
L’essaim se pelotonne et se resserre encor,
La nuit vient sans qu’on ait recueilli ce trésor ;
Toute une nation qui s’offre et qu’on dédaigne…

À l’aurore, l’essaim tremblant n’a pas bougé.
Alors, pris de pitié, — honte aux pitiés tardives ! —
J’improvise un abri sommaire aux fugitives
          Dans un coffre mal ouvragé.

Trop tard ! Le soleil brûle ; il a séché les ailes,
Et la brise du large a grisé les cerveaux ;
Et la tribu s’en va vers des hasards nouveaux,
En plein midi, dans un poudroiement d’étincelles.

Je les regarde fuir longtemps, le cœur serré.
Moi qui jadis gardais les ruches de mon père
Et savais la chanson qui fait descendre à terre
         L’essaim le plus exaspéré,

Je n’ai pu recueillir les divines hôtesses
(Ma mère m’apprenait qu’elles viennent du ciel)
Dans un chalet fleurant le bois neuf et le miel,
D’où leur rumeur joyeuse eût bercé mes tristesses,

Et d’où leurs bataillons armés (que savons-nous ?
« Elles portent bonheur, » disait aussi ma mère)
Repousseraient loin de mon seuil l’Intruse amère
          Dont le regard rompt les genoux ;

Tandis que leur effort ardent, fiévreux, sans trêve,
Pour récolter un miel à d’autres destiné,
Ferait honte de son labeur abandonné
Au poète vieilli qui renonce à son rêve,
Au semeur qui s’endort sans avoir moissonné.