Œuvres de Henri Heine (Bibliopolis)/Poèmes et chants/Texte entier

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Œuvres de Henri Heine (Bibliopolis)/Poèmes et chants
Œuvres de Henri Heine. Poèmes et chantsBibliopolis (p. -280).

ŒUVRES DE


HENRI HEINE

POÈMES & CHANTS
Atta Troll – Germania

BIBLIOPOLIS
––––– ÉDITION & LIBRAIRIE –––––
83. rue Denfert-Rochereau, 83, PARIS.

POÈMES ET CHANTS


ŒUVRES DE
HENRI HEINE




POÈMES ET CHANTS

BIBLIOPOLIS
ÉDITION ET LIBRAIRIE
83, RUE DENFERT-ROCHEREAU
PARIS


Avertissement des éditeurs



Les quatre volumes que nous offrons au public, sous ce titre : Œuvres de Henri Heine, ne contiennent pas à vrai dire toute l’œuvre de Heine, mais l’essentiel et le meilleur de cette œuvre. On y trouvera, en entier, les ouvrages que Heine lui-même avait jugés les plus dignes de ces lecteurs français dont le suffrage lui était si précieux.

En mettant ainsi entre les mains du grand public, et pour un prix très modique quoique dans une véritable édition de luxe, les œuvres capitales de l’immortel poète, de l’écrivain unique qui fut autant et peut-être plus français qu’allemand, nous avons conscience d’avoir vraiment comblé une très regrettable lacune.

Publié de son vivant par lui-même, le texte français des meilleures œuvres de Heine est en quelque sorte classique. Nous l’avons donc respecté jusque dans ses imperfections. Mais nous avons retraduit de l’allemand les poésies qui ne l’avaient pas été du vivant de l’auteur. Ce sont les Jeunes Souffrances et le Retour en entier, ainsi qu’un certain nombre de pièces de l’Intermezzo et de la Mer du Nord qu’avait cru devoir négliger Gérard de Nerval, premier traducteur de ces deux ouvrages.

Les poésies remplissent, dans notre édition, un volume entier. Le Livre des Chants n’était connu jusqu’ici que par des fragments dispersés. Nous en donnons la première édition française complète en respectant l’ordre suivi par Heine lui-même et par ses éditeurs allemands.

HENRI HEINE



NOTICE BIOGRAPHIQUE

Harry Heine — car il ne s’appelait ni Heinrich, ni Henri, mais Harry — naquit à Dusseldorf, sur la rive droite du Rhin, le 13 décembre 1799, — date qui fait de lui, notons-le, non pas « un des premiers hommes du XIXe siècle », comme il se plaisait à le dire, mais au contraire le Benjamin du XVIIIe, du propre siècle de Sterne, de Swift et de Voltaire. Dusseldorf, quand il y naquit, était la plus paisible des petites villes rhénanes : les Français l’occupaient depuis quatre années pleines, et elle allait même, de 1806 à 1814, au titre de capitale du grand-duché de Berg, passer sous la domination d’un souverain français. Ces détails ne sont point indifférents : que, d’une part, Heine soit né au confluent de deux siècles aussi contradictoires que celui de l’Encyclopédie et celui du Romantisme ; qu’il ait, d’autre part, vécu son enfance dans une ville allemande momentanément inféodée à la France. Si cela ne nous l’explique pas tout entier, cela peut aider, du moins, à nous faire comprendre les savoureux contrastes de sa nature et de son esprit : Heine fut un Allemand francisé, voire parisianisé, et il fut, parmi les romantiques, révolutionnaire et voltairien.

De plus, il naquit Juif, autrement dit cosmopolite et négateur. Sa conversion au luthérianisme ne saurait apparaître comme un acte de foi ; ce ne fut qu’une banale « formalité administrative », remplie, en toute indifférence d’esprit, par un parfait incrédule. L’individualisme, un individualisme de poète, fantasque et bondissant, fut à toute époque la marque distinctive de Heine : il est à la base de son génie poétique, aussi bien que de ses défaillances morales.

Le père du poète, Samson Heine, était un négociant en velours, aimable, spirituel et, dit-on, frivole, qui vécut à mi-chemin de l’aisance et de la fortune. Sa mère, « femme distinguée » et qui lisait Rousseau, se nommait Elisabeth van Geldern. Il fut l’aîné d’une sœur et de deux frères et grandit, avec eux, dans l’orthodoxie juive.

Après avoir appris à lire, à écrire et à « se tenir assis en silence » dans le couvent des Franciscains de Dusseldorf, où était installée une école, le jeune Henri Heine fut mis au gymnase local, qui venait justement de recevoir le nom tout neuf de lycée. Il y passa par toutes les classes où l’on enseignait les humanités, se distinguant surtout dans la classe supérieure où un prêtre catholique le recteur Schallmayer, lui enseigna la philosophie et un autre prêtre, l’abbé D’Aulnoie, la rhétorique et la littérature française. Il conserva toujours à ses maîtres un reconnaissant souvenir, mais c’est, si nous l’en devons croire, un humble soldat français qu’hébergea longtemps son père, c’est le tambour Legrand qui fit de lui, bien plus que ses professeurs du lycée, un homme passionnément moderne. Ce vieux de la vieille lui apprit la Marseillaise et, grâce à lui, l’épopée républicaine et l’épopée impériale se logèrent, toutes ronflantes, dans sa petite cervelle enthousiaste et frémissante. Les leçons héroïques du tambour Legrand, Heine ne les oubliera pas. Elles lui inspireront le lied fameux des Deux Grenadiers, ce chef-d’œuvre de la « littérature napoléonienne » ; mais il se peut encore qu’il leur ait dû de s’affranchir, littérairement et politiquement, des points de vue étroits du romantisme allemand.

À quinze ans, ses classes terminées, Heine est destiné au commerce. On lui trouve une place dans un comptoir de Francfort. Selon ses dires, il ne l’aurait gardée que quatorze jours et, après deux mois consacrés à l’exploration des curiosités de la vieille ville, aurait tranquillement regagné Dusseldorf. Mais une version assez bien fondée veut qu’il n’ait quitté son patron qu’au bout de deux années, après s’être brouillé avec lui.

Quoi qu’il en soit, nous ne retrouvons Heine qu’à la fin de 1816, à Hambourg, où son oncle Salomon Heine, le richissime financier qui devait mourir trente ou quarante fois millionnaire, l’a mis à la tête d’une maison de commission dont la raison sociale est Harry Heine et Cie. Mais la maison liquide au début de 1819 et Heine doit de nouveau regagner Dusseldorf. Mais déjà, il a écrit ses premiers poèmes et éprouvé les souffrances de cœur d’où jailliront bientôt les stances harmonieuses de l’Intermezzo et du Retour.

Son inaptitude aux fonctions commerciales éclatait cette fois à tous les yeux des siens. Il fut donc, en l’automne de cette même année 1819, envoyé à l’Université de Bonn, de fondation toute récente, afin d’y commencer, aux frais de l’oncle Salomon, ses études juridiques. Il ne sentit pour celles-ci qu’un enthousiasme médiocre, mais suivit avec passion, à la faculté des lettres, les cours d’ancienne littérature allemande de W. Schlegel et de Simrock. L’an d’après, il passe à l’Université de Gœttingue ; mais là encore il déserte le droit pour un cours d’ancienne poésie germanique dont il est un des neuf auditeurs. Il ne reste à Gœttingue qu’un trimestre à peine, ayant été, en janvier 1821, exclu de l’Université pour six mois à la suite d’un duel. Heine se décide alors à quitter tout à fait la morose petite ville et aller planter sa tente à Berlin. Il y arrive en mars-avril 1821, ayant en poche le manuscrit terminé de sa tragédie d’Almansor, et aussitôt il pénètre dans les cercles littéraires de la cité prussienne. Il a la bonne fortune de faire la connaissance d’une femme merveilleusement intelligente et qui exerçait sur ses amis une fascination puissante : Mme Varnhagen d’Ense, née Rahel Levin. Admis dans le salon de Rahel, qu’il nommera plus tard sa patronne et à laquelle il dédiera son Retour, le jeune Heine y affine fort vite son esprit et sa langue, au contact des hommes les plus illustres de cette époque féconde en illustrations : Hegel, Humboldt, Schleiermacher, Grabbe, Chamisso. À l’Université, il va entendre Hegel, Bopp et Wolf, et continue, au vif mécontentement de son oncle, à négliger le droit.

C’est durant ce séjour à Berlin qu’encouragé par Varnhagen et Rahel, il se décide à publier ses premières œuvres : en 1822, un recueil de poésies, en 1823 ses tragédies d’Almansor et de William Ratcliff, qu’accompagne l’Intermezzo lyrique. Mais il a beau dédier à son oncle ce dernier recueil, le financier ne se laisse pas apaiser et finit par rappeler le neveu prodigue. Celui-ci obéit et s’en va rejoindre sa famille (mai 1823) d’abord à Lunebourg où son père a pris sa retraite, puis à Hambourg et enfin à Cuxhaven où il prend les bains de mer : c’est à ce dernier séjour que nous devons la Mer du Nord, de même que c’est au voyage à Hambourg que nous devons le Retour.

En janvier 1824, Heine se rend de nouveau à Gœttingue, bien résolu à n’en plus bouger que ses études ne soient achevées. « Je ne veux plus vivre des miettes de la table de mon oncle, » écrit-il bravement à son ami Moser. Il travaille donc à force et, le 20 juillet 1828, obtient enfin ce grade de docteur en droit, objet des convoitises familiales, « après un examen privé et une thèse publique où le célèbre Hugo, alors doyen de la Faculté de jurisprudence, ne me fit pas grâce de la formalité scolastique. » Trois semaines plus tôt, dans la petite église d’Heiligenstadt, près Gœttingue, il avait abjuré la religion de sa race, mais comme le dit M. Bossert, « son incrédulité native était sortie indemne de l’eau du baptême. » Cette conversion avait vraisemblablement pour but de permettre à l’auteur de l’Intermezzo l’accès du service de l’État, peut-être même de la diplomatie. Mais un événement capital allait, dès l’année d’après, déranger ces brillants desseins : cet événement, c’est la publication, à Hambourg, du premier volume des Reisebilder.

En quelques semaines, Henri Heine fut célèbre. Les Reisebilder étaient un livre tel qu’aucun littérateur allemand n’en avait encore écrit : un livre étrange et pourtant simple et humain, décousu et pourtant harmonieux, fait de souvenirs, de confidences, de rêveries, de paysages et de boutades, où l’imagination pittoresque de Heine, sa sensibilité profonde, son ironie mélancolique se donnent toute carrière ; un livre qui le mettait à l’avant-garde, non seulement de la jeune littérature allemande, mais de la Jeune Allemagne elle-même parce que chacune de ses pages était un défi à la tyrannie et un appel à l’émancipation.

La destinée de Heine était tracée : il était, et il restera homme de lettres. Après le premier volume des Reisebilder, il donna successivement, dans un délai de quatre années, un recueil de ses poésies complètes, sous ce titre : le Livre des Chants, et trois nouveaux volumes de Reisebilder. Ce mot signifie Tableaux de voyage, et en effet, Heine à cette époque, véritable Juif errant, courait incessamment le monde. Il se rend d’abord en Angleterre où l’ennui le saisit, aiguisé encore par ses préventions françaises. On le trouve ensuite à Munich où il rédige le Morgenblatt, (décembre 1827-septembre 1828) ; puis il part pour l’Italie, visite Gênes, Florence, Bologne et Venise, et, après un passage à Berlin, arrive à Hambourg (novembre 1829) où il se trouve encore quand éclate à Paris la révolution de juillet.

Il y avait longtemps que l’idée d’aller vivre dans la grande cité révolutionnaire hantait le cerveau de Heine. Déjà en 1823, il avait écrit à Immermann : « Je serai cet automne à Paris ; je compte y rester plusieurs années, travailler, comme un ermite, à la bibliothèque royale et contribuer activement à faire connaître la littérature allemande, qui commence à prendre pied en France. »

Ce ne fut qu’en 1831 que la faculté de réaliser son projet se présenta à Heine. L’éditeur Cotta lui proposa de rendre compte dans l’Allgemeine Zeitung d’Augsbourg, des événements politiques et littéraires de France. Il accepta cette offre avec d’autant plus d’enthousiasme que son action politique commençait à lui rendre fort brûlant le sol de l’Allemagne. Le 3 mai 1831, il arrivait à Paris.

Il s’y fit rapidement un nom dans les lettres. Tandis qu’il tenait l’Allemagne au courant des choses françaises, il s’efforçait de renseigner le public français sur le mouvement philosophique et littéraire d’Outre-Rhin. Buloz lui ouvrit la Revue des Deux-Mondes et l’éditeur des romantiques, Renduel, publia coup sur coup De la France (1833), traduction de certaines de ses correspondances de l’Allgemeine Zeitung, une adaptation des Reisebilder (1834) et le livre De l’Allemagne (1835), dont plusieurs chapitres parurent en français avant même d’être donnés en allemand. En même temps, ses éditeurs hambourgeois, Hoffmann et Campe, donnèrent de lui en allemand : Contribution à l’histoire des belles-lettres modernes en Allemagne (1833), ouvrage qui devint en 1836 l’École romantique ; État des choses en France, recueil des articles de Heine dans l’Allgemeine Zeitung (1833) ; le Salon, quatre volumes d’essais, de fantaisies et de nouvelles dont la plupart se retrouvent dans De l’Allemagne.

L’attitude politique de Heine ne pouvait manquer d’attirer sur son front les foudres des gouvernements allemands. Le 10 décembre 1835, un décret de la Diète fédérale prohibait ses écrits, avec ceux de la Jeune Allemagne sur tout le territoire de la Confédération germanique. Cette mesure brutale, qui ne fut rapportée qu’au bout de sept ans, compromettait gravement les intérêts de Heine qui se trouva réduit à la pension de 4 800 frs. que lui servait son oncle. Il vivait depuis 1834 avec une jeune fille d’une grande beauté qu’il avait connue dans un magasin où elle était employée et à laquelle il devait s’unir légalement en 1841 : Mathilde Mirat. Fut-ce par amour pour elle que Heine se résolut à accomplir ce que le Meyer’s Konversation Lexicon appelle « la démarche la plus grave de sa vie », et à solliciter du gouvernement de Louis-Philippe la « grande aumône que le peuple français distribuait aux étrangers que leur zèle pour la Révolution avait compromis dans leur patrie » ? — On ne sait : mais Heine toucha régulièrement une pension de 4 000 frs. du ministère depuis 1836 ou 1837 jusqu’à la chute de la monarchie en 1848. Il ne semble pas toutefois que cette « aumône » ait d’une manière quelconque enchaîné la plume de l’écrivain.

On remarquera que dans cette période, Heine ne produit que des œuvres en prose. Ajoutons à la liste donnée tout à l’heure : Les Filles et les Femmes de Shakespeare (1839), et le pamphlet contre le Lamennais allemand, Ludwig Bœrne, qui acheva de le brouiller avec les cercles radicaux allemands.

Heine, en effet, qui avait frôlé de très près le SaintSimonisme, si même il n’y avait pas adhéré, ne pouvait se satisfaire d’un vague radicalisme. C’était un ardent démocrate et parfois un socialiste étrangement hardi et clairvoyant.

Ce fut seulement après les deux voyages qu’il fit dans sa patrie, en 1843 et 1844 qu’il redescendit dans l’arène poétique, avec ses Nouvelles Poésies, son Germania, conte d’hiver (inséré dans la revue allemande que le jeune Karl Marx publiait alors à Paris) et en 1847, Atta Troll. Germania fut interdit en Prusse, et le mandat d’arrêt qui fut à cette occasion lancé contre Heine contribua à le décider à ne plus revoir son pays.

L’oncle Salomon étant mort en 1843, en ne laissant qu’un capital de 10 000 francs, Heine réclama à son cousin Karl la pension annuelle qu’il avait jusque là reçue de son oncle. Entre Karl et lui, les négociations furent longues et parfois peu cordiales. Finalement on tomba d’accord ; le poète obtint la continuation de sa pension, qui fut même élevée à 5 000 frs. et déclarée réversible, après sa mort, sur la tête de Mathilde Mirat.

C’est en janvier 1845 que Heine ressentit les premières atteintes du mal de la moelle épinière qui, de 1848 à sa mort, devait le clouer sur un lit de douleur. Il supporta ses terribles souffrances avec un stoïcisme et une abnégation des plus rares. Son esprit, narguant le mal, demeurait lucide et léger ainsi qu’aux plus beaux jours. Quand il ne put plus écrire, il dicta. C’est ainsi qu’il produisit encore le Romancero et le Livre de Lazare, qui contiennent de parfaits poèmes, un ballet de Faust destiné au théâtre de Vienne, quelques mélanges, et des poésies qui ne furent imprimées qu’après sa mort. En même temps, il préparait une édition française de ses œuvres complètes, mais il n’en put donner lui-même que les premiers volumes. Il mourut le 17 février 1856, dans son domicile de la rue Matignon, et fut inhumé à Paris au cimetière Montmartre.

On lit dans son testament : « La grande affaire de ma vie était de travailler à l’entente cordiale entre l’Allemagne et la France et à déjouer les artifices des ennemis de la démocratie qui exploitent à leur profit les animosités et les préjugés internationaux. Je crois avoir bien mérité autant de mes compatriotes que des Français et les titres que j’ai à leur gratitude sont sans doute le plus précieux legs que j’ai à conférer à ma légataire universelle. »

Certes, Heine a bien mérité de la France comme de l’Allemagne. Il a été le bon précurseur d’une œuvre de concorde que la guerre a pu compromettre pour un temps, mais dont l’avenir n’en semble pas moins garanti.

Mais c’est avant tout du poète que la postérité se souviendra.

Émues et reconnaissantes, les générations nouvelles, comme leurs aînées, s’inclineront devant ce chantre sublime de nos douleurs et de nos joies.


Amédée Dunois.

LE LIVRE DES CHANTS


LE LIVRE DES CHANTS




PRÉLUDE[1]

C’est l’antique forêt aux enchantements ! On y respire la senteur des fleurs du tilleul ! Le merveilleux éclat de la lune remplit mon cœur de délices.

J’allais, et, comme j’avançais, il se fit quelque bruit dans l’air : c’est le rossignol qui chante d’amour et de tourments d’amour.

Il chante l’amour et ses peines, et ses larmes et ses sourires ; il jubile si tristement, il se lamente si gaîment que mes rêves oubliés s’éveillent !

J’allais, et, comme j’avançais, je vis se dresser devant moi, dans une clairière, un grand château à la haute toiture.

Les fenêtres étaient closes, et tout, à l’entour, était empreint de deuil et de tristesse ; on eût dit que la mort taciturne habitait dans ces tristes murs.

Devant la porte était un sphinx, un être à la fois effrayant et délicieux : le corps et les pattes d’un lion, la tête et les seins d’une femme.

Une belle femme ! Son regard exprimait de sauvages désirs ; un sourire prometteur arquait ses lèvres muettes.

Le rossignol chantait si délicieusement ! Je ne pus résister, et dès que j’eus baisé cette bouche charmante, je me sentis pris dans le charme.

La figure de marbre devint vivante. La pierre se mit à soupirer. Avec une soif dévorante, elle aspira la flamme de mon baiser.

Elle aspira presque le dernier souffle de ma vie, et enfin, haletante de volupté, elle étreignit et déchira mon pauvre corps avec ses griffes de lion.

Délicieux martyre et douleur enivrante ! Souffrance et plaisir infinis ! Tandis que le baiser m’enchante, les griffes me déchirent cruellement.

Le rossignol chanta : « Ô beau sphinx ! Ô amour ! Pourquoi mêles-tu les tourments de la mort à toutes tes félicités ?

« Ô beau sphinx ! Ô amour ! Révèle-moi cette énigme fatale ! Moi, j’y réfléchis déjà depuis près de mille ans. »


LES JEUNES SOUFFRANCES

1816-1821




VISIONS[2]

1

J’ai rêvé autrefois d’indomptables amours, de chevelures bouclées, de myrtes et de résédas, de lèvres exquises et de mots amers, de lieder sombres aux sombres mélodies.

Il y a longtemps que ces rêves ont pâli et se sont évanouis, et que la plus chère de mes visions s’est évanouie elle aussi. Il ne m’est demeuré que les stances affaiblies où j’avais exhalé mes sauvages ardeurs.

Lieder orphelins, je vous ai conservés ! Et maintenant évanouissez-vous aussi ; allez rejoindre la vision qui s’est depuis longtemps évanouie et saluez-la pour moi quand vous l’aurez trouvée : — à l’ombre aérienne j’envoie un souffle aérien.


2

Un rêve, à coup sûr bien étrange, m’a tout ensemble charmé et rempli d’effroi. Mainte image lugubre flotte encore devant mes yeux et fait tressaillir mon cœur.

C’était un jardin merveilleux de beauté ; je voulais m’y promener gaîment. Tant de belle fleurs m’y regardaient, — à mon tour, je les regardais avec joie.

Des oiseaux gazouillaient de tendres mélodies. Un soleil rouge rayonnait sur un fond d’or, et colorait la pelouse diaprée.

Des souffles parfumés s’élevaient des herbes. L’air était doux et caressant ; et tout éclatait, tout souriait, tout m’invitait à jouir de cette magnificence.

Au milieu de la pelouse, il y avait une claire fontaine de marbre. — Là je vis une jolie fille qui lavait un blanc vêtement.

Des joues mignonnes, des yeux bleus, une image de sainte aux blonds cheveux bouclés ; et comme je la regardais, je la trouvais si étrangère, et pourtant si connue !

La jolie fille se hâtait à l’ouvrage, en chantant un refrain très bizarre : « Coule, coule, eau de la fontaine, lave-moi, lave-moi ce tissu de lin ! »

Je m’approchai d’elle et lui dis à l’oreille : « Ô dis-moi donc, belle et douce fille, pour qui est ce vêtement blanc. »

Elle me répondit très vite : « Prépare-toi, je lave ton linceul de mort ! » Et comme elle achevait ces mots, son image s’évanouit comme une fumée.

Et je me trouvai transporté, comme par enchantement, au sein d’une forêt obscure. Les arbres s’élevaient jusqu’au ciel, et tout surpris, je méditais, je méditais.

Attention ! quel est ce bruit sourd ? c’est comme l’écho d’une hache dans le lointain ; et courant à travers buissons et halliers, j’arrivai à une vaste clairière.

Au milieu de la vaste clairière, se dressait un chêne énorme, et voyez ! la jeune fille merveilleuse frappait à coups de hache le tronc du chêne.

Et brandissant sa hache et frappant en mesure, elle fredonnait ce refrain : « Hache brillante, étincelante hache, taille-moi vite un coffre en chêne ! »

Je m’approchai d’elle et lui dis à l’oreille : « Ô dis-moi donc, douce et belle fille, pour qui tu tailles ce coffre en chêne ? »

Elle me répondit très vite : « Le temps presse, c’est ton cercueil que je construis ! » Et comme elle achevait ces mots, son image s’évanouit comme une fumée.

Et tout autour de moi, à l’infini, la lande s’étendait pâle et nue. Je ne comprenais rien à cette aventure, et je frissonnais dans mon cœur.

Et comme j’errais au hasard, j’aperçus une forme blanche. Je courus dans sa direction, — et voyez ! c’était encore la belle fille.

Penchée sur la pâle lande, elle creusait la terre avec une bêche. À peine osais-je la regarder encore, tant elle était épouvantable et belle.

La belle fille se hâtait et chantait un refrain fort étrange : « Bêche, bêche tranchante et large, creuse une fosse ample et profonde ! »

Je m’approchai d’elle et lui dis à l’oreille : « Ô dis-moi donc, douce et belle fille, ce que veut dire cette fosse ? »

Elle me répondit très vite : « Prends patience, cette tombe fraîche est pour toi. » Et comme la belle achevait ces mots, la fosse s’ouvrit toute béante.

Et comme j’y jetais les yeux, un frisson de peur me saisit. Je fus jeté dans la nuit noire de la tombe et brusquement je m’éveillai.


3

En rêve, cette nuit, je me suis vu moi-même en habit noir et gilet de satin, les poignets dans des manchettes, comme quand on se rend en soirée ; et devant moi était ma douce et chère bien-aimée.

Je m’inclinai et je dis : « Êtes-vous la mariée ? Eh bien, Mademoiselle, recevez tous les compliments de votre très humble serviteur. » Mais ces froides et cérémonieuses paroles me nouaient la gorge et m’étranglaient.

Tout à coup des larmes amères coulèrent des yeux de mon aimée, et sa gracieuse image se noya sous des flots de pleurs.

Ô doux yeux, saintes étoiles d’amours malgré toutes les fois que vous m’avez menti, dans le monde réel ou dans celui des rêves, combien j’aime à vous croire malgré tout !


4

Je vis en rêve un petit homme, un petit homme tout pimpant, qui marchait sur des échasses à pas longs d’une aune ; il portait du linge bien blanc et un habit à la dernière mode, mais il avait l’âme sale et vile.

Au dedans, un être piteux et incapable ; au dehors, un monsieur plein de dignité, parlant à tout venant de courage et prenant des airs d’audace et de bravade.

— « Sais-tu quel est cet homme ? Viens ici et regarde ! » me dit le dieu du songe en me montrant des figures mouvantes dans le cadre d’un miroir.

Au pied d’un autel était le petit homme ; à ses côtés était ma bien-aimée. Tous deux disaient : Oui ! et mille démons, dans un éclat de rire, s’écriaient : Amen !


5

Qu’est-ce qui agite et affole mon sang ? Qu’est-ce qui allume en mon cœur une ardeur sauvage ? Mon sang bouillonne, écume et fermente, une terrible ardeur consume mon cœur.

Mon sang fou fermente et écumer parce que j’ai fait un mauvais rêve. Le sombre fils de la nuit est venu et m’a emporté haletant.

Il m’a emporté dans une belle maison, toute sonore de chants de harpes, de joie et de liesse, toute resplendissante de lumières : je pénètrai dans le salon.

C’était un gai repas de noces ; les convives joyeux étaient assis à table. Et lorsque je vis la mariée, — ô douleur ! la mariée était ma bien-aimée.

C’était ma bien-aimée délicieuse, ayant pour mari un homme étranger. Je me plaçai derrière le fauteuil de la mariée, et je me tins debout sans proférer un son.

La musique éclata, — je restais immobile : le bruit de cette joie m’accablait. La mariée semblait transportée de bonheurs le marié lui pressait les mains.

Le marié remplit son verre, il y trempe ses lèvres et le tend à la mariée. Celle-ci remercie d’un sourire, — ô douleur ! c’était mon sang rouge qu’elle buvait.

La mariée prit une jolie petite pomme et la tendit au marié. Il prit son couteau, et coupa la pomme, — ô douleur ! il coupait mon cœur.

Ils se regardaient dans les yeux tendrement et longuement ! hardiment le marié enlace la mariée et l’embrasse sur ses joues roses, — ô douleur ! j’ai senti le baiser glacial de la mort.

Ma langue était de plomb dans ma bouche, si bien que je n’aurais pu proférer le moindre mot. Un mouvement se fit dans la salle, la danse commençait, le couple élégant en tête.

Et tandis que, dans un mortel silence, je demeurai, les danseurs me frôlaient au passage ; — le marié murmura un mot à la mariée ; celle-ci rougit, mais ne se fâcha pas.

Furtifs, ils gagnent la porte de la salle ; je voulus les suivre, mais mes pieds étaient de marbre, — la douleur me pétrifiait.

La douleur me pétrifiait. Je me traînai pourtant jusqu’à la chambre nuptiale ; devant la porte, deux vieilles étaient accroupies.

L’une était la Mort, l’autre la Folie. Sur leur bouche sans lèvres elles posaient un doigt décharné, — je râlais, je suffoquais, finalement j’éclatai de rire, et le bruit de mon rire m’éveilla.[3]
6

En un doux rêve, au milieu de la nuit paisible, comme par enchantements ma bien-aimée est venue à moi ; elle est entrée dans ma petite chambre.

Je la vois, la jolie figure, je la vois, elle sourit tendrement et sourit encore, si bien que mon cœur se gonfle et qu’impétueusement je m’écrie :

« Prends, prends tout ce que je possède ! je te donne tout, mon aimée, à condition que tu m’accordes d’être ton amant de la minuit au chant du coq. »

Elle me considéra d’un air étrange, si tendre, si triste, si profond, et elle me dit, la belle demoiselle : « Oh ! Donne-moi ta part de ciel. »

« Ma vie et ma jeunesse, ô jeune fille semblable aux anges, pour toi je les donnerais avec joie et avec bonheur, mais ma part de paradis — jamais ! »

Ce sont là les mots qui sortent de ma bouche, mais la jeune fille de plus en plus belle, ne cesse pas de dire : « Ô donne-moi ta part de ciel ! »

Ces mots font un bruit sourd à mon oreille, et s’insinuent au plus profond de mon âme ainsi qu’une coulée de flamme ; je respire lourdement, je respire à grand peine.

Il y avait de blancs petits anges nimbés d’or ; mais soudain un noir essaim d’affreux kobolds surgit impétueusement.

Ils se précipitèrent sur les anges, et ceux-ci furent mis en fuite, et le noir essaim des kobolds à son tour s’évanouit dans le brouillard.

Moi cependant, je me pâmais de joie, j’enlaçais de mes bras ma jolie bien-aimée ; elle se serre contre moi comme un jeune chevreuil, et pourtant elle répand des pleurs amers.

Ma jolie bien-aimée pleure ; je sais pourquoi elle pleure ; et, sans rien dire, je baise sa petite bouche de rose : « Ô bien-aimée, sèche ces larmes, cède à mon brûlant amour !

« Cède à mon brûlant amour ! » Et soudain mon sang se glace, la terre tremble et, dans un mugissement, s’entr’ouvre comme un abîme.

Et de cet abîme noir s’élève le noir essaim ; ma jolie bien-aimée pâlit, elle disparaît d’entre mes bras ; me voilà seul.

Le noir essaim des kobolds forme autour de moi une ronde étrange, il m’enserre, me saisit et, moqueur, il éclate bruyamment de rire.

Et de plus en plus leur cercle m’enserre et l’horrible menace ne cesse de retentir : « Tu as renoncé à ta part de ciel, tu es à nous pour l’éternité ! »


7

Qu’attends-tu, maintenant que tu as l’argent ? Lunatique compagnon, pourquoi hésiter encore ? Assis dans ma chère petite chambre, j’attends avec impatience, et voilà minuit qui vient, — il ne manque que la mariée.

Des souffles frémissants viennent du cimetière : — Ô souffles, avez-vous vu ma petite femme ? De blancs fantômes se montrent à ma vue, qui me font des révérences et me saluent en ricanant : « Bien sûr que oui ! »

Halte-là ! Quelle nouvelle apportes-tu, noir faquin en livrée de feu ? Voici l’aimable compagnie : elle arrive sur un char traîné par des dragons.

Brave petit homme gris, que réclames-tu ? Feu mon professeur, qu’est-ce qui t’amène ? Il jette sur moi un regard muet et triste, hoche la tête, se retire.

Pourquoi mon compagnon à longs poils miaule-t-il en agitant la queue ? Pourquoi l’œil du chat noir étincelle-t-il si fort ? Pourquoi les femmes gémissent-elles les cheveux en désordre ? Pourquoi ma nourrice fredonne-t-elle l’air dont elle m’endormait enfant ?

Reste au logis, nourrice, avec ta chanson ; le temps de l’Eiapopeia[4] est fini. Je célèbre aujourd’hui mon mariage : regarde ! Voilà les invités tout reluisants.

Regarde ! — Messieurs, cela est galant ! Au lieu de chapeaux, c’est vos têtes que vous avez à la main. Bonnes gens dont les jambes gigotent, parés comme pour la potence, le vent s’est apaisé, pourquoi venir si tard ?

Et voilà aussi, sur son manche à balai, la bonne vieille sorcière : bénis-moi, la petite mère, car je suis ton enfant. Alors ses livres tremblent dans son pâle visage : « In secula seculorum, Amen ! » marmonne la petite mère.

Douze musiciens efflanqués entrent nonchalamment, suivis d’une ménétrière aveugle et débauchée ; puis c’est Jean-Saucisse[5] en casaque multicolore, qui porte sur son dos le fossoyeur.

Douze nonnes font leur entrée en dansant ; la louche entremetteuse mène le branle. Douze moinillons lubriques les suivent, sifflant un air infâme à la manière d’un chant d’église.

Monsieur le fripier, ne crie donc pas à en devenir bleu ; je n’ai pas besoin dans le purgatoire de ta fourrure ; on vous y chauffe gratis d’un bout de l’année à l’autre, avec, au lieu de bois, des ossements de princes et de gueux.

Les bouquetières sont bossues et déjetées, et se livrent à des cabrioles à travers la chambre. Têtes de chouettes et jambes de sauterelles, laissez-moi la paix avec le craquement de vos côtes !

Pour sûr, l’enfer est tout entier dehors. La cohue grandissante vocifère et saute : jusqu’à la valse des damnés qui résonne ; — silence, silence, voici venir ma belle bien-aimée.

Silence, racaille, ou dehors ! C’est à peine si je m’entends moi-même. Ah ! ne voilà-t-il pas un roulement de voiture ? Où es-tu, cuisinière ? Vite, ouvre la porte !

Sois la bienvenue, ma belle bien-aimée, comment vas-tu, mon trésor ? Bien à vous, monsieur le Pasteur, prenez place, je vous en prie ! Monsieur le Pasteur qui avez les pieds et la queue d’un cheval, je suis de Votre Révérence le très humble serviteur !

Ma chère petite fiancée, pourquoi es-tu toute muette et toute pâle ? Monsieur le Pasteur va procéder à l’instant à la cérémonie ; sans doute, je lui paie des honoraires plus chers que ma personne, mais pour te posséder, ce n’est pour moi qu’un jeu d’enfant.

Agenouille toi, douce petite fiancée, agenouille toi près de moi ; — Elle s’agenouille et se penche, ô délicieux bonheur ! elle se penche sur mon cœur, sur ma poitrine qui se gonfle, je la tiens embrassée en frémissant de désir.

Les flots de ses boucles blondes ondulent autour de nous ; contre mon cœur palpite le cœur de la jeune fille ; nos deux cœurs battent de plaisir et de peine et s’envolent au plus haut du ciel.

Nos deux petits cœurs voguent dans une mer de délices, là-haut, dans la sainte demeure de Dieu. Mais, sur nos têtes, l’enfer a mis sa main, comme l’horreur et l’incendie.

C’est le sombre fils de la nuit qui fait ici fonction de prêtre et qui bénit ; il marmonne les formules d’un livre sanglant ; sa prière est un blasphème, sa bénédiction est une imprécation.

Et cela croasse, et cela siffle et cela parle avec démence, comme le fracas des flots et le roulement du tonnerre ; puis tout-à-coup un feu bleuâtre déchire la nue : « In secula seculorum, Amen ! » s’exclame la sorcière.


8

Je revenais de chez ma maîtresse et cheminais en proie aux démences et aux folies de la nuit. Et lorsque je passai le long du cimetière, les tombes silencieuses me firent signe gravement.

Entre toutes, c’est la tombe du ménétrier qui m’appelle. Elle est toute inondée de lune. J’entends un chuchotement : « Cher frère, je suis à toi à l’instant. » Et de la tombe entr’ouverte se lève une forme blanche.

Et c’est le ménétrier lui-même. Il s’assied sur la pierre tombale. Pinçant vivement les cordes de sa cithare, il chanta d’une voix aiguë et criarde :

« Dites, cordes sourdes et moroses, connaissez-vous encore la vieille chanson qui jadis enflammait sauvagement nos cœurs ? Les anges disent qu’elle est la félicité céleste, les démons un mal infernal ; les hommes l’appellent amour. »

À peine ce mot d’amour avait-il retenti que toutes les tombes s’entr’ouvrirent. Et des spectres accoururent en foule autour du musicien, et d’une voix pointue, ils se mirent à chanter en chœur :

« Amour ! Amour ! c’est ta puissance qui, en ce lieu, nous a couchés. C’est ta puissance qui nous a clos les paupières. Pourquoi nous appelles-tu dans la nuit ?

Et ce sont des hurlements, des gémissements et des caquetages confus. L’air ébranlé résonne, et siffle, et grince. Et l’essaim fou fait cercle autour du musicien qui attaque ses cordes avec frénésie :

« Bravo ! Bravo ! Toujours fous ! Soyez les bienvenus ! Vous avez entendu mon magique appel. Nous qui sommes condamnés à l’éternelle immobilité du sépulcre, déridons-nous aujourd’hui ensemble. Mais d’abord, voyons, sommes-nous bien seuls ?

« Nous avons été des dupes du temps de notre vie, brûlés que nous étions d’une folle passion d’amour. Mais nous ne risquons pas de nous ennuyer aujourd’hui, car il faut que chacun raconte fidèlement ce qui l’a amené ici et combien il a été persécuté et déchiré par la folle poursuite de l’amour. »

Et alors s’avance au milieu du cercle un maigre personnage léger comme le vent, qui prend la parole d’une voix fredonnante :

« J’étais un apprenti tailleur avec l’aiguille et les ciseaux ; j’étais fort habile et fort preste, avec l’aiguille et les ciseaux ; voilà que vint la fille du patron, avec l’aiguille et les ciseaux ; elle m’a percé le cœur, avec l’aiguille et les ciseaux. »

Et les spectres en chœur éclatèrent de rire. Un second personnage s’avança grave et calme :

« Rinaldo Rinaldini, Schinderhanno, Orlandini, et surtout Carlo Moor étaient les modèles que je m’étais proposés.

« Je suis devenu amoureux — j’ai bien l’honneur de vous le dire — à l’égal de ces preux chefs de bande ; une idéale figure de femme obsédait follement mon esprit.

« Et je soupirais et je roucoulais. Et comme l’amour m’avait égaré la caboche, je plongeai un beau jour la main dans la poche de mon prochain.

« La police me chercha noise, d’avoir voulu essuyer mes larmes d’amour avec le mouchoir de mon prochain.

« Et selon l’usage des sbires, on m’appréhenda au collet et je fus enfermé dans une prison respectable.

« Et là, plongé dans mon rêve d’amour, je passai mon temps à filer de la laine, jusqu’à ce que l’ombre de Rinaldo eut délivré mon âme de sa prison terrestre. »

Et les spectres en chœur éclatèrent de rire. Un troisième personnage s’avança, maquillé et paré :

« J’étais jadis le roi des planches, et j’y jouais les amoureux. Je poussais de farouches : Dieux ! Je soupirais de tendres : Hélas !

« Je jouais surtout très bien le rôle de Mortimer : Marie Stuart était si jolie ! Mais malgré l’éloquence de mon jeu, elle faisait semblant de ne pas me comprendre.

« Une fois que je m’écriais désespérément : « Marie, ô sainte femme ! » je sortis mon poignard et, plus profondément qu’il n’eut fallu, je me frappai avec. »

Et les spectres en chœur éclatèrent de rire. Un quatrième, vêtu de drap blanc, comme un étudiant, s’avança à son tour :

« Dans sa chaire pérorait le professeur. Et tandis que le professeur pérorait, moi, je dormais fort à mon aise. Mais j’aurais préféré mille fois être auprès de sa fille aussi douce que jolie.

« De sa fenêtre elle me faisait souvent de tendres signes, la fleur des fleurs, la lumière de ma vie ! Mais la fleur des fleurs fut à la fin cueillie par un dur philistin richard.

« J’envoyai au diable les femmes et les riches coquins, je mis de l’opium dans mon vin et je choquai mon verre avec la mort qui me dit : À ta santé ! Je m’appelle l’Ami Hein. »[6]

Et les spectres en chœur éclatèrent de rire. Un cinquième alors s’avança, la corde au cou :

« Le comte, quand il buvait, vantait sa fille et ses pierreries. Comte, que me font tes pierreries, je préfère infiniment ta fillette.

« Fillette et pierreries étaient précieusement verrouillées sous la garde d’une nombreuse valetaille. Mais que m’importaient valets, verrous et serrures ? Je grimpai hardiment l’échelle de corde.

« Je grimpai hardiment à la fenêtre de ma bien-aimée, quand j’entendis en bas un juron formidable : Ne te gêne pas, garçon ! je suis de la partie ; car moi aussi j’aime, les pierreries !

« Ainsi parlait en ricanant le comte, il me saisit et la valetaille me cerna en trépignant : Au diable, les canailles, criai-je. Je ne suis pas un voleur ; je ne voulais qu’enlever ma bien-aimée.

« Mais mes démonstrations restèrent inutiles. Vite un gibet fut dressé, et quand le soleil parut, quelle ne fut pas sa surprise de me trouver pendu ! »

Et les spectres en chœur éclatèrent de rire. Alors un sixième personnage s’avança portant sa tête entre ses mains :

« Pour dissiper mon chagrin d’amour, je me mis à chasser. Je battais le pays, le fusil à la main. Tout à coup sur un arbre résonne une voix creuse ! c’était le corbeau qui croassait : Tête à bas ! Tête à bas !

« Je me disais : Oh, si je pouvais tuer quelque colombe, elle serait pour mon amie ! Et je furetais du regard les halliers.

« On dirait qu’on se becquète et qu’on se caresse de ce côté. Bien sûr, ce sont deux tourterelles ! Je m’avance sans bruit, le doigt sur la gâchette de mon arme. Que vis-je ! C’était ma propre bien-aimée.

« C’était ma colombe, ma fiancée. Un étranger la serrait sur son cœur. À toi ! vise bien, vieux tireur. Et voilà l’étranger qui baigne dans son sang.

« Peu après, une procession lugubre traversait la forêt, c’est moi que l’on traquait au supplice. Et du haut de son arbre, le corbeau croassa : Tête à bas ! Tête à bas ! »

Et les spectres en chœur éclatèrent de rire. Alors le ménétrier s’avança à son tour :

« J’ai chanté autrefois une belle chanson. Mais à présent elle est finie ; quand le cœur est brisé dans une poitrine, il n’est plus de chanson possible. »

Les fous rires redoublèrent, et la trompe fantomale se mit à tournoyer. Tout à coup, l’horloge du clocher sonna une heure ; alors les spectres en hurlant réintégrèrent leurs tombeaux.


9

J’étais couché et je dormais d’un très paisible sommeil ; chagrins et souffrances avaient fui ; alors je vis venir une figure de rêve, la plus belle de toutes les jeunes filles.

Elle avait la pâleur du marbre et merveilleuse était sa grâce ! ses yeux avaient le brillant de la perle, sa chevelure était étrangement ondulée.

Doucement, doucement, elle vient à moi, et sur mon cœur se penche la jeune fille pâle comme le marbre.

Comme mon cœur bat et tremble de douleur et de plaisir ! Comme ardemment brûle mon cœur ! Mais le sein de la belle ne tremble ni ne bat, il est aussi froid que la glace :

« Mon sein ne tremble ni ne bat, il est aussi froid que la glace ; pourtant je sais aussi la joie et la toute puissance de l’amour.

« Ma bouche et ma joue sont exsangues, je n’ai pas de sang dans le cœur. Mais n’aie pas peur et ne crains rien, je te suis favorable et bonne. »

Et elle me presse plus farouchement encore, pour un peu elle me ferait mal ; mais voilà le coq qui claironne — et la jeune fille aux pâleurs de marbre disparaît soudain en silence.


10

Par la puissance de mon verbe, j’ai évoqué beaucoup de spectres blêmes ; mais ils ne veulent plus maintenant rentrer dans leur antique nuit.

D’horreur et d’épouvante, j’ai oublié la formule qui les dompte ; et maintenant ce sont les esprits qui m’entraînent, moi, dans leurs séjours de brumes.

Lâchez-moi, sombres démons ! Ne me faites pas violences, lâchez-moi ! Toute joie n’est pas encore tarie pour moi, là-haut, dans la rose lumière !

J’ai encore à découvrir la fleur merveilleusement belle : que vaudrait ma vie entière, si je ne devais pas l’aimer ?

Une fois seulement je veux la prendre et la presser sur mon cœur brûlant ! Une fois seulement goûter, sur sa lèvre et sa joue, la plus exquise des douleurs !

Une fois seulement de sa bouche, je veux entendre un mot d’amour, — après quoi, je vous suis sur l’heure, Esprits, dans vos sombres séjours.

Les Esprits ont entendu et s’inclinent d’un air effrayant. Jolie bien-aimée, j’arrive ! Jolie bien-aimée, m’aimes-tu ?


ALLEMAGNE


RÊVE[7]

Fils de la folie, ne cesse pas de rêver alors que ton cœur se gonfle en ta poitrine ; mais ne demande pas à la vie de ressembler à ton rêve !

Jadis, au temps de mes beaux jours, je me trouvais sur la plus haute montagne des bords du Rhin. À mes pieds les plaines de l’Allemagne resplendissaient dans la lumière.

Les vagues murmuraient d’enchanteresses mélodies ; mon cœur se berçait de doux pressentiments.

Quand je prête aujourd’hui l’oreille au chant des vagues, non, ce n’est plus la même mélodie : le beau rêve s’est depuis longtemps dissipé, la belle illusion s’est depuis longtemps brisée.

Quand aujourd’hui de ma montagne, je regarde la terre allemande, je ne vois qu’un pauvre peuple de nains qui rampe sur la tombe des géants.

Des enfants gâtés sont vêtus de soie, ils se disent la fleur de la nation ; des coquins ont la croix d’honneur, des stipendiés plastronnent comme des hommes libres.

C’est une caricature des ancêtres que ce peuple en costume allemand, car nos redingotes antiques évoquent mélancoliquement le passé.

Ce passé où, sans ostentation, la morale et la vertu allaient se donnant la main, où les jeunes avec vénération se tenaient debout devant les anciens ;

Où nul jeune homme ne mentait à une jeune fille avec les soupirs d’usage ; où nul adroit despote n’érigeait le parjure en loi ;

Où un serrement de main valait davantage qu’un serment ou qu’un acte par devant notaire ; où sous l’armure était un homme et où, dans l’homme, était un cœur.

Les parterres de nos jardins foisonnent de fleurs merveilleuses, jouissant des bénédictions de la terre sous la douce caresse du soleil.

Mais la plus belle de toutes les fleurs ne fleurit jamais dans nos parterres, elle qui, aux temps anciens fleurissait jusque sur l’ingrat rocher ;

Elle que des hommes bardés de fer, dans leurs burgs glacés des montagnes, cultivaient comme la plus précieuses et qu’on nomme hospitalité.

Voyageur harassé, ne monte pas vers les burgs des montagnes ; au lieu de la chambre accueillante et chaude, ce sont des murs froids qui te reçoivent.

Pas de guetteur sur la tour pour sonner de la trompe ; pas de pont-levis qui s’abaisse ; il y a beau temps que seigneur et guetteur sont couchés dans la froide tombe.

Dans les noirs cercueils reposent également les amoureuses ; en vérité, ces reliquaires-là recèlent des richesses supérieures à la perle et à l’or.

L’air y frissonne furtivement comme un souffle des Minnesinger ; car dans ces sépulcres sacrés, la religion de l’amour est descendue aussi.

Il est vrai que j’aime fort nos dames d’à présent ; elles fleurissent comme le mois de mai, elles savent aimer elles aussi, et elles s’adonnent fort diligemment à la danse, à la broderie et à la peinture.

Elles savent aussi chanter de jolies romances, l’amour et la fidélité antiques ; seulement elles pensent dans leur for intérieur que ce sont là des contes à dormir debout.

Nos mères estimaient jadis avec sagesse, ainsi que l’exige l’innocence, que c’est seulement dans son cœur que l’homme porte le diamant le plus beau.

Leurs rusées petites-filles ne sont plus frappées à ce coin, car de notre temps les femmes apprécient aussi les pierres fines.

C’est le règne de la superstition, du mensonge et de l’imposture, — la vie est dénuée de charme ; et l’avidité romaine a altéré la perle du Jourdain.

Allez-vous en, visions des beaux jours d’antan, renfoncez-vous dans votre nuit ! cessez d’éveiller de vaines plaintes contre l’iniquité de nos temps !




LlEDER


1

Le matin, je me lève et je demande : Ma douce bien-aimée viendra-t-elle aujourd’hui ? Le soir, je m’affaisse et je me plains : elle n’est pas encore venue aujourd’hui.

La nuit, ma misère m’empêche de dormir ; et le jour, je marche comme dans un songe, à demi endormi.


2

Quelque chose me pousse de côté et d’autre. Encore quelques heures et je la verrai, elle, la plus belle des belles jeunes filles. Cœur fidèle, pourquoi bas-tu si lourdement ?

Que les heures sont donc paresseuses ? Elles se traînent nonchalamment et suivent en bâillant leur route : hâtez-vous donc, les paresseuses !

Je suis pris d’une hâte violente : sans doute, les heures n’ont jamais aimé. Méchamment liguées entre elles, elles n’ont que raillerie et malice pour la hâte des amoureux.


3

Je me promenais sous les arbres, seul avec ma mélancolie ; quand mon vieux rêve revint s’insinuer dans mon cœur.

Qui donc vous l’enseigna ce petit mot, oiselets dans les hauteurs du ciel ? Taisez-vous ! Quand mon cœur l’entend, sa souffrance en est accrue.

« C’est une jeune fille qui passait et qui le chantait sans cesse ; voilà comme nous l’avons appris, ce gracieux mot d’or. »

Malins petits oiseaux, ne me redites plus cela ! Vous voulez me dérober mon chagrin, mais je n’ai confiance en personne.


4

Chère bien-aimée, mets ta petite main sur mon cœur : entends-tu le bruit qu’il fait dans sa chambrette ? Il y a là un charpentier implacable, qui me construit un cercueil.

Le jour, la nuit, il martelle et il cloue. Il y a déjà longtemps qu’il m’empêche de dormir. Ah ! faites vite, monsieur le charpentier, pour que je puisse bientôt dormir !


5

Joli berceau de mes souffrances, belle tombe de mon repos, belle cité, il faut nous séparer. Je te fais mes adieux.

Adieu, seuil sacré que franchit ma bien-aimée, adieu, place sacrée où je l’ai vue pour la première fois !

Si pourtant je ne t’avais jamais vue, ô belle reine de mon cœur, je n’aurais jamais été malheureux comme je le suis à présent.

Jamais je n’ai cherché à t’émouvoir, jamais je n’ai mendié ton amour. Je ne voulais que couler des jours paisibles, aux lieux où ton souffle s’exhale.

Mais tu me chasses de ces lieux ; ta bouche dit des mots amers ; la folie ravage mes sens, et mon cœur est malade et blessé.

Et, les membres las et lourds, je me traîne là-bas avec mon bâton de voyage, jusqu’à ce que je pose ma tête brisée, bien loin, dans une froide tombe.
6

Attends, attends, dur batelier, je t’accompagne vers le port ; je prends congé de deux jeunes filles, de l’Europe et de mon aimée.

Source de sang, coule de mes yeux ; source de sang, épanche-toi de mon corps, afin qu’avec ce sang ardent, j’écrive mes souffrances.

Ah ! mon amour, pourquoi précisément aujourd’hui, la vue de mon sang te fait-elle frémir ? Voilà des années que tu me vois pâle et le cœur sanglant !

Connais-tu encore la vieille légende du serpent dans le paradis, qui, avec sa pomme insidieuse, fit la perte de notre aïeul ?

Tous les maux sont venus de la pomme ! Ève apporta ainsi la mort, Eris les flammes de Troie. Toi, tu as apporté tout ensemble la flamme et la mort.


7

Montagnes et burgs se mirent dans le clair miroir du Rhin et mon petit bateau file joyeusement en plein soleil.

Paisible, je regarde le mouvement des vagues qui ondulent avec des reflets d’or ; et les sentiments endormis au fond de mon âme s’éveillent en silence.

Le magnifique fleuve m’attire, j’entends son appel prometteur. Mais je le connais : son éclat trompeur dissimule la mort et la nuit.

Au dehors le bonheur et au dedans des pièges : ô fleuve, tu es l’image de ma bien-aimée ! Elle aussi sait prendre un air si tendre, elle aussi sourit si gentiment !


8
Au début, je fus sur le point de perdre tout espoir ; j’ai cru que je ne me résignerais jamais. J’y suis cependant parvenu, mais ne me demandez pas comment !
9

Avec des roses, des cyprès et des paillettes d’or, je voudrais orner amoureusement ce livre ainsi qu’un reliquaire, et y déposer mes lieder.

Oh ! si je pouvais y mettre aussi mon amour ! Sur la tombe de l’amour croît la fleurette de paix, c’est là qu’elle s’épanouit et c’est là qu’on la cueille, mais elle ne fleurira pour moi que quand je serai mort.

Ils sont là maintenant ces lieder qui, jadis, comme un fleuve de lave surgissant de l’Etna, s’échappaient de mon âme profonde en lançant autour d’eux de claires étincelles.

Ils sont là silencieux, semblables à des morts, raidis par la froidure et pâles comme la brume. Mais que l’esprit d’amour vienne à planer sur eux, alors leur ancienne ardeur se ranime.

Et dans mon cœur des pressentiments se lèvent : un jour l’esprit d’amour versera sur eux sa rosée ; un jour ce livre te tombera dans les mains, ma douce bien-aimée, en quelque lointain pays.

Alors le charme magique du lied sera rompu : les pâles lettres te regarderont ; suppliantes, elles te regarderont dans tes beaux yeux, et, douloureuses, elles chuchoteront avec le souffle de l’amour.


10

Délicieuse jeune fille si belle et si pure, à toi, à toi seule, je voudrais dédier ma vie.

Tes doux yeux sont comme un clair de lune ; tes mignonnes joues vermeilles ont des clartés de roses.

Et entre tes lèvres, on croit voir une rangée de perles. Mais l’écrin de ta poitrine cache une perle plus belle encore.

Ce ne peut être qu’un pieux amour qui m’a pris le cœur quand je t’ai naguère aperçue, jeune fille délicieuse !
11

Solitaire, je pleure mes souffrances dans le sein de la nuit amie ; je veux éviter les gens heureux ; là où la joie éclate, je ne saurais rester.

Solitaire, je vois couler mes larmes, couler toujours, couler sans bruit ; mais nulle larme ne saurait éteindre le désir qui consume mon cœur.

Jadis, garçon vif et rieur, j’aimais les beaux amusements. Je jouissais des dons de la vie, j’ignorais tout de la douleur.

Le monde n’était qu’un jardin émaillé de fleurs éclatantes où je consacrais mes jours aux fleurs, roses, violettes et jasmin.

Rêvant doucement sur la verte pelouse, je voyais le petit ruisseau couler paisible ; quand aujourd’hui je me penche sur le ruisselet, j’y vois un visage blême.

Depuis qu’Elle m’est apparue, je suis devenu tout pâle ; la douleur m’a furtivement envahi ; il m’est arrivé une étrange aventure.

Longtemps, dans le fond de mon cœur, j’ai sereinement goûté la paix des anges ; maintenant craintifs et tremblants, les anges ont regagné leur patrie d’étoiles.

La nuit sombre obscurcit ma vue, l’ombre hostile me menace et m’effraie, et dans ma poitrine chuchote en secret une voix étrangère.

Des douleurs, des souffrances inconnues m’assaillent avec une farouche frénésie, et un feu ignoré dévore mes entrailles.

Mais si mon cœur est sans répit la proie des flammes, si je succombe à ma souffrance, bien-aimée, c’est toi qui l’as fait !


12

Chaque compagnon, sa belle à son bras, va et vient dans l’allée des tilleuls ; mais moi, je vais seul, que Dieu ait pitié ! mais moi je vais seul.

Mon cœur est serré, mon regard se brouille, quand un autre s’amuse avec sa bonne amie. C’est que j’ai aussi une bonne amie, mais la mienne à moi est là-bas, là-bas.

Il y a des années que je porte ma peine, mais je ne puis plus longtemps la porter. Je bouclerai mon sac et prendrai mon bâton, et je m’en irai par le monde.

Et je marcherai des centaines d’heures jusqu’à ce que j’arrive à la grande ville : elle s’étale à l’estuaire d’un fleuve, avec trois tours orgueilleuses.

Là cessera bientôt mon chagrin d’amour, là le bonheur m’attend ; alors ma douce bien-aimée au bras, je me promènerai à mon tour sous les tilleuls qui sentent bon.


13

Quand je suis près de ma bien-aimée, mon cœur s’ouvre, je suis riche et le monde entier est à moi.

Mais quand il faut m’arracher à ses bras d’une blancheur de cygne, alors mon exaltation retombe et je suis pauvre comme un mendiant.


14

Je voudrais que mes lieder fussent de petites fleurs : je les enverrais, afin qu’elle les respire, à la bien-aimée de mon cœur.

Je voudrais que mes lieder fussent des baisers : je les enverrais tous en secret aux petites joues de ma bien-aimée.

Je voudrais que mes lieder fussent des petits pois : j’en cuirais une soupe exquise.


15

Dans le jardin de mon père fleurit, invisible, une fleurette triste et pâle ; l’hiver s’enfuit, le printemps s’agite, la pâle fleurette est toujours aussi pâle. La pâle fleur a l’air d’une fiancée maladive.

La pâle fleurette me dit à voix basse : « Cher petit frère, cueille-moi ! » Je dis à la fleurette : « Je ne le ferai pas, je ne te cueillerai jamais ! Je cherche avec beaucoup de peine la fleur purpurine. »

Et la pâle fleurette de dire : « Cherche ici, cherche là, jusqu’au jour de la mort glacée ; c’est en vain que tu chercheras, jamais tu ne rencontreras la fleur purpurine. Cueille-moi donc ; je suis aussi malade que toi. »

Ainsi chuchote, suppliante, la pâle petite fleur. — Alors je frissonne et la cueille bien vite. Et brusquement mon cœur ne saigne plus, les yeux de mon âme s’éclairent : la joie sereine des anges descend dans mon cœur déchiré.


16

Au ciel où scintillent les étoiles, les joies qui nous sont ici-bas, déniées, scintillent certainement aussi : c’est seulement dans les bras glacés de la mort que la vie peut être ranimée, comme c’est de la nuit que s’élance la lumière.




ROMANCES

1
L’AFFLIGÉ

À tout le monde il fait mal à voir, le pâle garçon dont les souffrances et les peines sont écrites sur le visage.

L’air, d’une compatissante haleine, rafraîchit son front fiévreux ; mainte jeune fille, d’ordinaire si dédaigneuse, lui mettrait volontiers, d’un sourire, un peu de baume dans le cœur.

Loin du tumulte affreux des villes, il s’enfuit du côté de la forêt : joyeusement bruissent les feuilles ; joyeux montent les chants d’oiseaux.

Mais les chants cessent bien vite, et les arbres et les feuilles ont de tristes soupirs quand l’affligé s’avance à pas lents.

2
VOIX DE LA MONTAGNE


Un cavalier chevauche, à travers la vallée, d’un trot mélancolique et calme : « Ah ! vais-je dans les bras de ma bien-aimée ou dans la tombe obscure ? » La voix de la montagne répond : « La tombe obscure ! »

Le cavalier poursuit sa chevauchée, douloureusement il soupire : « Ainsi c’est à la tombe que je m’en vais si vite, — du moins la paix est dans la tombe ! » La voix lui répond : « La paix est dans la tombe ! »

Le cavalier a une larme qui roule sur sa joue soucieuse : « S’il n’y a plus pour moi de paix que dans la tombe, alors vive la tombe ! » La voix caverneuse lui répond : « Vive la tombe ! »


3
DEUX FRÈRES


Là-haut, au sommet de la montagne, le château s’enveloppe dans la nuit ; mais dans la vallée où luisent des éclairs, les claires épées s’entrechoquent sauvagement.

Ce sont des frères, brûlants de colère, qui se livrent un furieux combat. Parle, pourquoi ces frères ont-ils mis les armes à la main ?

Les yeux ardents de la comtesse Laure ont allumé ce combat fratricide : les deux frères sont enivrés d’amour pour la haute et charmante dame.

Mais vers lequel penche son cœur ? Rien n’a pu le faire découvrir : alors, que l’épée en décide !

Ils déploient une bravoure extrême ; les coups succèdent aux coups. En garde, farouches épées ! De mauvais sorts émanent de la nuit.

Malheur ! Malheur ! frères tout sanglants ! Malheur ! Malheur ! sanglant vallon ! Les deux lutteurs s’effondrent, percés tous les deux par le fer.

Beaucoup de siècles ont passé, la tombe a englouti des générations en masse ; triste, du haut de la montagne, le château désert contemple la vallée.

Et la nuit, au creux de la vallée, on entend des pas furtifs et mystérieux ; et lorsque sonne la douzième heure, les deux frères reprennent le combat.


4
LE PAUVRE PIERRE


Jean et Marguerite dansent ensemble, et causent joyeusement. Pierre se tient immobile et muet ; il est pâle comme de la craie.

Jean et Marguerite sont mari et femme, et resplendissent dans leurs habits de noces. Le pauvre Pierre se mord les doigts et porte des habits de tous les jours.

Pierre se parle bas à lui-même, et regarde tristement l’heureux couple : « Ah ! si je n’étais pas si raisonnable, dit-il, je me ferais quelque mal.

« Je porte en moi une douleur qui me déchire la poitrine, et en quelque lieu que je m’arrête ou que j’aille, elle me pousse en avant.

« Elle m’entraîne vers ma bien-aimée, comme si la présence de Marguerite pouvait me guérir. Pourtant, dès que je suis sous ses regards, je ne peux rester en place.

« Je monte au haut de la montagne. Là, on est pourtant bien seul ; et si là-haut je m’arrête paisiblement, alors je m’arrête paisiblement et je pleure. »

Le pauvre Pierre arrive à pas lents, chancelant, craintif, pâle comme un mort ; les voisins se tiennent sur le chemin pour le regarder passer.

Les jeunes filles se murmurent à l’oreille. « En voici un qui sort du tombeau. » Hélas ! non, aimables jeunes filles, il n’en sort pas, il y va, au tombeau.

Il a perdu sa bien-aimée, et la tombe est la meilleure place où il puisse reposer et dormir jusqu’au jugement dernier.


5
LIED DU PRISONNIER


Quand ma grand-mère[8] eût ensorcelé la Lise, les gens voulurent la brûler. Déjà le bailli avait barbouillé maint grimoire, mais elle ne voulait pas avouer.

Et quand on la jeta dans la chaudière, elle cria à l’assassin ! Et quand monta la fumée noire, elle s’envola comme un corbeau.

Ma petite grand-mère au plumage noir, oh ! viens me voir dans ma tour ! Viens, vole vite à travers les grilles et apporte-moi fromage et gâteau.

Ma petite grand’mère au plumage noir, oh ! puisses-tu empêcher seulement, que demain, quand je me balancerai en l’air, ma tante à coups de bec ne m’arrache les yeux !


6
LES DEUX GRENADIERS[9]


Vers la France s’acheminaient deux grenadiers de la garde ; ils avaient été longtemps retenus captifs en Russie. Et lorsqu’il arrivèrent dans nos contrées d’Allemagne, ils baissèrent douloureusement la tête.

Ici, ils venaient d’apprendre que la France avait succombé, que la vaillante et grande armée était taillée en pièces, et que lui, l’Empereur, l’Empereur était prisonnier.

À cette lamentable nouvelle les deux grenadiers, se mirent à pleurer. L’un dit : — « Combien je souffre ! mes vieilles blessures se rouvrent et ma fin s’approche ! »

Et l’autre dit : « Tout est fini ! — Et moi aussi je voudrais bien mourir. Mais j’ai là-bas femme et enfant qui périront sans moi. »

« Que m’importent femme et enfant ! J’ai bien d’autres soucis ! Qu’ils aillent mendier, s’ils ont faim ! — Lui, l’Empereur, l’Empereur est prisonnier !

« Camarade, écoute ma demande : Si je meurs ici, emporte mon corps avec toi, et ensevelis-moi dans la terre de France.

« La croix d’honneur avec son ruban rouge, tu me la placeras sur le cœur ; tu me mettras le fusil à la main, et tu me ceindras l’épée au côté.

« C’est ainsi que je veux rester dans ma tombe comme une sentinelle, et attendre jusqu’au jour où retentira le grondement du canon et le galop des chevaux.

« Alors l’Empereur passera à cheval sur mon tombeau, au bruit des tambours et au cliquetis des sabres ; et moi, je sortirai tout armé du tombeau pour le défendre, lui, l’Empereur, l’Empereur ! »


7
LE MESSAGER


Debout, mon page, et vite en selle ! Puis au galop de ta monture, file par les bois et les plaines jusqu’au château du roi Duncan.

Là, glisse-toi dans l’écurie, et attends jusqu’à ce que le valet te voie. Alors tu lui diras : « Voyons, quelle est celle des filles de Duncan qui va se marier ? »

Et si le valet dit : « C’est la brune » apporte-moi de suite la nouvelle. Mais si le valet dit : « C’est la blonde », inutile de te presser.

Mais passe chez le marchand cordier et achète-moi une corde ; chevauche lentement et sans rien dire, apporte-la moi.


8
L’ENLÈVEMENT

Je ne pars pas seul, mon doux amour ; il faut que tu viennes avec moi jusqu’à la chère, vieille et triste cellule de la sombre, froide et sinistre maison, où une mère, accroupie sur la porte, guette le retour de son fils.

— « Éloigne-toi de moi homme sinistre ! Qui t’a dit de venir ici ? Ton haleine brûle, ta main est de glace, ton œil étincelle, ta joue est blême. Moi, je veux me réjouir gaiement du parfum des roses et de l’éclat du soleil. »

Laisse le parfum des roses et l’éclat du soleil, ma douce petite aimée ! Couvre tes épaules d’un ample voile blanc, pince les cordes de la lyre sonore et entame un chant nuptial : Le vent nocturne siffle la mélodie.


9
DON RAMIRO

— « Dona Clara ! Dona Clara ! Toi que j’aime depuis tant d’années, tu as résolu ma perte, tu l’as résolue sans pitié.

« Dona Clara ! Dona Clara ! Doux est le présent de la vie ! Tandis que c’est une chose affreuse que la tombe obscure et froide.

« Dona Clara, réjouis-toi ! C’est demain qu’à l’autel, Fernando te prend pour épouse. M’inviteras-tu à la noce ? »

— « Don Ramiro ! Don Ramiro ! Tes paroles me sont amères, plus amères que le verdict des étoiles qui là-haut se jouent de ma volonté.

« Don Ramiro l Don Ramiro ! Secoue ta sombre démence : il y a beaucoup de jeunes filles sur terre, mais Dieu nous a séparés.

« Don Ramiro ! Ô vaillant qui as mis en fuite tant de Maures, c’est l’heure de te vaincre toi-même, — sois à mon mariage demain. »

— « Dona Clara ! Dona Clara ! Oui, je le jure j’y serai ! Avec toi je danserai le branle ; bonne nuit ! je viendrai demain. »

— « Bonne nuit ! » La fenêtre se ferme. Ramiro soupirant resta longtemps dessous, immobile comme la pierre. Puis il disparut dans la nuit.

Après une longue lutte, la nuit est vaincue par le jour. Comme un jardin constellé de fleurs, s’éploie la ville de Tolède.

Monuments et palais superbes resplendissent dans le soleil ; et les églises aux hautes coupoles étincellent comme de l’or.

Comme un bourdonnement de ruche, éclatent les cloches de fête, et des cantiques délicieux montent des pieuses maisons de Dieu.

Mais là-bas, voyez, voyez ! Là-bas de la chapelle du marché, s’écoule comme un torrent la foule bigarrée.

Beaux cavaliers, dames parées, gens de cour en habits de gala ! Et la claire voix des cloches se mêle au grondement des orgues.

Cependant, parmi cette foule qui s’écarte avec respect, marche le jeune couple en beaux atours, Dona Clara, Don Fernando.

Jusqu’au palais du marié, c’est un grouillement de foule : là commence la fête nuptiale, selon la magnificence des antiques coutumes.

Tournois et festins joyeux se succèdent parmi les clameurs ; les heures bruyantes s’enfuient jusqu’à l’arrivée de la nuit.

Et pour la danse les gens de la noce se rassemblent dans la grand’salle ; les riches habits de gala étincellent à l’éclat des lustres.

Sur des fauteuils exhaussés, prennent place l’époux et l’épouse ; Dona Clara, Don Fernando échangent de tendres paroles.

Et dans la salle, se presse gaîment la foule en beaux atours ; tandis que vibrent les timbales et que les trompettes éclatent.

— « Mais pourquoi, ô ma belle femme, tournes-tu tes regards là-bas vers l’angle de la salle ? » Ainsi parle le chevalier étonné.

— « Ne vois-tu pas, Don Fernando, un homme en manteau noir là-bas ? »

Et le chevalier sourit aimablement : « C’est une ombre, dit-il, rien de plus. »

Cependant l’ombre se rapproche, et c’est bien un homme en manteau. Et, reconnaissant Ramiro, Clara, enflammée d’amour, le salue.

Et la danse commence. Les danseurs tournent joyeusement dans une valse emportée, et le parquet frémit et craque.

— « De tout cœur, Don Ramiro, j’accepte ton bras pour la danse ; mais tu n’aurais pas dû venir dans ce manteau couleur de nuit. »

Avec des yeux perçants et fixes, Ramiro contemple la belle et l’enlaçant, dit d’une voix sombre : « N’as-tu pas voulu que je vienne ? »

Le violent remous de la danse entraîne les deux danseurs, tandis que vibrent les timbales et que les trompettes éclatent.

— « Tes joues sont d’une blancheur de neige » chuchote Clara réprimant son trouble. « N’as-tu pas voulu que je vienne ? » réplique seulement Ramiro.

Dans la salle, les lustres clignotent sur la foule qui tourbillonne, tandis que vibrent les timbales et que les trompettes éclatent.

« Tes mains ont le froid de la glace ! » chuchote en un frisson Clara. « N’as-tu pas voulu que je vienne ? » Et ils s’éloignent en un remous.

« Laisse-moi, laisse-moi, Don Ramiro ! Ton souffle a l’odeur des cadavres ! » Et toujours la sombre réponse : « N’as-tu pas voulu que je vienne ? »

Et le parquet poudroie et brille ; violons et violes chantent gaîment ; comme en une folle féerie, tout dans la salle est tournoiement.

— « Laisse-moi, laisse-moi Don Ramiro » gémit-elle dans le tourbillon. Don Ramiro répond toujours : « N’as-tu pas voulu que je vienne ! »

« Maintenant, va-t-en, au nom du ciel ! » s’écrie Clara d’une voix ferme. À peine avait-elle dit ce mot que Ramiro disparaissait.

Clara reste immobile, la mort sur le visage, tremblante de froid et enveloppée de ténèbres. Une syncope emporte sa claire image dans son empire obscur.

Enfin son évanouissement cesse ; enfin s’entr’ouvrent ses paupières ; mais c’est maintenant la surprise qui va fermer ses beaux yeux.

Car depuis que la danse est commencée, elle n’a pas quitté sa place ; elle se trouve assise auprès du marié, et le chevalier lui dit avec inquiétude :

« Dis, pourquoi ta joue pâlit-elle ? Pourquoi ton œil est-il si sombre ? » — « Ramiro ? » balbutie Clara, et l’effroi paralyse sa langue.

Le front du marié se plisse gravement : « Madame. N’évoquez pas une histoire sanglante : aujourd’hui, à midi, Ramiro a cessé de vivre ».


10
BALTHAZAR

La nuit était au milieu de sa course ; Babylone reposait dans un muet sommeil.

Cependant là-haut, dans le palais du roi, flamboyaient les torches et tapageait la valetaille du roi.

Là-haut, dans la salle du roi, Balthazar présidait son royal banquet.

Les courtisans étaient assis en cercle bariolé, et vidaient des gobelets remplis d’un vin étincelant.

Le cliquetis des gobelets se mêlait aux cris d’allégresse des convives, et ce bruit caressait agréablement l’oreille de l’orgueilleux roi.

Les joues du roi se colorèrent de pourpre ; en buvant, l’audace lui montait, et son outrecuidance l’entraîna jusqu’aux blasphèmes.

Et il se carrait dans son impiété, et il vomit des injures contre Dieu ; la troupe des courtisans rugissait d’admiration.

Le roi appela du regard ; un serviteur sortit et revint aussitôt.

Il portait sur la tête des vases d’or et d’argent, qui avaient été enlevés du temple de Jérusalem.

Et d’une main sacrilège le roi saisit une coupe sacrée, il la remplit jusqu’aux bords, puis il la vida d’un trait et cria :

« Jéhovah, dieu des Hébreux, pauvre sire, je défie ta puissance, moi, le roi de Babylone. »

À peine ces paroles furent-elles prononcées, que le roi ressentit au cœur une angoisse secrète.

Les rires bruyants se turent tout à coup : il se fit dans la salle un silence de tombeau.

Voyez ! voyez ! sur le mur blanc quelque chose s’avança comme une main d’homme.

Elle écrivit sur le mur blanc des caractères de feu, elle écrivit et disparut.

Le roi resta les yeux hagards, les genoux tremblants, et blême comme la mort.

Les courtisans furent glacés de terreur et restèrent muets ; leurs dents claquèrent.

Les mages chaldéens arrivèrent et secouèrent la tête ; nul d’entre eux ne put interpréter les lettres de feu tracées sur le mur.

Mais cette nuit-là même, Balthazar fut tué par ses courtisans et ses valets.


11
LES MINNESINGER[10]

Les Minnesinger accourent aujourd’hui au tournoi poétique. Ah ! c’est une lutte unique, un unique tournoi.

La fantaisie, effervescente et folle, voilà le cheval du Minnesinger. L’art lui tient lieu de bouclier, et il a pour glaive le verbe.

Du balcon tapissé, de belles dames regardent avec gaîté. Mais la vraie dame n’est pas parmi elles, avec la vraie couronne de lauriers.

Il y a des gens qui sont pleins de santé quand ils s’élancent dans la lice, tandis que nous, minnesinger, nous y descendons déjà mortellement blessés.

Et celui dont, tout sanglant, le lied jaillit plus profondément de son cœur, celui-là est le vainqueur, et, de la bouche la plus belle, il reçoit la plus belle louange.


10
À LA FENÊTRE

Le pâle Henri passait ! la belle Hedwige était à la fenêtre. Elle dit à demi-voix : « Dieu m’assiste ! Celui qui passe là est pâle comme les spectres ! »

Celui qui passait, languissamment, leva les yeux vers la fenêtre d’Hedwige. Quelque chose comme le mal d’amour saisit la belle Hedwige ! elle aussi devint pâle comme les spectres.

La belle Hedwige, avec le mal d’amour, guetta dès lors journellement de sa fenêtre. Mais bientôt elle tomba dans les bras d’Henri, toutes les nuits à l’heure des spectres.

13
LE CHEVALIER BLESSÉ

Je sais une antique légende, une mélancolique et sombre légende. Il était un chevalier, un chevalier blessé d’amour, mais son aimée est infidèle.

Comme elle est infidèle, il faut qu’il la méprise, elle, la bien-aimée de son cœur ! et sa peine d’amour il faut la réprimer ainsi qu’une chose honteuse.

Il voudrait descendre dans la lice et provoquer les chevaliers : « Qu’il se tienne prêt au combat, celui qui accuse ma bien-aimée d’opprobre ! »

Alors tous sûrement garderaient le silence, mais sa douleur, elle, ne se tairait pas : il faudrait donc qu’il tournât sa lance contre son propre cœur souffrant.


14
SUR L’EAU

J’étais debout contre le mât et je comptais toutes les vagues. Adieu, ma belle patrie ! Mon bateau, il vogue vite !

Je passai devant la maison de ma belle bien-aimée ; les vitres des fenêtres étincellent ; je m’use les yeux tant je regarde ; pourtant personne ne me fait signe.

Mes larmes, restez dans mes yeux et n’embrouillez pas mes regards. Cœur malade, ne te brise pas dans ton excessive douleur !


15
LA CHANSON DES REGRETS

Sire Ulrich chevauche dans la forêt verte, au gai bruissement du feuillage. Il voit une figure de jeune fille aux aguets derrière les branches.

Le sire dit : « Je la connais, cette fulgurante figure ; son charme me poursuit sans cesse, dans la foule et dans la solitude.

« Ses lèvres sont deux petites roses, ses lèvres gracieuses et fraîches ; mais elles laissent passer souvent mainte parole de haine amère.

« C’est pourquoi cette mignonne bouche ressemble absolument à de jolis buissons de roses où les vipères insidieuses sifflent dans le feuillage obscur.

« L’adorable fossette de cette adorable joue, c’est la fosse dans laquelle me pousse mon désir affolant.

« Les beaux cheveux bouclés qui tombent de la plus belle tête, c’est le magique filet dans lequel m’a jeté le malin.

« Et cet œil bleu, aussi clair que la vague apaisée, je l’ai pris pour la porte du paradis, et c’était le seuil de l’enfer. »

Sire Ulrich poursuit sa chevauchée dans la sombre forêt bruissante. Il aperçoit au loin une seconde figure, une si pâle et si triste figure.

Le sire dit : « Ô ma mère, toi qui m’aimas si tendrement, j’ai mêlé l’amertume à ta vie par mes actions et mes paroles coupables !

« Oh ! je voudrais, de ma douleur brûlante, sécher tes yeux humides ! Oh ! je voudrais empourprer tes joues pâles avec le sang de mon cœur ! »

Et sire Ulrich poursuit sa chevauchée, dans la forêt que l’ombre gagne. Il s’élève des voix étranges, et la brise du soir susurre.

Le sire entend ses paroles se répercuter de toutes parts : Ce sont les gais oiseaux des bois qui, bruyamment, sifflent et chantent :

« Sire Ulrich chante une jolie chanson, c’est la chanson de ses regrets, et quand il a fini de la chanter, alors il la recommence. »

16
À UNE CANTATRICE QUI CHANTAIT
UNE VIEILLE CHANSON

Je pense encore au jour où, pour la première fois, j’ai rencontré la magicienne ! À ses accents mélodieux qui s’insinuaient dans mon cœur, des larmes coulèrent sur mes joues, — je ne savais pas ce qui m’arrivait.

Un rêve descendit en moi : j’étais encore petit enfant ; tranquillement assis au clair de la lampe dans la chère chambrette de ma mère, je lisais des contes merveilleux ; au dehors, la nuit et le vent.

Voilà les contes qui revivent ; les chevaliers sortent de leur tombe ; au val de Roncevaux, on se bat. Sire Roland est à cheval ; beaucoup de braves lui font escorte, et malheureusement aussi le traître Ganelon.

C’est lui, le traître, qui prépare à Roland une couche. Celui-ci baigne dans le sang, presque sans respiration ; à peine si le bruit de son cor a pu venir à l’oreille du grand Charles que déjà le voilà qui trépasse — et mon rêve mourut avec lui.

Une rumeur confuse m’arrachait à mon rêve. La légende était terminée ; les gens battaient des mains et criaient des bravos sans fin ; la cantatrice fit une révérence profonde.


17
LA CHANSON DES DUCATS

Dites, mes ducats d’or, qu’êtes-vous devenus ?

Êtes-vous chez les petits poissons d’or qui nagent dans le ruisseau vif et gai ?

Êtes-vous chez les petites fleurs d’or qui, sur la verte et riante pelouse, étincellent de la rosée du matin ?

Êtes-vous chez les oiselets d’or qui, vêtus de clarté, s’ébattent là-haut dans l’air bleu ?

Êtes-vous chez les petites étoiles d’or qui, dans un fourmillement lumineux, sourient au ciel toutes les nuits ?

Hélas ! mes ducats d’or, vous ne nagez pas dans les flots du ruisseau, vous n’étincelez pas sur la verte pelouse, vous ne planez pas dans l’air bleu, vous ne souriez pas au ciel clair. — Ce sont, ma foi ! les usuriers qui vous tiennent dans leurs griffes.


18
DIALOGUE SUR LA
LANDE DE PADERBORN

N’entends-tu pas des airs lointains, des airs de violon et de violoncelle ? Ce sont, sans doute, quelques belles qui dansent légèrement la ronde ailée.

— « Eh ! mon ami, tu fais erreur. Je n’entends pas le moindre violon, mais seulement des gorets qui crient et des cochons qui grognent. »

N’entends-tu pas le cor au fond des bois ? Ce sont des chasseurs contents de leur chasse ; je vois de doux agneaux qui paissent, des pâtres qui jouent du chalumeau.

— « Eh ! mon ami, ce que tu entends, ce n’est ni cor ni chalumeau ; je ne vois que le porcher qui pousse ses truies vers l’étable. »

N’entends-tu pas des chants lointains, doux comme ceux des bucoliques ? Les petits anges avec leurs ailes applaudissent à de tel accents.

— « Eh ! ce qui tant joliment résonne, ce n’est pas un air alterné, mon ami ! Ce sont des gamins qui chantent, en poussant devant eux leurs oisons. »

N’entends-tu pas tinter les cloches, douces et claires merveilleusement ? Vers la chapelle du village, les fidèles dirigent leurs pas en un dévot recueillement.

— « Eh ! mon ami, ce sont les clarines des bœufs et des vaches qui regagnent, la tête basse, l’étable plongée dans la nuit. »

Ne vois-tu pas flotter un voile ? On dirait un signal discret. Là-bas, je vois la bien-aimée, les yeux humides de tristesse.

— « Eh ! mon ami, je ne vois rien que la femme des bois, la Lise. Pâle et maigre, sur sa béquille, elle s’en va du côté des prés. »

Soit, mon ami, tu peux rire de mes questions fantasques ! Peux-tu faire que ce qui me tient l’âme ne soit jamais qu’illusion ?


19
FEUILLE D’ALBUM

Ce monde est une grande route, dont nous sommes les passagers. On court, on se hâte, à pied, à cheval, comme des coureurs et des courriers.

On se dépasse, on se fait signe, on se salue d’une voiture à l’autre avec le mouchoir. On se serait volontiers embrassé, mais les chevaux filent sans s’arrêter.

À peine, cher Prince Alexandre,[11] nous sommes-nous rencontrés à la même station, que le postillon sonne déjà le départ et sonne du même coup notre séparation.


20
CERTAINEMENT

Quand le printemps arrive avec son clair soleil, alors les fleurettes boutonnent et s’épanouissent ; quand la lune commence sa course lumineuse, alors les petites étoiles s’élancent derrière elle ; quand le poète voit deux beaux yeux, alors les chants jaillissent de son âme profonde.

Mais les chants, les étoiles et les petites fleurs, la lune étincelante et l’éclatant soleil, tous ces accessoires-là sont encore bien loin de faire un monde.


21
LA CONSÉCRATION

Seul dans la chapelle des bois, devant l’image de la céleste Vierge, un pieux et pâle garçon était dévotement prosterné.

« Ô madone ! laisse-moi éternellement ici, agenouillé sur ce seuil ; ne me rejette jamais dans le monde glacé des pécheurs.

« Ô madone ! les boucles rayonnantes de ta tête ondoient au soleil ; un pur sourire se joue doucement sur ta bouche, rose sacrée.

« Ô madone ! tes yeux m’éclairent comme une illumination d’étoiles ; la barque de vie s’égare, les étoiles toujours la dirigent sûrement.

« Ô madone ! sans défaillir, j’ai porté le fardeau de ta douleur, aveuglément confiant dans le pieux amour, enflammé de tes seules ardeurs.

« Ô madone ! entends-moi aujourd’hui, pleine de grâce, fertile en miracle, accorde-moi un témoignage, un tout petit témoignage de ta bonté ! »

Il se produit alors un effrayant miracle : le bois et la chapelle disparaissent tout-à-coup. Le garçon ne savait ce qui était arrivé ; tout s’était brusquement transformé.

Il se trouvait, plein de surprise, dans une salle d’apparat où la madone était assise, mais sans son auréole ; elle s’est muée en une charmante jeune fille, et salue et sourit avec une joie d’enfant.

Et voyez : de ses blonds cheveux, elle coupe elle-même une boucle et elle dit au garçon avec une voix céleste : « Prends, voici le plus beau présent de la terre ! »

Parle maintenant ! Que signifie la consécration ? Ne vois-tu pas des flammes colorées flotter dans le bleu du ciel ? Les hommes appellent cela l’arc-en-ciel.

Les anges montent et descendent, ils battent à grand bruit des ailes, chuchotent de merveilleux lieder, font entendre de douces harmonies.

Le garçon a fort bien compris ce qui le pousser avec l’ardeur du désir, là-bas, là-bas vers le pays où croît le myrte éternel.


22
SÉRÉNADE MORESQUE

Sur le cœur de Zulcima endormie, coulez goutte à goutte, mes larmes. Et le doux petit cœur battra, plein de désir pour Abdul.

À l’oreille de Zulcima, jouez-vous, mes tristes soupirs ; et la blonde petite tête rêvera en secret du doux amour d’Abdul.

Sur la petite main de ma Zulcima endormie, épanche-toi, mon cœur sanglant. Et la douce petite main sera rouge du sang clair d’Abdul.

Ah ! la douleur est née muette, n’ayant pas de langue en la bouche ; elle n’a que des larmes, elle n’a que des soupirs, elle n’a que le sang des blessures du cœur.


22bis
ALMANSOR MOURANT[12]

Sur Zulcima endormie tombent de brûlantes larmes ; le flot de mes larmes arrose sa main d’une blancheur de cygne.

Sur Zulcima endormie mon sang rouge tomba goutte à goutte ; elle soupire tristement en rêve et j’entends battre son petit cœur.

Ah ! la douleur est née muette ; n’ayant pas de langue en la bouche, elle n’a que des larmes, elle n’a que du sang, le sang de sa profonde et mortelle blessure.


23
LA LEÇON

La mère dit à la petite abeille : « Prends garde à l’éclat des bougies ! » Mais des recommandations maternelles, la petite abeille n’a cure.

Elle voltige autour de la lumière, voltige avec des Zoum ! Zoum ! Zoum ! Elle n’entend pas sa mère qui lui crie : « Petite abeille ! Petite abeille ! »

Jeunesse ! jeunesse au sang fou ! l’éclat de la flamme t’attire, et tu te jettes dans le feu : « Petite abeille ! Petite abeille ! »

La flamme vacille, rouge comme la lumière, mais la flamme donne la mort. — « Préserve-toi des jeune filles, mon enfant, mon petit enfant ! »


24
RÊVE ET VIE

Le jour brûlait, mon cœur brûlait ; sans mot dire, je portais la douleur en moi-même ; je me glissai là-bas près de la rose fleurie en un endroit paisible.

Je m’approchai sans bruit, muet comme la tombe ; des larmes toutefois roulaient sur mes joues. Je regardai dans le calice de la rose d’où sortait une lueur vive.

Et joyeux, je m’endormis près du rosier. Alors je fus le jouet d’un rêve lutinant : je vis une jeune fille au visage rose, le sein dans un corsage rose.

Elle me fit un joli présent, doré et mœlleux ; vite je le portai dans une maisonnette d’or, qu’emplit étrangement une agitation confuse : un petit peuple y danse une ronde charmante.

Douze danseurs y dansent, sans trêve ni repos, en se tenant solidement par la main, et quand une danse est finie, une autre recommence de plus belle.

La musique de danse me bourdonne à l’oreille : « La plus belle des heures ne recommence jamais ; toute ta vie ne fut qu’un rêve et cette heure-ci n’aura été qu’un rêve dans ton rêve. »

Le rêve avait fui, dans le matin gris ; mon œil aussitôt regarda la rose : Ô malheur ! Au lieu de la vive lueur, c’était un froid insecte que contenait le calice !




SONNETS

TROIS SONNETS
POUR GUILLAUME SCHLEGEL
[13]


1

Le ver le plus nuisible : le doute qui vous ronge ! le poison le plus funeste : le manque de confiance en soi-même, tout cela était sur le point de tarir en moi la sève de la vie ; j’étais un arbrisseau, dépourvu de soutien.

Tu le pris en pitié, ce pauvre arbrisseau ; tu le laissas s’appuyer à ta bonne parole ; et si jamais la débile petite plante se couvre de fleurs, ô mon grand maître, c’est toi qu’il me faudra remercier.

Oh ! puisses-tu lui conserver ainsi ta sollicitude pour que, devenu arbre, il orne un jour le jardin de la belle fée qui t’a élu pour favori.

Dans ce jardin, racontait ma nourrice, on entend des accents d’une merveilleuse douceur ; les fleurs parlent et les arbres chantent.

2

Robe à paniers richement fleurie, petites mouches sur ses joues fardées, souliers à pointes et passementeries, coiffure en tour taille de guêpe :

Ainsi s’attifait la fausse Muse, puisqu’elle vint un jour amoureusement t’enlacer : mais tu te détournas d’elle et poursuivis ta marche vagabonde, conduit par ton obscur instinct.

Dans une antique solitude tu découvris un château, à l’intérieur duquel la plus belle des jeunes filles, telle qu’une pure statue de marbre, dormait d’un sommeil enchanté.

Mais ton salut eut tôt fait de rompre l’enchantement ; la vraie Muse d’Allemagne s’éveilla souriante, et, enivrée d’amour, se jeta dans tes bras.


3

Non content de tes propres richesses, tu voulus encore te rafraîchir au séjour des Nibelungen sur le Rhin ; aux rives de la Tamise, tu pris des merveilles, et cueillis hardiment les fleurs des bords du Tage.

Près du Tibre, tu as exhumé plus d’un trésor ; la Seine a rendu hommage à ta gloire ; tu pénétras jusque dans le sanctuaire de Brahma et voulus aussi posséder les perles du Gange.

Homme avide, crois-m’en ! Tu dois te contenter de ce qui ne fut donné qu’à quelques hommes : Au lieu d’amasser toujours, songe désormais à prodiguer.

Et des trésors rapportés sans peine du nord et du midi, enrichis maintenant ton disciple, fais de lui ton joyeux héritier.


À MA MÈRE B. HEINE
Née Van Geldern


1

J’ai pour habitude de porter très haut la tête ; je suis de caractère un peu raide et opiniâtre ; si le roi lui-même me regardait en face, il ne me ferait pas baisser les yeux.

Pourtant, mère chérie, je le dirai hautement : malgré l’orgueil puissant dont se gonfle mon âme, en ta bienheureuse et douce et confiante présence, une crainte souvent s’empare de mon cœur.

Est-ce ton esprit qui doucement me subjugue, ton haut esprit qui pénétra vaillamment toute chose et monter étincelant, vers la lumière du ciel ?

Ou bien est-ce le remords d’avoir commis tant de fautes qui t’ont contristé le cœur, ce cœur si beau et qui m’a tant aimé ?


2

Dans mon aveuglement je t’ai quittée un jour ; je voulais pousser jusqu’au bout du monde, pour voir si je ne rencontrerais l’Amour, que j’eusse amoureusement pressé dans mes bras.

J’ai cherché l’Amour sur toutes les routes, j’ai tendu la main à toutes les portes, mendiant une pauvre aumône d’amour, — mais on ne m’a donné, en riant, que la haine froide.

Et toujours, et toujours, j’errais après l’amour, mais je ne l’ai trouvé nulle part, et je suis revenu au logis, malade et triste.

Mais là, tu es venue au devant de moi : ah ! ce que j’ai vu luire en tes yeux, c’était le doux Amour depuis longtemps cherché.


À M. STR.
après avoir lu son étude sur le vieil art allemand

Comme, avec empressement, j’ouvrais ton petit livre, beaucoup d’images connues vinrent me saluer, des images d’or que j’avais vues autrefois, dans mes rêves de jeune homme et dans mes jours d’enfant.

Je le revois, s’élevant hardiment vers le ciel, le pieux dôme qu’a construit la foi allemande ; j’entends les voix des cloches et des orgues, et, parmi elles, comme de doux gémissements d’amour.

Je vois aussi, en train d’escalader le dôme, d’agiles petits nains, assez effrontés pour en briser les fleurs et la fine dentelle.

Mais on peut, tant qu’on veut, effeuiller le chêne et le dépouiller entièrement de sa verte parure, un nouveau printemps vient, qui le vêt de frondaisons neuves.


SONNETS À LA FRESQUE
à Christian Sethe[14]
1

Je ne danse pas avec eux, je ne sacrifie pas aux faux dieux qui sont d’or au dehors et de sable au dedans ; quand un coquin, qui ne cherche en secret qu’à nuire à mon renom, me tend la main, je détourne la mienne.

Je ne m’incline pas devant ces jolies femmes qui font impudemment parade de leur propre infamie ; je m’abstiens de tirer, lorsque la populace s’attelle au char de ses idoles vaines.

Sans doute le chêne doit tomber, tandis que, de par sa souplesse, le roseau brave le vent et la foudre auprès de son ruisseau.

Mais voyons, comment ce roseau finira-t-il ? Quel bonheur de devenir la badine d’un mirliflore ou la houssine d’un valet de chambre !


2

Qu’on me donne un masque ! Je veux me déguiser en vaurien, afin que les gredins qui se pavanent avec des masques de dignité ne me prennent pas pour un des leurs.

Par mes propos et mes gestes vulgaires, je ferai figure de canaille ; je désavoue tous les beaux traits d’esprit dont tant de purs imbéciles tirent aujourd’hui coquetterie.

Ainsi, je danserai dans le grand bal masqué, entouré de chevaliers, moines et rois allemands, salué par Arlequin, reconnu d’un très petit nombre.

Ils me rosseront tous à coups de batte. C’est là la drôlerie. Car si j’allais jeter mon masque, toute cette racaille patibulaire en resterait confondue.


3

Je me ris de ces fats insipides qui, avec leurs figures de boucs, me regardent en écarquillant les yeux ; je me ris des fins renards à jeun qui, gueule béante, me flairent.

Je me ris des singes savants qui se rengorgent vaniteusement, comme des juges en matière d’esprit ; je me ris des lâches scélérats qui me menacent de leurs armes empoisonnées.

Quand les bibelots du bonheur sont brisés par la main du sort et précipités à nos pieds ;

Quand le cœur est déchiré dans la poitrine, déchiré, brisé et troué, — tout de même, il nous reste encore le beau rire éclatant.


4

Un conte merveilleux hante mon cerveau ; et, dans ce conte, il se chante un beau lied et, dans le lied, vit, court et fleurit une tendre jeune fille d’une infinie beauté.

Et dans la jeune fille habite un petit cœur, mais dans ce petit cœur aucun amour ne brûle ; dans cette âme insensible à l’amour, on ne trouve que morgue et mépris.

Entends-tu le bruit du conte dans ma tête ? Et comme le petit lied chantonne grave et triste ? Et comme la demoiselle rit d’un rire étouffé ?

Tout ce que je crains, c’est que ma tête n’éclate. Ah ! quelle épouvantable chose, si me raison allait quitter sa vieille ornière.

5

Dans le soir calme et mélancolique, les lieder depuis longtemps oubliés chantent autour de moi, et des pleurs coulent sur mes joues, et le sang ruisselle de mon vieux cœur blessé.

Et, comme en un miroir enchanté, je revois l’image de ma bien aimée. Elle est assise, en corsage rouge, à sa table à ouvrage, et autour d’elle règne un bienheureux silence.

Tout-à-coup, la voilà qui saute de sa chaise ; elle coupe sa boucle la plus belle et me la donne, — ma joie est telle que j’ai peur.

Méphisto a gâté mon plaisir : de cette mèche il a fait une corde solide et, depuis des années, il me tire où il veut.


6

« Quand je te revis l’autre année, tu ne m’as pas embrassée pour ma bien venue. » Je dis, et la bien-aimée, de sa bouche rouge, imprima sur mes lèvres le plus beau des baisers.

Avec un doux sourire, elle cueillait une branche au myrte qui croissait à sa fenêtre : « Prends, dit-elle avec un geste amical, prends cette branche, plante-la dans de la terre fraîche et mets un verre dessus. »

Il y a longtemps de cela. Le rameau est mort dans le pot. Elle, je ne l’ai pas vue depuis des années, mais son baiser me brûle encore la bouche.

Et récemment, il m’a ramené de fort loin aux lieux où demeure ma bien-aimée. Toute la nuit j’ai stationné devant sa porte et n’en suis parti qu’au matin.


7

Prends garde, mon ami, aux affreuses grimaces du diable, mais les douces singeries des anges sont plus dangereuses encore. Un d’eux m’envoya un jour un joli baiser, mais quand je m’approchai, je sentis ses griffes acérées.

Prends garde, mon ami, aux vieux chats noirs, mais les jeunes chats blancs sont plus dangereux encore ; d’un d’eux je fis un jour mon petit trésor, mais mon petit trésor m’a lacéré le cœur.

Ô doux visage menteur, jeune fille infiniment douce ! Comment ton œil si pur a-t-il pu me tromper ? Comment ta petite patte a-t-elle pu déchirer mon cœur.

Ô petite patte si caressante de mon petit chat ! Je voudrais te presser sur ma lèvre brûlante, dût mon cœur en saigner jusqu’à sa dernière goutte.


8

Que ma pauvreté s’en irait donc vite, si je savais manier le pinceau avec art et orner joliment d’images coloriées les nobles murailles des églises et des châteaux !

Le Pactole coulerait à mes pieds bien vite, si je savais tirer de la flûte, du violon et du clavier des accords si pathétiques et si purs que les messieurs et les dames en battraient des mains !

Mais hélas ! je suis un pauvre homme à qui jamais Mammon ne rit. Car malheureusement, bien malheureusement, je ne me suis adonné qu’à toi, ô Poésie, le plus ingrat de tous les arts !

Hélas ! quand d’autres sablent le champagne à pleines coupes, il m’est défendu d’en boire, — sauf à le boire à crédit !


9

Le monde ne fut pour moi qu’une chambre de torture, où l’on m’a suspendu par les pieds, lacéré le corps avec des tenailles brûlantes et crucifié avec de minces crampons de fer.

J’ai crié sauvagement à ces douleurs sans nom, le sang sortait à flots de ma bouche et de mes yeux. Alors une jeune fille qui passait, avec un marteau d’or, me donna vite le coup de grâce.

Curieuse, elle considéra mon corps agité de spasmes et ma langue altérée qui, comme dans l’agonie, pend de ma bouche sanglante.

Curieuse, elle écoute mon cœur qui bat encore ; mon dernier râle est pour elle de la musique, et elle sourit d’un froid sourire de dédain.


10

Tu m’as vu souvent en guerre avec ces rustres, chats fardés et caniches à lunettes, qui se plaisent à salir mon nom pur et à m’empoisonner de leur venin.

Tu as vu souvent les pédants me bafouer, des gens en bonnet de fous m’étourdir du son de leurs grelots, des serpents vénéneux s’enlacer autour de mon cœur ; tu as vu mon sang sourdre de mille blessures.

Mais tu t’es maintenu ferme comme une tour ; ta tête fut pour moi un phare dans la tempête, ton cœur fidèle un port béni.

Les vagues, tout autour, déferlent avec rage ; bien peu de navires peuvent en forcer l’entrée, mais, quand on y est parvenu, on peut dormir en paix.


11

Je voudrais bien, mais je ne puis pleurer ; je voudrais avec force m’élever vers le ciel : je ne le puis, je reste rivé à la terre, parmi les croassements et les sifflements de reptiles dégoûtants.

Je voudrais planer autour de la pure lumière de ma vie, vivre comme un bienheureux dans le souffle embaumé de ma belle bien-aimée ; — je ne le puis, mon cœur malade est en morceaux.

De mon cœur en morceaux mon sang fiévreux s’écoule ; l’abattement me prend, et la nuit sur mes yeux descend de plus en plus.

Et frémissant, je soupire en secret après ce royaume des ombres, où des fantômes muets me presseront avec amour dans leurs bras légers.

AU CONSEILLER AULIQUE G. SARTORIUS,

À GŒTTINGUE[15]

L’attitude du corps est altière et dominatrice, mais on voit la bonté se jouer sur les lèvres ; l’œil éclate, les muscles frémissent, mais la parole coule avec placidité.

Tel tu es dans ta chaire, quand tu parles de l’administration publique, de la prudence des cabinets, de la vie des peuples, des divisions et de la reconstitution de l’Allemagne.

Jamais ton souvenir ne s’éteindra en moi ; en ces temps d’égoïsme et de vulgarité, une figure aussi magnanime nous réconforte.

Et ce que, cordialement paternel, tu me confias aux heures de l’intimité, je le garde, fidèlement, au plus profond de moi-même.


À J.-B. ROUSSEAU[16]

Ta pensée amicale entre dans ma poitrine et franchit le seuil obscur de mon cœur ; j’éprouve la fraîcheur d’un magique battement d’ailes, et les figures de la patrie me saluent.

Je revois le vieux Rhin qui coule ; montagnes et burgs se mirent en ses flots bleus ; les grappes d’or scintillent et les fleurs resplendissent sur les collines qu’escaladent les vendangeurs.

Oh ! je voudrais aller vers toi, ami fidèle, vers toi qui me restes attaché comme au mur en ruine s’agriffe le lierre vert !

Oh ! je voudrais aller vers toi et écouter tes vers en silence, tandis que chanterait le rouge-gorge et que les vagues du Rhin m’empliraient de leur doux murmure.
À FRANZ DE Z.

Une étoile brillante m’attire vers le Nord ; mon frère, adieu ! pense à moi quand je serai loin ! Reste fidèle, oui, fidèle à la Poésie, n’abandonne jamais la tendre fiancée ! Conserve en ton cœur, ainsi qu’un trésor, la chère et belle parole allemande ! — Et si tu viens jamais sur les plages du Nord, prête avec soin l’oreille jusqu’à ce qu’un chant s’élève et domine les mots apaisés. Alors il pourra se faire que le lied du poète bien connu s’avance au devant de toi. Alors prends également ton luth et donne-moi mainte aimable nouvelle.

Dis-moi ce qui t’advient, mon fidèle poète, et comment vont tous ceux que j’aime, et ce qu’est devenue la belle demoiselle qui réjouit et enflamme tant de jeunes cœurs, la rose qui fleurit auprès du Rhin en fleur ! Et donne-moi encore des nouvelles de la patrie : dis-moi si elle est encore la terre de l’amour fidèle, si le Dieu de nos père est encore en Allemagne, si personne n’est plus au service du mal. Et le poète au pays du Nord se réjouira quand ton lied suave lui apportera par dessus les flots de joyeuses nouvelles.


LE MONUMENT DE GŒTHE
À FRANCFORT

Entendez-vous, gens d’Allemagne, hommes, jeunes filles et femmes ? Ne vous lassez pas de rassembler des souscripteurs ! Les habitants de Francfort ont résolu d’ériger un monument en l’honneur de Gœthe.

Ils se sont dit : « En temps de foire, les marchands étrangers verront que nous sommes les compatriotes du grand homme, que cette fleur est sortie de notre terroir, — et ils nous feront aveuglément crédit. »

Ô messieurs du négoce, laissez ses lauriers au poète et gardez votre argent ! Gœthe s’est à lui-même élevé un monument.

Il a eu son berceau chez vous ; mais aujourd’hui, un monde le sépare de vous, vous qu’un filet d’eau sépare de Sachsenhaüser.[17]


BAMBERG ET WÜRZBOURG[18]

Dans l’une et l’autre de ces villes jaillit la source de la grâce, et chaque jour y voit des milliers de miracles. On y voit le prince guérir sur le champ les malades qui l’assiègent.

Il dit : « Levez-vous et allez ! » Et, d’une marche preste, on voit s’en aller jusqu’aux paralytiques. Il dit « Regardez et voyez ! » Et les aveugles-nés eux-mêmes voient.

Un jeune hydropique s’approche et supplie : « Thaumaturge, guéris mon corps ! » Et le prince le bénit et dit : « Va et écris ! »

Dans Bamberg et dans Würzbourg, cela fait un spectacle ! On crie bravement au miracle. C’est que le jeune homme a déjà écrit neuf drames.


AUCASSIN ET NICOLETTE
ou
L’AMOUR AU BON VIEUX TEMPS
à J.-F. Koreff.

Tu as étalé un tapis polychrome, sur lequel sont brodées des figures brillantes. C’est le duel de deux races ennemies : le Croissant qui lutte contre la Croix.

Les trompettes sonnent. Le combat se prépare ; ceux qui se sont juré fidélité languissent dans les cachots ; les chalumeaux résonnent dans les champs de Provence ; le sultan s’avance dans le bazar de Carthage.

Toute cette magnificence bigarrée nous séduit agréablement. Nous errons comme en une solitude légendaire, jusqu’à ce que l’amour et la lumière aient vaincu la haine et la nuit.

Maître, tu savais bien la force des contrastes et, dans nos temps neufs et mauvais, tu as restitué l’image de l’amour au bon vieux temps !


LA NUIT SUR LE DRACHENFELS[19]
À Fritz de B.

À minuit, le burg était déjà escaladé ; un feu de bois flambait au pied des murailles ; et tandis que les étudiants étaient accroupis à l’entour, on entonna le chant des saintes victoires allemandes.

Nous buvions des cruches de vin du Rhin à la santé de l’Allemagne. Nous voyions les esprits du burg aux aguets sur la tour. De noires ombres de chevaliers nous entouraient, des ombres de dames flottaient devant nous.

Des tours un gémissement profond s’élève. On entend un bruit de fers et de chaînes ; les chats-huants hululent, tandis que le vent du nord hurle avec frénésie.

Et voilà, mon ami, comme j’ai passé la nuit, sur le haut Drachenfels. Malheureusement, je suis rentré chez moi avec un bon rhume !


FEUlLLE D’ALBUM
À Fritz Steinmann[20]

Les méchants ont le dessus et les braves succombent ; on préfère aux myrtes les maigres peupliers que le vent du soir secoue violemment ; à la lumière sereine, on préfère la flamme qui vacille.

En vain tu laboureras le Parnasse et feras foisonner les images et les fleurs ; en vain tu te débattras jusqu’à la mort, si tu ne comprends pas qu’il faut caqueter avant d’avoir fait l’œuf.

Tu dois savoir également donner de la corne comme un taureau au combat, écrire des libelles pour attaquer ou te défendre, sonner et résonner à tue-tête de la trompette.

N’écris pas non plus pour les siècles futurs, travaille pour la plèbe ; que le trait à effet soit le levier de ta poésie, — et la galerie bien vite te portera aux nues.


À ELLE

Les fleurs rouges, et les blanches aussi, qui fleurirent un jour de mon cœur saignant et meurtri, j’en ai composé un bouquet superbe pour te le donner, ma belle maîtresse.

Sois accueillante à ce témoignage fidèle ; je ne veux pas quitter ce monde sans te laisser un legs d’amour. Pense à moi lorsque j’aurai trouvé la mort !

Mais ne me plains jamais, ô ma maîtresse : ma douleur même a été digne d’envie, puisque je t’ai aimée et portée dans mon cœur.

Une félicité plus grande encore va bientôt m’échoir : comme un ange gardien, je planerai au-dessus de ta tête et soufflerai dans ton cœur un salut de paix.


INTERMEZZO LYRIQUE


1822-1823




Ma misère et mes doléances, je
les ai mises dans ce livre ; et lorsque
tu l’as ouvert, tu as pu lire dans
mon cœur.

PROLOGUE

Il y avait une fois un chevalier qui était taciturne et sombre ; ses joues creuses avaient le blanc de la neige. Il errait çà et là d’un pas chancelant, perdu en de vagues rêves. On eût dit qu’il était de bois, tant il était lourd et gauche ; les fleurettes et les fillettes se mettaient à rire sans bruit quand il passait près d’elles, trébuchant à chaque pas.

Souvent il se retirait dans le coin le plus sombre de sa demeure, dissimulé aux yeux des hommes. Alors il étendait les bras, comme mû d’un désir qu’il n’exprimait jamais. Mais à minuit on entendait un chant étrange, — et à sa porte quelqu’un frappait.

La bien-aimée entrait, dans le doux bruissement de sa robe blanche comme l’écume ; elle brille et rayonne comme une jeune rose. Son voile est brodé de diamants et ses boucles dorées lui font une tunique. Ses yeux ont une douce puissance. — Ils tombent dans les bras l’un de l’autre.

Le chevalier l’enlace avec la force de l’amour. Lui qui semblait de bois, le voilà qui s’enflamme. Ses joues pâles se colorent de pourpre ; il sort de son rêve ; il s’émancipe, lui, le timide. Mais elle, espiègle et mutine, lui couvre gentiment la tête avec son voile blanc broché de diamants.

Tout-à-coup, le chevalier est transporté au fond des ondes, dans un palais de cristal. Il regarde, les yeux à demi aveuglés par la lumière qui l’inonde. L’ondine le presse sur son cœur ; il est l’époux, elle est l’épouse, et ses compagnes jouent de la cithare.

Elles jouent et elles chantent un air mélodieux, tandis qu’elles tournent en cadence. Le chevalier est sur le point de défaillir ; plus étroitement encore il enlace son aimée. — Mais voilà que les feux s’éteignent. Le chevalier se retrouve chez lui tout seul, dans sa pauvre petite chambre de poète.


1

Au splendide mois de mai, alors que tous les bourgeons rompaient l’écorce, l’amour s’épanouit dans mon cœur.

Au splendide mois de mai, alors que tous les oiseaux commençaient à chanter, j’ai confessé à ma toute belle mes vœux et mes tendres désirs.


2

De mes larmes naît une multitude de fleurs brillantes, et mes soupirs deviennent un chœur de rossignols.

Et si tu veux m’aimer, petite, toutes ces fleurs sont à toi, et devant ta fenêtre retentira le chant des rossignols.


3

Roses, lis, colombes, soleil, autrefois j’aimais tout cela avec délices ; maintenant je ne l’aime plus, je n’aime que toi, source de tout amour, et qui es à la fois pour moi la rose, le lis, la colombe et le soleil.


4

Quand je vois tes yeux, j’oublie mon mal et ma douleur, et, quand je baise ta bouche, je me sens guéri tout à fait. Si je m’appuie sur ton sein, une joie céleste plane au-dessus de moi ; pourtant, si tu dis : Je t’aime ! soudain je pleure amèrement.


5

Ta figure si chère et si belle, récemment je l’ai vue en rêve ; elle est si douce, si semblable à celle des anges, et cependant, si pâle, si pâle de douleur !

Et ce sont seulement tes lèvres qui sont rouges ; mais bientôt la blême mort les baisera, et la clarté du ciel qui sort de tes yeux purs, s’évanouira.


6

Appuie ta joue sur ma joue, afin que nos pleurs se confondent ; presse ton cœur contre mon cœur, pour qu’ils ne brûlent que d’une seule flamme.

Et quand dans cette grande flamme coulera le torrent de nos larmes, et que mon bras t’étreindra avec force, alors je mourrai de bonheur dans un transport d’amour.


7

Je voudrais plonger mon âme dans le calice d’un lis blanc ; le lis blanc doit alors soupirer une chanson pour ma bien-aimée.

La chanson doit trembler et frissonner comme le baiser que m’ont donné autrefois ses lèvres dans une heure mystérieuse et tendre.


8

Là-haut, depuis des milliers d’années, se tiennent immobiles les étoiles, et elles se regardent avec un douloureux amour.

Elles parlent une langue fort riche et fort belle ; pourtant aucun philologue ne saurait comprendre cette langue.

Moi, je l’ai apprise, et je ne l’oublierai jamais ; le visage de ma bien-aimée m’a servi de grammaire.
9

Sur l’aile de mes chants je te transporterai ; je te transporterai jusqu’aux rives du Gange ; là, je sais un endroit délicieux.

Là fleurit un jardin embaumé sous les calmes rayons de la lune ; les fleurs du lotus attendent leur chère petite sœur.

Les hyacinthes rient et jasent entre elles, et clignotent du regard avec les étoiles ; les roses se content à l’oreille des propos parfumés.

Les timides et bondissantes gazelles s’approchent et écoutent, et, dans le lointain, bruissent les eaux solennelles du fleuve sacré.

Là, nous nous étendrons sous les palmiers dont l’ombre nous versera des rêves d’une béatitude céleste.


10

Le lotus ne peut supporter la splendeur du soleil, et, la tête penchée, il attend, en rêvant, la nuit.

La lune, qui est son amante, l’éveille avec sa lumière, et il lui dévoile amoureusement son doux visage de fleur.

Il regarde, rougit et brille, et se dresse muet dans l’air : il soupire, pleure et tressaille d’amour et d’angoisse d’amour.


11

Dans les eaux du Rhin, le saint fleuve, se joue, avec son grand dôme, la grande, la sainte Cologne.

Dans le dôme est une figure peinte sur cuir doré ; sur le désert de ma vie elle a doucement rayonné.

Des fleurs et des anges flottent au-dessus de Notre-Dame ; les yeux, les lèvres, les joues ressemblent à ceux de ma bien-aimée.


12

Tu ne m’aimes pas, tu ne m’aimes pas ; ce n’est pas cela qui me chagrine ; cependant, pourvu que je puisse regarder tes yeux, je suis content comme un roi.

Tu vas me haïr, tu me hais ; ta bouche rose me le dit. Tends ta bouche rose à mon baiser, et je serai consolé.


13

Oh ! ne jure pas, et embrasse-moi seulement ; je ne crois pas aux serments des femmes. Ta parole est douce, mais plus doux encore est le baiser que je t’ai ravi. Je te possède, et je crois que la parole n’est qu’un souffle vain.

Oh ! jure, ma bien-aimée, jure toujours ; je te crois sur un seul mot. Je me laisse tomber sur ton sein, et je crois que je suis bien heureux ; je crois, ma bien-aimée, que tu m’aimeras éternellement et plus longtemps encore.


14

Sur les yeux de ma bien-aimée j’ai fait les plus beaux canzones ; sur la petite bouche de ma bien-aimée j’ai fait les meilleurs terzines ; sur les yeux de ma bien-aimée j’ai fait les plus magnifiques stances. Et si ma bien-aimée avait un cœur, je lui ferais sur son cœur quelque beau sonnet.


15

Le monde est stupide, le monde est aveugle ; il devient tous les jours plus absurde : il dit de toi, ma belle petite, que tu n’as pas un bon caractère.

Le monde est stupide, le monde est aveugle, et il te méconnaîtra toujours : il ne sait pas combien tes étreintes font frémir de bonheur et combien tes baisers sont brûlants.


16

Ma bien-aimée, il faut que tu me le dises aujourd’hui ; es-tu une de ces visions qui, aux jours étouffants de l’été, sortent du cerveau du poète ?

Mais non : une si jolie petite bouche, des yeux si enchanteurs, une si belle, si aimable enfant, un poète ne crée pas cela.

Des basilics et des vampires, des dragons et des monstres, tous ces vilains animaux fabuleux, l’imagination du poète les crée.

Mais toi, et ta malice, et ton gracieux visage, et tes perfides et doux regards, le poète ne crée pas cela.


17

Comme Vénus sortant des ondes écumeuses, ma bien-aimée rayonne dans tout l’éclat de sa beauté, car c’est aujourd’hui son jour de noces.

Mon cœur, mon cœur, toi qui es si patient, ne lui garde pas rancune de cette trahison ; supporte la douleur, supporte et excuse, quelque chose que la chère folle ait faite.


18

Je ne t’en veux pas ; et si mon cœur se brise, bien-aimée que j’ai perdue pour toujours, je ne t’en veux pas ! Tu brilles de tout l’éclat de la parure nuptiale, mais aucun rayon de tes diamants ne tombe dans la nuit de ton cœur.

Je le sais depuis longtemps. Je t’ai vue naguère en rêve, et j’ai vu la nuit qui remplit ton âme et les vipères qui serpentent dans cette nuit. J’ai vu, ma bien-aimée, combien au fond tu es malheureuse.


19

Oui, tu es malheureuse, et je ne t’en veux pas ; ma chère bien-aimée, nous devons être malheureux tous les deux. Jusqu’à ce que la mort brise notre cœur, ma chère bien-aimée, nous devons être malheureux.

Je vois bien la moquerie qui voltige autour de tes lèvres, je vois l’éclat insolent de tes yeux, je vois l’orgueil qui gonfle ton sein, et pourtant je dis : Tu es aussi misérable que moi-même.

Une invisible souffrance fait palpiter tes lèvres, une larme cachée ternit l’éclat de tes yeux, une plaie secrète ronge ton sein orgueilleux ; ma chère bien-aimée, nous devons être misérables tous les deux.


20

C’est un chant de flûtes et de violons, mêlé à des éclats de trompettes. La bien-aimée de mon cœur danse la danse nuptiale.

C’est une sonnerie de timbales, un ronflement de chalumeaux, cependant que les bons petits anges ont des sanglots et des soupirs.


21

Tu as donc entièrement oublié que bien longtemps j’ai possédé ton cœur, ton petit cœur, si doux, si faux et si mignon, que rien au monde ne peut être plus mignon et plus faux ?

Tu as donc oublié l’amour et le chagrin qui me serraient à la fois le cœur ?… Je ne sais pas si l’amour était plus grand que le chagrin, je sais qu’ils étaient suffisamment grands tous les deux.


22

Et si les fleurs, les bonnes petites, savaient combien mon cœur est profondément blessé, elles verseraient dans ma plaie le baume de leurs parfums.

Et si les rossignols savaient combien je suis triste et malade, ils feraient entendre un chant joyeux pour me distraire de mes souffrances.

Et si, là-haut, les étoiles d’or savaient ma douleur, elles quitteraient le firmament et viendraient m’apporter des consolations étincelantes.

Aucun d’entre tous, personne ne peut savoir ma peine ; elle seule la connaît, elle qui m’a déchiré le cœur !



23

Pourquoi les roses sont-elles si pâles, dis-moi, ma bien-aimée ? pourquoi ? Pourquoi, dans le vert gazon, les violettes sont-elles si flétries et si ennuyées ?

Pourquoi l’alouette chante-t-elle d’une voix si mélancolique dans l’air ? Pourquoi s’exhale-t-il des bosquets de jasmins une odeur funéraire ?

Pourquoi le soleil éclaire-t-il les prairies d’une lueur si chagrine et si froide ? Pourquoi toute la terre est-elle grise et morne comme une tombe ?

Pourquoi suis-je moi-même si malade et si triste, ma chère bien-aimée, dis-le-moi ? Oh ! dis-moi, chère bien-aimée de mon cœur, pourquoi m’as-tu abandonné ?


24

Ils ont beaucoup jasé sur mon compte et fait bien des plaintes ; mais ce qui réellement accablait mon âme, ils ne te l’ont pas dit.

Ils ont pris de grands airs et secoué gravement la tête ; ils m’ont appelé le diable, et tu as tout cru.

Cependant, le pire de tout, ils ne l’ont pas su ; ce qu’il y avait de pire et de plus stupide, je le tenais bien caché dans mon cœur.


25

Le tilleul fleurissait, le rossignol chantait, le soleil souriait d’un air gracieux ; tu m’embrassais alors, et ton bras était enlacé autour de moi ; alors tu me pressais sur ta poitrine agitée.

Les feuilles tombaient, le corbeau croassait, le soleil jetait sur nous des regards maussades ; alors nous nous disions froidement : « Adieu ! » et tu me faisais poliment la révérence la plus civile du monde.
26

Nous nous sommes beaucoup aimés, et pourtant nous ne nous boudions jamais trop. Enfants, nous avons souvent joué au mari et à la femme, et pourtant alors nous ne nous sommes ni chamaillés ni battus. Plus tard, nous avons ri et plaisanté ensemble, et nous nous sommes donné, comme autrefois, de tendres baisers. Enfin, évoquant les plaisirs de notre enfance, nous avons joué à cache-cache dans les champs et les bois, et nous avons si bien su nous cacher, que nous ne nous retrouverons jamais !


27

Tu m’es restée fidèle longtemps, tu t’es intéressée à moi, tu m’as consolé et assisté dans mes misères et dans mes angoisses.

Tu m’as donné le boire et le manger ; tu m’as prêté de l’argent, fourni du linge et le passeport pour le voyage.

Mais bien-aimée ! que Dieu te préserve encore longtemps du chaud et du froid, et qu’il ne te récompense jamais du bien que tu m’as fait !


28

La terre a été si longtemps avare. Voici mai de retour, elle redevient prodigue, et tout rit et jubile et s’égaie ; mais moi, je n’ai pas la force de sourire.

Les fleurs éclatent, les clochettes tintent, les oiseaux parlent comme dans la fable ; mais leur conversation me déplais ; je trouve tout cela misérable.

La foule des hommes m’ennuie, même l’ami, au demeurant passable. Cela vient de ce qu’on donne du « Madame » à ma douce bien-aimée, tant douce et tant aimable.


29

Et tandis que je m’attardais si longtemps à rêvasser et à extravaguer dans des pays étrangers, le temps parut long à ma bienaimée, et elle se fit faire une robe de noces, et elle entoura de ses tendres bras le plus sot des fiancés.

Ma bien-aimée est si belle et si charmante, sa gracieuse image est encore devant mes yeux ; les violettes de ses yeux, les roses de ses joues et les lis de son front brillent et fleurissent toute l’année. Croire que je pusse m’éloigner d’une telle maîtresse était la plus sotte de mes sottises.


30

Les violettes bleues de ses petits yeux, les roses rouges de ses petites joues, les blancs lis de ses toutes petites mains, cela fleurit, fleurit toujours : et seul son petit cœur est desséché.


31

Le monde est si beau et le ciel si bleu, et les souffles du ciel si doux et si purs ; et sur la pelouse éclatante, les fleurs scintillent sous la claire rosée du matin ; et partout où je tourne mes regards, les hommes sont heureux. — Et pourtant je voudrais être étendu dans la tombe et serrer contre moi ma bien-aimée morte.


32

Ma douce bien-aimée, quand tu seras couchée dans le sombre tombeau, je descendrai à tes côtés et je me serrerai près de toi.

Je t’embrasse, je t’enlace, je te presse avec ardeur, toi muette, toi froide, toi blanche ! Je crie, je frissonne, je tressaille, je meurs.

Minuit sonne, les morts se lèvent, ils dansent en troupes nébuleuses. Quant à nous, nous resterons tous les deux dans la fosse, l’un dans les bras de l’autre.

Au jour du jugement les morts se lèvent, les trompettes les appellent aux joies et aux tortures ; quant à nous, nous ne nous inquiéterons de rien et nous resterons couchés et enlacés.


33

Un sapin isolé se dresse sur une montagne aride du Nord. Il sommeille ; la glace et la neige l’enveloppent d’un manteau blanc.

Il rêve d’un palmier, qui, là-bas, dans l’Orient lointain, se désole solitaire et taciturne sur la pente d’un rocher brûlant.


34

La tête dit :

Ah ! si j’étais seulement le tabouret où reposent les pieds de la bien-aimée ! Elle trépignerait sur moi que je ne ferais pas même entendre une plainte.

Le cœur dit :

Ah ! si j’étais seulement la pelote sur laquelle elle plante ses aiguilles ! Elle me piquerait jusqu’au sang que je me réjouirais de ma blessure.

La chanson dit :

Ah ! si j’étais seulement le chiffon de papier dont elle se sert pour faire des papillotes ! je lui murmurerais à l’oreille tout ce qui vit et respire en moi.


35

Lorsque ma bien-aimée était loin de moi, je perdais entièrement le rire. Beaucoup de pauvres hères s’évertuaient à dire de mauvaises plaisanteries, mais moi je ne pouvais pas rire.

Depuis que je l’ai perdue, je n’ai plus la faculté de pleurer, mon cœur se brise de douleur, mais je ne puis pas pleurer.


36

De mes grands chagrins je fais de petites chansons ; elles agitent leur plumage sonore et prennent leur vol vers le cœur de ma bien-aimée.

Elles en trouvent le chemin, puis elles reviennent et se plaignent ; elles se plaignent et ne veulent pas dire ce qu’elles ont vu dans son cœur.

Je ne puis pas oublier, ô ma maîtresse, ma douce amie, que je t’ai autrefois possédée corps et âme.

Pour le corps, je voudrais encore le posséder, ce corps si svelte et si jeune ; quant à l’âme, vous pouvez bien la mettre en terre… J’ai assez d’âme moi-même.

Je veux partager mon âme et t’en insuffler la moitié, puis je m’entrelacerai avec toi et nous formerons un tout de corps et d’âme.


38

Des bourgeois endimanchés s’ébaudissent parmi les bois et les prés ; ils poussent des cris de joie, il bondissent comme des chevreaux, saluant la belle nature.

Ils regardent avec des yeux éblouis la romantique efflorescence de la verdure nouvelle. Ils absorbent avec leurs longues oreilles les mélodies des moineaux.

Moi, je couvre la fenêtre de ma chambre d’un rideau sombre, cela me vaut en plein jour une visite de mes spectres chéris.

L’amour défunt m’apparaît, il revient du royaume des ombres, il s’assied près de moi, et par ses larmes me navre le cœur.


39

Maintes images des temps oubliés sortent de leur tombe et me montrent comment je vivais jadis près de toi, ma bien-aimée.

Le jour je vaguais en rêvant par les rues ; les voisins me regardaient étonnés, tant j’étais triste et taciturne.

La nuit, c’était mieux ; les rues étaient désertes ; moi et mon ombre nous errions silencieusement de compagnie.

D’un pas retentissant j’arpentais le pont ; la lune perçait les nuages et me saluait d’un air sérieux.

Je me tenais immobile devant ta maison, et je regardais en l’air ; je regardais vers ta fenêtre, et le cœur me saignait.

Je sais que tu as fort souvent jeté un regard du haut de ta fenêtre, et que tu as bien pu m’apercevoir au clair de lune planté là comme une colonne.


40

Un jeune homme aime une jeune fille, laquelle en a choisi un autre ; l’autre en aime une autre, et il s’est marié avec elle.

De chagrin, la jeune fille épouse le premier freluquet venu qu’elle rencontre sur son chemin ; le jeune homme s’en trouve fort mal.

C’est une vieille histoire qui reste toujours nouvelle, et celui à qui elle vient d’arriver en a le cœur brisé.


41

Quand j’entends résonner la petite chanson que ma bien-aimée chantait autrefois, il me semble que ma poitrine va se rompre sous l’étreinte de ma douleur.

Un obscur désir me pousse vers les hauteurs des bois ; là, se dissout en larmes mon immense chagrin.


42

J’ai rêvé d’une enfant de roi aux joues pâles et humides ; nous étions assis sous les tilleuls vert, et nous nous tenions amoureusement embrassés.

« Je ne veux pas le trône de ton père, je ne veux pas son sceptre d’or, je ne veux pas sa couronne de diamants ; je veux toi-même, toi, fleur de beauté ! »

— Cela ne se peut pas, me répondit-elle ; j’habite la tombe, et je ne peux venir à toi que la nuit, et je viens parce que je t’aime.
43

Ma chère bien-aimée, nous nous étions tendrement assis ensemble dans une nacelle légère. La nuit était calme, et nous voguions sur une vaste nappe d’eau.

La mystérieuse île des esprits se dessinait vaguement aux lueurs du clair de lune ; là résonnaient des sons délicieux, là flottaient des danses nébuleuses.

Les sons devenaient de plus en plus suaves, la ronde tourbillonnait plus entraînante. Cependant, nous deux, nous voguions sans espoir sur la vaste mer.


44

Des légendes du vieux temps, une blanche main me fait signe : elles chantent un pays enchanté,

Où de grandes fleurs languissent dans l’or du crépuscule du soir et se regardent tendrement avec des yeux de fiancées ;

Où tous les arbres, comme un chœur, parlent et chantent ; où les sources, en jaillissant, font entendre des airs de danse ;

Où des hymnes d’amour s’élèvent comme tu n’en entendis jamais, jusqu’à ce qu’un désir très doux ait pris possession de toi.

Ah ! je voudrais aller là-bas ; là-bas mon cœur se réjouirait, et délivré de toute peine je serais libre et heureux !

Ah ! ce pays de volupté, je le vois bien souvent en songe ; mais dès que l’aurore se lève, il s’évanouit comme une fumée.


45

Je t’ai aimée, et je t’aime encore ! Et le monde s’écroulerait, que de ses ruines s’élanceraient encore les flammes de mon amour.


46

Par une brillante matinée, je me promenais dans le jardin. Les fleurs chuchotaient et parlaient ensemble, mais moi je marchais silencieux.

Les fleurs chuchotaient et parlaient, et me regardaient avec compassion. « Ne te fâche pas contre notre sœur, ô toi, triste et pâle amoureux ! »


47

Mon amour luit dans sa sombre magnificence comme un conte fantastique raconté dans une nuit d’été :

« Dans un jardin enchanté, deux amants erraient solitaires et muets. Les rossignols chantaient, la lune brillait.

« La belle adorée s’arrêta, calme comme une statue ; le chevalier s’agenouilla devant elle. — Vint le géant du désert, la timide jeune fille s’enfuit.

« Le chevalier pourfendu tomba sanglant sur la terre ; le géant retourna lourdement dans sa caverne. » Je suis parfaitement occis, on n’a plus qu’à m’enterrer, et le conte est fini.


48

Ils m’ont tourmenté, fait pâlir et blêmir de chagrin, les uns avec leur amour, les autres avec leur haine.

Ils ont empoisonné mon pain, versé du poison dans mon verre, les uns avec leur haine, les autres avec leur amour.

Pourtant la personne qui m’a le plus tourmenté, chagriné et navré, est celle qui ne m’a jamais haï et ne m’a jamais aimé.


49

L’été brûlant réside sur tes joues ; l’hiver, le froid hiver habite dans ton cœur.

Cela changera un jour, ô ma bien-aimée ! L’hiver sera sur tes joues, l’été sera dans ton cœur.
50

Lorsque deux amants se quittent, ils se donnent la main et se mettent à pleurer et à soupirer sans fin.

Nous n’avons pas pleuré, nous n’avons pas soupiré : les larmes et les soupirs ne sont venus qu’après.


51

Assis autour d’une table de thé, ils parlaient beaucoup de l’amour. Les hommes faisaient de l’esthétique, les dames faisaient du sentiment.

« L’amour doit être platonique, » dit le maigre conseiller. La conseillère sourit ironiquement, et cependant elle soupira tout bas : « Hélas ! »

Le chanoine ouvrit une large bouche : « L’amour ne doit pas être trop sensuel ; autrement il nuit à la santé. » La jeune demoiselle murmura : « Pourquoi donc ? »

La comtesse dit d’un air dolent : « L’amour est une passion ! » Et elle présenta poliment une tasse à M. le baron.

Il y avait encore à la table une petite place ; ma chère, tu y manquais. Toi, tu aurais si bien dit ton opinion sur l’amour !


52

Mes chants sont empoisonnés : comment pourrait-il en être autrement ? Tu as versé du poison sur la fleur de ma vie.

Mes chants sont empoisonnés : comment pourrait-il en être autrement ? Je porte dans le cœur une multitude de serpents, et toi, ma bien-aimée !


53

Mon ancien rêve m’est revenu : c’était par une nuit du mois de mai ; nous étions assis sous les tilleuls, et nous nous jurions une fidélité éternelle.

Et les serments succédaient aux serments, entremêlés de rires, de confidences et de baisers ; pour que je me souvienne du serment, tu m’as mordu la main !

Ô bien-aimée aux yeux bleus ! ô bien-aimée aux blanches dents ! le serment aurait bien suffi ; la morsure était de trop.


54

Je montai au sommet de la montagne et je devins sentimental. « Si j’étais un oiseau ! » soupirai-je tendrement.

Si j’étais une hirondelle, je volerais vers toi, ma mignonne, et je bâtirais mon petit nid sous les corniches de ta fenêtre.

Si j’étais un rossignol, je volerais vers toi, ma mignonne, et, du milieu des verts tilleuls, je t’enverrais, la nuit, mes chansons.

Si j’étais un serin, je volerais aussitôt vers ton cœur, car, comme on me l’a dit, ma mignonne, tu aimes les serins, et tu te réjouis de leur bavardage.


55

Ma voiture, lentement, roule à travers la forêt joyeuse et les vallons fleuris qui resplendissent merveilleusement sous le soleil.

Je suis assis, et je réfléchis, et je rêve ; et je pense à ma bien-aimée : soudain trois fantômes paraissent qui me font un salut de la tête.

Ils fringuent et prennent des airs, si moqueurs et pourtant timides ! Ils s’agitent comme des ombres, et ricanent, et puis s’en vont.


56

J’ai pleuré en rêve ; je rêvais que tu étais morte ; je m’éveillai, et les larmes coulèrent de mes joues.

J’ai pleuré en rêve ; je rêvais que tu me quittais ; je m’éveillai, et je pleurai amèrement longtemps après.

J’ai pleuré en rêve ; je rêvais que tu m’aimais encore ; je m’éveillai, et le torrent de mes larmes coule toujours.


57

Toutes les nuits je te vois en rêve, et je te vois souriant gracieusement, et je me précipite en sanglotant à tes pieds chéris.

Tu me regardes d’un air triste, et tu secoues ta blonde petite tête ; de tes yeux coulent les perles humides de tes larmes.

Tu me dis tout bas un mot, et tu me donnes un bouquet de roses blanches. Je m’éveille, et le bouquet est disparu, et j’ai oublié le mot.


58

La pluie et le vent d’automne hurlent et mugissent dans la nuit ; où peut se trouver à cette heure ma pauvre, ma timide enfant ?

Je la vois appuyée à sa fenêtre, dans sa chambrette solitaire ; les yeux remplis de larmes, elle plonge ses regards dans les ténèbres profondes.


59

Le vent d’automne secoue les arbres, la nuit est humide et froide ; enveloppé d’un manteau gris, je traverse à cheval le bois.

Et tandis que je chevauche, mes pensées galopent devant moi ; elles me portent léger et joyeux à la maison de ma bien-aimée.

Les chiens aboient, les valets paraissent avec des flambeaux ; je gravis l’escalier de marbre en faisant retentir mes éperons sonores.

Dans une chambre garnie de tapis et brillamment éclairée, au milieu d’une atmosphère tiède et parfumée, ma bien-aimée m’attend. — Je me précipite dans ses bras.

Le vent murmure dans les feuilles, le chêne chuchote dans ses rameaux : « Que veux-tu, fou cavalier, avec ton rêve insensé ? »


60

Une étoile tombe de son étincelante demeure, c’est l’étoile de l’amour que je vois tomber !

Il tombe des pommiers beaucoup de fleurs et de feuilles blanches ; les vents taquins les emportent et se jouent avec elles.

Le cygne chante dans l’étang, il s’approche et s’éloigne du rivage, et, toujours chantant plus bas, il plonge dans sa tombe liquide.

Tout alentour est calme et sombre ; feuilles et fleurs sont emportées ; l’étoile a tristement disparu dans sa chute, et le chant du cygne a cessé.


61

Un rêve m’a transporté dans un château gigantesque, rempli de lumières et de vapeurs magiques, et où une foule bariolée se répandait à travers le dédale des appartements. La troupe, blême, cherchait la porte de sortie en se tordant convulsivement les mains et en poussant des cris d’angoisse. Des dames et des chevaliers se voyaient dans la foule ; je me vis moi-même entraîné par la cohue.

Cependant, tout à coup je me trouvai seul, et je me demandai comment cette multitude avait pu s’évanouir aussi promptement. Et je me mis à marcher, me précipitant à travers les salles, qui s’embrouillaient étrangement. Mes pieds étaient de plomb, une angoisse mortelle m’étreignait le cœur ; je désespérai bientôt de trouver une issue. — J’arrivai enfin à la dernière porte ; j’allais la franchir… Ô Dieu ! qui m’en défend le passage ?

C’était ma bien-aimée qui se tenait devant la porte, le chagrin sur les lèvres, le souci sur le front. Je dus reculer, elle me fit signe de la main ; je ne savais si c’était un avertissement ou un reproche. Pourtant, dans ses yeux brillait un doux feu qui me fit tressaillir le cœur. Tandis qu’elle me regardait d’un air sévère et singulier, mais pourtant si plein d’amour,… je m’éveillai.


62

La nuit était froide et muette ; je parcourais lamentablement la forêt. J’ai secoué les arbres de leur sommeil, ils ont hoché la tête d’un air de compassion.


63

Au carrefour sont enterrés ceux qui ont péri par le suicide ; une fleur bleue s’épanouit là ; on la nomme la fleur de l’âme damnée.

Je m’arrêtai au carrefour et je soupirai ; la nuit était froide et muette. Au clair de la lune, se balançait lentement la fleur de l’âme damnée.


64

D’épaisses ténèbres m’enveloppent, depuis que la lumière de tes yeux ne m’éblouit plus, ma bien-aimée.

Pour moi s’est éteinte la douce clarté de l’étoile d’amour ; un abîme s’ouvre à mes pieds : engloutis-moi, nuit éternelle !


65

La nuit s’étendait sur mes yeux, j’avais du plomb sur ma bouche ; le cœur et la tête engourdis, je gisais au fond de la tombe.

Après avoir dormi, je ne puis dire pendant combien de temps, je m’éveillai, et il me sembla qu’on frappait à mon tombeau.

— « Ne vas-tu pas te lever, Henri ? Le jour éternel luit, les morts sont ressuscités : l’éternelle félicité commence. »

— « Mon amour je ne puis me lever car je suis toujours aveugle ; à force de pleurer, mes yeux se sont éteints. »

— « Je veux, par mes baisers, Henri, enlever la nuit qui te couvre les yeux ; il faut que tu voies les anges et la splendeur des cieux. »

— « Mon amour, je ne puis me lever ; la blessure qu’un mot de toi m’a faite au cœur saigne toujours. »

— « Je pose légèrement ma main sur ton cœur, Henri ; cela ne saignera plus ; ta blessure est guérie. »

— « Mon amour, je ne puis me lever, j’ai aussi une blessure qui saigne à la tête ; je m’y suis logé une balle de plomb lorsque tu m’as été ravie. »

— « Avec les boucles de mes cheveux, Henri, je bouche la blessure de ta tête, et j’arrête le flot de ton sang, et je te rends la tête saine. »

La voix priait d’une façon si charmante et si douce, que je ne pus résister ; je voulus me lever et aller vers la bien-aimée.

Soudain mes blessures se rouvrirent, un flot de sang s’élança avec violence de ma tête et de ma poitrine, et voilà que je suis éveillé.


66

Il s’agit d’enterrer les vieilles et méchantes chansons, les lourds et tristes rêves ; allez me chercher un grand cercueil.

J’y mettrai bien des choses, vous verrez tout à l’heure ; il faut que le cercueil soit encore plus grand que la tonne de Heidelberg.

Allez me chercher aussi une civière de planche solides et épaisses ; il faut qu’elle soit plus longue que le pont de Mayence.

Et amenez-moi aussi douze géants encore plus forts que le saint Christophe du dôme de Cologne sur le Rhin.

Il faut qu’ils transportent le cercueil et le jettent à la mer ; un aussi grand cercueil demande une grande fosse.

Savez-vous pourquoi il faut que ce cercueil soit si grand et si lourd ? J’y déposerai en même temps mon amour et mes souffrances.


APPENDICE

1

Belles et pures étoiles d’or, saluez ma bien-aimée dans son lointain pays. Dites-lui mon cœur toujours malade, ma pâleur et ma fidélité.


2

Enveloppe-moi de tes caresses, ô belle femme, bien-aimée !

Entoure-moi de tes bras et de tes jambes et de tout ton corps flexible.

C’est ainsi que le plus beau des serpents procéda avec le bien heureux Laocoon.


3

Je ne crois pas au ciel dont parle la prêtraille ; je ne crois qu’à tes yeux qui, pour moi, sont le ciel.

Je ne crois pas au Seigneur Dieu dont parle la prêtraille ; je ne crois qu’à ton cœur et n’ai pas d’autre Dieu.

Je ne crois pas au Diable, à l’Enfer et à ses tourments ; je ne crois qu’à tes yeux et à ton cœur perfide.


4

Amitié, amour, pierre philosophale, j’entendais célébrer ces trois choses ; je les ai célébrées et je les ai cherchées, mais hélas ! je ne les ai jamais rencontrées.


5

Les fleurs regardent toutes vers le soleil étincelant ; tous les fleuves prennent leur course vers la mer étincelante.

Tous les lieder vont voltigeant vers mon étincelante aimée. Emportez-lui mes larmes et mes soupirs, ô lieder tristes et dolents !


LE RETOUR

(1823-1824)



1

Une douce image luisait autrefois dans ma si sombre vie ; maintenant elle s’est effacée et je suis enveloppé de nuit.

Quand les enfants se trouvent dans les ténèbres, leur cœur se serre et pour chasser leur angoisse, ils se mettent à chanter bien fort.

Moi aussi, fol enfant, je chante aujourd’hui dans les ténèbres ; si mon chant manque de gaîté, du moins m’a-t-il délivré de l’angoisse.


2
LORELEI[22]

Je ne sais ce que signifie la mélancolie qui m’accable ; il est un conte des vieux âges qui ne me sort pas de l’esprit.

L’air est frais, la nuit tombe et le Rhin coule silencieux ; le sommet de la montagne s’illumine des rayons du couchant.

Là-haut, merveilleusement belle, la plus belle vierge est assise ; sa parure d’or étincelle ; elle peigne ses cheveux d’or.

Elle les peigne avec un peigne d’or, tout en chantant une chanson, d’une mélodie enivrante et funeste.

Le batelier dans sa barquette, pris d’un égarement farouche, ne voit plus les récifs du fleuve ; son regard est rivé là-haut sur la montagne.

Je crois qu’à la fin les vagues engloutissent batelier et bateau ; et c’est la Lorelei qui a causé cela avec sa chanson.


3

Mon cœur, mon cœur est triste ; pourtant le gai mois de mai brille ; adossé à un tilleul, je me tiens sur le vieux bastion.

À mes pieds, silencieuse et paisible, coule l’eau bleue des fossés de la ville ; un enfant sur une barque pêche à la ligne en sifflotant.

Plus loin, formant un gai tableau, villas et jardins, hommes et bœufs, prairies et bois s’offrent à ma vue.

Les servantes étendent le linge et s’ébattent sur le gazon. La roue du moulin fait voler une poussière de diamant ; j’entends son lointain murmure.

Sur l’antique tour grise, il y a une guérite devant laquelle fait les cent pas un gaillard habillé de rouge.

Il joue avec son fusil qui étincelle au soleil ; il présente son arme et l’épaule… Je voudrais qu’il m’étendît mort.


4

Je vais dans le bois et je pleure. La grive, au dessus de moi, sautille et chante aimablement : « Pourquoi as-tu de la peine ? »

Tes sœurs, les hirondelles, pourraient te le dire, ma petite ; elles ont habité de petits nids tout près des fenêtres de ma bien-aimée.

5

La nuit est moite et orageuse ; pas une seule étoile au ciel. Dans la forêt bruissante, je marche silencieux.

Dans la maison solitaire du garde, vacille une petite lumière ; ce n’est pas elle qui m’y attirera ; il y fait trop triste.

La grand’mère aveugle est assise dans un fauteuil de cuir ; maussade, immobile comme une statue, elle ne dit pas un seul mot.

Le fils du forestier, qui a les cheveux roux, va et vient en maugréant ; il accroche sa carabine à la muraille et, furieux, éclate méchamment de rire.

La belle filandière pleure et mouille le chanvre de ses larmes ; à ses pieds le chien du père se blottit en gémissant.


6

Lorsqu’en voyage, par hasard, je rencontrai la famille de ma bien-aimée, sa petite sœur, son père et sa mère, ils m’accueillirent avec joie.

Ils me demandèrent de mes nouvelles, et me dirent tout aussitôt que je n’avais pas du tout changé, bien que mon visage fût pâle.

Je m’informai des tantes et des cousines, de maint fastidieux compagnon et du petit chien qui jappait si gentiment.

Je m’informai également de ma bien-aimée, qui est aujourd’hui mariée, et l’on me répondit aimablement qu’elle était en couches.

Aimablement, je leur adressai mes félicitations ; et les priai en balbutiant de la saluer mille et mille fois bien affectueusement de ma part.

À ce moment la petite sœur s’écria : « Le gentil petit chien, il a grandi et il est devenu enragé ; alors on l’a jeté dans le Rhin. »

Cette petite ressemble à ma bien-aimée, surtout lorsqu’elle rit ; ce sont ces mêmes yeux qui m’ont rendu si malheureux.


7

Nous étions assis près de la maison du pêcheur et regardions du côté de la mer ; la brume du soir montait vers le ciel.

Peu à peu s’allumèrent les lumières du phare. Tout au large, on découvrit encore un navire.

Nous parlions de tempêtes et de naufrages, des matelots qui vivent entre le ciel et l’eau, entre l’angoisse et la joie.

Nous parlions de côtes lointaines, du sud et du septentrion, de peuplades étranges et de leurs curieuses mœurs.

Près de Gange, tout est arôme et lumière ; des arbres géants y fleurissent et de beaux hommes en silence prient devant la fleur du lotus.

En Laponie, ce sont des gens malpropres, tout petits, la tête aplatie et la bouche énorme. Accroupis autour du feu, ils font cuire du poisson et poussent des cris glapissants.

Les jeunes filles écoutaient, sérieuses, et à la fin tout le monde se tut. On ne voyait plus le navire. La nuit était tombée tout à fait.


8

Belle fille du pêcheur, amène ton bateau à terre ; viens t’asseoir près de moi et causons la main dans la main.

Mets sur mon cœur ta petite tête et sois sans crainte. Ne te confies-tu pas sans peur, tous les jours, à la mer sauvage ?

Mon cœur est tout comme la mer. Il a ses tempêtes et ses marées, et mainte perle fine repose dans ses profondeurs.


9

La lune s’est levée et brille sur les vagues ; j’entoure ma bien-aimée de mes bras et nos cœurs palpitent.

Dans les bras de la pure enfant, je repose, seul sur le rivage : « Qu’écoutes-tu dans le grondement du vent ? Pourquoi ta main blanche tremble-t-elle ? »

— « Ce n’est pas le vent qui gronde, c’est le chant des sirènes, mes sœurs, que la mer a jadis englouties. »


10

Telle une orange gigantesque, la lune dort au milieu des nuages ; ses reflets, sur la mer grise, font de larges bandes d’or.

Seul, je passe sur la grève où se brisent les blanches vagues, et j’entends mainte douce parole retentir doucement dans l’onde.

Ah ! la nuit est bien trop longue, et mon cœur ne peut plus se taire : belles Nixes, sortez des eaux, dansez et chantez la ronde magique.

Prenez ma tête sur votre sein, que je sois à vous corps et âme ! Faites-moi mourir à force de chants et de caresses et que vos baisers boivent la vie de mon cœur !


11

Enveloppés de brumes grises, les grands dieux se sont endormis et je les entends qui ronflent ; nous aurons du mauvais temps.

Du mauvais temps ! La fureur de l’orage va disloquer la pauvre barque… Ah ! qui maîtrisera la rafale et les vagues indomptées ?

Je ne puis faire que la tempête n’ébranle pas les mâts et les poutres du bateau. Je m’enveloppe donc de mon manteau pour dormir du sommeil des dieux.


12

Le vent soulève des trombes, de blanches trombes d’eau ; il fouette tant qu’il peut, les vagues, les vagues hurlantes et courroucées.

Du ciel noir, des torrents de pluie tombent avec une force terrible ; c’est comme si la vieille nuit voulait noyer la vieille mer.

La mouette se cramponne au mât avec des gémissements rauques. L’angoisse fait battre ses ailes, on dirait qu’elle prophétise un malheur.


13

La tempête joue un air de danse ; elle siffle grince et mugit. Gai ! comme le bateau danse ! La nuit est joyeuse et terrible.

La mer en courroux est ainsi qu’une montagne d’eau vivante. Ici s’ouvre un obscur abîme, la s’érige une blanche tour.

De la cabine sortent des cris, des jurements et des prières ; je me tiens agrippé au mât, et pense : si j’étais donc à la maison !


14

La nuit approche ; le brouillard couvre la mer. Les flots font un bruit mystérieux. Quelque chose de blanc sort des eaux.

C’est la dame de la mer ; elle s’assied près de moi sur la grève. Ses seins blancs sortent de ses voiles.

Elle me presse entre ses bras, et même me fait presque mal. « Tu me presses beaucoup trop fort, ô belle fée des eaux ! »

— « Je te presse entre mes bras, te presse de toute ma force ; je veux me réchauffer contre toi ; le soir est si froid ! »

La lune se montre, toujours plus pâle, entre les nuages assombris. « Ton œil est plus trouble et plus liquide, ô belle fée des eaux ! »

— « Il n’est pas plus trouble et plus liquide ; il est liquide et trouble parce qu’en sortant de l’onde, une goutte m’est restée dedans ! »

Les mouettes gémissent, dolentes ; la mer déferle en mugissant. « Ton cœur bat de façon sauvage, ô belle fée des eaux ! »

— « Mon cœur bat de façon sauvage, il bat de sauvage façon, parce que je t’aime ineffablement, cher fils de la race des hommes ! »

15

Quand le matin, je passe devant ta demeure, je suis joyeux, chère petite, si je te vois à la fenêtre.

Avec tes yeux d’un brun foncé, tu me regardes curieusement : « Qui es-tu et que te faut-il, maladif étranger ? »

— Je suis un poète allemand, connu en terre allemande. Quand on cite les plus grands noms, le mien est cité aussi.

— Et ce qu’il me faut, chère enfant, manque à plus d’un en terre allemande. Quand on parle des plus rudes souffrances, on parle des miennes aussi.


16

La mer brillait au loin des derniers rayons du couchant ; nous étions assis devant la maison isolée du pêcheur ; nous étions assis muets et seuls.

Le brouillard s’élevait, la mer montait ; la mouette voletait çà et là ; des larmes sortaient de tes yeux pleins d’amour.

Je les vis tomber sur ta main, et je me suis mis à genoux, et sur ta blanche main, je bus tes larmes.

Depuis lors, mon corps se consume et mon âme meurt de désir ; la malheureuse m’a empoisonné avec ses larmes !


17

Là-haut sur la montagne, il y a un beau château ; on y voit trois demoiselles dont j’ai savouré l’amour.

Le samedi m’embrassait Jette ; le dimanche, c’était la Julia, et le lundi la Cunégonde, qui m’a quasiment étouffé.

Le mardi, il y eut une fête au château de mes trois demoiselles. Messieurs et dames du voisinage y vinrent en carrosse et à cheval.

Mais moi, je n’étais pas invité. Vous avez sottement agi ! Les tantes et cousines, entre elles, l’ont remarqué et en ont ri.

18

À l’horizon lointain, comme une image embrumée, la ville apparaît avec ses tours dans le crépuscule du soir.

Un vent humide ride la surface grise du fleuve ; le marin, dans mon bateau, rame mélancoliquement en cadence.

Le soleil lance un dernier rayon et il me montre la place même où j’ai perdu ma bien-aimée.


19

Salut à toi, grande ville pleine de mystère, où vivait autrefois ma bien-aimée.

Dites, tours et portes : qu’est devenue ma bien-aimée ? C’est à vous que je l’ai confiée, vous deviez me répondre d’elle.

Les tours sont évidemment innocentes ; elles ne pouvaient pas bouger, quand ma bien-aimée, avec ses malles et ses cartons, a quitté brusquement la ville.

Ce sont les portes de la ville qui l’ont laissée s’en aller sans rien dire. Une porte est toujours consentante à ce qu’une folle veut.[23]


20

Je reprends l’itinéraire d’autrefois, les rues qui me sont bien connues. Je passe devant la maison de mon aimée, si vide et si abandonnée.

Ah ! cette étroitesse des rues ! Ce pavé m’est insupportable ! Ces maisons m’écrasent ! Je fuis aussi vite que je peux !


21

Je suis entré dans la salle même où elle m’avait donné sa foi. À l’endroit où ses pleurs coulèrent, des serpents sortaient en rampant.


22

La nuit est silencieuse et les rues sont tranquilles. Voici la maison qu’habitait ma bien-aimée ; il y a longtemps qu’elle a quitté la ville, tandis que la maison n’a pas changé de place.

Un homme est là debout, les yeux rivés au ciel, qui se tord les mains avec l’énergie de la douleur. Je frissonne à la vue de son visage : à la clarté de la lune, j’ai reconnu ma propre image.

Ô Double ! mon blême camarade ! Pourquoi singes-tu le désespoir d’amour qui jadis, à cette même place, m’a torturé tant et tant de nuits ?


23

Comment peux-tu dormir tranquille, sachant que je vis encore ? Ma vieille colère s’éveille, et je m’en vais rompre mon joug.

Connais-tu la vieille romance ? — Il y avait une fois un jeune homme mort qui à minuit, enleva sa bien-aimée et l’emmena dans son tombeau.

Crois-moi, enfant merveilleusement belle, enfant merveilleuse de grâce, je vis, et je suis plus fort que ne le sont tous les morts !


24

La jeune fille dort en sa chambre où tremble un rayon de lune… Au dehors, cela chante et cela joue des airs de valse.

« Je veux voir par la fenêtre qui m’empêche ainsi le dormir. » Un squelette est là, dans la rue, qui chante en raclant du violon.

« Tu m’as jadis promis que nous danserions ensemble et tu as manqué de parole. Mais aujourd’hui, c’est le bal du cimetière ; viens-y danser avec moi. »

La jeune fille est saisie d’un violent désir, qui la pousse hors de chez elle. Elle suit le squelette qui marche devant elle, chantant et raclant du violon.

Il racle et danse en sautillant, et ses os font un cliquetis ; il salue du crâne et salue encore, sinistre dans le clair de lune.


25

Plongé dans de sombres rêveries, je regardais son portrait d’un œil fixe, quand le visage bien-aimé se mit à vivre doucement.

Sur ses lèvres se jouait un ravissant sourire et dans ses yeux perlaient des larmes de chagrin.

Moi aussi, des larmes m’inondèrent les joues… Hélas ! je ne puis pas croire que tu sois perdue pour moi !


26

Atlas misérable que je suis ! C’est un monde, le monde entier de la douleur qu’il me faut porter ; je supporte l’insupportable et mon cœur va se briser en moi.

Cœur orgueilleux, c’est toi qui l’as voulu ! Tu voulais être heureux, infiniment heureux ou infiniment misérable, cœur orgueilleux, et te voilà aujourd’hui misérable.


27

Les années viennent et s’en vont, les générations descendent dans la tombe, mais jamais ne passe l’amour que je porte dedans mon cœur.

Je voudrais te voir une seule fois encore, tomber à genoux devant toi, et te dire en succombant : « Madame, je vous aime ! »


28

Je rêvais ; la lune avait un triste regard, les étoiles avaient l’air triste ; mon rêve m’emporta vers la ville où demeure ma bien-aimée, à des centaines de lieues.

Il me conduisit chez elle ; je baisai les marches du perron que souvent son petit pied foule et qu’effleure la traîne de sa robe.

La nuit était longue, la nuit était froide ; les marches de pierre étaient froides aussi ; ma bien-aimée guettait à la fenêtre, son blanc visage éclairé par la lune.


29

Que veut cette larme solitaire ? Elle me trouble la vue. C’est une larme d’autrefois, demeurée là sous ma paupière.

Elle avait bien des sœurs brillantes qui toutes se sont en allées, en allées dans la nuit et le vent, avec mes chagrins et mes joies.

Les petites étoiles bleues se sont évanouies comme des nuées, les souriantes petites étoiles qui m’avaient mis au cœur ces joies et ces chagrins.

Hélas ! mon amour lui-même s’est dissipé comme un vain souffle ! Vieille larme solitaire, évanouis-toi donc aussi !


30

Le pâle croissant d’automne épie derrière les nuages ; toute seule, proche du cimetière, est située la maison du pasteur.

La mère lit dans la Bible ; le fils a les yeux sur la lampe ; tombant de sommeil, la sœur aînée s’allonge ; la sœur cadette dit :

« Dieu ! comme on s’ennuie ici ! C’est seulement aux enterrements qu’il y a quelque chose à voir. »

La mère, sans lever les yeux : « Tu te trompes ; il n’est mort que quatre personnes depuis que ton père a été enterré, là, près de l’entrée du cimetière. »

La fille aînée bâille : « Je ne veux pas mourir de faim chez vous. J’irai demain chez le comte, qui est amoureux et riche. »

Le fils éclate de rire : « Il y a à l’auberge de l’Étoile trois chasseurs qui font ripaille ; ils savent faire de l’or et m’apprendront volontiers leur secret. »

La mère lui lance sa Bible au visage : « Tu veux donc, garnement maudit, faire un voleur de grande route ! »

Ils entendent frapper à la fenêtre ; ils voient une main qui fait des signes ; le père mort est là dehors, dans sa robe noire de prédicateur.


31

Il fait un temps abominable, pluie, tempête et neige ; je suis assis à la fenêtre et je regarde dans le noir.

Là-bas, une lueur qui vacille avance lentement ; c’est une bonne femme avec sa lanterne qui traverse la rue.

Elle va, je l’imagine, acheter de la farine, des œufs et du beurre, afin de cuire un gâteau pour sa grande jeune fille.

Celle-ci est à la maison à demi endormie dans un fauteuil ; la lumière de la lampe lui fait cligner les yeux ; les boucles de ses cheveux blonds encadrent son doux visage.


32

On croit que je m’abandonne à mon amer chagrin d’amour ; je finis moi-même par le croire, ainsi que les autres gens.

Ô chère petite aux grands yeux, je te l’ai toujours confié, que je t’aime ineffablement, que l’amour me ronge le cœur.

Mais ce n’est que seul dans ma chambre que j’ai parlé de cette sorte ; en ta présence, hélas ! je me tais toujours.

Il y avait de mauvais anges qui toujours me fermaient la bouche, et c’est à cause des mauvais anges que je suis si malheureux aujourd’hui.


33

Tes doigts d’une blancheur liliale, je voudrais encore une fois les baiser et les presser sur mon cœur et mourir en pleurant silencieusement.

Tes yeux limpides de violette, ils sont devant moi chaque nuit ; et cette question me tourmente : que signifient ces douces énigmes bleues ?

34

« N’a-t-elle jamais laissé paraître qu’elle s’apercevait de ton amour ? N’as-tu jamais pu lire en ses yeux qu’elle partageait ta flamme ?

« N’as-tu jamais pu, par ses yeux, pénétrer jusque dans son âme ? Tu n’es pas positivement un âne, cher ami, dans ces choses-là. »


35

Tous deux s’aimaient, mais aucun ne voulut l’avouer à l’autre ; ils se regardaient comme des ennemis et pensaient mourir d’amour.

Ils se quittèrent à la fin et ne se virent plus que de loin en loin, en rêve ; ils étaient morts depuis longtemps et le savaient à peine eux-mêmes.


36

Et quand je me suis plaint à vous de mes souffrances, vous vous êtes mis à bâiller sans prononcer un mot ; mais quand, de mes souffrances, j’ai fait de jolis vers, vous m’avez comblé de grands éloges.


37

J’appelai le diable, et il vint. Je le considérai avec étonnement ; il n’est pas laid et il ne boîte pas ; c’est un homme aimable et charmant, un homme dans la force de l’âge, obligeant et courtois, avec l’expérience du monde. C’est un diplomate habile et qui parle à ravir sur l’Église et l’État. Il est un peu pâle, mais ce n’est nullement surprenant, car il étudie présentement le sanscrit et Hegel. Son poète favori est toujours La Motte-Fouqué.

Mais il ne veut plus se mêler de critique et laisse ce soin à sa chère grand’mère Hécate. Il m’a loué de mon application dans les études juridiques, dont il s’est lui-même occupé dans sa jeunesse. Il m’assura que mon amitié lui était précieuse, et ce disant, me salua de la tête ; puis il me demanda si nous ne nous étions pas déjà rencontrés chez l’ambassadeur d’Espagne ; et quand j’eus bien examiné son visage, je reconnus en lui une vieille connaissance.


38

Homme, ne blague pas le diable. Le chemin de la vie est bref, et l’éternelle damnation n’est pas une vaine imagination populaire.

Homme, paie tes dettes. Le chemin de la vie est long, et mainte fois encore tu prendras à crédit, comme tu l’as déjà fait si souvent.


39

Les trois saints rois, venant de l’Orient, demandaient en chaque petite ville : « Quel est le chemin de Bethléem, aimables filles et garçons ? »

Jeunes ni vieux n’en savaient rien. Les rois continuaient leur route, ils suivaient une étoile d’or dont l’éclat était doux et pur.

L’étoile s’arrêta sur la maison de Joseph. Ils pénétrèrent dedans. Le veau beuglait, le petit enfant criait, les trois saints rois chantèrent.


40

Mon enfant, nous étions enfants, deux enfants petits et joyeux ; nous rampions dans le poulailler et nous nous cachions dans la paille.

Nous imitions le cri du coq et quand des gens venaient à passer, en entendant : Kikeriki ! ils croyaient que c’était le coq.

Les caisses qui étaient dans la cour, nous y étendions des tapis ; puis, nous nous installions dedans comme en un hôtel aristocratique.

La vieille chatte du voisin vint souvent nous faire visite ; nous lui faisions forces courbettes, révérences et compliments.

Nous lui demandions de ses nouvelles avec une tendresse inquiète ; dans la suite, nous en avons fait autant avec plus d’une vieille chatte.

Souvent aussi nous nous asseyions et parlions raisonnablement comme de vieilles gens, et nous nous plaignions : comme tout allait mieux de notre temps !

L’amour, la fidélité, la religion, comme tout cela a disparu de la terre ! Et comme le café est cher, et comme l’argent est rare !…

Nos jeux d’enfants sont terminés. Tout passe… l’argent, le monde, le temps, et la religion, et l’amour, et la fidélité.


41

Mon cœur est oppressé ; je songe avec regret aux jours qui ne sont plus ; le monde était jadis si habitable encore et les gens vivaient si paisibles.

Aujourd’hui, tout est à l’envers. C’est une cohue, une misère ! La-haut le bon dieu est mort ; en bas le diable est mort aussi.

Et tout a un air morose, tout est embrouillé, mou et froid. Sans le peu d’amour qui subsiste, il n’y aurait rien à faire ici.


42

De même que du sombre voile des nuages se dégage la lune éclatante, de même de mon passé sombre sort une image de clarté.

Assis sur le pont du bateau, nous descendions le Rhin avec orgueil. Et des rives verdoyantes étincelaient des feux du soir.

J’étais assis pensif aux pieds d’une dame gracieuse et belle ; sur son doux et pâle visage se jouait l’or rouge du soleil.

Des luths retentissaient, des jeunes gens chantaient. Merveilleuse belle humeur ! Et le ciel devenait plus bleu et mon âme se dilatait.

Comme des décors de légendes, montagnes, burgs, forêts, prairies défilaient à nos yeux. Et tout cela se reflétait dans les yeux de la belle femme.


43

En songe j’ai vu la bien-aimée, pauvre femme inquiète et soucieuse ; son corps épanoui naguère était déjeté et flétri.

Elle portait un enfant sur son bras, en tenait par la main un autre ; sa marche, son regard, son costume révélaient la pauvreté et la détresse.

Elle traversait le marché d’un pas chancelant, lorsque je la rencontrai. Elle me jeta un regard et je lui dis d’un ton calme et triste :

« Viens-t’en dans ma demeure, car tu es pâle et malade ; je veux par mon application au travail te procurer le manger et le boire.

« Je veux prendre soin aussi des enfants qui sont avec toi, mais c’est avant tout sur toi que je veillerai, pauvre enfant.

« Je ne te parlerai jamais de l’amour que j’ai eu pour toi, et lorsque tu ne seras plus, j’irai pleurer sur ton tombeau. »


44

« Cher ami, à quoi te sert-il de toujours rabâcher le vieil air ? Veux-tu couver éternellement les œufs de ton ancien amour ?

« Ah ! c’est toujours le même chose : les poussins brisent leur coquille, ils pépient et vont s’ébattant ; toi, tu les boucles dans ton petit livre. »


45

Ne vous impatientez pas si, de mes douleurs d’autrefois, plus d’un accent résonne encore nettement dans mes nouvelles chansons.

Patience ! il expirera, cet écho de mes douleurs, et un nouveau printemps de lieder germera de mon cœur guéri.


46

L’heure est venue d’être raisonnable et d’en finir avec toutes ces folies. Il y a si longtemps que, tel qu’un histrion, je joue la comédie avec toi.

Des décors magnifiques étaient peints dans le grand style romantique ; mon manteau de chevalier brillait comme de l’or ; j’éprouvais les plus fins sentiments.

Et maintenant j’ai renoncé fort sensément à ces folles sornettes : pourtant je suis toujours malheureux, comme si je jouais toujours la comédie.

Mon Dieu ! Tout en badinant, j’exprimais à mon insu ce que je ressentais ; et c’est avec la mort dans l’âme que je jouais le gladiateur mourant.


47

Le roi Wiswamitra ne connaît ni repos ni trêve. Par la pénitence et le combat, il veut conquérir la vache de Wasischta.

Ô roi Wiswamitra, quel bœuf tu fais ! Tu guerroies et fais pénitence, et tout cela pour une vache !


48

Mon cœur, mon cœur, ne sois plus oppressé, supporte ta destinée. Un nouveau printemps te rendra ce que t’a arraché l’hiver.

Et que de biens te sont restés ! Combien le monde est beau encore ! Et tout ce qui te plaît, mon cœur, tu as le droit de l’aimer !


49

Tu es telle qu’une fleur, si charmante, si belle et si pure ! Je te contemple, et la tristesse se glisse dans mon cœur.

Je crois que je devrais étendre mes mains sur ta tête et prier Dieu qu’il te conserve si pure, si belle, si charmante !


50

Enfant, ce serait ta perte, et je fais tout ce que je peux pour que ton cœur bien aimé ne brûle jamais pour moi d’amour.

Cependant, je m’afflige presque que cela me réussisse si facilement, et plus d’une fois je me dis : Quoi qu’il arrive, puisses-tu m’aimer !


51

Quand, la nuit, je gis sur ma couche, au sein de l’obscurité, une douce, suave et chère image vient flotter devant mes yeux.

À peine un sommeil paisible a-t-il fermé mes paupières, que l’image, toute légère, se glisse dans mon rêve.

Mais elle ne s’évanouit jamais avec mon rêve, le matin ; et je la porte dans mon cœur durant toute la journée.


52

Jeune fille à la bouche rose, aux yeux limpides et doux, ô chère petite jeune fille, je pense constamment à toi.

Ce soir d’hiver n’en finit pas ; je voudrais être auprès de toi et, sur un siège près du tien, bavarder avec toi dans ta chambrette confidente.

Sur mes lèvres je voudrais presser ta main petite et blanche, et l’arroser avec mes pleurs, ta blanche et petite main.


53

La neige peut s’amonceler dehors ; il peut grêler, la tempête peut faire rage et fouetter la vitre à grand bruit : je ne ferai jamais de plaintes, car je porte dans ma poitrine l’image de l’aimée et la joie du printemps.

54

Il y en a qui prient la madone, d’autres Pierre et Paul à la fois. Moi, je ne veux adresser ma prière qu’à toi seule, mon beau soleil.

Donne-moi la volupté de tes baisers ; sois-moi favorable et bonne, ô le plus beau soleil d’entre les jeunes filles, ô la plus belle jeune fille sous le soleil !


55

Mon pâle visage ne t’a-t-il pas laissé voir mes souffrances d’amour ? Et faut-il que ma bouche fière les confesse avec l’humilité du pauvre ?

Oh ! cette bouche est bien trop fière et ne sait qu’embrasser et railler. Elle peut lancer le sarcasme tandis que je meurs de douleur.


56

« Cher ami, tu es amoureux et te voilà en proie à des souffrances nouvelles. Il fera plus noir en ta tête, il fera plus clair en ton cœur.

« Cher ami, tu es amoureux et ne veux pas le reconnaître ; mais je vois sous ton gilet les flammes de ton cœur embrasé. »


57

Je voulais rester près de toi et reposer à tes côtés, toi tu avais hâte de partir, tu avais beaucoup à faire.

Je te disais que mon âme était tout entière à toi ; tu ris à gorge déployée en me faisant une révérence.

Tu as davantage encore accru mon désappointement et tu as été jusqu’à refuser, en partant, mon baiser d’adieu.

Ne crois pas que j’aille me brûler la cervelle, si malheureux que soit mon sort ! Cet acte-là, ma douce amie, je l’ai déjà commis une fois !


58

Tes yeux sont des saphirs, tes chers yeux, tes doux yeux. Ô trois fois heureux est celui qu’ils accueillent avec amour !

Ton cœur est un diamant qui rayonne d’un noble éclat. Ô trois fois heureux est celui pour lequel il brûle d’amour !

Tes lèvres sont des rubis, on n’en saurait voir de plus belles. Ô trois fois heureux est celui qui en reçoit l’aveu d’amour !

Ô si je le connaissais, l’heureux homme, et si je le rencontrais seul, tout seul, dans la verdoyante forêt… son bonheur finirait bien vite !


59

Avec des discours passionnés, j’ai presque menti à ton cœur, mais je me suis pris à mon piège et ma plaisanterie est devenue sérieuse.

Si maintenant, comme tu le veux, tu t’éloignes en me plaisantant, je serai la proie de l’enfer et, sérieusement, je me brûle la cervelle !


60

Le monde et la vie sont par trop fragmentaires. Je m’en vais aller voir un professeur allemand qui sache coordonner tous les éléments de l’existence et en composer un système intelligible. Avec son bonnet de nuit et sa robe de chambre, il bouchera les trous de l’édifice cosmique.


61

J’en ai la tête rompue à force de méditer et de réfléchir jour et nuit ; mais enfin tes yeux affectueux m’ont fait prendre une décision.

Je demeurerai désormais là où tes yeux luisent d’un éclat doux et perspicace ; mais que j’aime encore une fois, est-ce que je l’aurais jamais cru !


62

Vous avez ce soir de la compagnie ; la maison est pleine de lumières ; là haut, derrière la fenêtre éclairée, une ombre passe et repasse.

Tu ne me vois pas ; dans l’ombre, je suis seul, au dessous de toi. Encore moins pourrais‑tu voir ce qu’il y a dans mon cœur sombre.

Mon cœur sombre est épris de toi, il t’aime et il se brise ; il se brise et tressaille et saigne. Mais tu ne vois pas cela.


63

Je voudrais que toutes mes douleurs s’exprimassent en un mot unique ; je le jetterais aux vents joyeux qui, joyeusement, l’emporteraient.

Ils te l’emportent, bien-aimée, ce mot de douleur gonflé ; tu l’entends bruire à toute heure, tu l’entends bruire en tous lieux.

Et à peine le sommeil nocturne aura-t-il fermé tes paupières, que ce mot te poursuivra jusqu’au plus profond de ton rêve.


64

Tu as des diamants et des perles, tu as tout ce qu’on peut désirer ; tu as les plus beaux yeux qui soient… Mon aimée, que veux-tu de plus ?

Sur tes beaux yeux j’ai composé des milliers de chansons immortelles… Mon aimée, que veux-tu de plus ?

Avec tes beaux yeux tu m’as infiniment martyrisé et tu as causé ma perte… Mon aimée, que veux-tu de plus ?


65

Celui qui aime pour la première fois, fût-il malheureux, est un dieu ; mais celui qui aime pour la deuxième fois d’un amour malheureux encore, celui-là est un imbécile.

Moi, je suis un tel imbécile, car j’aime encore sans être aimé. Le soleil, la lune et les étoiles en rient ; je ris avec eux — et je meurs.


66

Ils m’ont donné des conseils et de bons avis, ils m’ont comblé de leur estime. Ils disaient que je n’avais qu’à attendre ; ils voulaient me protéger.

Mais avec toutes leurs protections, j’aurais fort bien crevé de faim, s’il n’était venu un brave homme qui, bravement, prit soin de moi.

Le brave homme ! Il me donne à manger ! Jamais, au grand jamais, je ne l’oublierai ! Dommage que je ne puisse pas l’embrasser, car ce brave homme, c’est moi-même !


67

Cet aimable jeune homme ne saurait être assez estimé. Souvent il me régale d’huîtres, de vin du Rhin et de liqueurs.

Sa redingote et son pantalon ne font pas un pli, sa cravate est de la dernière élégance, et il vient chaque matin s’informer de ma santé.

Il parle de ma renommée universelle, de ma grâce, de mon esprit ; il met à mon service tout son zèle et toute son activité.

Et le soir dans le monde, avec des airs inspirés, il déclame devant les dames mes divines poésies.

Oh ! comme cela est agréable, de trouver un pareil jeune homme, à une époque où tout ce qu’il y a de bon disparaît chaque jour un peu plus !


68

Je rêve : c’est moi le bon Dieu ; je trône la-haut dans le ciel ; assis autour de moi, les petits anges louent mes vers.

Je mange gâteaux et dragées pour plus d’un bon florin, tout en buvant des vins exquis, et je n’ai pas la moindre dette.

Cependant l’ennui me harcèle ; je voudrais être sur la terre, et si je n’étais le bon Dieu, je serais diablement furieux.

« Toi, l’ange Gabriel, prends tes longues jambes à ton cou, et cours me chercher mon ami Eugène.

« Ne le cherche pas à la Faculté ; cherche-le derrière une bouteille de Tokay ; ne le cherche pas à l’église Sainte-Hedwige, cherche-le chez Mam’selle Meyer. »

Alors l’ange ouvre ses deux ailes et prend son vol vers la terre ; il empoigne et me ramène mon ami, mon bon camarade.

« Oui, mon vieux, c’est moi le bon Dieu ; c’est moi qui gouverne la terre ! Je t’avais toujours dit que j’arriverais à quelque chose !

« Chaque jour je fais des miracles qui ne peuvent que t’enchanter ! Aujourd’hui, pour t’amuser, je vais faire le bonheur de Berlin !

« Les pavés des chaussées vont s’ouvrir et chaque pavé contiendra une huître fraîche et pure.

« Les rues vont être arrosées par une pluie de citronnade et le meilleur des vins du Rhin coulera dans les ruisseaux. »

Quelle joie pour les Berlinois ! Ils s’empressent vers la ripaille ; ces messieurs de la Cour d’appel boivent à même les ruisseaux.

Quelle aubaine pour les poètes qu’un aussi divin gueuleton ! Les lieutenants et les enseignes en lèchent le pavé des rues.

Les lieutenants et les enseignes sont les plus sages des hommes ; ils savent qu’un miracle pareil ne se renouvelle pas tous les jours.


69

On était en juillet quand je vous ai quittée et je vous retrouve en janvier. Vous étiez alors pleine d’ardeur ; je vous retrouve fraîche et même froide.

Je vais bientôt partir encore, puis de nouveau je reviendrai. Alors vous n’aurez plus ni chaleur ni froideur ; je poserai le pied sur votre tombe, et mon cœur sera devenu pauvre et vieux.


70

Me voici loin des belles lèvres, et des beaux bras qui m’enlaçaient si fort ! Je ne demandais qu’à rester un jour encore, mais le postillon apparut avec ses chevaux.

Telle est la vie, enfant ! Une éternelle plainte, un éternel adieu, un éternel départ ! Ton cœur ne pouvait-il se cramponner au mien ? Tes yeux eux-mêmes n’ont-ils donc pu me retenir ?


71

Toute la nuit nous avons roulé seuls dans l’obscure voiture de poste. Nous avons reposé cœur contre cœur ; nous avons plaisanté et ri.

Mais quand parut le petit jour, enfant, nous fûmes bien étonnés. Entre nous deux était assis l’amour, voyageur aveugle.


72

Dieu sait où la folle donzelle s’est installée ; maugréant, sous la pluie qui tombe, je bats toute la ville.

J’ai couru d’un hôtel à l’autre et me suis adressé en vain à tous ces rustres de garçons.

Soudain je la reconnais à une fenêtre ; elle me fait signe et rit d’un rire clair. Pouvais-je deviner, ma belle, que tu t’étais logée dans un hôtel aussi princier !


73

Comme des rêves enténébrés, les maisons se suivent par longues files. Enfoncé dans un manteau, je passe devant, en silence.

La tour de la cathédrale sonne les douze coups de minuit. C’est l’heure où ma bien-aimée m’attend, avec son charme et ses baisers.

La lune me sert de guide, elle m’éclaire d’aimable façon ; j’arrive devant la maison et là, je m’écrie gaiement :

« Merci, ô ma vieille complice, d’avoir éclairé mon chemin. Maintenant je te congédie ; luis donc pour le reste du monde !

« Et si tu trouves quelque amant qui se plaigne de sa misère, console-le comme jadis tu m’as consolé moi-même ! »


74

Et dès que tu seras devenue mon épouse, ton sort sera digne d’envie ; tes jours s’écouleront dans la distraction, le plaisir et la joie.

Si tu te fâches et que tu grondes, tu me trouveras résigné ; mais si tu ne loues pas mes vers, je me séparerai de toi.


75

Sur ton épaule d’un blanc de neige, j’ai appuyé ma tête, et c’est ainsi que j’ai surpris les secrets désirs de ton cœur.

Les hussards bleus, au son de la trompette, sont en train d’en franchir la porte. Et la bien-aimée de mon cœur m’abandonnera demain.

Tu m’abandonneras demain, mais aujourd’hui tu es encore à moi, et dans tes beaux bras, je veux goûter un bonheur double.


76

Les hussards bleus, au son de la trompette, sortent par les portes de la ville ; me voici, ma bien-aimée, t’apportant un bouquet de roses.

C’était un furieux vacarme ! Soldatesque et calamité ! Il n’est pas jusqu’à ton petit cœur qui n’ait fourni le logement !

77

Moi aussi, dans mes jeunes années, j’ai souffert plus d’une fois d’un mal d’amour amer. Mais au prix où est le bois, le feu finit par s’éteindre, et c’est, ma foi, très bien ainsi.

Réfléchis-y, ma jeune belle ; sèche cette larme bête, chasse ce vain chagrin d’amour. Puisque tu n’en est pas morte, oublie ton amour défunt ; ma foi ! oublie-le dans mes bras.


78

M’es-tu vraiment si ennemie ? Es-tu vraiment toute changée ? Je vais me plaindre au monde entier du traitement que tu m’infliges.

Dites, lèvres sans gratitude, comment pouvez-vous médire de celui qui naguère encore vous baisait avec tant de feu ?


79

Ah ! ce sont bien les mêmes yeux qui me saluaient jadis avec tant de tendresse ; ce sont bien les mêmes lèvres qui me faisaient douce la vie !

C’est bien aussi la même voix que j’aimais tant à entendre ! Moi seul, ne suis plus le même ; je suis revenu tout changé.

Amoureusement enlacé dans ses beaux bras blancs, je repose à présent sur son sein, tout morne et tout abattu.


80

Mes amis, rarement vous m’avez compris ; rarement aussi je vous ai compris moi-même ; c’est seulement quand nous nous rencontrâmes dans la boue qu’il nous fut permis de très bien nous comprendre.


81

Les castrats se plaignaient quand j’élevais la voix ; ils se plaignaient, parce que, disaient-ils, je chantais trop grossièrement.

Et avec grâce, tous ensemble, ils firent entendre leurs toutes petites voix : leurs petites roulades s’égrénèrent aussi fines, aussi pures que le cristal.

Ils chantaient le désir d’amour, l’amour, les effusions d’amour. Les dames fondirent en larmes, tant elles trouvaient de plaisir à leur art.


82

Sur les remparts de Salamanque, l’air est doux et plein de fraîcheur. Les soirs d’été, je m’y promène avec ma charmante dona.

Autour de la souple taille de la belle, j’ai passé mon bras, et mes doigts bienheureux sentent le fier battement de son sein.

Mais du feuillage des tilleuls, un murmure s’exhale et m’inquiète, et le sombre bief du moulin grommelle comme en un cauchemar.

« Ah ! sénora, quelque chose me dit qu’un jour l’Université me chassera, et que sur les remparts de Salamanque, nous ne nous promènerons plus jamais. »


83

Près de moi habite Don Henriquez, qu’on nomme aussi le bel Henriquez. Nos chambres sont contigües, un mince galandage les sépare.

Les dames de Salamanque s’enflamment quand, par les rues, il se pavane, faisant sonner ses éperons, frisottant sa moustache et toujours suivi de ses chiens.

Pourtant le soir, dans le silence, il s’enferme tout seul chez lui ; il a dans les mains sa guitare et, dans l’âme, de doux rêves.

Il pince les cordes en frémissant et laisse aller sa fantaisie… Ah ! cette musique nasillarde et grinçante me fait mal comme une nausée !


84

À peine nous étions-nous vus que déjà tes yeux et ta voix me firent comprendre que tu m’étais favorable. Si ta mère ne s’était pas trouvée là, la mauvaise, je crois qu’on se serait tout de suite embrassé.

Et demain, de nouveau, je vais quitter la petite ville et reprendre ma vieille vie nomade  ; ma blonde fille me guettera de sa fenêtre et je lui enverrai des saluts d’amitié.


85

Déjà le soleil monte au dessus des montagnes ; le troupeau de moutons tintinnabule au loin ; mon aimée, mon agneau, mon soleil et ma joie, comme je voudrais te voir encore une fois !

Je regarde là-haut et me tiens l’œil au guet… Adieu ! mon enfant, je m’en vais ! Rien de fait ! Aucun rideau ne se soulève. Elle est encore au lit, endormie… et peut-être rêvant de moi.


86

À Halle sur le marché, on voit deux grands lions… Hélas ! pauvres lions de Halle, comme on vous a domestiqués !

À Halle sur le marché, on voit un grand géant. Il a une épée, mais jamais il ne bouge : il est pétrifié de frayeur.

À Halle sur le marché, on voit une grande église. La Burschenschaft et la Landsmannschaft y ont de l’espace pour leurs simagrées.[24]


87

Le crépuscule d’été descend sur la forêt et les vertes prairies ; du ciel bleu, la lune d’or illumine l’air embaumé.

Au bord d’un ruisseau le grillon chantonne, et dans l’eau quelque chose bouge ; le promeneur entend un clapotis et, dans le silence, un souffle.

Seule là-bas, dans le ruisseau, se baigne la belle ondine. Ses bras blancs et sa croupe gracieuse brillent au clair de la lune.


88

La nuit couvre ces chemins étrangers, — mon cœur est malade, mes membres sont las. Ah ! comme une bénédiction silencieuse, douce lune, ta clarté m’inonde.

Douce lune, avec tes rayons, tu chasses les frayeurs nocturnes. Mes souffrances se dissipent et mes yeux s’emplissent de rosée.


89

La mort, c’est la fraîche nuit ; la vie, le jour étouffant. La nuit tombe ; le sommeil m’a pris ; le jour m’a fatigué.

Au dessus de mon lit est un arbre où chante un jeune rossignol ; il chante l’amour à plein gosier ; je l’entends jusque dans mon rêve.


90

« Où est-elle, dis-moi, la belle bien-aimée que tu chantais si bien naguère, lorsque les flammes magiques embrasaient ton cœur ? »

Ces flammes se sont éteintes, mon cœur est froid et triste, et ce petit livre est l’urne où j’ai mis les cendres de mon amour.



LE CRÉPUSCULE DES DIEUX

Voici le mois de mai avec ses clartés blondes, son soyeux zéphyr et ses violents parfums. Ses blanches fleurs ont un charme délicat, et ses milliers de violettes saluent comme des yeux bleus. Il étend un tapis de verdure diaprée, où l’éclat du soleil joue avec la rosée, et convie les enfants des hommes à venir s’y ébattre. La foule des niais se rend à son premier appel ; les hommes enfilent le pantalon de nankin et la redingote des dimanches à boutons miroitants ; les dames s’habillent du blanc de la candeur ; les jeunes hommes frisottent leur moustache printanière, les jeunes filles se découvrent la gorge ; les poètes de l’endroit mettent dans leurs poches papier, crayon, lorgnette. Le foule moutonnante se presse joyeusement vers les portes de la ville, et s’étend au dehors sur les vertes pelouses, émerveillée de l’application que les arbres mettent à grandir. Elle joue avec les tendres fleurettes bigarrées, écoute la chanson des gais petits oiseaux et pousse des cris joyeux vers la nappe bleue du ciel.

Le mois de mai est aussi venu à moi. Trois fois, il frappa à ma porte, criant : « Je suis le mois de mai. Pâle songeur, viens donc que je t’embrasse ! » Sans toucher au verrou de ma porte, je répondis : Tu m’appelles en vain, méchant visiteur ! Je te connais ; je connais la structure du monde ; j’en ai trop vu, et trop à fond ; et d’éternels tourments ont pris, dans mon cœur, la place de la joie. Mon regard pénètre la dure croûte de pierre des maisons et des âmes, et partout j’aperçois mensonge, fraude et misère. Je lis les pensées sur les faces, et beaucoup d’entre elles sont mauvaises. Dans la pudeur de la jeune fille, je vois trembler un secret désir de sensualité. Sur la tête orgueilleuse du jeune homme exalté, je vois un bonnet bariolé de fou aux grelots moqueurs, je n’aperçois que des caricatures et des ombres malingres qui font de cette terre un asile d’aliénés ou bien un hôpital. Comme si la vieille terre était de cristal, mon œil en scrute les dessous, et je découvre toutes les horreurs que mai voudrait en vain voiler de sa gaie verdure. Je vois les morts ; ils gisent sous nos pieds dans leurs bières étroites, les mains jointes et les yeux ouverts, leur visage est aussi blanc que leur suaire, et des vers jaunes grouillent sur leurs lèvres. Je vois le fils assis sur la tombe de son père s’amuser avec sa maîtresse : autour, les rossignols chantent des chants moqueurs, les douces fleurs des prés rient malicieusement ; le père mort se retourne dans sa tombe et la terre, notre vieille mère, tressaille avec douleur.

Pauvre terre, je les connais tes douleurs ; je vois le feu ronger ton sein, je vois saigner tes milles veines, je vois de ta blessure grande ouverte s’échapper à torrents flamme, fumée et sang. Je vois tes fils géants, ceux de l’antique souche, s’élancer, insolents, des abîmes obscurs, en agitant de rouges torches. Ils dressent des échelles de fer et grimpent à l’assaut du firmament, farouches ; et là-haut, les étoiles d’or, dans un crépitement, tombent toutes en poussière. Une impudente main arrache le rideau d’or de la tente de Dieu, tandis que l’innocente troupe des anges se jette à grands cris sur la face. Tout pâle, Dieu est sur son trône ; enlevant sa couronne, il s’arrache les cheveux. Voilà la bande sauvage tout près. Les géants lancent leurs torches rouges dans l’immense empire du ciel ; les nains, de leurs verges enflammées, cinglent les reins des petits anges. Ceux-ci se tordent dans les convulsions de la douleur, et sont ensuite traînés par les cheveux. Je vois là-bas mon bon ange lui-même, avec ses boucles blondes, ses traits pleins de douceur, son amour éternel empreint sur la bouche et l’extase de ses yeux bleus : C’est lui, mon doux ange, qu’un noir kobold hideusement difforme empoigne, blême de peur ; avec un ricanement affreux, il examine son corps délicat, et l’enlace fortement dans une étreinte tendre. Un cri retentissant traverse l’univers ; les colonnes se rompent ; terre et ciel, tout s’effondre. Et c’est l’empire de l’antique nuit.


RATCLIFF

Le dieu du rêve m’entraîna dans un pays où les saules pleureurs avec leurs longs bras verts me faisaient des signes de bienvenue, où les fleurs me regardaient en silence avec des yeux intelligents de sœurs, où le gazouillement des oiseaux résonnait avec confiance, où même l’aboiement des chiens me semblait familier, où les voix et les visages m’accueillaient comme un vieil ami, et où tout néanmoins avait un air si étrange, si étonnament singulier ! J’étais devant une élégante villa. Mon cœur était agité, ma tête était calme. Tranquille, je secouai la poussière de mes habits de voyageur ; et au bruit clair de la sonnette, la porte s’ouvrit.

Il y avait là des hommes, des femmes, beaucoup de figures connues. Tous portaient le poids d’un deuil silencieux et d’une angoisse secrète. Ils me regardaient avec un trouble étrange et presque avec pitié, si bien qu’il me vint un frisson comme si j’eusse pressenti un désastre inconnu. J’eus bientôt reconnu la vieille Marguerite ; je la regardai d’un œil interrogateur, elle se tut. — « Où est Marie ? » demandai-je ; elle se tut, mais, me prenant doucement la main, elle me conduisit à travers une longue enfilade de salles illuminées où, avec la splendeur et le faste, régnait un silence de mort. Nous entrâmes enfin dans une chambre un peu sombre. Puis détournant les yeux, elle m’indiqua une femme assise sur un sofa. — « Êtes-vous Marie ? » demandai-je, frappé moi-même de l’assurance de ma parole. Alors une voix de pierre, où rien ne vibrait, répliqua : — « Ainsi m’appellent les gens. » Une douleur aiguë me donna le frisson, car cette voix caverneuse et glacée était la voix jadis si douce de Marie ! Et cette femme, vêtue négligemment d’une robe lilas pâle, les seins flasques, les yeux vitreux et fixes, les joues blêmes et pendantes — ah ! cette femme était ma bien-aimée Marie, jadis si belle dans l’épanouissement de ses charmes ! — « Vous avez fait un long voyage ! » dit-elle tout haut, avec une familiarité froide et désagréable. « Vous ne paraissez plus si languissant, mon cher ami ; vous êtes gaillard, la rondeur de vos hanches et de vos mollets annonce une bonne santé. » Sa bouche pâle esquissa un doucereux sourire. Dans mon désarroi, cette question vint sur mes lèvres : « On m’a dit que vous vous êtes mariée ? » — « Hélas ! oui, » reprit-elle avec un rire indifférent ; je possède un bâton recouvert de peau : on appelle ça un mari ; le bois n’en est pas moins du bois ! » Elle éclata d’un rire sans timbre si désagréable que l’angoisse me glaça le cœur et qu’un doute me saisit  : sont-ce bien là les chastes lèvres de Marie, ces lèvres chastes comme des fleurs ? — Mais elle se mit debout, prit vivement sur une chaise son cachemire, le jeta autour de son cou et, se pendant à mon bras, m’entraîna hors de la maison, par les champs, les bocages et les prés.

Le disque du soleil incandescent et rouge s’abaissait déjà, et sa pourpre inondait les arbres, les fleurs et le fleuve qui, majestueusement, coulait dans le lointain. « Voyez-vous ce grand œil d’or qui nage dans l’eau bleue ? » dit avec vivacité Marie. — « Tais-toi, pauvre créature ! » lui dis-je, et je considérai dans le crépuscule un spectacle de légende. De la plaine montaient des formes vaporeuses de femmes qui se pressaient dans leurs bras blancs et purs. Les violettes se jetaient des regards de tendresse ; les lis, comme pris de désir, inclinaient leurs calices ; les roses étincelaient d’ardente volupté. On eut dit que les œillets allaient s’enflammer à leur souffle. De délicieux parfums émanaient de toutes ces fleurs qui versaient en silence des larmes de bonheur et murmuraient : « Amour ! Amour ! Amour ! » Les papillons voltigeaient, les scarabées d’or bourdonnaient doucement comme des elfes, le vent du soir chuchotait, les chênes bruissaient, le rossignol chantait délicieusement, et, parmi les murmures, les bruissements, les chants, bavardait, d’une voix mate et froide, d’une voix de plomb, cette femme fanée à mon bras suspendue. « Je connais ce que vous faites, la nuit, dans le château. La longue ombre est une bonne tête qui s’incline toujours et veut tout ce qu’on veut. La redingote bleue est un ange ; mais la rouge, avec son épée nue, vous déteste à mort. » Elle me tint sans interruption des discours plus étranges encore, puis fatiguée, elle s’assit auprès de moi sur un banc de mousse, à l’ombre d’un vieux chêne.

Nous restâmes là tous deux dans un triste silence, et nous nous regardions, et notre tristesse augmentait. Du chêne s’exhalaient des soupirs d’agonie, le rossignol chantait d’une voix plus douloureuse. Mais de rouges clartés pénétraient le feuillage, inondant le blanc visage de Marie et mettant de l’éclat au fond de ses yeux fixes. Et de sa douce voix ancienne, elle dit : « Comment as-tu appris que je suis si malheureuse ? J’ai lu cela tout récemment dans tes lieder farouches. »

Un froid de glace m’emplit la poitrine ; je fus effrayé de mon propre délire qui avait déchiffré l’avenir. En mon obscur cerveau, un frisson passa, et, saisi d’épouvante, je m’éveillai.


DONA CLARA

Dans le jardin de son père, aux lueurs du soir, la fille de l’alcade se promène ; des bruits de trompettes et de cymbales arrivent du château.

« Qu’elles sont fastidieuses, ces danses et ces douces flatteries ! et qu’ils sont ennuyeux aussi, ces chevaliers qui me comparent galamment au soleil !

« Tout me fatigue depuis que j’ai vu, aux rayons des étoiles, ce chevalier inconnu dont la guitare m’attire chaque nuit à la fenêtre.

« Avec sa taille svelte et altière, et ses yeux noirs, qui luisent dans son noble et pâle visage, il ressemble véritablement à saint Georges. »

Ainsi pensait dona Clara, et elle marchait les yeux baissés. Lorsqu’elle releva les yeux, le beau chevalier inconnu se dressa devant elle.

La main dans la main, devisant de propos d’amour, ils se promenèrent au clair de lune ; le zéphyr les caressait amoureusement et les roses leur envoyaient de gracieux saluts.

Les roses leur envoyaient de gracieux saluts et se coloraient d’une pourpre voluptueuse. — « Mais dis-moi, ô ma bien-aimée, pourquoi as-tu si soudainement rougi ? »

— « Les cousins me piquaient, ô mon bien-aimé, et les cousins me sont, en été, aussi odieux que si c’étaient des essaims de Juifs aux longs nez. »

— « Laisse là les cousins et les Juifs », répondit le chevalier d’une voix caressante. — Les amandiers en fleurs sèment à terre leurs blancs flocons.

— Les blancs flocons des amandiers répandent leurs parfums. « Mais dis-moi, (ô ma bien-aimée, ton cœur m’appartient-il tout entier ? »

— « Oui, je t’aime, ô mon bien-aimé ! je te le jure par le Sauveur que les Juifs mécréants ont traîtreusement crucifié. »

— « Laisse là le Sauveur et les Juifs », reprit le chevalier d’une voix caressante. — Au loin se balancent les lis rêveurs, baignés de lumière.

Les lis rêveurs, baignés de Iumière, tournent leurs regards vers les étoiles. — « Mais dis-moi, & ma bien-aimée, ne m’as-tu pas fait un faux serment ? »

— « La fausseté n’est point en moi, ô mon bien-aimé, non plus que dans mon cœur ne coule une seule goutte du sang des Mores ou des Juifs maudits. »

— « Laisse là les Mores et les Juifs, » repartit le chevalier d’une voix caressante ; et il entraîna la fille de l’alcade sous un bosquet de myrtes.

Dans les doux filets de l’amour il l’avait tendrement enlacée : De courtes paroles, de longs baisers, et les cœurs débordèrent.

Le rossignol fit entendre un mélodieux épithalame ; comme pour exécuter une danse aux flambeaux, les vers luisants sautillèrent dans l’herbe.

Le feuillage était silencieux, et l’on n’entendait, comme à la dérobée, que le chuchotement discret des myrtes et les heureux soupirs des amoureux.

Mais des sons de trompettes et de cymbales retentirent tout à coup du château, et dona Clara, au bruit de ces fanfares, se dégagea soudain des bras du chevalier.

— « Écoute ! Ces fanfares m’appellent, ô mon bien-aimé ! mais avant que nous nous séparions, il faut que tu me dises ton nom chéri, que tu m’as caché jusqu’ici. »

Et le chevalier, souriant avec sérénité, baisa les doigts de sa dame, baisa ses lèvres, baisa son front, et prononça ces paroles :

— « Moi, votre amant, Senora, je suis le fils du docte et glorieux don Isaac-Ben-Israël, grand rabbin de la synagogue de Saragosse. »



ALMANSOR


1

Dans le dôme de Cordoue s’élèvent treize cents colonnes, treize cents colonnes gigantesques soutiennent la vaste coupole.

Et colonnes, coupoles et murailles sont couvertes, depuis le haut jusqu’en bas, de sentences du Coran, arabesques charmantes, artistement enlacées.

Les rois mores jadis bâtirent cet édifice à la gloire d’Allah ; mais les temps ont changé, et avec les temps l’aspect des choses.

Sur la tour, où le muezzin appelait à la prière, bourdonne maintenant le glas mélancolique des cloches chrétiennes.

Sur les degrés où les croyants chantaient la parole du prophète, les moines tonsurés célèbrent maintenant leurs lugubres facéties.

Et ce sont des génuflexions et des contorsions devant des poupées de bois peint, et tout cela beugle et mugit, et de sottes bougies jettent leurs lueurs sur des nuages d’encens.

Dans le dôme de Cordoue se tient debout Almansor-Ben-Abdullah, qui regarde tranquillement les colonnes, et murmure ces mots :

« Ô vous, colonnes fortes et puissantes, autrefois vous embellissiez la maison d’Allah, maintenant vous rendez servilement hommage à l’odieux culte du Christ.

« Vous vous accommodez aux temps, et vous portez patiemment votre fardeau. — Hélas ! et moi qui suis d’une matière plus faible, ne dois-je pas encore plus patiemment accepter ma charge ? »

Et, le visage serein, Almansor-Ben-Abdullah courba sa tête sur le splendide baptistère du dôme de Cordoue.


2

Il sort vivement du dôme, et s’élance sur son coursier arabe qui part au galop ; les boucles de ses cheveux, encore trempées d’eau bénite, et les plumes de son chapeau flottent au vent.

Sur la route d’Alcoléa où coule le Guadalquivir, où fleurissent les amandiers blancs, où les oranges d’or répandent leurs senteurs ;

Sur cette route, le joyeux chevalier chevauche, siffle et chante de plaisir, et aux sons de sa voix se mêlent les gazouillements des oiseaux et le bruissement du fleuve.

Au château d’Alcoléa demeure Clara d’Alvarès, et pendant que son père se bat en Navarre, elle se réjouit sans contrainte.

Et Almansor entend au loin retentir les cymbales et les tambours de la fête, et il voit les lumières du château scintiller à travers l’épais feuillage des arbres.

Au château d’Alcoléa dansent douze dames parées ; douze chevaliers parés dansent avec elles. — Almansor est le plus brillant de ces paladins.

Comme il papillonne dans la salle, en belle humeur, sachant dire à toutes les dames les flatteries les plus exquises !

Il baise vivement la belle main d’Isabelle et s’échappe aussitôt, puis il s’assied devant Elvire, et la regarde hardiment dans les yeux.

Il demande en riant à Léonore s’il lui plaît aujourd’hui ? Et il lui montre la croix d’or brodée sur son pourpoint.

Il jure à chaque dame qu’elle règne seule dans son cœur ; et « aussi vrai que je suis chrétien », jure-t-il douze fois en cette même soirée.


3

Au château d’Alcoléa le plaisir et le bruit ont cessé ; dames et chevaliers ont disparu, et les lumières sont éteintes.

Dona Clara et Almansor sont restés seuls dans la salle ; la dernière lampe verse sur eux sa lueur solitaire.

La dame est assise sur un fauteuil, le chevalier est placé sur un escabeau, et sa tête, alourdie par le sommeil, repose sur les genoux de sa bien-aimée.

La dame, affectueuse et attentive, verse d’un flacon d’or de l’essence de rose sur les boucles brunes d’Almansor, — et il soupire du plus profond de son cœur.

De ses lèvres suaves, la dame, affectueuse et attentive, dépose un doux baiser sur les boucles brunes d’Almansor, et un nuage assombrit le front du chevalier endormi.

La dame, affectueuse et attentive, pleure et un flot de larmes tombe de ses yeux brillants sur les boucles brunes d’Almansor, — les lèvres du chevalier frémissent.

Et il rêve : il rêve qu’il se trouve encore dans le dôme de Cordoue. — Il tient encore sa tête courbée sur les fonts baptismaux. — L’eau lustrale ruisselle de sa chevelure, — et il entend beaucoup de voix confuses.

Il entend murmurer toutes les colonnes gigantesques ; elles ne veulent plus porter leur fardeau, et tremblent de colère et chancellent.

Et elles se brisent violemment, le peuple et les prêtres blêmissent, la coupole s’écroule avec fracas, et les dieux chrétiens se lamentent sous les décombres.



LE PÈLERINAGE À KEVLAAR[25]


1

À la fenêtre se tient la mère ; le fils est couché dans le lit. — « Ne veux-tu pas te lever, Wilhelm, pour voir la procession ?

— « Je suis si malade, ô ma mère ! que je n’entends ni ne vois ; je pense à ma chère morte, et cela me déchire le cœur. »

— « Lève-toi, nous irons à Kevlaar, prends tes Heures et ton rosaire ; la mère de Dieu guérira ton cœur endolori. »

Les bannières de la croix flottent au vent, les saints cantiques retentissent, c’est à Cologne sur le Rhin, que passe la procession.

La mère et le fils suivent la foule, tous deux chantent en chœur : « Gloire à toi, Marie ! »


2

Notre-Dame de Kevlaar porte aujourd’hui ses plus beaux habits ; aujourd’hui elle a beaucoup à faire, il lui vient des malades en foule.

Les malades lui présentent comme offrande des membres de cire, beaucoup de pieds et de mains de cire.

Et celui qui offre une main de cire, sa main malade devient saine, et celui qui offre un pied de cire, son pied se guérit.

Bien des gens allèrent à Kevlaar avec des béquilles qui maintenant sautent à la corde, beaucoup jouent maintenant du violon qui y vinrent ne pouvant remuer un seul doigt.

La mère prit un cierge et en forma un cœur. — « Porte cela à la mère de Dieu, elle guérira ton mal. »

Le fils prit en soupirant le cœur de cire, le porta en soupirant devant la sainte image ; les larmes lui jaillirent des yeux, ces mots lui jaillirent du cœur :

« Très-glorieuse Marie, servante immaculée et mère de Dieu, reine du ciel, entends ma plainte.

« Je demeurais avec ma mère dans la ville de Cologne, la ville qui compte par centaines les chapelles et les églises.

« Et près de nous demeurait la petite Margaretha qui dernièrement est morte ; Marie, je t’apporte un cœur de cire, guéris-moi la blessure de mon cœur.

« Guéris-moi mon cœur endolori, et je dirai et chanterai matin et soir avec ferveur : Gloire à toi, Marie ! »


3

Le fils malade et la mère dormaient dans leur chambrette ; survint la mère de Dieu qui entra sur la pointe du pied.

Elle se pencha sur le malade, appuya légèrement sa main sur son cœur, sourit doucement et disparut.

La mère vit tout comme dans un rêve et a même vu quelque chose de plus ; elle sortit de son assoupissement ; les chiens dans la cour aboyaient si fort !

Son fils était là, étendu sur son grabat, et il était mort ; les lueurs rouges du matin se jouaient sur ses joues blanches.

La mère joignit pieusement les mains, et pieusement à voix basse elle chanta : « Gloire à toi, Marie ! »


APPENDICE


1

— Lis de mon amour, tu te tiens tout songeur auprès du ruisseau, tu regardes l’eau mélancoliquement en soupirant : « Malheur ! » et « Hélas ! »

— « Va-t’en avec tes mots enjôleurs ! Je n’ignore pas, homme trompeur, que ma cousine, la rose, a gagné ton cœur qui ment. »


2

Dans les baisers que de mensonge ! En apparence quelles délices ! Ah ! qu’il est doux de tromper, mais être trompé est plus doux encore !

Bien-aimée, tu as beau te défendre, je sais bien ce que tu permets ! Je veux croire à ce que tu jures et jurer ce à quoi tu crois.

3

La farouche violence de mon amour, qui se taille un chemin à travers les rochers, ne pouvait convenir à la mollesse et à la tiédeur de ton âme.

Toi, tu n’aimais que les grandes routes de l’amour, et je t’y vois fort bien marcher au bras de ton mari, comme une brave femme enceinte.


4

— Ô ma gracieuse demoiselle, veuillez permettre au fils malade des Muses que je suis, de reposer ma tête alourdie de poète sur votre poitrine de cygne.

— « Monsieur ! comment pouvez-vous oser me dire en société des choses pareilles ? »


5

Puisque tu m’as meurtri les lèvres de baisers, baise-les encore pour les guérir. Et si tu n’as pas terminé ce soir, il n’importe, rien ne presse.

Tu as encore toute la nuit, ma bien-aimée la plus aimée ! On peut, dans une nuit entière, échanger de nombreux baisers et goûter beaucoup de bonheur.


6

Tandis qu’elle m’enlaçait et, tendrement, me pressait contre elle, mon âme s’envola vers le ciel ! Je la laissai s’envoler, tandis que je sirotais le nectar sur ses lèvres.


7

Oui, mon ami, sous ces tilleuls, tu peux satisfaire ton cœur. Tu trouves réunies ici les plus jolies de toutes les femmes.

Elles fleurissent en grâce et en tendresse dans leurs robes de soie aux multiples couleurs ! Un poète les a bien nommées : des fleurs en promenade.

Ô les jolis chapeaux à plumes ! Ô les beaux châles de Turquie ! Ô les belles fleurs de leurs joues ! Ô les jolis cous de cygne !


8

Ô dame hospitalière et belle, la maison et la cour sont bien situées, l’écurie et la cave sont bien entretenues, les champs sont bien labourés.

Dans le jardin, tous les carrés sont piochés et nettoyés, et la paille, après le battage, sert encore pour les litières.

Mais ton cœur et tes lèvres, belle dame, sont encore en friche, et tu n’utilises ta chambre à coucher qu’à demi.


9

Ne me compromets pas, ma chère enfant, et ne me salue pas sous les tilleuls ; quand nous serons ensuite chez nous, les choses iront tout à fait bien.


10

C’était une chose divine de vaincre ma concupiscence ; mais quand je n’y parvenais pas, j’en ressentais un vif plaisir.


À EDOM !


Voilà déjà mille ans et plus que nous nous supportons en frères ; tu supportes que je respire ; je supporte que tu délires.

Parfois pourtant, aux heures noires, il te vint d’étranges rancunes, et tes douces petites pattes, tu les as teintes de mon sang.

Aujourd’hui, notre amitié se raffermit et chaque jour la fait plus étroite ; car je commence à divaguer et deviens presque ton pareil.

AVEC UN EXEMPLAIRE DU
RABBIN DE BACHARACH[26]

Éclate en bruyantes plaintes, hymne sombre des martyrs, toi que j’ai si longtemps en silence porté dans mon cœur enflammé !

Qu’il frappe toutes les oreilles, et des oreilles qu’il aille au cœur ; ma puissance a su évoquer les souffrances millénaires.

Ils pleurent tous, grands et petits, tous jusqu’aux froids messieurs ; les fleurs et les femmes pleurent ; les étoiles pleurent au ciel.

Toutes ces larmes réunies s’écoulent sans bruit vers le sud ; elles s’écoulent, et elles vont grossir la rivière du Jourdain.


SUR LE HARTZ[27]

1824



PROLOGUE

Habits noirs, bas de soie, manchettes blanches et cérémonieuses, discours doucereux, embrassades… Ah ! s’ils avaient seulement des cœurs !

Des cœurs dans le sein, et de l’amour, de l’amour brillant dans le cœur… Ah ! je suis assourdi par leur ramage, ramage mensonger d’amour.

Je veux gravir les montagnes où sont de pieuses cabanes, où la poitrine respire avec liberté, où souffle un air plus libre.

Je veux gravir les montagnes où s’élancent les sombres sapins, où les ruisseaux murmurent, où les oiseaux chantent, où les nuages passent avec fierté.

Adieu, salons polis ! Hommes polis ! dames polies ! Je veux gravir les montagnes et laisser sous mes pieds votre fourmilière.


SUR LE HARDENBERG

Revenez, vieux songes d’autrefois, ouvre-toi, porte de mon cœur ! Que de chants de délices et de larmes douloureuses merveilleusement en jaillissent !

Je veux errer à travers les sapins, où la source gaiement murmure, où les cerfs orgueilleux cheminent, où la grive siffle son chant.

Je veux monter sur les montagnes, sur les hauts rochers escarpés, où les sombres ruines des châteaux apparaissent à la lumière du matin.

Là, je m’asseoirai silencieux, songeant aux temps anciens, aux vieilles races vigoureuses, aux splendeurs disparues.

L’herbe couvre maintenant la place du tournoi, où combattait l’orgueilleux champion qui avait battu les plus braves, et remporté le prix du combat.

Le lierre rampe sur le balcon où se tenait la belle dame dont les yeux vainquirent l’orgueilleux vainqueur.

Hélas ! la main de la mort a vaincu le victorieux et la victorieuse, — ce maigre chevalier de la faux nous couche tous dans le sable.


L’IDYLLE DE LA MONTAGNE



1

Sur la montagne est assise la cabane où demeure le vieux mineur ; au-dessus murmure le vert sapin, et brille la lune dorée.

Dans la cabane est un fauteuil à bras richement et merveilleusement ciselé ; il est heureux celui qui s’assied dans ce fauteuil, et l’heureux mortel c’est moi !

Sur l’escabelle est assise la jeune fille, la petite appuie son bras sur mes genoux ; ses yeux sont comme deux étoiles bleues, sa bouche comme la rose purpurine.

Et les charmantes étoiles bleues me regardent avec toute leur candeur céleste ; et elle met son doigt de lis, finement, sur la rose purpurine.

Non, la mère ne nous voit pas, car elle file du lin avec ardeur, et le père pince la guitare et chante la vieille chanson.

Et la petite raconte tout bas, bien bas, et d’une voix étouffée ; elle m’a déjà confié maint secret important.

« Mais depuis que la tante est morte, nous ne pouvons plus aller à la fête des arquebuses de Goslar, et là-bas, c’est bien beau.

« Ici, au contraire, tout est triste, sur la hauteur froide de la montagne, et l’hiver nous sommes tout à fait comme enterrés dans la neige.

« Et je suis une fille craintive, et j’ai peur comme un enfant des méchants esprits de la montagne qui travaillent pendant la nuit. »

Tout à coup la petite se tait, comme effrayée de ses propres paroles et elle a, de ses deux petites mains, couvert ses jolis yeux.

Le sapin murmure plus bruyant au dehors, et le rouet jure et gronde, et la guitare résonne au milieu de ces bruits, et la vieille chanson bourdonne :

« Ne crains rien, chère enfant, de la puissance des méchants esprits ; jour et nuit, chère enfant, les anges célestes te gardent. »


2

Le sapin avec ses doigts verts frappe aux vitraux de la petite fenêtre, et la lune, aimable curieuse, verse sa jaune lumière dans la chambrette.

Le père, la mère, ronflent doucement dans la pièce voisine ; mais nous deux, jasant comme des bienheureux, savons nous tenir éveillés.

« Tu ne me fais pas l’effet de prier trop souvent, mon ami ; cette moue de tes lèvres ne vient certainement pas de la prière.

« Cette moue méchante et froide m’effraie à chaque instant ; pourtant mon inquiétude est calmée aussitôt par le pieux rayon de tes yeux.

« Je doute aussi que tu aies ce qui s’appelle avoir la foi ; — n’est-ce pas que tu ne crois pas en Dieu le Père, ni au Fils, ni au Saint-Esprit ? »

— Ah ! ma chère enfant, quand tout petit j’étais assis aux genoux de ma mère, je croyais déjà en Dieu le Père, qui plane en haut dans la bonté et dans la grandeur ;

Je croyais en lui qui a créé la belle terre et les beaux hommes qui sont dessus, en lui qui a assigné leur marche aux soleils, aux lunes, aux étoiles.

Quand je devins plus grand, ma chère enfant, je commençai à comprendre bien davantage, et je compris et devins raisonnable, et je crus aussi au Fils ;

Au Fils chéri qui, en aimant, nous a révélé l’amour, et en récompense, comme c’est l’usage, a été crucifié par le peuple.

Aujourd’hui que je suis homme, que j’ai beaucoup lu, beaucoup voyagé, mon cœur se dilate, et de tout mon cœur, je crois au Saint-Esprit.

Celui-ci a fait les plus grands miracles, et il en fait de plus grands encore à présent ; il a brisé les donjons de la tyrannie, et il a brisé le joug de la servitude.

Il guérit de vieilles blessures mortelles, et renouvelle le droit primitif : que tous les hommes, nés égaux, sont une race de nobles.

Il dissipe les méchantes chimères et les fantômes ténébreux, qui nous gâtaient l’amour et le plaisir, en nous montrant à toute heure leurs faces grimaçantes.

Mille chevaliers, bien harnachés, ont été choisis par le Saint-Esprit pour accomplir sa volonté, et il les a armés d’un fier courage.

Leurs bonnes épées étincellent, leurs bonnes bannières flottent. N’est-ce pas que tu voudrais bien, ma chère enfant, voir de ces vaillants chevaliers ?

Eh bien, regarde-moi, ma chère enfant ! Embrasse-moi et regarde-moi ; car, moi-même, je suis un vaillant chevalier du Saint-Esprit.


3

Au dehors, la lune se cache en silence derrière le vert sapin, et dans la chambrette notre lampe flamboie faiblement et éclaire à peine.

Heureusement, mes étoiles bleues rayonnent d’une lumière plus claire ; la rose purpurine éclate comme le feu, et la bonne jeune fille dit :

« Des follets, de petits follets, volent notre pain et notre lard ; la veille il est encore dans le buffet, et le lendemain il a disparu.

« Ces petits démons mangent la crème sur notre lait, et laissent les vases découverts, et la chatte boit le reste.

« Et la chatte est une sorcière ; car elle se glisse, pendant la nuit, sur la montagne des revenants, où est la vieille tour.

« Il y eut là jadis un château plein de plaisir et d’éclat d’armures ; de preux chevaliers, des dames et des écuyers y tournoyaient dans la danse aux flambeaux.

« Alors une méchante sorcière maudit le château et les gens ; les ruines seules sont restées debout, et les hiboux y font leurs nids.

« Pourtant ma défunte tante assurait : que si l’on dit la parole juste, la nuit, à l’heure juste, là-haut, à la vraie place,

« Les ruines se changent de nouveau en un château brillant, et l’on y voit gaîment danser preux chevaliers, dames et écuyers.

« Et celui-là qui a prononcé ce mot, le château et les gens lui appartiennent ; les timbales et les trompettes célèbrent sa jeune magnificence. »

C’est ainsi que parle la bonne jeune fille, et ses yeux, les étoiles bleues, versent sur son babil les lueurs de leur azur féerique.

Ses cheveux d’or, la petite les enlace autour de ma main ; elle donne de jolis noms à mes doigts, rit et les baise, et se tait à la fin.

Et dans cette chambre tranquille tout me regarde avec des yeux si familiers. La table et l’armoire sont comme si je les avais vues bien des fois auparavant.

Le tic-tac du coucou a un ton amical, et la guitare, à peine sensible, commence à résonner d’elle-même, et je me trouve comme dans un songe.

C’est l’heure juste maintenant, nous sommes aussi sur la vraie place ; tu t’étonnerais, ma chère enfant, si, moi, je prononçais la parole juste

Et je dis cette parole… Vois-tu, tout devient jour, tout s’agite ; les sources et les sapins deviennent plus bruyants, et la vieille montagne s’éveille.

Le son des mandolines et les chants des nains retentissent dans les crevasses de la montagne, et, comme un insensé printemps, sort de la terre une forêt de fleurs.

Des fleurs, d’audacieuses fleurs, aux feuilles larges et fabuleuses, odorantes, diaprées et vivement agitées comme par la passion.

Des roses, ardentes comme de rouges flammes, jaillissent du milieu de cette végétation ; des lis, semblables à des piliers de cristal, s’élancent jusqu’au ciel.

Et les étoiles, grandes comme des soleils, jettent en bas des rayons de désir ; dans le calice gigantesque des lis coulent en torrent les flots de ces lumières.

Et nous-mêmes, ma chère enfant, sommes métamorphosés bien plus encore : l’éclat des flambeaux, l’or et la soie resplendissent gaiement autour de nous.

Toi, tu es devenue une princesse, et cette cabane est devenue un château ; et ici se réjouissent et dansent preux chevaliers, dames et écuyers.

Mais, moi, j’ai acquis toi et tout cela, château et gens ; les timbales et les trompettes célèbrent ma jeune magnificence.



LE JEUNE BERGER

Il est roi, le jeune berger ; la verte colline est son trône : le soleil sur sa tête est sa couronne pesante, sa couronne d’or.

À ses pieds sautillent les moutons, doux flatteurs, marqués de croix rouges. Les veaux sont ses chambellans, et se pavanent avec orgueil.

Ses comédiens ordinaires sont les petits boucs ; et les oiseaux et les vaches, avec leurs flûtes, avec leurs clochettes, sont les musiciens de la chapelle royale.

Et tout cela sonne et chante si gentiment, si gentiment murmurent de concert les cascades et les sapins, que le roi se laisse endormir.

Pendant ce temps gouverne le ministre, ce mauvais chien dont l’aboiement grondeur retentit tout alentour.

Dans son sommeil, le jeune roi balbutie : « Régner est une chose bien difficile : ah ! déjà je voudrais être à la maison, près de ma reine !

« Dans les bras de ma reine ma tête repose si mollement ! Et dans ses beaux yeux s’étend mon royaume infini. »




SUR LE BROCKEN

Il fait déjà plus clair à l’orient par une petite étincelle du soleil ; au loin, bien loin, les sommets des monts nagent dans une mer de vapeurs.

Si j’avais des bottes de sept lieues, je courrais avec la rapidité du vent, de sommets en sommets, jusqu’à la maison de la bien-aimée.

Du petit lit où elle sommeille, je tirerais doucement les rideaux, je baiserais doucement son front, doucement les rubis de sa bouche.

Plus doucement encore, je voudrais murmurer dans ses petites oreilles blanches : « Pense en songe que nous nous aimons encore, et que nous ne nous sommes jamais perdus. »



L’ILSE

Je suis la princesse Ilse, et j’habite la roche Ilsenstein. Viens avec moi dans mon château, nous y serons heureux.

Je veux guérir ta tête avec mes vagues transparentes. Tu oublieras tes chagrins, pauvre garçon malade de soucis !

Dans mes bras blancs comme la neige, sur mon sein blanc comme la neige, tu reposeras et tu rêveras le bonheur des vieux contes.

Je veux t’embrasser et te serrer comme j’ai serré et embrassé le cher empereur Henri, qui est mort maintenant.

Les morts sont morts, et il n’est que les vivants qui vivent, et je suis belle et florissante ; mon cœur rit et palpite.

Mon cœur rit et palpite… Viens chez moi, dans mon palais de cristal. Mes damoiselles et mes chevaliers y dansent ; la troupe des écuyers se livre à la joie.

Les longues robes de soie bruissent, les éperons d’or résonnent, les nains font retentir les timbales, jouent du violon et sonnent du cor.

Mais toi, mon bras t’enlacera comme il enlaça l’empereur Henri : de mes mains blanches je lui bouchai les oreilles, quand dehors la trompette sonna.


LA MER DU NORD

(1825-1826)




PREMIER CYCLE

1


COURONNEMENT


Chansons ! mes bonnes chansons ! debout, debout, et prenez vos armes ! Faites sonner les trompettes et élevez-moi sur le pavois cette jeune belle, qui désormais doit régner sur mon cœur en souveraine.

Salut à toi, jeune reine !

Du soleil, qui luit là-haut, j’arracherai l’or rutilant et radieux, et j’en formerai un diadème pour ton front sacré. — Du satin azuré qui flotte à la voûte du ciel, et où scintillent les diamants de la nuit, je veux arracher un magnifique lambeau, et j’en ferai un manteau de parade pour tes royales épaules. Je te donnerai une cour de pimpants sonnets, de fiers terzines et de stances élégantes ; mon esprit te servira de coureur, ma fantaisie de bouffon, et mon humour sera ton héraut blasonné. Mais, moi-même, je me jetterai à tes pieds, reine, et, agenouillé sur un coussin de velours rouge, je te ferai hommage du reste de raison qu’a daigné me laisser l’auguste maîtresse qui t’a précédée dans mon cœur.


2


LE CRÉPUSCULE


Sur le pâle rivage de la mer je m’assis rêveur et solitaire. Le soleil déclinait et jetait des rayons ardents sur l’eau, et les blanches, larges vagues, poussées par le reflux, s’avançaient écumeuses et mugissantes. C’était un fracas étrange, un chuchotement et un sifflement, des rires et des murmures, des soupirs et des râles, entremêlés de sons caressants comme des chants de berceuses. — Il me semblait ouïr les récits du vieux temps, les charmants contes des féeries qu’autrefois, tout petit encore, j’entendais raconter aux enfants du voisinage alors que, par une soirée d’été, accroupis sur les degrés de pierre de la porte, nous écoutions en silence le narrateur, avec nos jeunes cœurs attentifs et nos yeux tout ouverts par la curiosité, pendant que les grandes filles, assises à la fenêtre au-dessus de nous, près des pots de fleurs odorantes, et semblables à des roses, souriaient aux lueurs du clair de lune.


3


COUCHER DE SOLEIL

Dans l’immense océan argenté qui frissonne, descend le soleil empourpré ; à sa suite, dans l’air, flottent des formes roses. Comme un visage triste et mortellement pâle, la lune, à l’autre bout du ciel, sort des voiles d’automne du couchant, et les étoiles scintillent derriere elle, étincelles lumineuses dans l’espace nébuleux.

La déesse Luna et le dieu Sol, unis par les liens du mariage, luisaient jadis au firmament : autour d’eux grouillaient les étoiles, leurs innocents petits enfants.

Mais de mauvaises langues semèrent la discorde, et l’hostilité sépara l’orgueilleux couple flamboyant.

Maintenant chaque jour, dans sa majesté solitaire, le dieu Soleil circule là-haut, et les hommes altiers qu’endurcit le bonheur adorent et célèbrent sa puissance. Mais, la nuit, Luna chemine dans le ciel, pauvre mère entourée d’étoiles orphelines, et elle luit avec un air de muette mélancolie. Et jeunes filles énamourées et poètes au cœur tendre lui dédient leurs fleurs et leurs chants.

La douce Lune ! Avec son cœur de femme, elle aime encore son bel époux. Aux approches du soir, tremblante et pâle, elle s’arrête derrière un nuage léger et contemple avec douleur celui qui l’abandonna. Elle voudrait pousser le cri de son angoisse : « Viens ! Viens ! Il tarde aux enfants de te voir ! » Mais le soleil, le dieu hautain, à la vue de son épouse, s’empourpre davantage encore de colère et de chagrin, et, implacable, il se couche dans son lit de veuvage aux ondes glacées.

Ainsi de méchantes langues de vipère ont apporté aux éternels dieux eux-mêmes la douleur et la ruine ! Et ces pauvres divinités, tourmentées et inconsolables accomplissent là-haut leur carrière infinie, et ne pouvant pas mourir, elles traînent leur éclatante misère.

Moi, moi qui suis un homme, à qui son humble origine garantit le bonheur de pouvoir mourir, je veux cesser de me plaindre.


4


LA NUIT SUR LA PLAGE


La nuit est froide et sans étoiles ; la mer fermente, et sur la mer, à plat ventre étendu, l’informe vent du nord, comme un vieillard grognon, babille d’une voix gémissante et mystérieuse, et raconte de folles histoires, des contes de géants, de vieilles légendes islandaises remplies de combats et de bouffonneries héroïques, et, par intervalles, il rit et hurle les incantations de l’Edda, les évocations runiques, et tout cela avec tant de gaîté féroce, avec tant de rage burlesque, que les blancs enfants de la mer bondissent en l’air et poussent des cris d’allégresse.

Cependant sur la plage, sur le sable où la marée a laissé son humidité, s’avance un étranger dont le cœur est encore plus agité que le vent et les vagues. Partout où il marche, ses pieds font jaillir des étincelles et craquer des coquillages ; il s’enveloppe dans un manteau gris, et va, d’un pas rapide, à travers la nuit et le vent, guidé par une petite lumière qui luit douce et séduisante dans la cabane solitaire du pêcheur.

Le père et le frère sont sur la mer, et, toute seulette dans la cabane, est restée la fille du pêcheur, la fille du pêcheur belle à ravir. Elle est assise près du foyer et écoute le bruissement sourd et fantasque de la bouilloire. Elle jette des ramilles pétillantes au feu et souffle dessus, de sorte que les lueurs rouges et flamboyantes se reflètent magiquement sur son frais visage, sur ses épaules qui ressortent si blanches et si délicates de sa grossière et grise chemise, et sur la petite main soigneuse qui noue solidement le jupon court sur la fine cambrure de ses reins.

Mais tout à coup la porte s’ouvre, et le nocturne étranger s’avance dans la cabane ; il repose un œil doux et assuré sur la blanche et frêle jeune fille qui se tient frissonnante devant lui, semblable à un lis effrayé, et il jette son manteau à terre, sourit et dit :

« Vois-tu, mon enfant, je tiens parole et je suis revenu, et, avec moi, revient l’ancien temps où les dieux du ciel s’abaissaient aux filles des hommes et, avec elles, engendraient ces lignées de rois porte-sceptres, et ces héros, merveilles du monde. — Pourtant, mon enfant, cesse de t’effrayer de ma divinité, et fais-moi, je t’en prie, chauffer du thé avec du rhum, car la bise était forte sur la plage, et, par de telles nuits, nous avons froid aussi, nous autres dieux, et nous avons bientôt fait d’attraper un divin rhumatisme et une toux immortelle. »


5


POSÉIDON


Les feux du soleil se jouaient sur la mer houleuse ; au loin, sur la rade, se dessinait le vaisseau qui devait me porter dans ma patrie, mais j’attendais un vent favorable, et je m’assis tranquillement sur la dune blanche, au bord du rivage, et je lus le chant d’Odysseus, ce vieux chant éternellement jeune, éternellement retentissant du bruit des vagues, et dans les feuilles duquel je respirais l’haleine ambrosienne des dieux, le splendide printemps de l’humanité et le ciel merveilleux d’Hellas.

Mon généreux cœur accompagnait fidèlement le fils de Laërte dans ses pérégrinations aventureuses ; je m’asseyais avec lui, la tristesse dans l’âme, aux foyers hospitaliers où les reines filent de la pourpre, et je l’aidais à mentir et à s’échapper heureusement de l’antre du géant ou des bras d’une nymphe enchanteresse ; je le suivais dans la nuit cimmérienne et dans la tempête et le naufrage, et je supportais avec lui d’ineffables angoisses.

Je disais en soupirant : Ô cruel Poséidon, ton courroux est redoutable ; et moi aussi, j’ai peur de ne pas revoir ma patrie.

À peine eus-je prononcé ces mots, que la mer se couvrit d’écume, et que, des blanches vagues, sortit la tête couronnée d’ajoncs du dieu de la mer, qui me dit d’un ton railleur :

« Ne crains rien, mon cher poétereau ! Je n’ai nulle envie de briser ton pauvre petit esquif, ni d’inquiéter ton innocente vie par des secousses trop périlleuses ; car toi, rimeur innocent, tu ne m’as jamais irrité, tu n’as pas ébréché la moindre tourelle de la citadelle sacrée de Priam, tu n’a pas arraché le plus léger cil à l’œil de mon fils Polyphème, et tu n’as jamais reçu de conseils de la déesse de la sagesse, Pallas Athéné. »

Ainsi parla Poséidon, et il se replongea dans la mer ; et cette saillie grossière du dieu marin fit rire sous l’eau Amphitrite, la divine poissarde, et les sottes filles de Nérée.


6


DÉCLARATION


Le crépuscule tombait, le flot mugissait plus sauvage, et j’étais assis sur la grève, regardant danser les vagues blanches d’écume. Et ma poitrine se gonfla comme la mer et je fus pris d’une nostalgie profonde en pensant à toi, gracieuse image qui partout plane à mon entour et qui partout m’appelle, partout, partout, dans le sifflement du vent, le mugissement de la mer et les soupirs de ma propre poitrine ?

Avec un mince roseau, j’écrivis sur le sable : « Agnès, je t’aime ! » Mais les vagues maussades recouvrirent le tendre aveu et l’effacèrent.

Frêle roseau, sable qui n’es que poussière, flot qui t’écoules, je ne veux plus me fier à vous ! Le ciel devient plus sombre et mon cœur plus farouche. D’une poigne vigoureuse, dans les forêts de Norvège, j’extirperai le sapin le plus haut ; puis je le tremperai dans le cratère enflammé de l’Etna et, de cette plume gigantesque imbibée de flammes, sur la voûte noire du firmament, je tracerai ces mots : « Agnès, je t’aime ! »

Et les lettres de feu flamboieront ineffaçablement chaque nuit, et la postérité transportée d’allégresse lira ces mots écrits sur le ciel : « Agnès, je t’aime ! »


7


DANS LA CABINE PENDANT LA NUIT


La mer a ses perles, le ciel a ses étoiles, mais mon cœur, mon cœur, mon cœur a son amour.

Grande est la mer et grand le ciel, mais plus grand est mon cœur, et plus beau que les perles et les étoiles brille mon amour.

À toi, jeune fille, à toi est ce cœur tout entier ; mon cœur et la mer et le ciel se confondent dans un seul amour.

À la voûte azurée du ciel, où luisent les belles étoiles, je voudrais coller mes lèvres dans un ardent baiser et verser des torrents de larmes.

Ces étoiles sont les yeux de ma bien-aimée, ils scintillent et m’envoient mille gracieux saluts de la voûte azurée du ciel.

Vers la voûte azurée du ciel, vers les yeux de la bien-aimée, je lève dévotement les bras, et je prie et j’implore.

Doux yeux, gracieuses lumières, donnez le bonheur à mon âme ; faites-moi mourir, et que je vous possède, vous et tout votre ciel.

Là-haut, des yeux du ciel, des étincelles d’or tombent en tremblant dans la nuit, et mon âme se dilate, agrandie par l’amour.

Versez vos larmes dans mon âme, étoiles, yeux du ciel, pour que mon âme soit inondée sous vos larmes de lumière.

Bercé par les vagues et par mes rêveries, je suis étendu tranquillement dans la couchette de ma cabine.

À travers la lucarne ouverte, je regarde la-haut les claires étoiles, les chers et doux yeux de ma chère bien-aimée.

Les chers et doux yeux veillent sur ma tête, et ils brillent et clignotent du haut de la voûte azurée du ciel.

À la voûte azurée du ciel je regardais heureux, durant de longues heures, jusqu’à ce qu’un voile de brume blanche me dérobât les yeux chers et doux.

Contre la cloison, où s’appuie ma tête rêveuse, viennent battre les vagues furieuses ; elles bruissent et murmurent à mon oreille : « Pauvre fou ! ton bras est court et le ciel est loin, et les étoiles sont solidement fixées la-haut avec des clous d’or. — Vains désirs, vaines prières ! tu ferais mieux de t’endormir. »

Je rêvais d’une lande déserte, toute couverte d’une muette et blanche neige, et sous la neige blanche j’étais enterré et je dormais du froid sommeil de la mort.

Pourtant là-haut, de la sombre voûte du ciel, les étoiles, ces doux yeux de ma bien-aimée, contemplaient mon tombeau, et ces doux yeux brillaient d’une sérénité victorieuse et placide, mais pleine d’amour.


8


TEMPÊTE


La tempête est déchaînée et fouette les flots. Les flots, écumant et se cabrant de rage, s’élèvent comme des tours, et ces blanches montagnes d’eau palpitent comme des êtres vivants. Et le petit navire les escalade d’un bond qui paraît impossible, puis brusquement retombe dans le gouffre béant et noir.

Ô mer ! génératrice de la beauté, mère d’Aphrodite sortie de l’écume de tes flots ! Grand’mère de l’Amour, épargne-moi ! Déjà la blanche mouette flaireuse de cadavres volète autour de moi, semblable à un spectre ; elle affile son bec au grand mât, elle a faim, la gloutonne, de ce cœur qui résonne de la gloire de ta fille et dont ton petit-fils, le mignon espiègle, se sert comme d’un joujou.

Mais en vain je prie et j’implore ! Mes cris se perdent dans le mugissement de la tempête, dans le fracas de bataille des vents. Cela brame, siffle, crépite et hurle comme un hospice d’aliénés. Et, à travers tout ce bruit, je perçois nettement les sons enjôleurs d’une harpe, un chant étrange et langoureux qui amollit et qui déchire, et je reconnais cette voix.

Là-bas, sur la falaise écossaise, le petit manoir gris s’avance au-dessus de la mer irritée. À la fenêtre est une belle dame maladive dont la peau diaphane a la blancheur du marbre ; elle chante en s’accompagnant sur la harpe, et le vent, qui emmêle ses longues boucles, porte sa chanson monotone au loin sur la mer irritée.


9


LE CALME


La mer est calme. Le soleil reflète ses rayons dans l’eau, et sur la surface onduleuse et argentée, le navire trace des sillons d’émeraude.

Le pilote est couché sur le ventre, près du gouvernail, et ronfle légèrement. Près du grand mât, raccommodant des voiles, est accroupi le mousse goudronné.

Sa rougeur perce à travers la crasse de ses joues, sa large bouche est agitée de tressaillements nerveux, et il regarde çà et là tristement avec ses grands beaux yeux.

Car le capitaine se tient devant lui, tempête et jure et le traite de voleur : « Coquin ! tu m’as volé un hareng dans le tonneau ! »

La mer est calme. Un petit poisson monte à la surface de l’onde, chauffe sa petite tête au soleil et remue joyeusement l’eau avec sa petite queue.

Cependant, du haut des airs, la mouette fond sur le petit poisson, et, sa proie frétillante dans son bec, s’élève et plane dans l’azur du ciel.


10


AU FOND DE LA MER


J’étais couché sur le bordage du vaisseau je regardais, les yeux rêveurs, dans le clair miroir de l’eau, et je plongeais mes regards de plus en plus avant, lorsqu’au fond de la mer j’aperçus, d’abord comme une brume crépusculaire, puis peu à peu, avec des couleurs plus distinctes, des coupoles et des tours, et enfin, éclairée par le soleil, toute une antique ville néerlandaise pleine de vie et de mouvement. Des hommes âgés, enveloppés de manteaux noirs avec des fraises blanches et des chaînes d’honneur, de longues épées et de longues figures, se promènent sur la place, près de l’hôtel de ville orné de dentelures et d’empereurs de pierre naïvement sculptés, avec leurs sceptres et leurs longues épées. Non loin de là, devant une file de maisons aux vitres brillantes, sous des tilleuls taillés en pyramides, se promènent, avec des frôlements soyeux, de jeunes femmes, de sveltes beautés dont les visages de rose sortent décemment de leurs coiffes noires et dont les cheveux blonds ruissellent en boucles d’or. Une foule de beaux cavaliers costumés à l’espagnole se pavanent près d’elles et lancent des œillades. Des matrones vêtues de mantelets bruns, un livre d’heures et un rosaire dans les mains, se dirigent à pas menus vers le grand dôme, attirées par le son des cloches et le ronflement de l’orgue.

À ces sons lointains, un secret frisson s’empare de moi. De vagues désirs, une profonde tristesse, envahissent mon cœur, mon cœur à peine guéri. Il me semble que mes blessures, pressées par des lèvres chéries, saignent de nouveau ; leurs chaudes et rouges gouttes tombent lentement, une à une, dans la mer, elles tombent sur une vieille maison qui est là dans la ville sous-marine, sur une vieille maison au pignon élevé, qui semble veuve de tous ses habitants, et dans laquelle est assise, à une fenêtre basse, une jeune fille qui appuie sa tête sur son bras. — Et je te connais, pauvre enfant ! Si loin, au fond de la mer même, tu t’es cachée de moi dans un accès d’humeur enfantine, et tu n’as pas pu remonter, et tu t’es assise étrangère parmi des étrangers, durant un siècle, pendant que moi, l’âme pleine de chagrin, je te cherchais par toute la terre, et toujours je te cherchais, toi toujours aimée, depuis si longtemps aimée, toi que j’ai retrouvée enfin ! Je t’ai retrouvée et je revois ton doux visage, tes yeux intelligents et calmes, ton fin sourire. — Et jamais je ne te quitterai plus, et je viens à toi, et les bras étendus, je me précipite sur ton cœur.

Mais le capitaine me saisit à temps par le pied, et, me tirant sur le bord du vaisseau, me dit d’un ton bourru : « Docteur ! docteur ! êtes-vous possédé du diable ? »


11


PURIFICATION


« Reste au fond de la mer, rêve insensé, qui autrefois, la nuit, as si souvent affligé mon cœur d’un faux bonheur, et qui, encore à présent, spectre marin, viens me tourmenter en plein jour. — Reste là sous les ondes durant l’éternité, et je te jette encore tous mes maux et tous mes péchés, et le bonnet de la folie dont les grelots ont si longtemps résonné autour de ma tête, et la froide dissimulation, cette peau lisse de serpent qui m’a si longtemps enveloppé l’âme…, mon âme malade reniant Dieu et reniant les anges, mon âme maudite et damnée… »

— Hoiho ! hoiho ! voici le vent ! dépliez les voiles ! elles flottent et s’enflent ! Sur le miroir placide et périlleux des eaux, le vaisseau glisse, et l’âme délivrée pousse des cris de joie.

12


LA PAIX


Le soleil était au plus haut du ciel, environné de nuages blancs, la mer était calme, et j’étais couché près du gouvernail, et je songeais et je rêvais ; — et, moitié éveillé, moitié sommeillant, je vis Christus, le sauveur du monde. Vêtu d’une robe blanche flottante, et grand comme un géant, il marchait sur la terre et sur la mer ; sa tête touchait au ciel, et de ses mains étendues il bénissait la mer et la terre, et, comme un cœur dans sa poitrine, il portait le soleil, le rouge et ardent soleil, — et ce cœur radieux et enflammé, foyer d’amour et de clarté, épandait ses gracieux rayons et sa lumière éternelle sur la terre et sur la mer.

Des sons de cloche, résonnant ça et là, attiraient comme des cygnes, et en se jouant, notre navire, qui glissa vers un rivage verdoyant ou des hommes habitent une cité magnifique.

Ô merveille de la paix ! comme la ville est tranquille ! Le sourd bourdonnement des vaines et babillardes affaires, le bruissement des métiers, tout se tait, et à travers les rues claires et resplendissantes se promènent des hommes vêtus de blanc et portant des palmes, et, lorsque deux personnes se rencontrent, elles se regardent d’un air d’intelligence, et, dans un tressaillement d’amour et de douce renonciation, elles s’embrassent au front et lèvent les yeux vers le cœur radieux du Sauveur, vers ce cœur qui est le soleil et qui verse allègrement la pourpre de son sang réconciliateur sur le monde, et elles disent trois fois dans un transport de béatitude : Béni soit Jésus-Christ !

Que ne donnerais-tu pas pour avoir eu un tel rêve, bien-aimé ? Toi si faible de tête et de corps, mais si fort par la foi, toi qui, dans ta simplicité, vénères la Trinité et la croix et la bannière, toi qui en te prosternant chaque jour aux pieds de ta haute bienfaitrice, es parvenu à la dignité de conseiller aulique, puis à celle de conseiller de justice et finalement à celle conseiller de gouvernement dans cette pieuse ville ou fleurissent la foi et le sable, où les eaux sacrées de la Sprée détrempent les âmes et diluent le thé, — que ne donnerais-tu pas pour avoir eu ce rêve, bien-aimé ? Tu l’aurais fait valoir dans le beau monde, ton mol visage et tes yeux clignants fondus dans une expression de piété et d’humilité. Et son Altesse sérénissime transportée et tremblante d’extase se serait jetée à genoux pour prier avec toi ; l’œil allumé d’un saint éclat, il t’aurait alloué une augmentation de salaire de cent thalers, et, les mains jointes, tu aurais bégayé : Béni soit Jésus-Christ !




DEUXIÈME CYCLE



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SALUT À LA MER


Thalatta ! Thalatta ! Je te salue, mer éternelle ! Je te salue dix mille fois d’un cœur joyeux, comme autrefois te saluèrent dix mille cœurs grecs, cœurs malheureux dans les combats, soupirant après leur patrie, cœurs illustres dans l’histoire du monde.

Les flots s’agitaient et mugissaient ; le soleil versait sur la mer ses clartés roses ; des volées de mouettes s’enfuyaient effarouchées en poussant des cris aigus ; les chevaux piaffaient ; les boucliers résonnaient d’un cliquetis joyeux. Comme un chant de victoire, retentissait alors le cri des fils de Hellas, la reine des flots : Thalatta ! Thalatta !

Je te salue, mer éternelle ! Je retrouve dans le bruissement de tes ondes comme un écho de la patrie, et je crois voir les rêves de mon enfance scintiller sous tes vagues, et il me revient de vieux souvenirs de tous les chers et nobles jouets, de tous les brillants cadeaux de Noël, de tous les coraux rouges, des perles et des coquillages dorés que tu conserves mystérieusement dans des coffrets de cristal !

Oh ! combien j’ai souffert des ennuis de la terre étrangère ! Comme une fleur fanée dans l’étui de fer-blanc du botaniste, mon cœur se desséchait dans ma poitrine. Il me semble que, durant l’hiver, je m’asseyais comme un malade dans une chambre sombre et malsaine, et maintenant voilà que je l’ai quittée tout à coup, et le vert printemps, éveillé par le soleil, resplendit à mes yeux éblouis, et j’entends le tendre soupir des arbres chargés d’une neige parfumée, et les jeunes fleurs me regardent avec leurs yeux odorants et bariolés, et l’atmosphère pleure et bruit, et respire et sourit, et dans l’azur du ciel les oiseaux chantent : Thalatta ! Thalatta !

Ô cœur vaillant, qui t’es illustré par tes fuites, comme jadis les guerriers de la grande retraite ! combien de fois les beautés barbares du Nord t’ont amoureusement harassé ! — De leurs grands yeux victorieux, elles me lançaient des traits enflammés ; avec leurs paroles à double tranchant, elles s’exerçaient à me fendre le cœur ; avec de longues épîtres assommantes, elles étourdissaient ma pauvre cervelle. Vainement je leur opposais le bouclier, les flèches sifflaient, les coups retentissaient ; elles ont fini par me pousser, ces beautés barbares du Nord, jusqu’au rivage de la mer, et, respirant enfin librement, je salue la mer, la mer bienfaisante et libératrice — Thalatta ! Thalatta !


2


L’ORAGE


L’orage couve sourdement sur la mer, et, à travers la noire muraille des nuages, palpite la foudre dentelée qui luit et s’éteint comme un trait d’esprit sorti de la tête de Zeus-Kronion. Sur l’onde déserte et sombre roule longuement le tonnerre et bondissent les blancs coursiers de Poseidon, que Borée lui-même a jadis engendrés avec les cavales échevelées d’Erichthon, et les oiseaux de mer s’agitent, inquiets comme les ombres des morts que Caron, au bord du Styx, repousse de sa barque surchargée.

Il y a un pauvre petit navire qui danse là-bas une danse bien périlleuse ! Éole lui envoie les plus fougueux musiciens de sa bande, qui le harcèlent cruellement de leur branle folâtre ; l’un siffle, l’autre souffle, le troisième joue de la basse, — et le pilote chancelant se tient au gouvernail et observe sans cesse la boussole, cette âme tremblante du navire, et, tendant des mains suppliantes vers le ciel, il s’écrie : Oh ! sauve-moi, Castor, vaillant cavalier, et toi, glorieux athlète, Pollux !


3


LE NAUFRAGE


Espoir et amour ! Tout est brisé, et moi-même, comme un cadavre que la mer a rejeté avec mépris, je gis là, étendu sur le rivage, sur le rivage sablonneux et nu. — Devant moi s’étale le grand désert des eaux ; derrière moi, il n’y a qu’exil et douleur, et au-dessus de ma tête voguent les nuées, ces grises et informes filles de l’air, qui de la mer, avec des seaux de brouillard, puisent l’eau, la traînent à grand’peine et la laissent retomber dans la mer, besogne triste, et fastidieuse, et inutile, comme ma propre vie.

Les vagues murmurent, les mouettes croassent, de vieux souvenirs me saisissent, des rêves oubliés, des images éteintes me reviennent, tristes et doux.

Il est dans le Nord une femme belle, royalement belle ; une voluptueuse robe blanche entoure sa frêle taille de cyprès ; les boucles noires de ses cheveux, s’échappant comme une nuit bienheureuse de sa tête couronnée de tresses, s’enroulent capricieusement autour de son doux et pâle visage, et dans son doux et pâle visage, grand et puissant, rayonne son œil, semblable à un soleil noir.

Noir soleil, combien de fois tu m’as versé les flammes dévorantes de l’enthousiasme, et combien de fois ne suis-je pas resté chancelant sous l’ivresse de cette boisson ! Mais alors un sourire d’une douceur enfantine voltigeait autour des lèvres fièrement arquées, et ces lèvres fièrement arquées exhalaient des mots gracieux comme le clair de lune et suaves comme l’haleine de la rose. Et mon âme alors s’élevait et planait avec allégresse jusqu’au ciel.

Faites silence, vagues et mouettes ! Bonheur et espoir ! espoir et amour ! tout est fini. Je suis gisant à terre, misérable naufragé, et je presse mon visage brûlant sur le sable humide de la plage.


4


COUCHER DE SOLEIL


Le beau soleil est descendu, paisible, dans la mer ; la sombre nuit noircit déjà l’onde houleuse, que le couchant empourpré jonche pourtant de clartés d’or, et le flux bruissant pousse vers le rivage les vagues blanches qui bondissent lestes et joyeuses, tel un troupeau d’agneaux que le jeune pâtre, le soir, ramène en chantant au bercail.

« Que le soleil est beau ! » Après un long silence ainsi parla l’ami qui suivait avec moi le rivage, et moitié souriant moitié mélancolique, il m’affirma que le soleil était une belle femme[28] qui avait fait un mariage de convenance avec l’antique dieu des mers. Le jour, elle se promène allègrement sur les hauteurs du firmament, vêtue de pourpre et ruisselante de diamants, adorée, adulée de toutes les créatures du monde que réjouit son regard lumineux et brûlant. Mais le soir, éplorée et contrainte, elle regagne son humide demeure et les bras de son vieux mari.

Mon ami riait, soupirait et puis riait encore : « Crois-moi, ajouta-t-il, ils mènent dans leur maison la plus tendre existence ! Tantôt ils dorment, tantôt ils se querellent, au point que la mer en est agitée tout entière et que le matelot, dans le grondement des vagues, entend le vieux mari gourmander sa moitié : « Grosse garce de l’univers ! Rayonnante courtisane ! Toute la journée, tu brûles pour les autres et, la nuit, tu es pour moi glaciale et lasse ! » Après ce sermon d’alcôve, il va sans dire que l’altière dame se met à fondre en larmes et à déplorer sa misère. Elle se lamente si longuement que le dieu de la mer, désespéré, se jette tout à coup hors du lit et remonte aussitôt à la surface des flots afin de prendre l’air et de retrouver ses esprits.

« C’est ainsi que je l’ai vu la nuit passée, il était dans l’eau jusqu’à la ceinture. Il portait une robe de chambre de flanelle jaune, un bonnet de nuit d’un blanc de lis, et avait la figure fripée. »


5


LE CHANT DES OCÉANIDES


La mer pâlit de la paleur du crépuscule. Seul avec son âme, un homme est assis sur le rivage nu et contemple d’un œil glacé l’immense voûte du ciel glacé et la mer onduleuse et sans bornes. Et sur la mer onduleuse et sans bornes, ses soupirs s’en vont, semblables a des aéronautes, puis ils s’en reviennent tout tristes d’avoir trouvé fermé le cœur où ils comptaient jeter l’ancre ; — il soupire si fort que de blanches armées de mouettes s’élancent épouvantées hors de leurs nids de sable. Et il leur adresse ces paroles heureuses :

« Oiseaux aux pattes noires qui planez sur la mer avec vos blanches ailes et buvez l’onde amère de vos becs incurvés, qui mangez la chair huileuse des phoques, votre vie est amère comme votre nourriture ! Tandis que moi, bienheureux, je ne mange que des douceurs ! Je déguste le doux parfum de la rose, cette fiancée du rossignol qui se nourrit de clair de lune ! Je déguste des friandises plus délectables encore, bourrées de crème fouettée ; mais la plus douce des douceurs que je mange, c’est l’amour et c’est d’être aimé.

« Elle m’aime ! Elle m’aime, la gracieuse fille ! Elle est maintenant sur le balcon de sa demeure et, dans le crépuscule, inspecte la grande route ; elle écoute et son cœur me désire — vraiment ! En vain elle épie à l’entour et soupire ; elle descend, soupirante, au jardin, erre dans les parfums et dans le clair de lune, parle avec les fleurs, leur racontant que moi, son bien-aimé, je suis si aimable et si digne d’amour — vraiment ! Après quoi, dans son lit, endormie elle rêve ; ma chère image folâtre doucement autour d’elle ; et même le matin, au petit déjeuner, sur sa claire tartine de beurre, elle aperçoit mon souriant visage, et l’avale avec amour — vraiment ! »

C’est ainsi qu’il se flatte et se vante ; et cependant les mouettes poussent des cris, comme des ricanements ironiques et froids. Le brouillard du crépuscule s’élève. Du sein de nuées violettes, la lune d’or pâli a des regards maussades. Les vagues de la mer s’agitent à grand bruit et du fond de cette mer agitée, mélancolique ainsi qu’un murmure de vent, s’élève le chant des Océanides, les belles nymphes compatissantes. On distingue nettement la voix de la femme de Pelée, Thétis aux pieds d’argent. Et elles chantent plaintivement :

« Ô Fou, ô fou, fou plein d’orgueil ! C’est la douleur qui te tourmente ! Toutes tes espérances, en légers enfants de ton cœur, sont mortes là-bas, et ton cœur, hélas ! ton cœur semblable à Niobé, est pétrifié de tristesse ! La nuit se fait dans ta tête, une nuit que sillonnent les éclairs du délire, et tu te vantes dans ta douleur ! Ô fou, ô fou, fou plein d’orgueil ! Tu es obstiné comme ton ancêtre, le grand Titan qui déroba aux dieux le feu céleste et en fit présent aux hommes, le Titan qui, dévoré d’un vautour, enchaîné sur son rocher, au milieu de ses tortures, bravait encore l’Olympe, si bien que nous l’entendîmes du fond de la mer et allâmes à lui avec des chants de pitié. Ô fou, ô fou, fou plein d’orgueil ! Mais tu es encore plus impuissant que lui et ce serait sage à toi de respecter les dieux en portant patiemment le faix de ta misère, en le portant longtemps, longtemps et patiemment jusqu’à ce qu’Atlas lui-même perdant patience, d’un mouvement de ses épaules, précipite le lourd univers dans l’éternelle nuit. »

Ainsi chantèrent les Océanides, les belles nymphes compatissantes jusqu’à ce que le bruit des vagues étouffât le son de leur voix. — La lune passa derrière les nuées, la nuit se mit à bâiller, et, assis dans l’obscurité, je pleurai longuement.


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LES DIEUX GRECS


Sous la lumière de la lune, la mer brille comme de l’or en fusion ; une clarté, qui a l’éclat du jour et la mollesse enchantée des nuits, illumine la vaste plage, et dans l’azur du ciel sans étoiles planent les nuages blancs comme de colossales figures de dieux taillées en marbre étincelant.

Non, ce ne sont point des nuages ! Ce sont les dieux d’Hellas eux-mêmes, qui jadis gouvernaient si joyeusement le monde, et qui maintenant, après leur chute et leur trépas, à l’heure de minuit, errent au ciel, spectres gigantesques.

Étonné et fasciné, je regardai ce Panthéon aérien, ces colossales figures qui se mouvaient avec un silence solennel. Voici Kronion, le roi du ciel ; les hivers ont neigé sur les boucles de ses cheveux, de ces cheveux célèbres qui, en s’agitant, faisaient trembler l’Olympe. Il tient à la main sa foudre éteinte ; son visage, où résident le malheur et le chagrin, n’a pas encore perdu son antique fierté. C’étaient de meilleurs temps, ô Zeus ! ceux où tu rassasiais ta céleste convoitise de jeunes nymphes, de mignons et d’hécatombes ; mais les dieux eux-mêmes ne règnent pas éternellement, les jeunes chassent les vieux, comme tu as, toi aussi, chassé jadis tes oncles les Titans et ton vieux père, — Jupiter parricide. Je te reconnais aussi, altière Junon ! En dépit de toutes tes cabales jalouses, une autre a pris le sceptre, et tu n’es plus la reine des cieux, et ton grand œil de génisse est immobile, et tes bras de lis sont impuissants, et ta vengeance n’atteint plus la jeune fille qui renferme dans ses flancs le fruit divin, ni le miraculeux fils du dieu. — Je te reconnais aussi, Pallas Athéné. Avec ton égide et ta sagesse, as-tu pu empêcher la ruine des dieux ? Je te reconnais aussi, toi, Aphrodite, autrefois aux cheveux d’or, maintenant à la chevelure d’argent ! Tu es encore parée de ta fameuse ceinture de séduction ; cependant ta beauté me cause une secrète terreur, et si, à l’instar d’autres héros, je devais posséder ton beau corps, je mourrais d’angoisse. — Tu n’es plus qu’une déesse de la mort, Vénus Libitina !

Le terrible Arès, que voilà, ne regarde pas non plus d’un œil trop amoureux sa livide maîtresse. Le jeune Phébus Apollo penche tristement la tête. Sa lyre, qui résonnait d’allégresse au banquet des dieux, est détendue. Héphaistos semble encore plus sombre, et véritablement le boiteux n’empiète plus sur les fonctions d’Hébé et ne verse plus, empressé, le doux nectar à l’assemblée céleste… Et depuis longtemps s’est éteint l’inextinguible rire des dieux.

Je ne vous ai jamais aimées, vieilles divinités classiques ! Pourtant une sainte pitié et une ardente compassion s’emparent de mon cœur, lorsque je vous vois là-haut, dieux abandonnés, ombres mortes et errantes, images nébuleuses que le vent disperse, effrayées, et, quand je songe combien lâches et hypocrites sont les dieux qui vous ont vaincus, les nouveaux et tristes dieux qui règnent maintenant au ciel, renards avides sous la peau de l’humble agneau… oh ! alors une sombre colère me saisit, et je voudrais briser les nouveaux temples et combattre pour vous, antiques divinités, pour vous et votre bon droit parfumé d’ambroisie ; et devant vos autels relevés et chargés d’offrandes, je voudrais adorer, et prier, et lever des bras suppliants…

Il est vrai qu’autrefois, vieux dieux, vous avez toujours, dans les batailles des hommes, pris le parti des vainqueurs ; mais l’homme a l’âme plus généreuse que vous, et, dans les combats des dieux, moi, je prends le parti des dieux vaincus.

Et ainsi je parlais, et dans le ciel ces pâles simulacres de vapeurs rougirent sensiblement et me regardèrent d’un air agonisant, comme transfigurés par la douleur, et s’évanouirent soudain. La lune venait de se cacher derrière les nuées, qui s’épaississaient de plus en plus ; la mer éleva sa voix sonore, et, de la tente céleste, sortirent victorieusement les étoiles éternelles.


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QUESTIONS


Au bord de la mer, au bord de la mer déserte et nocturne, se tient un jeune homme, la poitrine pleine de doute, et d’un air morne il dit aux flots :

« Oh ! expliquez-moi l’énigme de la vie, la douloureuse et vieille énigme qui a tourmenté tant de têtes : têtes coiffées de mitres hiéroglyphiques, têtes en turbans et en bonnets carrés, têtes à perruques, et mille autres pauvres et bouillantes têtes humaines. Dites-moi ce que signifie l’homme ? d’où il vient ? ou il va ? qui habite là-haut au-dessus des étoiles dorées ? »

Les flots murmurent leur éternel murmure, le vent souffle, les nuages fuient, les étoiles scintillent, froides et indifférentes, — et un fou attend une réponse.


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LE PHÉNIX


Un oiseau venu de l’ouest vole du côté du levant ; il vole vers les jardins de l’Orient natal où croissent les épices parfumées, où les palmiers bruissent et les sources sont fraîches — et l’oiseau merveilleux chante tout en volant :

« Elle l’aime ! Elle l’aime ! Elle porte son image en son petit cœur, elle la porte tendrement et en secret, sans qu’elle le sache elle-même ! Mais, en rêve, elle est devant lui, elle l’implore en pleurant et lui baise les mains, elle l’appelle par son nom et ce cri la réveille ; surprise et alarmée, elle frotte ses beaux yeux. — Elle l’aime ! Elle l’aime ! »

Sur le pont, appuyé au grand mât, j’entendis le chant de l’oiseau. Comme de verts chevaux à crinière argentée, bondissaient les vagues moutonneuses. Ainsi que des bandes de cygnes, les hommes d’Helgoland, ces routiers audacieux de la mer du Nord, passaient devant moi sur leurs barques aux voiles chatoyantes. Au-dessus de ma tête, dans l’azur éternel, de blancs nuages folâtraient et l’éternel soleil resplendissait, rose du ciel, flamme épanouie, qui joyeusement se mirait dans la mer. Et le ciel et la mer et mon propre cœur répétaient comme un écho : « Elle l’aime ! Elle l’aime ! »


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MAL DE MER


Les nuages gris de l’après-midi descendent plus bas sur la mer sombre qui semble aller au devant d’eux. Entre elle et eux fuit le navire.

Malade et toujours assis près du grand mât, je me livre à des méditations sur moi-même, méditations d’un gris cendré qui sont extrêmement vieilles, les mêmes que fit déjà le père Loth quand il eut trop joui des bonnes choses et s’en trouva si mal, après. Parfois me viennent aussi d’antiques histoires : comment les pèlerins marqués de la croix, au cours des traversées orageuses, baisaient pieusement l’image consolatrice de la sainte Vierge ; comment les chevaliers, atteints du même mal de mer, trouvaient de semblables consolations en pressant sur leurs lèvres le gant bien-aimé de leur dame… Mais moi, je reste là la mine renfrognée, mâchant un vieux hareng, consolateur salé, tout secoué de nausées et malade comme un chien.

Cependant le navire lutte avec les vagues déchaînées ; tel un cheval de bataille qui se cabre, tantôt il se dresse sur l’arrière, faisant craquer le timon, tantôt il se précipite, la tête en avant dans la gueule hurlante des flots ; puis, comme épuisé par l’amour, on dirait qu’il s’étend, indolent, sur le sein noir de la vague géante, laquelle vient à nous en mugissant très fort et tout-à-coup, telle une cataracte effrénée, s’effondre dans un blanc bouillonnement et m’inonde de son écume.

Cette agitation, ce roulis, ce tangage est insupportable ! En vain mes yeux cherchent la côte allemande. Hélas ! je ne vois que de l’eau, de l’eau de toutes parts, de l’eau en mouvement !

De même que, par un soir d’hiver, le voyageur aspire à la tasse de thé intime et chaude, ainsi mon cœur aspire à toi, patrie allemande ! La sottise, les hussards, les mauvais vers et les petits traités douceâtres peuvent couvrir ton sol chéri ; tes zèbres peuvent manger des roses, au lieu de manger des chardons ; tes nobles singes en falbalas peuvent se rengorger fièrement et se croire supérieurs à tout le pesant bétail ; tes parlements de limaces peuvent s’estimer immortels parce qu’ils rampent avec lenteur ; ils peuvent voter tous les jours pour qu’on sache si le fromage appartient aux vers qui le rongent et délibérer interminablement sur le point de savoir comment on perfectionnera les brebis d’Égypte, en vue d’améliorer leur laine et pour que le berger puisse les tondre, comme les autres, sans distinction aucune, — la démence et l’iniquité peuvent te couvrir tout entière, ô Allemagne ! je n’en aspire pas moins à toi : parce que du moins tu es la terre ferme.


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DANS LE PORT


Heureux l’homme qui, ayant touché le port et laissé derrière lui la mer et les tempêtes, s’assied chaudement et tranquillement dans la bonne taverne : le Rathskeller de Brême !

Comme le monde se réfléchit fidèlement et délicieusement dans un rœmer de vert cristal, et comme ce microcosme mouvant descend splendidement dans le cœur altéré : Je vois tout ensemble, dans ce verre, l’histoire des peuples anciens et modernes, les Turcs et les Grecs, Hegel et Gans ; des bois de citronniers et des parades militaires ; Berlin, Tunis et Abdéra, et Hambourg ; mais, avant tout, l’image de la bien-aimée, la petite tête d’ange, sur un fond doré de vin du Rhin.

Oh ! que tu es belle, bien-aimée ! Tu es comme une rose ! non comme la rose de Chiraz, la maîtresse du rossignol chanté par Hafiz, non comme la rose de Sâron, la sainte et rougissante fleur célébrée par les prophètes : tu ressembles à la rose du Rathskeller de Brême. C’est la rose des roses ; plus elle vieillit, plus elle fleurit délicieusement, et son divin parfum m’a rendu heureux, il m’a enthousiasmé, enivré, et, si le sommelier du Rathskeller de Brême ne m’eût retenu ferme par la nuque, j’aurais été culbuté du coup !

Le brave homme ! Nous étions assis ensemble et nous buvions fraternellement, nous agitions de hautes et mystérieuses questions, nous soupirions et nous tombions dans les bras l’un de l’autre, et il m’a ramené à la vraie foi de l’amour. — J’ai bu à la santé de mes plus cruels ennemis, et j’ai pardonné à tous les mauvais poètes, comme à moi-même il doit être pardonné. — J’ai pleuré de componction, et, à la fin, j’ai vu s’ouvrir à moi les portes du salut, le sanctuaire du caveau où douze grands tonneaux, qu’on nomme les saints apôtres, prêchent en silence,… et pourtant dans un langage universel.

Ce sont là des personnages remarquables ! Simples à l’extérieur, dans leurs robes de bois, ils sont, au dedans, plus beaux et plus brillants que tous les orgueilleux lévites du temple et que les trabans et les courtisans d’Hérode, parés d’or et de pourpre. J’ai toujours dit que le roi des cieux, notre Seigneur, passait sa vie, non parmi les gens du commun, mais bien au milieu de la meilleure compagnie !

Alleluia ! comme les palmiers de Bethel m’envoient des senteurs délicieuses ! Quel parfum la myrrhe d’Hébron exhale ! Comme le Jourdain murmure et se balance d’allégresse ! Et mon âme bienheureuse se balance et chancelle aussi, et je chancelle avec elle ; et, chancelant lui aussi, le brave sommelier du Rathskeller de Brême m’emporte au haut de l’escalier, à la lumière du jour.

Brave sommelier du Rathskeller de Brême ! regarde — sur le toit des maisons, les anges sont assis ; ils sont ivres et chantent ; l’ardent soleil là-haut n’est réellement qu’une rouge trogne, le nez de l’esprit du monde, et autour de ce nez flamboyant se meut l’univers en goguette.


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ÉPILOGUE


Comme les épis de blé dans un champ, les pensées poussent et ondulent dans l’esprit de l’homme ; mais les douces pensées du poète sont comme des fleurs bleues et rouges qui s’épanouissent gaîment entre les épis.

Fleurs bleues et rouges ! le moissonneur bourru vous rejette comme inutiles ; les rustres, armés de fléaux, vous écrasent avec dédain ; le simple promeneur même, que votre vue récrée et réjouit, secoue la tête et vous traite de mauvaises herbes. Mais la jeune villageoise, qui tresse des couronnes, vous honore et vous recueille, et vous place dans ses cheveux, et, ainsi parée, elle court au bal où résonnent fifres et violons, à moins qu’elle ne s’échappe pour chercher l’ombrage discret des tilleuls où la voix du bien-aimé résonne encore plus délicieusement que les fifres et les violons !

GERMANIA



GERMANIA


CONTE D’HIVER

(1844)




Le poème suivant a été écrit au mois de janvier de cette année, à Paris, et l’air de liberté, qu’on respire ici, a pénétré certaines strophes plus profondément que je ne l’eusse désiré. Je ne manquai pas d’adoucir et de retrancher sur le champ même tout ce qui me parut incompatible avec le climat de l’Allemagne. Néanmoins lorsque, au mois de mars, j’en adressai le manuscrit à mon éditeur à Hambourg, j’eus encore à compter avec des scrupules de diverses sortes. Je dus donc me résoudre de nouveau à cette terrible besogne de remaniement, et de là vient peut-être que les passages sérieux ont été étouffés plus que de raison ou bien trop joyeusement couverts par les mille clochettes de l’humour. Dans mon impatience j’ai redéchiré ces feuilles de vigne qui cachaient la nudité de quelques pensées un peu trop décolletées, et sans doute j’ai blessé les oreilles prudes et précieuses. J’en suis fâché ; mais je m’en console en pensant que de plus grands auteurs ont commis le même péché. Pour le pallier je ne citerai pas Aristophane ; car c’était un aveugle païen, et son public d’Athènes avait bien reçu une éducation classique, mais se connaissait peu en morale chrétienne. J’aurais déjà meilleure grâce à invoquer l’exemple de Cervantes et de Molière. Le premier écrivit pour la haute noblesse des deux Castilles, le second pour le grand roi et la grande cour de Versailles. Mais j’oublie que nous vivons dans une époque très bourgeoise, et je prévois, hélas ! que maintes demoiselles des bords de la Sprée et même de l’Alster, à la lecture de mon poème, fronceront leurs sourcils. Ce que je prévois encore avec plus de peine, ce sont les clameurs de nos Pharisiens de la nationalité allemande, qui vont maintenant bras dessus bras dessous avec les gouvernements, et qui jouissent de l’amour et de la haute estime de la censure ; dans la presse ils ont la prédominance, aussitôt qu’il s’agit de combattre leurs adversaires, qui sont en même temps les adversaires de leurs très hauts et très puissants princes et principicules. Nous avons le cœur cuirassé contre la mauvaise humeur de ces héroïques laquais à la livrée noire, rouge et or. Je les entends déjà crier de leur grosse voix : Tu blasphèmes les couleurs de notre drapeau national, contempteur de la patrie, ami des Français à qui tu veux livrer le Rhin libre. Calmez-vous ; j’estimerai, j’honorerai votre drapeau, lorsqu’il le méritera, et qu’il ne sera plus le jouet des fous ou des fourbes. Plantez vos couleurs au sommet de la pensée allemande, faites-en l’étendard de la libre humanité, et je verserai pour elles la dernière goutte de mon sang. Soyez tranquilles, j’aime la patrie, tout autant que vous. C’est à cause de cet amour que j’ai vécu tant de longues années dans l’exil ; c’est à cause de cet amour que j’y passerai peut-être le reste de mes jours, sans pleurnicher, sans faire les grimaces d’un martyr. J’aime les Français, comme j’aime tous les hommes, quand ils sont bons et raisonnables, et parce que je ne suis pas assez sot et assez méchant moi-même pour désirer que les Allemands et les Français, ces deux peuples élus de la civilisation, se cassent la tête pour le plus grand bien de l’Angleterre et de la Russie, et pour la plus grande joie de tous les gentillâtres et les mauvais prêtres de ce globe. Soyez tranquilles, jamais je ne livrerai le Rhin aux Français, pour cette simple raison que le Rhin est à moi. Oui, il est à moi par un imprescriptible droit de naissance, je suis de ce soi-disant Rhin libre le fils encore plus libre et indépendant. C’est sur ses bords qu’est mon berceau, et je ne vois pas pourquoi le Rhin appartiendrait à d’autres qu’aux enfants du pays. Il faut avant tout le tirer des griffes des Prussiens ; après avoir fait cette besogne nous choisirons par le suffrage universel quelque honnête garçon qui a les loisirs nécessaires pour gouverner un peuple honnête et laborieux. Quant à l’Alsace et à la Lorraine, je ne puis pas les incorporer, aussi facilement que vous le faites, à l’empire allemand. Les gens de ce pays tiennent fortement à la France, à cause des droits civiques qu’ils ont gagnés à la Révolution française, à cause de ces lois d’égalité et de ces institutions libres qui flattent l’esprit de la bourgeoisie, bien qu’elles laissent encore beaucoup à désirer pour l’estomac des grandes masses. Les Lorrains et les Alsaciens se rattacheront à l’Allemagne quand nous finirons ce que les Français ont commencé, le grand œuvre de la Révolution : la Démocratie universelle ! Quand nous aurons poursuivi la pensée de la Révolution dans toutes ses conséquences, quand nous aurons détruit le servilisme jusque dans son dernier refuge — le ciel ! — quand nous aurons chassé la misère de la surface de la terre, quand nous aurons rendu sa dignité au peuple déshérité, au génie raillé, à la beauté profanée, comme nos grands maîtres, les penseurs et les poètes, l’ont dit et l’ont chanté, et comme nous, leurs disciples, le voulons : — alors ce n’est pas seulement l’Alsace et la Lorraine, mais la France tout entière, mais l’Europe et le monde sauvé tout entier, qui seront à nous ! Oui, le monde entier sera allemand ! J’ai souvent pensé à cette mission, à cette domination universelle de l’Allemagne, lorsque je me promenais avec mes rêves sous les sapins éternellement verts de ma patrie — Voilà mon patriotisme.

Henri Heine.
Ce 17 décembre 1844.

I

Ce fut dans le triste mois de novembre — quand les jours s’assombrissent, quand le vent effeuille les arbres, que je partis pour l’Allemagne.

Et lorsque j’arrivai à la frontière, je sentis dans ma poitrine s’accélérer le battement de mon cœur ; je crois même que mes yeux commençaient à s’humecter.

Et lorsque j’entendis parler la langue allemande, je ressentis une étrange émotion. C’était tout simplement comme si mon cœur s’était mis à saigner de charmante façon.

Une petite fille chantait sur une harpe ; elle chantait avec une voix fausse et un sentiment vrai ; mais cependant la musique m’émut.

Elle chantait l’amour et les peines d’amour, l’abnégation et le bonheur de se revoir là-haut dans un monde meilleur, où toute douleur s’évanouit.

Elle chantait cette terrestre vallée de larmes, nos joies qui s’écoulent dans le néant comme un torrent, et cette patrie posthume où l’âme nage transfigurée au milieu de délices éternelles.

Elle chantait la vieille chanson des renoncements, ce dodo des cieux avec lequel on endort, quand il pleure, le peuple, ce grand mioche.

Je connais l’air, je connais la chanson, et j’en connais aussi messieurs les auteurs. Je sais qu’ils boivent en secret le vin, et qu’en public ils prêchent l’eau.

Ô mes amis ! je veux vous composer une chanson nouvelle, une chanson meilleure ; nous voulons sur la terre établir le royaume des cieux.

Nous voulons être heureux ici-bas, et ne plus être des gueux ; le ventre paresseux ne doit plus dévorer ce qu’ont gagné les mains laborieuses.

Il croît ici-bas assez de pain pour tous les enfants des hommes ; les roses, les myrtes, la beauté et le plaisir, et les petits pois ne manquent pas non plus.

Oui, des petits pois pour tout le monde, aussitôt que les cosses se fendent ! Le ciel, nous le laissons aux anges et aux moineaux.

Et s’il nous pousse des ailes après la mort, nous irons visiter là-haut les bienheureux et nous mangerons avec eux les gâteaux célestes.

Une chanson nouvelle, une chanson meilleure ! Elle résonne comme flûtes et violons ! Le miserere est passé, le glas funèbre se tait.

La vierge Europe est fiancée au beau génie de la liberté ; ils enlacent leurs bras amoureux, ils savourent leur premier baiser.

Le prêtre manque à la cérémonie ; mais le mariage n’en sera pas moins valable. Vivent le fiancé et la fiancée, et leurs futurs enfants !

C’est un épithalame que ma chanson, ma chanson nouvelle, ma chanson meilleure. Je sens se lever dans mon cœur des astres inconnus, des étoiles étranges.

Elles brillent d’un feu sauvage, et leurs rayons deviennent des torrents de flammes ? Je sens grandir ma puissance d’une façon merveilleuse ; il me semble que je pourrais briser les chênes séculaires de la vieille Allemagne.

Depuis que j’ai mis le pied sur le sol natal, je ne sais quoi de magique circule dans tout mon être : le géant a touché sa mère, et de nouvelles forces lui reviennent.


2

Pendant que la petite pinçait sa harpe et chevrotait son bonheur des cieux, mes effets étaient ici-bas visités par les douaniers prussiens.

Ils flairaient tout, fouillaient les chemises, les habits, les mouchoirs ; ils cherchaient à découvrir les dentelles, les bijouteries et les livres défendus.

Ah ! maîtres fous ! qui cherchez dans ma malle ! Ce n’est pas là que vous trouverez quelque chose. La contrebande que je porte avec moi, c’est dans ma tête que je la cache.

Là j’ai des dentelles qui sont plus magnifiques que tous les points de Bruxelles et de Malines : si jamais je les déballe, gare à vous, elles piquent.

Dans ma tête, je porte aussi des bijouteries, les insignes royaux de l’avenir, les vases sacrés du temple du nouveau dieu, du grand inconnu !

Et j’ai plus d’un livre aussi dans ma tête ! Je puis vous assurer qu’elle est un nid où gazouille toute une couvée de livres à confisquer.

Croyez-moi, il n’y en a pas de pire dans la bibliothèque de Satan. — Ils sont plus dangereux que ceux de ce pauvre lapin Hoffmann de Fallersleben.

Un voyageur, qui se trouvait près de moi, me fit remarquer que j’avais devant les yeux maintenant le Zollverein prussien, la grande chaîne des douanes.

Le Zollverein, disait-il, fondera notre nationalité ; c’est lui qui fera un tout compact de notre patrie morcelée.

Il nous donne l’unité extérieure, l’unité matérielle ; la censure nous donne l’unité spirituelle, l’unité vraiment idéale.

Elle nous donne l’unité intime, l’unité de pensée et de conscience. Il nous faut une Allemagne une et unie, unie à l’extérieur et à l’intérieur.


3

À Aix-la-Chapelle, sous le vieux dôme est enseveli Charlemagne. (Il ne faut pas le confondre avec le poétereau Charles Mayer qui vit en Souabe).

J’aimerais peu être mort et enseveli, même avec le titre d’empereur, à Aix, sous la sainte chapelle. Combien je préférerais vivre tout petit poète à Stuttgard, sur le bord du Neckar.

À Aix-la-Chapelle, les chiens s’ennuient dans les rues, et ont l’air de vous faire cette humble prière : — Donne-moi donc un coup de pied, ô étranger ! peut-être cela nous distraira-t-il un peu.

J’ai flâné une petite heure dans ce trou ennuyeux. C’est là que je revis l’uniforme prussien ; il n’est pas beaucoup changé.

Ce sont toujours les manteaux gris avec le col haut et rouge. (Le rouge signifie le sang français, chantait autrefois Kœrner dans ses dithyrambes guerriers.)

C’est toujours le même peuple de pantins pédants, — c’est toujours le même angle droit à chaque mouvement, et sur le visage la même suffisance glacée et stéréotypée.

Ils se promènent toujours aussi raides, aussi guindés, aussi étriqués qu’autrefois, et droits comme un I ; on dirait qu’il ont avalé le bâton de caporal dont on les rossait jadis.

Oui, l’instrument de la schlague n’est pas entièrement disparu chez les Prussiens ; ils le portent maintenant à l’intérieur.

Leur longue moustache n’est tout bonnement qu’une nouvelle phase de l’empire des perruques : au lieu de pendre sur le dos, la queue vous pend maintenant sous le nez.

Je fus assez content du nouveau costume de cavalerie ; je dois en faire l’éloge : j’admire surtout l’armet à pique, le casque avec sa pointe d’acier sur le sommet.

Voilà qui est chevaleresque, voilà qui sent le romantisme du bon vieux temps, la châtelaine Jeanne de Montfaucon, les barons de Fouqué, Uhland et Tieck.

Cela rappelle si bien le moyen âge avec ses écuyers et ses pages, qui portaient la fidélité dans le cœur et un écu sur le bas du dos.

Cela rappelle les croisades, les tournois, les cours d’amour et le féal servage, et cette époque des croyants sans presse, où les journaux ne paraissaient pas encore.

Oui, oui, le casque me plaît ! il témoigne de l’esprit élevé de S. M. le spirituel roi de Prusse. C’est véritablement une saillie royale ; elle ne manque pas de pointe, grâce à la pique.

Seulement je crains, messires, quand l’orage s’élèvera, que cette pointe n’attire sur votre tête romantique les foudres plébéiennes les plus modernes.

À Aix-la-Chapelle, je revis, à l’hôtel de la poste, l’aigle de Prusse que je déteste tant ; il jetait sur moi des regards furieux.

Ah ! maudit oiseau ! si jamais tu me tombes entre les mains, je t’arracherai les plumes et je te rognerai les serres.

Puis je t’attacherai, dans les airs, au haut d’une perche, en point de mire d’un tir joyeux, et autour de toi j’appellerai les arquebusiers du Rhin.

Et le brave compagnon qui me l’abattra, je l’investirai du sceptre et de la couronne rhénane ; nous sonnerons des fanfares, et nous crierons : Vive le roi !


4

J’arrivai à Cologne le soir, assez tard ; j’entendis bruire la grande voix du Rhin ; je sentis l’air d’Allemagne glisser sur mon visage, et je ressentis son influence —

Sur mon appétit. Je mangeai une omelette au jambon, et comme elle était très salée, je dus l’arroser de vin du Rhin.

Le vin du Rhin brille toujours comme de l’or dans le vert Rœmer, et si tu bois quelques gorgées de trop, il te monte au cerveau.

Il te monte au cerveau un si doux chatouillement, que tu n’en peux plus de volupté. Ce fut lui qui me fit errer, dans la nuit, par les rues désertes et silencieuses.

Les maisons me regardaient comme si elles eussent voulu m’apprendre des légendes des temps d’autrefois, des légendes de la sainte ville de Cologne.

C’est ici que la prêtraille a mené sa pieuse vie. Ici ont régné les hommes noirs qu’Ulrich de Hutten a décrits.

Ici le cancan du moyen âge fut dansé par les moines et les nonnes ; ici Hochstrasen distilla ses dénonciations.

Ici la flamme du bûcher a dévoré des livres et des hommes ; et les cloches tintaient, et on chantait : Kyrie eleison !

Ici la stupidité s’accouplait à la méchanceté, comme des chiens sur la place publique. On reconnaît encore aujourd’hui les petits-fils à leur fanatisme stupide.

Mais regarde ! là, au clair de lune, ce colossal compagnon ! sombre et chagrin, il se dresse vers les nues, — c’est le dôme de Cologne.

Il devait être la bastille de l’esprit, et les rusés ultramontains pensaient : — C’est dans cette gigantesque prison que languira la raison allemande.

Alors vint Luther et il a crié de sa voix puissante : « Halte ! » Depuis ce jour, la construction du dôme fut interrompue.

Il resta inachevé ! — et c’est bien ; car c’est justement cet inachèvement qui en fait un monument de la puissance de l’Allemagne et de sa mission émancipatrice !

Ah ! pauvres diables de la société d’achèvement du dôme, vous voulez, avec vos pauvres mains débiles, continuer l’œuvre interrompue et finir la pieuse forteresse.

Ô folle illusion ! En vain fera-t-on sonner la bourse du quêteur, même aux oreilles des hérétiques et des juifs !

En vain le grand Franz Listz donnera des concerts au bénéfice du dôme ; en vain un roi plein de talent viendra-t-il déclamer les tirades les plus dramatiques.

Il ne sera point achevé ! Ce dôme ne sera pas achevé quoique les maîtres sots de la Souabe aient envoyé, pour les travaux, tout un bateau symbolique chargé de pierres.

Il ne sera pas achevé, malgré tous les cris des corbeaux et des hiboux qui dans leur amour pour les antiquités aiment tant à nicher au haut des cathédrales.

Oui, il viendra même un temps, où, bien loin de l’achever, on fera de sa grande nef une écurie de chevaux.

« Et si la cathédrale de Cologne devient une écurie, que ferons-nous des trois rois Mages qui reposent là, sous leur tabernacle ? »

Voilà ce qu’on me demandera. Mais à notre époque avons-nous besoin de nous gêner ? Les trois rois Mages de l’Orient pourront se loger autre part.

Croyez-moi, fourrez-les dans les trois cages de fer qui sont suspendues au haut de la tour de Munster, qui a nom Saint-Lambert.

Jadis le roi Jean de Leyde y fut suspendu avec ses deux conseillers. Maintenant, nous nous servirons de ces mêmes cages de fer pour y loger d’autres majestés.

À droite planera sire Balthazar, à gauche sire Melchior, au milieu sire Gaspard le More. Dieu sait quel ménage ils ont fait tous les trois, quand ils étaient en vie !

Cette sainte alliance de l’Orient, qui est maintenant canonisée, peut-être n’a-t-elle pas toujours fait preuve d’une conduite très canonique.

Le Balthazar et le Melchior étaient peut-être deux gaillards qui, à l’heure de la détresse, avaient promis une constitution libérale à leur peuple.

Et plus tard ils s’étaient bien gardés de tenir parole.

— Peut-être que messire Gaspard, le roi nègre, avait payé d’une noire ingratitude le dévouement de ceux qui lui ont reconquis son empire.


5

Et lorsque j’arrivai au pont du Rhin, tout près de la ligne du port, je vis couler, à la lueur de la lune, le grand fleuve.

Salut, vénérable Rhin ! Comment as-tu vécu depuis ? J’ai pensé plus d’une fois à toi avec désir et avec regret.

C’est ainsi que je parlai, et j’entendis dans les profondeurs du fleuve des sons étranges et gémissants : c’était comme la toux sèche d’un vieillard, comme une voix à la fois grognarde et plaintive.

« Sois le bien venu, mon enfant ! Cela me fait plaisir que tu ne m’aies pas oublié ! Voilà treize ans que je ne t’ai pas vu. Pour moi, depuis ce temps, j’ai eu bien des désagréments.

« À Biberich, j’ai avalé des pierres ; vraiment ce n’est pas trop friand. Mais pourtant les vers de Nicolas Becker me pèsent encore plus sur l’estomac.

« Il m’a chanté comme si j’étais encore une vierge pure, qui ne s’est pas laissé dérober la couronne virginale.

« Quand j’entends cette sotte chanson, je m’arracherais bien ma barbe blanche et, vraiment, je serais tenté de me noyer dans mes propres flots.

« Les Français le savent bien que je ne suis pas une pucelle. Ils ont si souvent mêlé à mes flots leurs eaux victorieuses.

« Quelle sotte chanson ! Et quel sot rimeur que ce Nicolas Becker, avec son Rhin libre ! Il m’a affiché de honteuse façon. Il m’a même d’une certaine manière compromis politiquement.

« Car quand un jour les Français reviendront, il me faudra rougir de honte devant eux, moi qui tant de fois, pour leur retour, ai prié le ciel avec des larmes.

« Je les ai toujours tant aimés, ces gentils petits Français. Chantent-ils, dansent-ils encore comme autrefois ? Portent-ils encore des pantalons blancs ?

« Je serais heureux de les revoir ! Mais j’ai peur de leur persiflage à cause de cette maudite chanson, j’ai peur de la raillerie et du blâme qu’ils m’infligeront.

« Alfred de Musset, ce méchant garnement, viendra peut-être à leur tête en tambour et me tambourinera aux oreilles toutes ses mauvaises plaisanteries. »

— Telle fut la plainte du vieux fleuve, du père Rhenus. Il ne pouvait en prendre son parti. Je lui dis mainte parole consolante, pour lui rendre le calme.

Va, ne crains pas, mon bon vieux, le sarcasme moqueur des Français ; ce ne sont plus les Français rieurs d’autrefois : ils portent aussi d’autres pantalons.

Les pantalons ne sont plus blancs, ils sont rouges. Les Français d’aujourd’hui sont aussi boutonnés avec d’autres boutons ; ils ne chantent plus ; ils ne dansent plus : ils penchent mélancoliquement la tête.

Ils philosophent maintenant et parlent de Kant, de Fichte et de Hégel. Ils fument et boivent de la bière, et plus d’un joue aux quilles.

Ils se font épiciers, épiciers tout comme nous, je crois même qu’ils nous ont dépassés dans la bonneterie. Ils ne sont plus voltairiens, ils deviennent hengstenbergiens.

Alfred de Musset, il est vrai, est encore un méchant garnement. Mais n’aie pas peur ; nous clouerons sa langue moqueuse.

Et s’il te tambourine une mauvaise charge, nous lui en sifflerons une plus méchante encore.

Calme-toi, vieux père Rhin ; ne te préoccupe pas de méchantes rimes. Tu en entendras bientôt de meilleures. Adieu, nous nous reverrons sous peu.


6

Paganini était toujours accompagné d’un esprit familier, sous la forme quelquefois d’un chien, quelquefois sous la figure de feu George Harris.

Napoléon voyait un petit homme rouge la veille de chaque événement important ; Socrate avait son démon.

Moi, qui vous parle, moi quand j’étais assis la nuit à ma table de travail, dans mon cabinet d’étude, j’ai vu passer un hôte mystérieux qui alors restait debout silencieusement derrière moi.

Sous son manteau il tenait quelque chose de caché qui étincelait d’une lueur sinistre, à la lumière de ma lampe, et il me sembla que c’était une hache, une hache de bourreau.

Il me parut d’une taille carrée, ses yeux brillaient comme deux étoiles. Il ne me troublait jamais dans mon travail, tranquille il se tenait à distance.

Depuis longues années je n’avais pas vu l’étrange compagnon, lorsque soudain, sous les rayons paisibles de la lune, je le retrouvai à Cologne.

Je marchais pensif le long des rues ; je le vis qui me suivait comme si c’était mon ombre. Quand je m’arrêtais, il s’arrêtait aussi.

Il s’arrêtait comme s’il attendait quelque chose, et si je pressais le pas, il reprenait sa marche. Nous arrivâmes ainsi jusqu’au milieu de la place de la Cathédrale.

Cela me devenait insupportable ; je me retournai et je lui dis : Parle maintenant, pourquoi me suis-tu ainsi jusqu’au milieu de ce désert nocturne ?

Je te rencontre toujours à l’heure où les grandes idées grondent dans ma poitrine, et que les éclairs de la pensée jaillissent de mon esprit.

Tu me regardes si fixement ! — Parle, explique-toi ! Que caches-tu sous ton manteau ? Ça brille si terriblement ! Qui es-tu, et que veux-tu ?

Il répondit d’un ton sec et même un peu maussade : Je t’en prie, ne m’exorcise pas, et, pour l’amour de Dieu, ne deviens pas pathétique.

Je ne suis point un fantôme du passé, un spectre échappé de la tombe. Je n’aime pas la rhétorique, je ne suis pas non plus très dialecticien.

Je suis d’une nature pratique, toujours calme et taciturne. Sache-le donc : ce que ton esprit médite, c’est moi qui l’exécute.

Et les années ont beau s’écouler ; je n’ai point de cesse, jusqu’à ce que j’aie changé en réalités les billevesées de ta pensée. Toi, tu penses, et moi, j’agis.

Tu es le juge, je suis le bourreau, et avec l’obéissance d’un valet j’exécute le jugement que tu rends, — fût-il même injuste.

À Rome, dans les anciens jours, on portait une hache devant le consul. Toi aussi, tu as ton licteur, mais c’est derrière toi qu’il marche.

Je suis ton licteur et je te suis sans cesse avec la hache impitoyable ; je frappe, et ce que ton cerveau a enfanté, s’accomplit. Tu es la pensée ; moi, je suis le fait.


7

Je rentrai chez moi et dormis comme si les anges m’avaient bercé. On repose si moelleusement dans les lits d’Allemagne : car ce sont des lits de plume.

Combien de fois n’ai-je pas regretté la douceur du duvet natal, quand je me couchais sur de durs matelas, dans les nuits sans sommeil de l’exil !

On dort très bien et on rêve encore mieux dans nos lits de plume. C’est là que l’âme allemande se sent libre de toute chaîne terrestre.

Elle se sent libre et plane dans les espaces les plus reculés du ciel. Âme allemande, esprit émancipé, que ton essor est audacieux dans tes rêves nocturnes !

Les dieux pâlissent à ton approche, et sur ton chemin que d’étoiles n’as-tu pas époussetées du souffle de tes ailes !

La terre est aux Français et aux Russes ; la mer obéit aux Anglais ; mais nous autres Allemands, nous régnons sans rivaux dans l’empire éthéré des rêves.

Là nous avons l’hégémonie ; là, nous ne sommes pas morcelés. Les autres peuples ont grandi sur le vil sol de la terre ; mais le peuple allemand s’est développé dans l’espace infini de l’idée !…

Et quand je fus endormi, je rêvai que j’errais encore au clair de lune le long des rues sombres de l’antique Cologne.

Et derrière moi, marchait toujours mon acolyte, l’homme à la hache, sombre et silencieux. J’étais si fatigué que mes genoux pliaient ; cependant nous avancions toujours.

Nous avancions toujours ; mon cœur se déchirait dans ma poitrine, et de la blessure ouverte jaillissaient des gouttes sanglantes.

Parfois j’y plongeais le doigt, et parfois il arriva qu’en passant je marquai de mon sang les portes des maisons.

Et chaque fois que je marquais ainsi avec ma main sanglante la porte d’une maison, un glas funèbre résonnait dans le lointain, mélancolique et gémissant.

La lune pâlit au ciel, elle devint de plus en plus blême. Semblables à de noirs coursiers, d’obscures nuées la poursuivaient dans l’espace.

Et toujours s’avançait derrière moi cette sombre figure avec sa hache cachée. Nous marchâmes ainsi longtemps.

Nous allons, nous allons jusqu’à ce qu’enfin nous parvenions à la place de la Cathédrale. Les portes en étaient toutes ouvertes. Nous entrons.

Dans l’immense nef régnaient seuls la mort, le silence et la nuit. Çà et là brillaient quelques lampes, pour mieux montrer les ténèbres.

Longtemps je suivis le long des piliers ; j’entendais seulement le bruit des pas de mon compagnon ; là aussi il ne me quittait point d’un instant.

Nous arrivâmes enfin dans un endroit, étincelant de la lumière des cierges et tout rayonnant d’or et de pierreries : c’était la chapelle des rois Mages.

Les trois rois qui reposent d’ordinaire dans le silence et l’immobilité, ô miracle, ils étaient alors assis sur leurs sarcophages.

Comme des mannequins ils remuaient leurs os morts depuis longtemps, qui sentaient à la fois la putréfaction et l’encens.

L’un d’eux ouvrit même la bouche et me tint un très long discours. Il cherchait à me démontrer comment il méritait mon respect :

D’abord 1o en qualité de mort, puis 2o en qualité de roi, et enfin 3o en qualité de saint. Tout cela ne m’émut pas beaucoup.

Je lui répondis en riant : mort, roi, saint — Je vois qu’à tout titre tu appartiens au passé.

Allons, pauvres sires, sortez d’ici ; rentrez dans la tombe ! c’est la place qui vous convient. La vie réclame maintenant les trésors de votre chapelle.

La joyeuse Cavalerie de l’Avenir doit s’établir ici. Et si vous ne partez pas de bon gré, j’emploierai la force, et je vous rosserai d’importance.

Voilà ce que je dis aux trois rois Mages, et je leur tournai le dos. Alors je vis étinceler terriblement le fer terrible de mon sombre compagnon, et il comprit le signe que je lui fis.

Il s’approcha, et, de sa hache, il frappa les misérables squelettes de la superstition et les fracassa sans pitié.

L’écho de toutes les voûtes gémit lamentablement ; des torrents de sang jaillirent de ma poitrine, et je me réveillai soudain.


8

De Cologne à Hagen la poste coûte 5 thalers et 6 gros prussiens. La diligence était malheureusement retenue, et je fus obligé de prendre le coupé de supplément.

Il faisait une de ces matinées humides et nébuleuses de la fin de l’automne ; la voiture pataugeait dans la boue. Cependant en dépit du mauvais temps et du chemin, je me sentais inondé d’un sentiment de bien-être délicieux.

N’était-ce pas l’air de ma patrie qui frappait ma joue brûlante ! et cette boue de grand chemin, n’était-ce pas la crotte de ma patrie ?

Les chevaux remuaient la queue affectueusement comme de vieilles connaissances, et ce qu’ils laissaient tomber derrière eux me paraissait beau et odoriférant comme les pommes d’Attalante. La patrie sent toujours bon.

Nous traversâmes Muhlheim ; la ville est jolie, les hommes calmes et laborieux. La dernière fois que j’y vins, c’était au mois de mai 1831.

Alors tout était en fleurs, le soleil souriait ; les oiseaux chantaient avec amour, et les hommes espéraient et pensaient.

Ils pensaient : « Notre maigre noblesse prussienne va bientôt partir, et nous leur verserons le coup de l’étrier avec de longues bouteilles de fer.

« Et la liberté va venir avec les jeux et les danses et le drapeau tricolore. Peut-être réveillera-t-elle, dans la tombe, Napoléon. »

Ah ! Seigneur Dieu ! Les chevaliers prussiens sont toujours au bord du Rhin, et plus d’un de ces pauvres hères, arrivé dans le pays maigre comme une cigogne, a maintenant le ventre rondelet.

Ces pâles canailles, qui avaient l’air jadis des trois vertus théologales, ont tant bu, depuis, de notre vin du Rhin qu’ils ont fini par avoir des trognes rouges.

Et la liberté s’est foulé le pied, elle ne peut plus sauter et danser. Le drapeau tricolore, à Paris, regarde tristement du haut de ses tours.

L’empereur est ressuscité depuis ; mais les vers anglais en ont fait un homme tout pacifique, et il s’est laissé rensevelir sans mot dire.

J’ai vu moi-même ses funérailles ; j’ai vu le char doré et les Victoires dorées qui supportaient le cercueil doré.

Le long des Champs-Elysées, sous l’arc de triomphe, par le brouillard et sur la neige, le convoi défila lentement.

La musique raclait d’une effroyable façon, les nez des musiciens étaient bleus et leurs doigts raides de froid ; les aigles des étendards me saluaient d’un air piteux.

Les hommes regardaient avec des yeux hagards, à la fois réjouis et terrifiés, comme s’ils voyaient apparaître un fantôme chéri. Dans leur âme se rallumaient les vieux souvenirs du rêve impérial. Le conte de fée de l’empire, avec ses splendeurs héroïques, était évoqué devant eux.

J’ai pleuré ce jour-là. Les larmes me sont venues aux yeux, quand j’ai entendu retentir ce cri d’amour, oublié depuis longtemps : Vive l’Empereur !


9

J’étais parti de Cologne à huit heures moins un quart du matin. Nous arrivâmes à Hagen vers les trois heures. C’est là que l’on dîne.

La table était mise. Là je retrouvai tout à fait la vieille cuisine germanique. Je te salue, choucroute ! Tes parfums sont enivrants !

Des châtaignes grillées dans des choux verts, comme celles que je mangeais jadis chez ma mère ! Salut stockfische de la patrie ! comme vous nagez joyeusement dans le beurre ! que vous avez de l’esprit !

À tous les cœurs bien nés la patrie est chère ! J’aime aussi, d’un beau brun doré, les harengs saurs aux œufs !

Comme les saucissons babillent gentiment dans la graisse qui pétille ! Les grives, en bons petits anges rôtis, avec de la compote de pommes, me gazouillent la bienvenue.

Sois le bienvenu, compatriote, me gazouillent-elles tout bas ; tu t’es absenté longtemps. Tu t’es longtemps diverti à l’étranger avec d’autres oiseaux.

Il y avait aussi sur la table une oie, tranquille et bonne créature. Peut-être qu’elle m’a aimé autrefois, quand nous étions jeunes tous les deux.

Elle me regardait d’une façon si sentimentale, si intime, si dévouée, si mélancolique ! À coup sûr, elle possédait une belle âme ; mais la chair était bien coriace.

On servit aussi, sur un plat d’étain, une tête de porc. Chez nous, en Allemagne, on garnit toujours de feuilles de laurier le front des cochons.


10

Au sortir de Hagen, il faisait nuit, et je sentais le froid me pénétrer jusqu’à la moelle des os. Je ne pus me réchauffer qu’à Unna, dans une auberge.

Je trouvai là une jolie fille, qui me versa le punch d’un air amical. Ses cheveux bouclés étaient comme de la soie dorée, ses yeux doux comme les rayons de la lune.

Je retrouvai avec bonheur l’accent westphalien qui grasseye. Le punch rallumait mille doux souvenirs. Je pensai à ces bons frères de Westphalie.

Ces chers Westphaliens, avec qui j’ai si souvent bu à Gœttingue, jusqu’à ce qu’une douce émotion gagnât notre cœur, et que nous nous embrassions tendrement, et que nous tombions tendrement sous la table.

Je les ai toujours aimés, ces chers, ces bons Westphaliens, ce peuple si fort, si sûr, si loyal, sans vanterie, sans jactance.

Comme ils étaient beaux sur le terrain d’un duel, avec leur cœur de lion ! Les quartes et les tierces de leur rapière, comme elles tombaient droites et franches !

Ils se battent bien, ils boivent bien, et quand ils vous tendent la main, en témoignage d’amitié, ils se mettent à pleurer ; — ce sont des chênes sentimentaux.

Que le ciel te conserve, brave peuple ; qu’il bénisse tes moissons, qu’il te préserve de la guerre et de la gloire, des héros et de leurs exploits héroïques ;

Qu’il accorde toujours à tes fils de faciles examens, et qu’il marie bien tes filles. — Amen !


11

Voici la forêt de Teutobourg, dont Tacite a fait la description. — C’est là le marais classique où Varus est resté.

C’est là que se battit le prince des Chérusques, Hermann, la noble épée ; la nationalité allemande a vaincu sur ce terrain boueux, dans cette crotte où s’enfoncèrent les légions de Rome.

Si Hermann n’eût pas gagné la bataille avec ses hordes blondes, il n’y aurait plus de liberté allemande ; nous serions devenus Romains.

Dans notre patrie régneraient maintenant la langue et les coutumes de Rome. Il y aurait des Vestales même à Munich ; les Souabes s’appelleraient Quirites.

Hengstenberg serait un aruspice et fouillerait dans les entrailles des taureaux ; Neander serait un augure et considérerait, son nez au vent, le vol des oiseaux de Berlin.

Mme Birch-Pfeiffer boirait de la térébenthine, comme jadis les dames romaines (vous savez que c’était pour parfumer — vous savez quoi).

Raumer ne serait pas un barbouilleur allemand ; ce serait un scribe romain. Freiligrath ferait des vers sans rime, comme jadis Flaccus Horatius.

Le grossier mendiant, père Jahn, porterait fièrement la toge puante. — Me hercule ! Massmann parlerait latin et s’appellerait Marcus Tullius Massmannus !

Les martyrs de la vérité se prendraient aux cheveux dans les arènes avec les lions, les hyènes et les chacals, au lieu d’avoir affaire avec des chiens dans les petits journaux.

Nous aurions un seul Néron à cette heure, au lieu de trois douzaines de pères de la patrie. Nous nous couperions les veines pour faire la nique aux valets du despotisme.

Schelling prendrait un bain comme un Sénèque et finirait au moins comme un philosophe. Nous dirions à notre illustre peintre Cornélius : Cacatum non est pictum.

Dieu soit loué ! Hermann a gagné la bataille ; les Romains furent défaits. Varus périt avec ses légions, et nous sommes restés Allemands.

Nous sommes restés Allemands ; et nous parlons Allemand. L’âne s’appelle âne et non asinus, les Souabes sont restés Souabes.

Raumer est resté un barbouilleur allemand. Freiligrath rime et n’est pas devenu un Horace.

Dieu soit loué ! Massmann ne parle pas latin. Mme Birch-Pfeiffer ne fait qu’écrire des drames et ne boit point de la térébenthine, comme les dames galantes de Rome.

Ô Hermann ! voilà ce que nous te devons ; c’est pourquoi, comme bien tu le mérites, on t’élève un monument à Detmoldt ; j’ai souscrit moi-même pour cinq centimes.


12

La nuit rend plus sombre et inhospitalière la forêt où roule, clopin-clopant, ma chaise de poste. Soudain un craquement retentit ; une roue se brise. Nous arrêtons. Voilà qui n’est pas très agréable.

Le postillon descend et court au village, je reste seul à minuit au milieu des bois. Tout autour, on entend des hurlements sauvages.

Ce sont les loups qui hurlent avec leur voix d’affamés ; leurs yeux brûlent dans les ténèbres comme des flambeaux.

Ces animaux, à coup sûr, ont eu vent de mon arrivée, et c’est en mon honneur qu’ils ont ainsi illuminé la forêt et qu’ils chantent leurs chœurs.

C’est une sérénade, j’y vois clair maintenant, ils veulent me fêter ! Aussitôt je me mets dans la posture obligée, et d’une voix émue je leur tiens ce discours :

« Frères loups ! je suis heureux d’être aujourd’hui au milieu de vous, où tant de nobles cœurs me hurlent avec amour la bienvenue.

« Ce que j’éprouve en ce doux et beau moment est inexprimable. Ah ! cette belle heure restera gravée éternellement dans mon souvenir.

« Frères loups ! jamais vous n’avez douté de moi, jamais vous n’avez laissé surprendre votre bonne foi par des renards qui vous ont dit que j’étais passé aux chiens.

« Que j’étais renégat et que bientôt je serais conseiller aulique dans le parc des moutons. Relever de pareilles calomnies était trop au-dessous de ma dignité.

« La peau de brebis que j’ai endossée quelquefois pour me réchauffer, croyez-moi, elle ne m’a jamais porté à m’extasier sur le bonheur des brebis.

« Je ne suis ni brebis, ni chien, ni conseiller aulique. Je suis resté loup. Mon cœur et mes dents sont ceux d’un loup.

« Je suis un loup et je hurlerai toujours avec les loups. Oui, comptez sur moi, et aidez-vous vous-mêmes, et le ciel vous aidera. »

Tel fut le discours que je fis sans la moindre préparation. Mon ami Kolb l’a un peu tronqué en l’imprimant dans la Gazette d’Augsbourg.


13

Le soleil se leva près de Paderborn avec une mine très rébarbative. Il fait là en effet un bien ennuyeux métier, d’éclairer cette sotte terre !

À peine a-t-il éclairé un de ses côtés, et se dépêche-t-il de porter sa lumière à l’autre, que le premier s’obscurcit aussitôt.

Sisyphe voit retomber son rocher, le tonneau des Danaïdes ne se remplit jamais, et le soleil éclaire en vain le globe.

Quand les vapeurs du matin se dissipèrent, je vis s’élever sur le bord du chemin l’image du crucifié, éclairée par l’aurore rouge comme du sang.

Ta vue me remplit chaque fois de mélancolie, je ne peux te regarder sans une profonde commisération, toi qui as voulu racheter le monde, sauver les hommes ! Folie divine !

Ils t’ont rudement traité, messieurs du grand conseil de Jérusalem. Qui t’avait conseillé aussi de parler si librement de l’État et de l’Église ?

Pour ton malheur, l’imprimerie n’était pas encore inventée. Tu aurais écrit un livre sur le royaume des cieux ;

Le censeur aurait biffé ce qui a rapport à la terre, et dans sa bienveillance la censure te sauvait de la croix.

Ah ! si seulement tu eusses choisi un autre texte pour ta prédication de la montagne ! Tu avais certes assez de talent et d’esprit pour pouvoir voiler ta pensée, et tu as pu ménager les dévots !

Mais tu as été trop passionné, tu as chassé du temple avec un fouet les changeurs et les banquiers : malheureux Dieu ! te voilà cloué à la croix pour servir d’avertissement et d’exemple.


14

Le vent est humide, le pays nu, la patache chancelle dans la boue. Pourtant je chante dans mon cœur : Soleil, flamme accusatrice !

C’est le refrain d’une vieille chanson que me chanta bien souvent ma nourrice : « Soleil, flamme accusatrice ! » C’est comme si j’avais entendu les sons du cor dans les bois.

Dans la chanson, il y a un meurtrier qui vit dans la joie et les plaisirs. À la fin, on le trouva dans la forêt, pendu aux branches d’un saule au pâle feuillage.

La condamnation à mort du meurtrier était clouée au tronc de l’arbre. C’était l’œuvre des vengeurs de la sainte Vehme. — Soleil, flamme accusatrice !

Le soleil l’avait dénoncé ; il avait tant fait que le meurtrier avait été découvert et condamné. Ottilie mourante s’était écriée : « Soleil, flamme accusatrice ! »

Et quand je me rappelle la chanson, je me rappelle aussi ma nourrice, la bonne vieille ; je revois son visage bruni, avec tous ses plis et toutes ses rides.

Elle était née dans le pays de Münster et savait une quantité d’effroyables histoires de revenants, et des contes et des ballades populaires.

Que mon cœur battait, quand la vieille femme me disait la fille du roi qui s’asseyait toute seulette sur la bruyère et peignait ses cheveux dorés !

Il lui fallait garder les oies comme une villageoise, et le soir, quand elle les ramenait des champs, elle restait toute triste, immobile, à la porte de la ville.

Car elle voyait une tête de cheval clouée au-dessus de la porte. C’était la tête du pauvre cheval sur lequel elle était venue dans la terre étrangère.

La fille de roi disait en soupirant : « Ô Falada ! dire que te voilà pendue ! » La tête de cheval répondait : « Ô malheur ! dire que tu mènes paître les oies ! »

La fille du roi disait en soupirant : « Ah ! si ma mère le savait ! » La tête de cheval répondait : « Son cœur se briserait de douleur. »

Pour mieux écouter, je suspendais mon haleine quand la vieille baissait la voix, et d’un ton plus grave commençait à parler de Barberousse, de notre mystérieux empereur.

Elle m’assurait qu’il n’était pas mort comme les savants le prétendent, qu’il restait caché dans une montagne avec ses compagnons d’armes.

La montagne s’appelle Kiffhauser, et dans ses flancs se trouve une caverne. Des lampes illuminent d’une clarté fantastique les salles aux voûtes profondes.

La première salle est une écurie, et là on peut apercevoir mille chevaux aux caparaçons étincelants devant leur crèche.

Ils sont sellés et bridés ; pourtant pas un seul ne hennit, pas un seul ne piétine. — Ils sont immobiles comme s’ils étaient coulés en fer.

Dans la seconde salle, on voit des soldats couchés sur la paille, mille soldats, gaillards à longue barbe, aux traits fiers et belliqueux.

Ils sont armés de pied en cap ; pourtant pas un de ces braves ne remue, pas un ne bouge, ils gisent immobiles et dorment.

Dans la troisième salle sont des piles d’épées, de haches, de piques, de casques d’argent et d’acier, de vieilles armes à feu.

Peu de canons, assez pourtant pour former un trophée. Au sommet flotte un drapeau aux couleurs noire, rouge et or.

L’empereur habite la quatrième salle. Depuis bien des siècles il est assis sur la chaise de pierre, devant sa table de pierre, la tête entre ses mains.

Sa barbe, qui descend jusqu’à terre, est rouge comme le feu. Par moment il remue la paupière, d’autres fois il fronce le sourcil.

Dort-il ou médite-t-il ? c’est ce que l’on ne peut savoir. Mais quand l’heure sonnera, il secouera fortement sa léthargie séculaire.

Il saisira le fidèle drapeau et criera : « À cheval, à cheval ! » Son peuple de cavaliers s’éveillera et se lèvera avec un bruit d’armures

Chacun s’élance sur son cheval qui hennit et bat du pied. Ils chevauchent à travers le monde, et les trompettes résonnent.

Ils chevauchent bien et se battent bien. Ils ont fini leur sommeil. L’empereur rend une justice sévère ; il tient à punir les assassins.

Les assassins qui ont mis à mort la belle Germanie, la princesse à la blonde chevelure. — Soleil, flamme accusatrice !

Plus d’un qui se croit à l’abri, et qui rit caché dans son château, n’échappera pas à la potence, à la colère de Barberousse.

Comme ils résonnent doucement à mon oreille les contes de la vieille nourrice ! Mon cœur superstitieux chante à tue-tête : « Soleil, flamme accusatrice ! »


15

Il tombe une petite pluie fine et froide, comme des pointes d’aiguille. Les chevaux remuent tristement la queue, et pataugent dans la boue et suent.

Le postillon donne du cor. Je connais ce vieil air : « Trois cavaliers sortent de la ville. » Tout devient si vaporeux, si confus dans mon âme.

J’eus sommeil et je m’endormis ; et voyez ! je rêvai à la fin que je me trouvais dans la montagne merveilleuse auprès de l’empereur Barberousse.

Il n’était plus assis sur sa chaise de pierre, auprès de la table de pierre, comme une statue de pierre. Il n’avait pas non plus la mine aussi respectable qu’on se le figure ordinairement.

Il parcourait les salles en causant familièrement avec moi. Il me montrait, avec le contentement d’un antiquaire, les curiosités et les trésors de son château.

Dans la salle des armes il m’expliqua comment on se servait des massues ; il frottait avec l’hermine de son manteau quelques épées pour en ôter la rouille.

Il prit un plumeau de paon et épousseta mainte armure, maint casque, maint armet à pointe, mainte hallebarde.

Il épousseta aussi le drapeau et me dit. « Ce qui me rend le plus fier, c’est que la teigne n’a pas encore mangé la soie, et que les vers n’ont pas encore piqué le bois. »

Et quand nous fûmes arrivés à la salle où plusieurs milliers de guerriers dormaient à plate terre, tout armés pour le combat, le bonhomme me dit en clignotant de l’œil, avec une certaine satisfaction puérile :

« Ici, il nous faut parler et marcher sans bruit, pour ne pas éveiller ces braves gens ; voilà cent années d’écoulées encore, et nous sommes aujourd’hui au jour de paie. »

Et voilà que l’empereur s’approche doucement des soldats endormis et leur met à chacun un ducat dans la poche.

Je le contemplai plein de surprise, alors il se mit à me dire en souriant : « Je leur donne à chacun un ducat pour solde tous les cent ans. »

Dans la salle où les chevaux se tenaient debout en longues et muettes rangées, l’empereur se frotta les mains ; il paraissait se réjouir singulièrement.

Il comptait les chevaux un à un et leur caressait les côtes. Il comptait et recomptait ; ses lèvres s’agitaient avec inquiétude et avec hâte.

« Ce n’est pas encore le nombre juste, disait-il enfin tout chagrin ; j’ai assez d’armes et de soldats, mais ce sont les chevaux qui manquent.

« J’ai envoyé de tous côtés des maquignons qui achètent pour moi les meilleurs chevaux ; j’en ai déjà un bon nombre.

« J’attends que le nombre soit complet, et alors je frapperai, et je délivrerai ma patrie, mon peuple allemand qui m’attend avec fidélité. »

Ainsi parla l’empereur, mais je m’écriai : « Frappe, vieux compagnon ! frappe tout de suite, et si tu n’as pas assez de chevaux, prends des ânes à leur place. »

Barberousse reprit en souriant : « Rien ne presse, il n’y a pas nécessité de se tant dépêcher. Rome n’a pas été bâtie en un jour. Une bonne œuvre demande du temps.

« Ce qui ne vient pas aujourd’hui viendra sûrement demain. Ce n’est que lentement que croît le chêne, et chi va piano va sano, dit un proverbe de l’empire romain. »


16

Un cahot de voiture m’éveilla ; bientôt pourtant je refermai les paupières, je me rendormis et je rêvai encore de Barberousse.

Je me promenais encore avec lui par les salles sonores ; il me faisait maintes et maintes questions, et avait mille choses à me faire raconter.

Depuis bien, bien des années, depuis la guerre de sept ans, il n’avait pas appris la moindre nouvelle de notre monde d’en haut.

Il s’enquit de Moïse Mendelssohn, de la Karschin, il s’informa avec intérêt de la comtesse Dubarry, la maîtresse de Louis XV.

« Ô empereur ! m’écriai-je ? comme tu es en retard ! Moïse Mendelssohn est mort depuis longtemps avec sa Rebecca ; Abraham, son fils aussi est mort et enterré.

« Abraham a mis au monde avec Léa un marmot ; il s’appelle Félix, qui a fait son chemin dans la chrétienté, il est déjà maître de chapelle.

« La vieille Karschin est morte ; la Klenke, sa fille, est morte aussi ; Helmine Chezy, sa petite-fille est encore en vie, à ce que je crois.

« La Dubarry a mené joyeuse vie tant que Louis régna, Louis XV bien entendu ; elle était déjà vieille quand on l’a guillotinée.

« Louis XV est mort bien tranquillement dans son lit. Pour Louis XVI, il a été guillotiné avec la reine Marie-Antoinette.

« La reine Marie-Antoinette, lorsqu’on la guillotina, montra un grand courage, comme cela devait être. Mais la Dubarry se mit à pleurer et à jeter les hauts cris quand on la guillotina. »

L’empereur arrêta tout à coup ses pas, me regarda fixement, et dit, tout effrayé : « Pour l’amour de Dieu, qu’est-ce donc que ça guillotiner ? »

« Guillotiner, lui expliquai-je, c’est une nouvelle méthode par laquelle on fait passer de vie à trépas les gens de toute condition.

« Dans cette nouvelle méthode on se sert aussi d’une nouvelle machine qu’inventa M. Guillotin, d’où lui vient le nom de guillotine.

« On t’attache sur une planche qui s’abaisse ; vite, on te glisse entre deux poteaux ; tout en haut est suspendu un couperet triangulaire.

« On tire une ficelle, le couperet glisse et tombe tout gentiment, tout gaiement. Dans cette occurrence, ta tête tombe dans un sac. »

L’empereur m’interrompit : « Tais-toi, je ne veux rien savoir de ta machine. Dieu me préserve des inventions de ton M. Guillotin !

« Le roi et la reine ! liés ! liés sur une planche ! mais c’est contre tout respect, contre toute étiquette !

« Et toi, qui es-tu, toi qui oses me parler si familièrement ? Attends, mon garçon, je vais te rabattre un peu le caquet !

« Ma bile s’échauffe à t’entendre parler de la sorte. Ton souffle est déjà une haute trahison, ton sourire est un crime de lèse-majesté. »

Quand je vis le vieillard s’échauffer ainsi et m’invectiver sans ménagement et sans retenue, alors j’éclatai à mon tour et je laissai parler mes plus intimes pensées :

« Seigneur Barberousse, lui dis-je à haute voix, tu n’es qu’un être fabuleux, un spectre du passé ; va-t’en, retourne dormir ; nous nous délivrerons bien sans toi.

« Les républicains nous riraient au nez en voyant à notre tête un pareil fantôme avec le sceptre et la couronne ; ils nous larderaient d’épigrammes.

« Ton drapeau ne me plaît pas non plus. Les fous teutomanes, quand j’étais encore dans la Burschenschaft, m’ont gâté à tout jamais le goût de ces couleurs rouge, noire et or.

« Ce que tu as de mieux à faire, vieille ganache impériale, c’est de rester chez toi dans ton vieux Kiffhauser. — Plus je réfléchis, plus je crois que le peuple allemand peut se passer d’empereur. »


17

Je me suis querellé avec l’empereur, en rêve, bien entendu. À l’état de veille nous ne parlons pas aux princes avec autant d’indépendance.

Ce n’est qu’en rêvant, ce n’est qu’en songe idéal que l’Allemand ose leur exprimer sa franche opinion allemande, qu’il porte si profondément dans son cœur allemand.

Quand je me réveillai, nous passions près d’une forêt ; la vue des arbres effeuillés, de cette réalité nue et triste, chassa tout à fait mes rêves.

Les chênes secouaient sévèrement la tête ; leurs branches, comme autant de verges, me faisaient des signes d’avertissement, et je m’écriai : « Pardonne-moi, mon empereur bien-aimé !

« Pardonne-moi, ô Barberousse, ces paroles trop promptes ! je sais que tu es plus sage que moi ; j’ai si peu de patience ! Sors bientôt, mon empereur, de ta montagne, — reviens ! reviens !

« Si la guillotine ne te plaît pas, tiens-t’en aux anciennes méthodes : l’épée pour les nobles, la corde pour les bourgeois et les vilains.

« Seulement change de temps en temps, fais pendre les nobles et décapiter un peu les bourgeois et les paysans ; car nous sommes tous des créatures du bon Dieu.

« Rétablis le Code pénal, la procédure impitoyable de Charles-Quint, et divise le peuple en états, en communautés et en corporations.

« Rétablis-nous le vieux Saint Empire Romain, rends-nous toutes ces guenilles resplendissantes avec toutes leurs gentillesses vermoulues.

« Le moyen âge, le vrai moyen âge tel qu’il a été, je veux bien l’accepter ; mais délivre-nous de ce régime bâtard.

« De cette chevalerie en uniforme prussien, hideux mélange de superstition gothique et de moderne mensonge, qui n’est ni chair ni poisson.

« Chasse-moi cet attirail de comédiens, chasse-les de ces tréteaux où l’on parodie le passé. Viens, viens, empereur Barberousse ! »


18

Minden est une forteresse qui a de beaux remparts. Pourtant j’aime peu avoir affaire avec les forteresses prussiennes.

Nous y arrivâmes vers le soir. Les planches du pont-levis gémissaient d’une façon si lamentable quand nous le traversâmes. Au bas, les sombres fossés étaient béants.

Les hauts bastions nous regardaient d’un air chagrin et menaçant. La grande porte s’ouvrit en grinçant et se ferma en grinçant aussi.

Ah ! mon âme fut contristée comme dut l’être celle d’Ulysse quand il entendit rouler le rocher dont Polyphème ferma sa caverne.

Il se présenta un caporal à la porte de la voiture et il nous demanda nos noms. « Je m’appelle Personne, je suis oculiste, et j’opère la cataracte sur les yeux des géants. »

À l’auberge, je fus encore plus mal à mon aise ; à table, je ne trouvai rien à mon goût. Je me mis au lit de suite, mais je ne pus dormir, les couvertures m’étouffaient.

C’était un large lit de plume, avec des rideaux d’un damas rouge ; le ciel en était d’or passé, avec une campane flétrie.

Maudite campane ! toute la nuit elle n’a fait que me priver de sommeil ; elle était suspendue sur ma tête, menaçante comme l’épée de Damoclès.

Parfois elle me faisait l’eflfet d’une tête de serpent, et je l’entendais me siffler mystérieusement à l’oreille : « Te voilà dans la forteresse, et tu y resteras ; tu ne peux plus m’échapper ! »

Oh ! que ne suis-je, soupirai-je, que ne suis-je chez moi, près de mon excellente femme, à Paris, dans le faubourg Poissonnière !

Parfois aussi je sentais quelque chose passer sur mon front, on eût dit une froide main de censeur, et dans mon cerveau mes pensées furent paralysées.

Des gendarmes drapés dans des linceuls entouraient mon lit comme des spectres, et j’entendais aussi un bruit de chaînes peu récréatif.

Hélas ! les fantômes armés m’entraînaient, et à la fin je me trouvai attaché à un rocher à pic.

Cette atroce et sale campane qui surmontait mon ciel de lit, je la retrouvai là. Mais maintenant c’était un vautour au noir plumage, aux serres aiguës.

Ce vautour ressemblait, à s’y méprendre, à l’aigle de Prusse ; cramponné sur mon corps, il me dévorait le foie dans la poitrine. J’ai pleuré et gémi.

J’ai pleuré longtemps, jusqu’à ce que le coq vînt à chanter, qui chassa la fièvre avec ses rêves. Je me réveillai à Minden dans mon lit inondé de sueur. L’aigle de Prusse était redevenu une sotte campane.

Je pris la poste, et je ne pus respirer librement que lorsque je fus en dehors de la forteresse, au milieu de la libre nature, sur le sol de Bukkeburg.


19

Ô Danton ! tu t’es bien trompé, et tu as payé cher ton erreur ! On peut emporter la patrie à la semelle de ses souliers.

La demi-principauté de Bukkeburg, ne l’ai-je point emportée au talon de mes bottes ? Jamais je n’ai vu de ma vie des routes aussi fangeuses.

À Bukkeburg, je descendis de voiture pour aller voir le château où est né mon grand-père ; ma grand’mère était de Hambourg.

J’arrivai à Hanovre vers midi, et je me fis décrotter. Je sortis aussitôt pour parcourir la ville. J’aime à voyager avec fruit.

Seigneur Dieu ! voilà ce qui s’appelle de la propreté ! Ici la boue n’est pas dans les rues. On y voit maint édifice superbe, masses tout à fait imposantes.

Une grande place surtout, entourée de magnifiques maisons, frappa mon attention. C’est là que le roi réside, c’est là que s’élève son palais.

Il est d’assez belle apparence (le palais bien entendu). Devant le portail, de chaque côté est une guérite. La garde en collet rouge, l’arme au bras, y fait sentinelle d’un air sauvage et menaçant.

Mon cicerone me dit : « C’est là que demeure Ernest-Auguste, un vieux lord ultra-tory, un gentleman assez bien conservé.

« C’est là qu’il demeure au sein d’une sécurité champêtre ; car, mieux que par tous les trabans du monde, il est protégé par le manque de cœur de tous nos chers camarades.

« Je vais le voir de temps en temps, et il se plaint alors des ennuis de son métier, de ce métier de roi, qu’il est condamné à faire dans le royaume de Hanovre.

« Habitué à la vie de la Grande-Bretagne, il se dit trop à l’étroit ici, le spleen le tourmente, il craint presque de ne pouvoir à la longue résister à une idée patibulaire.

« Avant-hier je l’ai trouvé tout triste, accroupi devant la cheminée, — c’était le matin. — Sa Majesté faisait infuser elle-même un lavement pour ses chiens malades. »


20

De Harbourg, je fus dans une heure à Hambourg. C’était le soir ; les étoiles me saluaient ; l’air était doux et frais.

Et lorsque j’arrivai près de madame ma mère, sa joie fut presque de l’effroi : « Mon cher enfant ! » s’écria-t-elle, en frappant ses deux mains.

« Mon cher enfant, voilà bien treize ans que je ne t’ai vu. Tu dois avoir faim ; dis-moi, que vas-tu manger ?

«J’ai du poisson, de l’oie et des oranges de Portugal. » — « Alors donne-moi du poisson, de l’oie et des oranges de Portugal. »

Et pendant que je mangeais avec grand appétit, ma mère, toute gaie et heureuse, me demandait ceci, me demandait cela, et parfois me faisait des questions captieuses.

« Mon cher enfant, et te soigne-t-on bien, là-bas, dans le pays étranger ? Ta femme est-elle bonne ménagère, et te raccommode-t-elle tes bas et tes chemises ? »

« Le poisson est excellent, ma petite mère ; mais il faut le manger en silence ; on attrape si vite une arête dans le gosier. Ne me trouble pas maintenant. »

Et quand j’eus dévoré ce brave poisson, on me servit l’oie. Ma mère me demandait ceci, me demandait cela, et parfois me faisait des questions captieuses.

« Mon cher enfant, dans quel pays vit-on le mieux ? Est-ici ou en France ? À quel peuple donnes-tu la préférence ? »

— « L’oie allemande, chère petite mère, est bonne, cependant les Français garnissent mieux les oies que nous. Ils ont aussi de meilleures sauces. »

Et quand l’oie dut se retirer, les oranges firent leur entrée ; elles étaient parfaites, au delà de toute espérance.

Mais ma mère se remit toute joyeuse, à me faire maintes et maintes questions, même parfois sur des matières scabreuses.

« Mon chere enfant, que penses-tu maintenant ? Fais-tu toujours de la politique avec la même passion ? À quel parti se rattachent tes convictions ? »

« Les oranges, cher petite mère, sont excellentes, et c’est avec un vrai plaisir que j’en bois le doux jus, mais je laisse là l’écorce. »


21

La ville qui a été brûlée à moitié, se rebâtit petit à petit. Comme un caniche à moitié tondu, Hambourg fait une triste figure.

Combien de rues me manquent, et dont la perte m’est bien pénible ! Où est la maison où j’ai reçu et donné les premiers baisers de l’amour ?

Où est l’imprimerie où j’ai fait imprimer les Reisebilder ? Où est la taverne où j’ai avalé mes premières huîtres ?

Et le Dreckwall, où est donc le Dreckwall ? Je le cherche inutilement ! Où est le café nommé Pavillon, où j’ai tant mangé de gâteaux ?

Où est l’Hôtel de Ville où trônaient le sénat et la bourgeoisie ? Tout est devenu la proie des flammes ! La flamme n’a épargné aucun sanctuaire.

Les habitants y songent encore avec effroi, et d’un air mélancolique et en soupirant, ils me racontaient l’épouvantable catastrophe.

« L’incendie prit à la fois de tous côtés ; on ne voyait que feu et fumée. Les tours des églises flambaient et s’écroulaient avec un fracas terrible.

« La vieille Bourse est brûlée, là où se promenaient nos pères et où, pendant des siècles, ils ont fait de bonnes affaires en trafiquant aussi honnêtement que possible.

« La Banque, cette âme d’argent de la ville, et son grand livre où chacun est estimé à sa juste valeur, sont restés intacts, Dieu soit loué !

« Dieu soit loué ! on a fait des collectes pour nous, jusque chez les nations les plus lointaines. C’est une bonne affaire ; la collecte a bien rapporté huit millions !

« De tous les pays l’argent affluait dans nos mains ouvertes. Nous acceptâmes aussi des vivres ; nous ne dédaignions aucune aumône.

« On nous a expédié des vêtements et des lits en quantité, et du pain, de la viande, de la soupe ! Le roi de Prusse voulait même nous envoyer des troupes.

« Le dommage matériel a été réparé. On peut l’estimer à tant. Mais la peur, la peur, personne ne peut nous la payer. »

Pour les consoler, je leur dis : « Mes bonnes gens, il ne faut pas pleurer et vous désoler ainsi. Troie était une bien autre ville, et pourtant il lui fallut brûler !

« Rebâtissez vos maisons, desséchez vos cloaques, procurez-vous de meilleures lois et de meilleures pompes à feu.

« Ne mettez pas trop de piment de Cayenne dans vos potages à la tortue. Vos carpes aussi ne valent rien, vous les faites cuire avec les écailles.

« Des dindes truffées ne vous font pas grand mal ; mais défiez-vous de la malice de l’oiseau qui a pondu son œuf dans la perruque du bourgmestre.

« Quel est ce maudit oiseau ? je n’ai pas besoin de vous le dire. Quand je pense à ce crapaud ailé de Brandebourg, tout mon dîner tourne dans mon estomac. »


22

Les hommes me parurent encore plus changés que la ville ; ils errent çà et là, si tristes, si affaissés, qu’ils ont l’air de ruines ambulantes.

Ceux qui étaient maigres, sont encore plus minces ; ceux qui étaient gras, sont encore plus replets. Les enfants sont vieux, et les vieux pour la plupart sont tombés en enfance.

Plusieurs que j’ai quittés veaux, sont à l’état de bœuf à présent. Maintes petites dindes d’alors sont devenues de grandes dindes au fier plumage.

Je trouvai la vieille Gudule fardée et parée comme une sirène ; elle a fait l’acquisition de cheveux noirs et d’éblouissantes dents blanches.

L’homme qui s’est le mieux conservé, c’est mon ami le papetier. Ses cheveux sont devenus jaunes et flottent autour de sa tête ; il ressemble à saint Jean-Baptiste.

Je revis aussi mon vieux censeur. Je le rencontrai au milieu du brouillard, tout cassé, sur le marché aux oies. Il paraissait fort abattu.

Nous nous serrâmes les mains ; une larme nagea dans l’œil du bonhomme. Comme il se réjouit de me revoir ! Ce fut une scène touchante.

Je n’ai pas revu tout mon monde des anciens jours. Plus d’un avait quitté cette vallée de misère. Hélas ! mon cher Gumpelino même, je ne l’ai plus rencontré.

La noble créature venait de rendre sa grande âme. C’est maintenant un des séraphins qui planent au pied du trône de l’Éternel.

En vain je cherchai partout l’Adonis bancal qui vendait, par les rues de Hambourg, des tasses et des vases de nuit en porcelaine.

Sarras, le fidèle caniche de mon libraire, est mort. Quelle perte ! Je parie que Campe eût perdu plus volontiers tout un tas d’écrivains !…

La population de l’État de Hambourg consiste, de mémoire d’hommes, en juifs et en chrétiens ; ces derniers n’ont pas non plus l’habitude de donner rien pour rien.

Les chrétiens sont tous des négociants assez solides ; ils aiment également à manger des plats solides, et ils paient exactement leurs lettres de change, même avant le dernier jour de grâce.

Les juifs se divisent pour leur part, en deux partis dissidents ; les anciens vont à la synagogue ; les néo-juifs donnent à l’église où ils vont le nom de temple.

Les néo-juifs sont très éclairés et mangent du porc ; les anciens sont superstitieux, ils ne croient pas au Saint Esprit et détestent le cochon.

J’aime les uns et les autres, — mais je jure par les dieux éternels de l’Olympe, que j’aime encore mieux certains délicieux petits poissons qu’on nomme crevettes fumées.


23

En tant que république, Hambourg n’a jamais été aussi puissante que Venise et Florence ; mais Hambourg a de meilleures huîtres. Les meilleures sont celles de la taverne de Lorence.

Ce fut un beau soir que celui où je m’y rendis avec Campe. Nous voulions nous mettre en goguette avec des huîtres et du vin du Rhin.

Nous y trouvâmes bonne société ; j’y revis avec joie maints vieux camarades, par exemple Chaussepié, et maints nouveaux frères.

Là était Wille, dont le visage balafré est un album où ses ennemis d’université se sont à tout jamais inscrits en caractères ineffaçables.

Là était Fucks, un païen, un ennemi intime du bon Dieu. Il ne croit qu’en Hegel, et peut-être encore à la Vénus de Canova.

Campe était l’amphitryon ; il souriait de joie, son œil rayonnait d’extase, comme une madone transfigurée.

Je mangeai et je bus avec grand appétit, et je disais en mon âme : Campe est vraiment un grand homme, c’est la fleur des éditeurs.

Un autre éditeur m’eût peut-être laissé mourir de faim, mais lui, il me donne même à boire ; je ne le quitterai jamais.

Je remercie Dieu dans le ciel qui a créé le jus de la treille, et qui pour éditeur m’a donné Julius Campe ici-bas.

Je remercie Dieu dans le ciel qui, par son fiat tout-puissant, a créé les huîtres dans la mer et le vin du Rhin sur la terre.

Lui qui fait croître les citrons pour arroser les huîtres. Laisse-moi seulement, ô Père ! bien digérer cette nuit.

Le vin du Rhin me rend tendre, et chasse de ma poitrine tous soucis, il y infuse l’amour de toute l’humanité.

Il me faut alors quitter la salle et flâner dans la rue. L’âme cherche une âme et épie les robes blanches et légères.

Dans de pareils moments, je déborde de tendresse et de désir. Les chats me semblent tous gris, les femmes me semblent toutes des Hélènes.

Et lorsque je fus à la rue Drehbahn, je vis à la lueur de la lune une femme de haute stature, une femme aux appas merveilleusement développés.

Son visage était rond et frais, ses yeux comme des turquoises, les joues comme des roses, sa bouche comme des cerises, et le nez aussi un peu rouge.

Sa tête était coiffée d’un bonnet de lin blanc et empesé, plissé en forme de couronne murale avec des tourelles et des créneaux dentelés.

Elle portait une tunique blanche qui lui descendait jusqu’aux mollets. Et quels mollets ! Ses jambes ressemblaient à deux colonnes doriques.

Ses traits avaient une expression banale et même des plus vulgaires, mais son derrière, d’une étendue démesurée, annonçait un être surhumain.

Elle s’avança vers moi, et me dit : « Sois le bienvenu aux bords de l’Elbe, après treize ans d’absence. Je le vois, tu es toujours le même.

« Tu cherches peut-être ces âmes aimantes que tu as rencontrées si souvent dans ces aimables parages ?

« La vie les a dévorées, la vie, ce tourbillon vorace, cette hydre aux cent têtes. Tu ne retrouves plus le beau temps d’autrefois et tes belles contemporaines !

« Tu ne retrouves plus ces douces fleurs que ton jeune cœur divinisait. Elles ont fleuri ici ; maintenant elles sont flétries, et la tempête les a effeuillées.

« Se faner, s’effeuiller, être foulé aux pieds de l’impitoyable destinée, mon ami, tel est le sort de tout ce qui est beau et aimé sur la terre. »

— « Qui es-tu ? m’écriai-je, tu me considères comme un rêve des anciens jours. Où demeures-tu, femme majestueuse, ne puis-je pas t’accompagner ? »

La femme se prit à sourire et dit : — « Tu te trompes, je suis une personne morale, décente et bien élevée ; tu te trompes, je ne suis pas ce que tu penses.

« Je ne suis pas une de ces petites demoiselles, une de ces lorettes parisiennes ; car, apprends-le, je suis Hammonia, la déesse protectrice de Hambourg.

« Tu t’étonnes et tu t’effrayes à la fois, poète si courageux d’ordinaire ; — veux-tu m’accompagner maintenant ? Eh bien, ne tarde pas davantage ! »

Je partis d’un éclat de rire, et m’écriai : — « Je te suis sur-le-champ ; marche en avant, je te suis, dusses-tu me mener en enfer ! »

24

Comment je fis pour arriver au haut de l’étroit escalier, c’est ce que je ne saurais dire. Peut-être des esprits invisibles m’y ont-ils transporté.

Là, dans la chambrette d’Hammonia, les heures s’écoulèrent rapidement. La déesse m’avoua les sentiments sympathiques qu’elle avait toujours eus pour moi.

« Vois-tu, me dit-elle, autrefois celui que j’aimai le plus, fut le poète qui chanta le Rédempteur sur sa pieuse lyre.

« Là, sur ma commode, est encore le buste de mon cher Klopstock ; mais, depuis longtemps, il ne me sert que pour accrocher mes bonnets.

« Tu es maintenant mon auteur favori, ton image est suspendue à la tête de mon lit. Regarde ! une fraîche couronne de lauriers entoure le cadre du portrait adoré.

« Seulement, tu as étrillé trop souvent mes enfants bien-aimés, les Hambourgeois, et je dois t’avouer que ces sarcasmes m’ont profondément blessée. Que cela n’arrive plus !

« Le temps, je l’espère, t’a guéri de cette mauvaise habitude, et t’a donné, même envers les sots, une plus grande tolérance.

« Mais parle ! D’où te vint la pensée de venir dans ces régions du nord en cette saison ? le temps est déjà à l’hiver. »

— « Oh ! ma déesse ! lui répliquai-je, il repose tout au fond du cœur humain bien des pensées qui s’éveillent souvent mal à propos.

« Extérieurement j’étais assez heureux, mais intérieurement je me sentis le cœur serré, et ce serrement de cœur croissait de jour en jour ; j’avais le mal du pays.

« Cet air de France, ordinairement si léger, commençait à me peser ; il me fallait respirer l’atmosphère de l’Allemagne pour ne pas étouffer.

« Je regrettais la senteur de la tourbe de nos poêles allemands, je désirais humer l’odeur du tabac de nos pipes allemandes ; mon pied tremblait d’impatience de fouler le sol natal.

« La nuit, je soupirais et j’éprouvais un ardent désir de revoir la pauvre vieille qui demeure non loin du Dammthor ; ma sœur Charlotte demeure tout près.

« Et j’ai soupiré plus d’une fois en pensant à ce noble vieillard qui m’a toujours si vertement tancé.

« Je voulais entendre encore de sa bouche ces mots de : grand imbécile ! qui m’ont toujours résonné dans le cœur comme une douce musique.

« J’avais besoin de revoir la blanche fumée qui s’élève des cheminées allemandes, de marcher sur les bruyères de la basse Saxe et dans ses bois de sapins ;

« J’avais besoin de revoir même ces stations de douleur où j’ai traîné, couronné d’épines, la croix de ma jeunesse.

« Je voulais pleurer encore où j’ai pleuré jadis, où jadis ont coulé mes larmes les plus amères. Je crois que l’on nomme amour de la patrie ce fou désir.

« Je n’aime pas à en parler ; ce n’est au fond qu’une maladie. Mon cœur pudique cache toujours sa blessure à la foule.

« Je hais ce tas de gueux qui, pour émouvoir les masses en leur faveur, étalent sur les places publiques toutes les plaies, tous les ulcères puants de leur patriotisme.

« Ce ne sont que d’éhontés mendiants ! La charité, messieurs et mesdames ! Ils veulent avoir l’aumône. — Un sou de popularité à Menzel et à ses Souabes !

« Ô ma déesse ! tu m’as trouvé aujourd’hui dans une disposition sentimentale ; j’ai le vin tendre. Je suis un peu malade, mais cette maladie ne durera guère longtemps, et je serai bientôt guéri.

« Oui, je suis malade, et tu pourrais me ranimer grandement le cœur avec une bonne tasse de thé ; tu y mettras du rhum. »

25

La déesse m’a fait du thé, en y mêlant du rhum. Pour elle, elle a bu le rhum sans le moindre thé.

Elle appuya sa tête sur mon épaule (sa couronne murale, son bonnet, en fut même un peu chiffonné), et elle me dit doucement :

— « J’ai pensé souvent avec terreur que tu vis seul, livré à toi-même, dans Paris, cette ville immorale et perverse, au milieu de tous ces frivoles Français.

« Tu flânes là, et tu n’as pas seulement à tes côtés un brave éditeur allemand pour te conduire et t’avertir en Mentor.

« Et la tentation est si grande dans ce pays, il y a là tant de sylphides aussi malsaines que légères ; on y perd vite la paix de l’âme.

« N’y retourne pas, reste avec nous ; ici il y a encore de la vertu et des mœurs ; cependant nous nous donnons en cachette de bien doux plaisirs.

« Reste au milieu de nous en Allemagne, tu t’y plairas mieux qu’autrefois. Nous progressons, et certainement le progrès évident t’a frappé toi-même.

« La censure aussi n’est plus si sévère ; Hoffmann se fait vieux et facile, il ne biffera plus les plus beaux passages de tes Reisebilder avec un emportement juvénile.

« Toi-même tu deviens vieux et facile maintenant, tu te feras à bien des choses ; même le passé, tu le verras sous un meilleur jour.

« On exagérait quand on parlait du malheureux sort de l’Allemagne ; on pouvait échapper à l’esclavage, comme jadis à Rome, par le suicide.

« Le peuple jouissait de la liberté de penser ; cette liberté existait pour les masses, et la répression par la censure ne frappait que le petit nombre de ceux qui faisaient imprimer leurs idées.

« Jamais l’arbitraire ne régna tout à fait, jamais on n’enleva sans jugement la cocarde nationale, même au plus dangereux démagogue.

« Jamais l’Allemagne n’en vint aux extrémités de la misère, malgré toute la rigueur des temps. Crois-moi, jamais personne n’est mort de faim dans une prison allemande.

« Le temps passé avait bien ses mérites et son charme ; on y voyait s’épanouir les douces fleurs de la foi et du dévouement ; maintenant c’est le règne du doute, de la négation.

« La liberté pratique finira par anéantir l’idéal que nous avons dans le cœur. C’est un rêve pur comme celui des lis, et qui se flétrit dans les clameurs démocratiques.

« Notre belle poésie aussi va s’éteindre, elle est même déjà un peu éteinte.

« Nos enfants auront de quoi boire et manger, mais ce ne sera pas dans le calme de la vie contemplative. J’entends gronder le drame terrible qui se prépare. L’idylle est finie.

« Oh ! si tu pouvais garder le silence, je t’ouvrirais le livre de la destinée, je te ferais voir l’avenir dans mon miroir magique.

« Ce que je n’ai jamais montré à aucun mortel, je te le montrerais, l’avenir de ta patrie. Mais hélas ! tu es bavard et ne peux garder le silence. »

— « Seigneur Dieu, ma déesse ! m’écriai-je plein d’enthousiasme, ce serait mon plus grand bonheur. Laisse-moi voir l’Allemagne de l’avenir, je suis un homme à garder le secret.

« Je veux bien te faire tous les serments que tu voudras pour t’assurer de ma discrétion. Parle ! comment et en quel nom dois-je jurer ? »

La déesse reprit : — « Jure-moi à la façon du père Abraham, comme il le fit faire à Éliézer, quand celui-ci se mit en voyage pour trouver une femme à Isaac, le fils de son maître.

« Lève ma tunique, pose ta main sur mes hanches, et jure-moi d’être discret et de ne jamais, ni par tes paroles ni par tes écrits, divulguer ce que tu auras vu. »

Quel moment solennel ! Je me sentis transporté dans les temps primitifs, lorsque je fis ce serment d’après l’antique usage des patriarches.

Je levai la tunique de la déesse, et je mis la main sur ses hanches, en lui jurant d’être discret et de ne jamais, ni par mes paroles ni par mes écrits, divulguer ce que j’aurais vu.


26

Les joues de la déesse étaient enflammées. Je crois que le rhum lui montait à la tête et gagnait la couronne, et elle me dit d’un ton mélancolique :

— « Je commence à vieillir ; je suis née le jour de la fondation de Hambourg. Ma mère était la reine des harengs, ici, à l’embouchure de l’Elbe.

» Mon père tut un grand monarque ; on le nommait Charlemagne. Il était encore plus puissant et même plus habile que Frédéric le Grand, roi de Prusse.

» Le trône où il s’assit le jour de son couronnement est à Aix-la-Chapelle. Celui dont il se servait la nuit, ma mère, ma bonne mère en hérita.

» Ma mère me le donna en mourant. C’est un meuble de peu d’apparence, mais pourtant Rothschild m’offrirait tout son or, que je ne m’en déssaisirais point.

» Le vois-tu ? C’est dans ce coin qu’est le vieux siége. Le cuir du dos en est déchiré, et les coussins ont été rongés par les teignes.

» Mais va ! lève le coussin qui couvre le siége vénérable, tu verras une ouverture en forme de cercle, et au fond une sorte de chaudière.

» C’est une chaudière enchantée où s’amalgament les sucs magiques, et si tu fourres la tête dans l’ouverture, tu verras l’avenir.

» Tu verras l’avenir de l’Allemagne sous de flottantes figures ; mais ne t’effraie pas si parfois de ce chaos des miasmes fatals s’élèvent jusqu’à toi. »

C’est ainsi que parla Hammonia, et elle sourit d’un étrange sourire. Mais je ne me laissai pas intimider. Plein de curiosité, je me dépêchai de fourrer la tête dans cette terrible ouverture.

Ce que j’ai vu, je ne le révélerai pas. J’ai juré de me taire. À peine m’est-il permis de dire, ô Dieu ! ce que j’ai senti.

Je pense encore avec dégoût aux nausées que me donnaient les maudites odeurs de ce maudit avenir ; c’était comme un mélange de vieille choucroûte et de cuir de Russie.

Quelle horreur, ô mon Dieu, que les parfums qui s’élevèrent ! C’était comme si l’on eût vidé à la fois, les trente-six fosses qui forment la Confédération Germanique.

Je sais bien ce que dit jadis Saint-Just, au Comité de Salut public. Ce n’est pas avec du musc et de l’eau de rose que l’on peut guérir la grande maladie sociale.

Mais cependant, ce parfum d’avenir allemand était plus fort que tout ce que mon nez avait jamais pressenti ; je ne pus le supporter plus longtemps.

Je perdis connaissance, et lorsque je rouvris les yeux, j’étais encore auprès de la déesse qui appuyait ma tête sur sa large poitrine.

Son œil étincelait, sa bouche était en feu, ses narines se gonflaient. Comme une bacchante, elle prit le poète dans ses bras, et se mit à chanter avec une extase sauvage :

« Reste avec moi à Hambourg, je t’aime, nous boirons le vin, nous mangerons les huîtres du présent, et nous oublierons le sombre avenir.

« Remets le couvercle ! Que nulle odeur fétide ne vienne troubler notre joie ! Je t’aime comme jamais femme n’aima un poète allemand.

« Je t’embrasse, et je sens ton génie me verser la coupe de l’enthousiasme. Un étrange enivrement s’est emparé de mon âme.

« Qu’est-ce que j’entends chanter ? Ce sont les veilleurs de la cité ; il nous chantent notre épithalame, c’est la musique de la nuit nuptiale, ô doux compagnon de mon ivresse ! »

« Les gens de la noce arrivent déjà. Maintenant vont défiler les prévôts de la ville, armés de cierges allumés. Ils dansent gravement la danse des flambeaux. Ils sautent, ils bondissent, ils chancellent.

« Voici le haut et puissant sénat, voici le conseil des anciens ; le bourgmestre tousse, crache, et veut prononcer un discours.

« Voici, en brillant uniforme, le corps diplomatique. Il vient nous féliciter avec réserve au nom des États limitrophes.

« Voici la députation ecclésiastique, les rabbins et les pasteurs. Mais hélas ! voici Hoffmann aussi avec ses ciseaux de censeur !

« Les ciseaux bruissent dans sa main ; furieux, il se jette sur toi. Il taille dans le vif. — Hélas ! c’était le meilleur morceau ! »


27

Ce qui se passa encore dans cette nuit d’enchantements, je vous le raconterai une autre fois à une meilleure époque, aux beaux jours de l’été.

Heureusement la vieille race de l’hypocrisie s’en va de plus en plus. Dieu soit loué ! elle descend lentement au tombeau, elle meurt empoisonnée du venin de ses propres mensonges.

L’été sera beau. Une nouvelle génération s’élève, toute sans fard et sans péché, aux pensées libres, aux plaisirs libres. C’est à elle que je dirai tout.

Déjà bourgeonne la jeunesse qui comprend la fierté et les bienfaits du poète, et qui s’échauffe au soleil de son âme.

Mon cœur est aimant comme la lumière ; il est pur et chaste comme le feu. Les grâces les plus nobles ont accordé ma lyre.

C’est la même lyre que fit autrefois résonner mon père, Aristophane, le favori des Muses.

C’est la même lyre sur laquelle il chanta jadis Paisteteros qui aima Basileia, et s’éleva avec elle dans les airs.

J’ai cherché dans le dernier chapitre de mon poème à imiter un peu la fin des Oiseaux, qui sont certainement la meilleure de toutes les pièces de feu mon père.

Les Grenouilles sont aussi parfaites ; on les joue maintenant en allemand sur le théâtre de Berlin, au grand amusement du roi.

Le roi aime la pièce ; cela prouve son bon goût antique. Le vieux roi défunt s’amusait bien plus aux coassements des grenouilles modernes.

Le roi aime la pièce. Cependant si l’auteur était encore en vie, je ne lui conseillerais pas de se rendre en personne à Berlin, pour assister à la représentation de sa comédie.

L’Aristophane en chair et en os passerait un mauvais quart d’heure, le pauvre ami ! Nous le verrions bientôt accompagné de chœurs de gendarmes.

La populace aurait bientôt la permission de l’insulter au lieu de l’applaudir. Sa Majesté le roi ferait empoigner, par ses argousins, le pauvre Aristophane.

Ô roi, je ne te veux pas de mal, je veux te donner seulement un bon conseil. Vénère les poètes morts ; mais aie quelques égards pour ceux qui vivent.

N’offense pas les poètes vivants. Ils ont des flammes et des traits qui sont plus redoutables que la foudre de ce Jupiter qui a été créé lui-même par les poètes.

Offense les dieux anciens et nouveaux, toute la clique de l’Olympe, et le tout puissant Dieu de la Bible par dessus le marché ; mais n’offense pas les poètes.

Les Dieux punissent certes bien durement les méfaits des humains ; le feu de l’enfer est pas mal brûlant, on y droit frire et rôtir.

Pourtant il y a des saints dont les prières délivrent le pécheur. Par des dons aux églises, par des messes, on peut acquérir une puissante intercession.

Et à la fin des jours, le Christ descendra et brisera les portes de l’enfer, et bien qu’il rende un jugement sévère, plus d’un gaillard en réchappera.

Mais il y a des enfers d’où la délivrance est impossible ; là nulle prière ne vient en aide, là est impuissante la miséricorde du Sauveur du monde.

Ne connais-tu pas l’enfer du Dante, ces terribles terzines ? Celui que le poète y a emprisonné, celui-là, nul Dieu ne peut le sauver.

Nul Dieu, nul rédempteur ne le délivrera de ces flammes rimées ! Prends garde, roi de Prusse, que nous ne te condamnions à un pareil enfer !




STROPHES SUPPLÉMENTAIRES





L’ALLEMAGNE EN OCTOBRE 1849

 La grande tempête s’est calmée, et tout rentre dans la quiétude primitive du pays ; Germania, la grande enfant, se réjouit de nouveau de ses arbres de Noël.

Nous nous remettons à faire de la vie de famille, — ce qui dépasse cette félicité domestique, est un mal. L’hirondelle de la paix revient et se niche, comme auparavant, sous le toit de la maison.

La forêt et le fleuve reposent dans une tranquillité sentimentale, éclairés par la douce lumière de la lune ; de temps à autre seulement un coup part. — Est-ce un coup de feu ? C’est peut-être un de nos amis qu’on vient de fusiller.

Peut-être a-t-on rencontré cette tête exaltée les armes à la main — (tout le monde n’a pas autant d’esprit que notre confrère Horace, qui a pris si vaillamment la fuite).

Encore des coups. C’est peut-être une fête, un feu d’artifice pour l’anniversaire de Gœthe. Ou sont-ce des fusées qui saluent la résurrection de mademoiselle Sontag ? Elle sort de sa tombe de vingt ans, et avec elle revient toute la vieille musique.

Le piano résonne. — Voilà aussi Liszt qui revient, le chevalier Franz Liszt ; il vit, il n’est pas étendu sanglant sur un champ de bataille de la Hongrie ; ni un Russe, ni un Croate ne l’a tué.

Le dernier boulevard de la liberté vient de crouler, et la Hongrie verse sa dernière goutte de sang. — Mais le chevalier Franz est resté sain et sauf ; il se porte bien, lui et son sabre d’honneur ; le sabre est serré dans sa commode.

Franz vit, il vivra longtemps, et, vénérable vieillard, il racontera à ses petits-fils les grands faits et gestes de la guerre de Hongrie. — C’est ainsi, dira-t-il avec sir John Falstaff, c’est ainsi que je fis la passe et que je maniai mon sabre.

Quand ce nom de Hongrie frappe mon oreille, mon gilet de flanelle allemand me devient trop étroit ; c’est comme si une mer s’agitait au-dessous, et je crois entendre le son des clairons.

Dans mon cœur résonnent de nouveau les exploits légendaires oubliés depuis si longtemps, le chant bardé de fer des vieux chants, le chant de la ruine des Nibelungen.

C’est le même labeur héroïque, ce sont les mêmes histoires de héros ; les hommes sont les mêmes, seulement les noms sont changés.

Leur sort est le même aussi. Quelque fièrement que flottent les joyeux étendards, le héros, selon la vieille coutume, doit succomber sous les forces brutales des brutes.

Et cette fois, le taureau a même fait une alliance avec l’ours. — Vous tombez, Magyars, mais consolez-vous, nous autres Allemands, nous avons bu une honte plus amère.

Du moins, ce sont des animaux tant soit peu respectables qui vous ont surmontés honnêtement ; mais nous passons sous le joug de loups, de pourceaux et de chiens vulgaires.

Cela hurle, grogne et aboie ; le rouge me monte au front quand je pense quels animaux sont nos vainqueurs ! — Mais silence, ô poète, ces pensées t’excitent ; tu es malade, et te taire vaudrait mieux pour ta santé.



ATTA TROLL



AVANT-PROPOS

Ainsi que dans une éclipse la lune assombrie sort de son blanc portique de nuages, ainsi le roi nègre, armé pour le combat, sort de sa tente d’une éclatante blancheur.
(Ferd. Freiligrath : Le Roi nègre.)

Atta Troll a été composé en allemand et en vers allemands[29]. L’original n’aura-t-il rien perdu, dans une traduction française en prose, de son parfum et de sa couleur, partie si essentielle dans un poème qui n’a pas de sujet bien palpable ? et les arabesques, les allusions dont cette fable n’est que le prétexte, seront-elles bien comprises de tous ceux qui ne connaissent pas le mouvement littéraire, politique et social du pays germanique ? C’est ce qu’il serait, je le crains, téméraire d’affirmer. Et cependant je livre cette traduction au public français. La confiance que j’ai dans la sagacité des compatriotes de Champollion, le déchiffreur des hiéroglyphes, me fait croire que plus d’un trouvera quelque intérêt dans ces pages, car, pour peu que le lecteur soit capable de deviner sur de simples indices les affaires d’outre-Rhin qu’il ignore, il respirera dans ce poème fantastique la vie intime de la mystérieuse Allemagne.

À l’époque où Atta Troll fut écrit, la prétendue poésie politique florissait encore de l’autre côté du Rhin. Les muses avaient reçu l’injonction formelle de ne plus rêver désormais, insouciantes et paresseuses, et d’entrer au service de la patrie à titre de vivandières de la nationalité germanique. Alors aussi le talent était un triste lot, car l’impuissance lâche et envieuse avait enfin trouvé, après des recherches séculaires, sa meilleure arme contre l’insolence du génie : elle venait d’inventer l’antithèse du talent et du caractère. Le public en masse accueillait avec une complaisance presque intéressée des déclamations qui se résumaient ainsi : « Les honnêtes gens sont en général de mauvais musiciens, en revanche, les bons musiciens ne sont rien moins que d’honnêtes gens, et pourtant la chose essentielle en ce monde, c’est l’honnêteté, ce n’est pas la musique. » Jamais les temps n’avaient été meilleurs pour l’ineptie vertueuse, pour les grandes convictions qui bredouillent et les nobles sentiments qui ne disent rien du tout. Le règne des justes allait commencer dans la littérature. Je me souviens d’un écrivain d’alors dont le principal mérite à ses propres yeux était d’avoir écrit pour la bonne cause sans savoir écrire ; en récompense de son style de plomb, ses compatriotes de Hambourg et de Francfort le gratifièrent d’une timbale d’honneur en argent.

Par les dieux immortels ! à cette époque il s’agissait de défendre les droits imprescriptibles de l’esprit, l’autonomie de l’art, l’indépendance souveraine de la poésie. Comme cette défense a été la grande affaire de ma vie, je l’ai perdue de vue moins que jamais dans Atta Troll. Par le fond et par la forme, ce poème était une protestation contre les plébiscites des tribuns du jour, et, dans le fait, à peine mes hommes de caractère, mes austères Romains, en connurent-ils quelques extraits, que leur bile s’en émut singulièrement. On m’accusa non seulement de tenter une réaction littéraire, mais encore de railler les plus saintes conquêtes du progrès social. Quant à la valeur esthétique de mon poème, je leur donnai, je leur donne encore aujourd’hui beau jeu. Je l’ai écrit pour mon propre plaisir, dans le genre capricieux et fantasque de cette école romantique où j’ai passé les plus charmantes années de ma jeunesse, et dont j’ai fini par rosser le maître, le pédagogue, ce pauvre Schlegel La préférence que j’ai donnée à ce genre est peut-être condamnable au point de vue littéraire ; mais tu mens, Brutus, tu mens, Cassius, tu mens aussi, Asinius, quand vous prétendez que ma raillerie atteint ces idées qui sont le plus précieux héritage de l’humanité, et pour lesquelles j’ai moi-même tant combattu et souffert ! Non, si le rire saisit irrésistiblement le poète, c’est quand il compare ces idées, qui planent devant lui dans toute leur grandeur et leur clarté splendide, avec les formes lourdes et grossières dont les affublent ses contemporains tudesques : il raille alors, pour ainsi dire, la peau d’ours temporelle de ces idées. Il y a des miroirs dont la glace est taillée à facettes si obliques, qu’Apollon même y serait une caricature. Nous rions alors de la caricature et non pas du dieu.

Un seul mot encore. Est-il besoin de faire remarquer qu’en tirant des poésies de Freiligrath une phrase qui revient plusieurs fois dans Atta Troll, et qui en fait pour ainsi dire la ritournelle comique, je n’ai nullement eu l’intention de déprécier cet écrivain ? Je fais grand cas de Freiligrath, surtout maintenant, et je le compte parmi les poètes les plus remarquables qui aient paru en Allemagne depuis la révolution de juillet. Son premier recueil me tomba sous la main à l’époque même ou j’écrivais Atta Troll, et la disposition d’esprit dans laquelle j’étais alors doit expliquer l’impression bouffonne que me causa particulièrement la lecture du petit poème intitulé : Le Roi nègre. Ce morceau est vanté cependant comme un des meilleurs du poète. Pour les lecteurs qui ne le connaissent pas, je dirai simplement que le roi nègre, qui sort de sa tente blanche, pareil à une éclipse de lune, possède aussi une brune compagne, sur le noir visage de laquelle se balancent de blanches plumes d’autruche ; mais dans son ardeur belliqueuse il l’abandonne, et se rend au combat des nègres où résonne le tambour orné de crânes. Hélas ! il trouve là son Waterloo noir, et il est vendu aux blancs par les vainqueurs. Les blancs emmènent le noble captif en Europe, et là nous le retrouvons au milieu d’une troupe de saltimbanques qui lui ont confié le soin de jouer du tambour turc pendant leurs exercices. Il est là, maintenant, sombre et solennel, tambourinant à l’entrée du cirque ; mais, pendant qu’il bat la caisse, il pense que, tout humilié qu’il est par la fortune, il a été monarque absolu aux bords lointains du Niger ; il se souvient qu’il a chassé le lion et le tigre :


Son œil devient humide ; alors il bat si fort,
Que la peau du tambour se crève sous l’effort.


Décembre 1846.
Henri Heine.


ATTA TROLL


RÊVE D’UNE NUIT D’ÉTÉ
Écrit en 1841



I

Entouré de sombres montagnes qui semblent vouloir escalader le ciel, et bercé comme un rêve par le bruit des cascades sauvages,

Cauterets, la bourgade élégante, repose au fond de la vallée. Ses blanches maisons sont ornées de balcons ; de belles dames s’y accoudent le rire sur les lèvres.

Le rire sur les lèvres, elles regardent la place du marché inondée d’une foule bariolée ; au milieu, un ours et une ourse dansent au son de la musette.

C’est Atta Troll et sa femme, la noire Mumma, comme ils l’appellent, qui sont les danseurs, et les Basques ne se sentent pas de joie et d’admiration.

Raide et sérieux comme un grand d’Espagne, Atta Troll fait son avant-deux ; mais sa moitié velue manque de dignité et de réserve.

Le dirai-je ? il me semble presque qu’elle cancane par moments, et que, par un certain mouvement de reins un peu risqué, elle rappelle la grande Chaumière.

Son vaillant conducteur, qui la tient à la chaîne, paraît lui-même s’être aperçu de l’immoralité de sa danse.

Il lui allonge parfois quelques coups de fouet ; alors la noire Mumma hurle à faire trembler les montagnes.

Ce conducteur d’ours porte un bonnet pointu orné de six madones, qui doivent protéger sa tête des balles ennemies ou des poux.

Sur ses épaules pend, en guise de manteau, un dessus d’autel aux mille couleurs. Là-dessous sont cachés pistolets et couteau.

Il fut moine dans sa jeunesse, plus tard chef de brigands, et, pour réunir les deux professions, il finit par prendre du service sous don Carlos.

Lorsque don Carlos dut fuir avec toute sa chevalerie, et que les nobles paladins furent obligés de chercher quelque honnête métier,

(Le prince Chenapanski se fit auteur) notre défenseur de la légitimité se fit conducteur d’ours, et alla à travers le monde avec Atta Troll et Mumma ;

Et il les fit danser tous les deux devant le peuple, sur les places publiques. Et voilà comme Atta Troll, enchaîné, danse sur la place de Cauterets.

Lui qui autrefois, comme un roi des solitudes, habitait le libre sommet des monts, Atta Troll danse dans la plaine devant la populace !

Et c’est même pour gagner quelques sous qu’il danse, lui qui naguère dans la majesté de sa force se sentait le maître du monde !

Quand il pense aux jours de sa jeunesse, à la royauté perdue des forêts, alors des grognements étouffés s’échappent du gosier d’Atta Troll.

Il devient sombre comme le roi nègre de Freiligrath, et, de même que ce prince a mal tambouriné, lui se met à danser mal de désespoir.

Mais, au lieu de sympathie, il n’éveille que la gaieté. Juliette même, du haut du balcon, se prend à rire de ces sauts désespérés.

Juliette n’a pas l’âme allemande. C’est une Française. Elle vit au dehors ; mais son baiser est enchanteur, est enivrant.

Ses regards sont comme un filet de lumière dans les mailles duquel notre cœur se prend, tressaille et palpite éperdu.


2

Que le roi nègre de M. Freiligrath, dans son courroux mélancolique, se mette à faire résonner la peau du grand tambour jusqu’à ce qu’elle éclate et crève avec fracas,

Voilà qui fait vraiment vibrer le cœur et le tympan. — Mais figurez-vous un ours qui vient de briser sa chaîne !

La musique et les rires cessent ; le peuple se précipite hors de la place avec des cris d’effroi, les dames pâlissent.

Oui, Atta Troll vient de briser tout à coup sa chaîne d’esclave. D’un bond sauvage, franchissant les rues étroites,

(Chacun lui fait place très-poliment) il grimpe au haut des rochers, jette en bas comme un regard de mépris et disparaît dans les montagnes.

La noire Mumma et le montreur d’ours restent seuls sur la place déserte. L’homme furieux jette son chapeau à terre,

Trépigne dessus, foule aux pieds les madones, arrache sa couverture, met son corps à nu, jure, maudit et se lamente sur l’ingratitude,

La noire ingratitude des ours. Car n’a-t-il pas toujours traité Atta Troll comme un ami ? Ne lui a-t-il pas enseigné la danse ?

L’ingrat ne lui doit-il pas tout, même la vie ? Ne lui a-t-on pas offert inutilement cent écus de la peau d’Atta Troll ?

La pauvre noire Mumma, comme une statue de la douleur muette, est restée suppliante sur ses pattes de derrière, devant la colère du furieux.

Mais la colère du furieux tombe enfin, mais sur les épaules de la pauvrette ; il la roue de coups, la nomme reine Christine, femme Munoz, et cætera. —

Voilà ce qui arriva dans l’après-midi d’une chaude et belle journée d’été, et la nuit qui suivit ce beau jour fut superbe.

Je passai presque la moitié de cette nuit sur le balcon. — Juliette était près de moi, et contemplait les étoiles.

« Ah ! se prit-elle à dire en soupirant, les étoiles sont bien plus belles à Paris, lorsqu’en hiver elles se mirent dans les ruisseaux du faubourg Montmartre. »


3

Rêve d’une nuit d’été, ma fantasque chanson est sans but, oui, sans but, comme l’amour, comme la vie, comme toute la création et peut-être le Créateur lui-même !

Mon Pégasse n’obéit qu’à son caprice, soit qu’il galope, ou qu’il trotte, ou qu’il vole dans le royaume des fables.

Ce n’est pas une vertueuse et utile haridelle de l’écurie bourgeoise, encore moins un cheval de bataille qui sache battre la poussière et hennir pathétiquement dans le combat des partis.

Non ! les pieds de mon coursier ailé sont ferrés d’or, ses rênes sont des colliers de perles, et je les laisse joyeusement flotter.

Porte-moi où bon te semblera, sur les sentiers aériens des montagnes, où les cascades, avec leurs voix de corbeaux, croassent des avertissements lugubres, où les abîmes bâillent comme des enfers ennuyés ; —

Porte-moi dans les vallées tranquilles, où le chêne méditatif s’élève, et où, du milieu des racines mystérieuses, saillit l’antique source des légendes ; —

Laisse-moi boire à ses eaux et y mouiller mes paupières. Ah ! je soupire après l’eau miraculeuse qui fait voir et savoir.

Oui, la lumière se fait ! Mon regard plonge dans les grottes les plus profondes, mes yeux voient Atta Troll dans sa tanière. Je l’entends parler et je comprends son langage !

C’est étrange comme cet idiome d’ours me semble connu ! N’aurais-je pas dans ma chère patrie entendu déjà ce langage ?


4

Roncevaux, noble vallée, lorsque j’entends résonner ton nom, il me semble que s’ouvre dans mon cœur la fleur bleue des souvenirs légendaires.

La vieille chevalerie surgit, brillante de jeunesse, après un sommeil de mille ans ! Les Esprits me regardent fixement avec leurs grands yeux, et j’ai peur.

J’entends le bruit du fer, le tumulte des batailles : — ce sont les preux chrétiens qui combattent les Sarrasins. — Comme le cor de Roland jette un appel douloureux, désespéré !

C’est dans la vallée de Roncevaux, non loin de la Brèche de Roland, ainsi nommée parce que le héros, pour se frayer un chemin de retraite, trancha le rocher avec sa bonne épée Durandal, de telle façon qu’il en porte encore les traces aujourd’hui ;

C’est dans cette vallée, dis-je, au fond d’une sombre crevasse défendue par un épais fourré de pins sauvages, qu’est cachée à tous les yeux la caverne d’Atta Troll.

C’est là qu’au sein de sa famille il se repose des fatigues de sa fuite et des tribulations de sa vie errante.

Bonheur de se revoir ! il a retrouvé, dans sa chère caverne, les petits que Mumma lui a donnés, quatre fils et deux filles ;

Deux jeunes oursines bien léchées, blondes comme des filles de ministres protestants. Les garçons sont bruns ; le plus jeune, qui n’a qu’une oreille, est presque noir.

Celui-là était le Benjamin de sa mère. Un jour, en jouant, elle lui a mangé une oreille, mais par pure affection.

C’est un enfant plein de moyens, surtout pour la gymnastique. Il fait la culbute aussi bien que le professeur Massman à Berlin.

Comme le professeur Massman à Berlin, il n’aime que sa langue maternelle. Jamais il ne voulut mordre au jargon des Grecs et des Romains.

Ourson fier de sa nationalité, il a une sainte horreur des parfumeries françaises. Il dédaigne le savon, ce luxe de toilette moderne, toujours comme le professeur Massman à Berlin.

Mais là où il faut le voir déployer ses talents, c’est lorsqu’il grimpe sur l’arbre qui s’élève du fond du précipice jusqu’à la plate-forme du rocher.

Au sommet de ce rocher, le soir, toute la famille se rassemble autour du père pour s’ébattre dans la fraîcheur du crépuscule.

C’est alors que le vieux Troll aime à raconter ce qu’il a vécu dans le monde, combien il a vu d’hommes et de villes et combien il a souffert,

Ainsi que le fils de Laërte, avec cette petite différence que lui, du moins, était accompagné dans ses pérégrinations douloureuses par sa femme, sa noire Pénélope.

Aujourd’hui Atta Troll raconte aussi les immenses succès qu’il a eus jadis auprès des hommes avec sa danse.

Il affirme que jeunes et vieux l’admiraient avec acclamation, quand il dansait sur les places publiques aux doux sons de la musette.

À l’entendre, surtout les dames, ces délicats connaisseurs, l’auraient applaudi avec fureur et lui auraient lancé des œillades assassines.

Ô vanité de l’artiste ! le vieil ours danseur pense avec une joie mêlée de regrets au temps où le public admirait son talent !

Enthousiasmé par ces souvenirs, il veut donner la preuve qu’il n’est pas un misérable vantard, qu’il a été réellement grand par la danse.

Et soudain il se lève, se pose sur ses pattes de derrière, et, comme autrefois, le voilà qui se met à danser la gavotte, sa danse favorite.

Muets d’admiration, le museau attentif, les oursons contemplent leur père qui danse gravement au clair de lune.


5

Atta Troll est mélancoliquement étendu sur le dos, dans sa caverne, au milieu des siens ; il lèche ses pattes en rêvant, il lèche et murmure :

— Mumma ! Mumma ! perle noire que j’avais pêchée dans l’océan de la vie, je t’ai donc reperdue à jamais dans ce même océan ?

Ne dois-je jamais te revoir qu’au delà de la tombe, à l’heure où, dégagée de tes dépouilles mortelles, tu ne seras qu’une âme sans peau ?

Ah ! je voudrais auparavant baiser une dernière fois le gracieux museau de ma chère Mumma ; il était si doux et comme parfumé de miel !

Mais, hélas ! Mumma languit dans les chaînes de cette engeance qui s’appelle l’homme et qui s’imagine être le propriétaire de toute la terre.

Mort et damnation ! ces hommes, ces archi-aristocrates, regardent toutes les autres créatures avec l’insolence du seigneur et maître !

Ils nous enlèvent femmes et enfants, nous enchaînent, nous battent, nous tuent même pour vendre notre peau et notre graisse ;

Et ils se croient permis ces forfaits, surtout contre la race des ours, et ils appellent cela les droits de l’homme.

Les droits de l’homme ! les droits de l’homme ! et qui vous les a octroyés ? Ce n’est pas la nature, elle n’est pas dénaturée à ce point.

Les droits de l’homme ! qui vous a donné ces privilèges ? Ce n’est vraiment pas la raison, elle est toujours raisonnable.

Hommes, valez-vous donc mieux que nous parce que vous faites cuire et rôtir vos aliments ? Nous, nous mangeons les nôtres tout crus ;

Mais le résultat final est le même pour tous. Non, ce n’est pas la nourriture qui anoblit. Celui-là seul est noble qui pense et agit noblement.

Hommes, valez-vous mieux que nous à cause de vos arts et de vos sciences ? Nous autres, nous ne sommes pas des crétins.

N’y a-t-il pas des chiens savants ? et des chevaux qui comptent comme des membres de la haute finance ? Les lièvres ne jouent-ils pas du tambour à merveille ?

Maint castor ne s’est-il pas distingué en hydrostatique, et n’est-ce pas aux cigognes que l’on doit l’invention des clystères ?

Les ânes n’écrivent-ils pas des critiques ? Les singes ne jouent-ils pas la comédie ? Trouvez-moi une plus grande tragédienne que Batavia, l’illustre guenon ?

Les rossignols ne chantent-ils pas ? Freiligrath n’est-il pas poète ? Qui pourrait mieux chanter le roi nègre que son compatriote, le dromadaire !

Dans la danse, moi qui parle, j’ai été aussi loin que Raumer dans l’art d’écrire. Écrit-il mieux que je ne danse, moi pauvre ours ?

Hommes, pourquoi donc valez-vous mieux que nous ? Vous portez haut la tête, il est vrai, mais il rampe dans ces têtes de bien basses pensées.

Hommes, valez-vous mieux que nous parce que votre peau est unie et lisse ? Vous partagez cet avantage avec les serpents.

Hommes, race de serpents bipèdes, je comprends pourquoi vous portez des vêtements. Vous cachez sous la laine votre nudité de vipères.

Mes enfants, soyez en garde contre ces avortons sans poils ! Mes filles, ne vous fiez à aucun de ces monstres qui portent pantalons !…

Je ne divulguerai pas davantage combien le vieil ours, dans sa rage égalitaire, trouva d’arguments insolents contre le genre humain.

Car, à la fin, je suis homme aussi moi-même, et je ne veux plus répéter ces sottises qui finissent par blesser.

Oui, je suis homme, et je m’estime quelque chose de mieux que les autres bêtes. Jamais je ne trahirai les intérêts de ma naissance ;

Et je défendrai toujours bravement contre toutes les prétentions bestiales le drapeau de l’humanité et les imprescriptibles droits de l’homme.


6

Pourtant, il est peut-être utile aux hommes, qui forment la classe élevée de la société animale, de savoir ce que l’on dit et pense au-dessous d’eux.

Oui, sous nos pieds, dans les couches souterraines, dans les antres ténébreux des classes inférieures et fauves, couvent la misère, l’orgueil et la haine.

Ce qui a été établi par l’histoire naturelle et consacré, depuis des siècles, par les coutumes et les traditions, est nié audacieusement et le museau levé.

Le vieillard grogne à l’oreille de l’adolescent la funeste doctrine qui menace d’anéantir sur terre la civilisation et l’humanité.

— Enfants, (murmure Atta Troll en se roulant sur sa couche sans tapis, ) enfants, l’avenir est à nous !

Si tous les ours, si tous les animaux pensaient comme moi, avec nos forces réunies nous déferions nos tyrans.

Que le brave sanglier s’unisse au noble cheval, que l’éléphant enlace fraternellement sa trompe formidable à la corne du vaillant taureau ;

Que les renards et les loups de toutes couleurs, que les singes et les béliers, que le lièvre lui-même, réunissent quelque temps leurs efforts, et la victoire est à nous !

Unité ! unité ! voilà le premier besoin de l’époque. Séparés, nous serons asservis ; unis, nous bousculons nos tyrans.

De l’unité ! de l’unité ! et nous sommes vainqueurs. Le régime honteux du monopole, avec les vils usurpateurs, tombe en ruine. Et nous fondons le règne des justes.

Que l’égalité parfaite soit la loi fondamentale. Toutes les créatures de Dieu seront égales sans distinction de croyances, de pelage et d’odeurs.

La stricte égalité ! Que tout âne puisse parvenir à la plus haute fonction de l’État ; que le lion en revanche porte le sac au moulin.

Pour ce qui concerne le chien, c’est un mâtin qui a des goûts serviles, parce que depuis une éternité l’homme le traite comme un chien.

Cependant, dans notre constitution radicale, nous lui rendons ses vieux droits inaliénables, et il se régénérera bientôt.

Les Juifs eux-mêmes jouiront du droit de citoyen, et ils deviendront, devant la loi, égaux aux autres mammifères.

Seulement la danse sur les places publiques ne leur sera point permise. Je fais cet amendement dans l’intérêt de mon art.

Car le sens du style sérieux en chorégraphie, de la plastique sévère du mouvement, manque à cette race ; ils gâteraient le goût du public. —


7

Sombre dans sa sombre caverne, Atta Troll le misanthrope, accroupi au milieu de sa famille, grogne et grince des dents :

— Ô hommes ! dédaigneuses canailles ! souriez donc ! le grand jour de la liberté nous délivrera de votre joug et de votre sourire.

C’est toujours ce qui m’a le plus blessé que ce tressaillement aigre-doux des lèvres chez les hommes. Rien ne m’est plus odieux que le sourire de ces êtres.

Quand j’apercevais ce mouvement fatal sur leur blanc visage, il me semblait que mes entrailles se retournaient dans mon ventre.

La profonde scélératesse d’une âme humaine se manifeste d’une façon bien plus impertinente par le sourire que par les paroles.

Ils sourient sans cesse ! même alors que la décence exige un profond sérieux, dans le moment le plus solennel de l’amour !

Ils sourient sans cesse ! Ils sourient même en dansant ! Ils profanent ainsi cet art qui aurait dû rester un culte.

Oui, la danse, dans les temps anciens, était une pieuse manifestation de la foi. Le chœur des prêtres sautait saintement autour de l’autel.

C’est ainsi que le roi David dansa jadis devant l’arche d’alliance. Danser était un acte sacré, danser c’était prier avec les jambes.

C’est ainsi que moi-même j’avais compris la danse, lorsque j’exerçais sur les places, devant le peuple qui m’applaudissait tant.

Ces applaudissements, je l’avoue, me faisaient du bien au cœur ; car il est doux d’arracher des suffrages à un ennemi.

Mais, dans l’enthousiasme, ils souriaient encore. L’art de la danse est lui-même impuissant à moraliser les hommes, et ils restent toujours frivoles !


8

Plus d’un vertueux citoyen sent mauvais ici-bas, pendant que des valets de princes sont parfumés de lavande et d’ambre.

Il y a des âmes virginales qui sentent le savon noir, tandis que parfois le vice vient de se laver avec de l’eau de rose.

C’est pourquoi, cher lecteur, ne fronce pas le nez, si la caverne d’Atta Troll ne te rappelle pas les parfums d’Arabie.

Demeure un instant avec moi dans le cercle vaporeux et nauséabond, où notre héros parle à son fils cadet comme du milieu d’une nuée de miasmes :

Enfant, mon enfant, le dernier rejeton de ma force virile, incline ton unique oreille près du museau paternel, et bois mes paroles !

Défie-toi des doctrines de l’espèce humaine ; elles te perdraient l’âme et le corps. Parmi tous les hommes, il n’y a pas un seul brave homme.

Même les Allemands, qui jadis en étaient les meilleurs, même ces fils de Tuiskion, nos cousins de toute antiquité, sont aussi dégénérés.

Ils sont maintenant sans croyance et sans Dieu ; ils prêchent même l’athéisme. Mon enfant, mon enfant, défie-toi principalement de Feuerbach et de Bruno Bauer !

Ne deviens pas athée, un ours impie qui renie son créateur, un ours sans Dieu !

Oui, c’est bien un créateur qui a fait l’univers ! Robespierre, l’incorruptible Maximilien, avait bien raison : — Il y a un Être suprême !

Sur nos têtes, le soleil et la lune, les étoiles aussi (celles avec queue et celles sans queue) sont le reflet de sa toute-puissance.

À nos pieds, la terre et les mers sont l’écho de sa gloire, et chaque créature célèbre ses splendeurs.

Même le tout petit insecte qui réside dans la barbe argentée d’un vieux pèlerin chanteur de cantiques, lui aussi chante la louange de l’Éternel !

Là-haut, sous une tente parsemée d’étoiles, sur un trône d’or, siége majestueusement un ours colossal qui dirige l’univers.

Sa pelisse est immaculée et blanche comme la neige ; sa tête est ceinte d’une couronne de diamants qui rayonne à travers les cieux.

Sur sa figure rayonnent l’harmonie et la pensée créatrice. Il fait un geste avec son sceptre, et les sphères résonnent et chantent.

À ses pieds sont assis les ours bienheureux qui ont souffert ici-bas avec humilité et résignation. Ils tiennent dans leurs pattes vénérables les palmes de leur martyre.

Parfois un d’entre eux se lève, un autre le suit ; ils sautent comme si le Saint-Esprit les possédait, et les voilà tous qui dansent le plus solennel des menuets.

Un menuet où l’inspiration de la grâce peut tenir lieu de talent et où l’âme éperdue de joie cherche à sortir de sa peau.

Moi, indigne Atta Troll, jouirai-je un jour de cette béatitude, et, après mes tribulations terrestres, passerai-je dans ce royaume de délices impérissables ?

Ivre de volupté céleste, là-haut sous la tente étoilée, une auréole au front, la palme à la patte, danserai-je aussi devant le trône du Seigneur ?


9

Comme la langue écarlate que le roi nègre de Freiligrath tire dans sa colère hors de ses lèvres noires et épaisses ;

Ainsi la lune rougeâtre sort des sombres et lourds nuages. On entend au loin des cascades, qui ne sommeillent jamais, bruire tristement dans le silence des ténèbres.

Atta Troll est debout au sommet de son rocher favori ; il est seul, seul au bord de l’abîme, et il hurle ces paroles qu’emportent les vents de la nuit :

— Oui, je suis un ours ! je suis ce que vous nommez un ours velu, sauvage, grognon, mal léché, et Dieu sait quoi encore !

Oui, je suis un ours ! je suis l’animal qu’il faut pourchasser, la brute objet de votre mépris, de votre sourire.

Je suis la cible de vos railleries, je suis la bête noire avec laquelle vous effrayez le soir les enfants quand ils ne sont pas sages.

Je suis la caricature grotesque des contes de vos nourrices ; je le suis, et je le crie à haute voix à ces hommes là-bas.

Entendez-vous ? entendez-vous ? je suis un ours ! Jamais je ne rougirai de mon origine. Je m’en glorifie comme si j’étais issu du sang de Moïse Mendelsohn !


10

Il est minuit. Deux formes sauvages se glissent à quatre pattes avec de sourds grognements et se fraient un chemin à travers le sombre fourré de sapins.

C’est Atta Troll, le père, et son fils, le jeune Une-Oreille. Ils s’arrêtent dans la clairière, près du rocher qu’on appelle la Pierre-Sanglante.

— Cette pierre, grogne Atta Troll, est l’autel où les druides, à l’époque du paganisme, faisaient des sacrifices humains.

Ô comble de l’horreur et du crime ! quand j’y pense, mon poil se hérisse sur mon dos. — On répandait du sang à la gloire de Dieu !

Pour dire la vérité, maintenant les hommes sont plus éclairés, aujourd’hui ils ne s’entre-tuent plus par zèle religieux, au nom des intérêts du ciel.

Non, ce n’est pas cette pieuse erreur, ce saint délire, cette généreuse folie, mais bien l’égoïsme personnel, qui les pousse au meurtre et à l’assassinat.

Ils s’acharnent à l’envi sur les biens de cette terre ; c’est un pillage universel, et chacun tue et vole pour lui-même.

Oui, les biens de la communauté terrestre deviennent la proie d’un seul maître, de l’homme, et il parle alors de droits de possession, de propriété.

Propriété, droits de possession ! Ô vol, ô mensonge ! L’homme seul a pu inventer un pareil mélange de ruse et d’absurdité.

La nature n’a pas créé de propriété, car tous, oui tous, nous venons sans poche au monde, sans poche sur l’épiderme.

Aucun de nous tous n’a, de naissance, de pareils petits sacs sur le corps, inventés pour recéler les vols.

L’homme seul, cet être nu qui se fit avec art un vêtement de laine étrangère, sut aussi, avec le même art, se procurer des poches.

Une poche ! c’est aussi peu naturel que la propriété et les droits de possession. Les hommes ne sont que des filous qui empocheraient les étoiles du ciel.

Je les hais avec une légitime fureur ! Mon fils, je veux te transmettre cette haine ; ici, sur cet autel, jure haine éternelle au genre humain.

Sois l’ennemi implacable de ces vils oppresseurs, leur ennemi implacable jusqu’à la fin de tes jours. Jure, jure ici, mon fils !…

— Et le jeune ours jura. C’était un ténébreux et meurtrier serment, semblable à celui que jadis jura Annibal, fils d’Amilcar, le rancunier Carthaginois. La lune éclaira de sa lueur blafarde et sinistre le vieux dolmen et les deux misanthropes.

Un jour, nous dirons comment le jeune ours tint fidèlement son serment. Notre lyre le chantera dans une prochaine épopée.

Quant à Atta Troll, nous l’abandonnons également, mais pour le retrouver plus tard et plus sûrement au bout de notre fusil.

Va, ton affaire est faite. Tu es accusé du délit d’exciter à la haine et au mépris du gouvernement des hommes… Demain nous t’appréhenderons au corps.

11

Comme des bayadères assoupies vers le matin, les montagnes frissonnent dans leurs blancs peignoirs de nuages que la brise matinale soulève.

Mais elles se réveillent bientôt sous les baisers du soleil ; il leur enlève peu à peu jusqu’au dernier voile et les contemple dans toute leur beauté.

J’étais sorti à la pointe du jour avec Lascaro pour aller à la chasse de l’ours ; à midi nous arrivâmes au pont d’Espagne.

C’est ainsi qu’on appelle le pont qui mène de France en Espagne, chez les barbares de l’ouest, qui sont en arrière de mille ans.

En arrière de mille ans de la civilisation moderne. Mes barbares de l’est, au delà du Rhin, ne le sont que de cent ans.

C’est en hésitant, en tremblant presque, que je quittai le sol sacré de la France, de cette patrie de la liberté et des femmes que j’aime.

Au milieu du pont d’Espagne était assis un pauvre Espagnol. La misère se lisait dans les trous de son manteau ; la misère se lisait dans ses yeux.

Il grattait de ses doigts maigres une vieille mandoline. L’aigre mélodie était renvoyée par l’écho du précipice comme une moquerie.

Je passai et je me dis à moi-même : C’est singulier, la folie est assise et chante sur ce pont qui conduit de France en Espagne.

Ce pauvre fou est-il l’emblème de l’échange des idées entre les deux nations ? ou bien est-il le titre frontispice de la folle Espagne ?

Vers le soir, nous atteignîmes une misérable posada où une olla-podrida fumait dans un plat crasseux.

J’y mangeai aussi des garbanzos gros et lourds comme des balles, indigestes même pour un estomac allemand nourri d’andouillettes dans sa jeunesse.

Le lit était le véritable pendant de la cuisine, et était comme poivré de vermine. Ah ! les punaises sont les plus terribles ennemis de l’homme !

L’inimitié d’une seule petite punaise qui rampe sur votre couche est plus redoutable que la colère de cent éléphants.

Il faut se laisser mordre en silence. C’est bien triste ! Ce qui est plus triste encore, c’est d’écraser l’ennemi : car alors toute la nuit une infection vous poursuit.

Oui, ce qu’il y a de plus terrible sur la terre, c’est un combat avec l’insecte qui se sert de sa puanteur comme d’une arme. Un duel avec une punaise !


12

Comme ils mentent, ces poètes, même les mieux dressés, quand ils disent, quand ils chantent que la nature est le temple de Dieu !

Un temple dont les splendeurs témoignent de la gloire du créateur ! Le soleil, la lune et les étoiles n’en seraient que les lampes d’or suspendues à la coupole.

Allez, allez, bonnes gens, mais avouez que les degrés de ce temple ne sont pas très-commodes, des escaliers insupportables !

Ces hauts et ces bas, ces montées et ces descentes, ces ascensions de rochers, cela me fatigue l’âme et les jambes.

À mes côtés marche Lascaro, pâle et long comme un cierge. Jamais il ne parle, jamais il ne rit, le fils mort de la sorcière.

Oui, l’on dit que c’est un mort, défunt depuis longues années, et à qui la science magique de sa mère a conservé l’apparence de la vie.

Ces méchants escaliers du temple de Dieu ! Je ne puis comprendre aujourd’hui que je n’aie pas vingt fois trébuché dans l’abîme et risqué de me casser le cou.

Comme les cascades mugissaient ! Comme le vent fouettait les sapins qui hurlaient ! Les nuages crèvent tout à coup. Quel temps affreux !

Près du lac de Gaube, dans une petite cabane de pêcheur, nous trouvâmes un asile et des truites : celles-ci étaient délicieuses.

Le vieux pêcheur, malade et cassé, était assis dans une chaise longue. Ses deux nièces le soignaient, belles comme des anges.

C’étaient des anges un peu gras et quelque peu flamands, qu’on aurait cru descendus d’un cadre de Rubens : cheveux blonds, yeux bleus et limpides ;

Fossettes au milieu des joues roses, où l’espièglerie était tapie ; membres forts et arrondis, éveillant à la fois la crainte et la volupté.

Charmantes et bonnes créatures, qui se disputent d’une façon charmante pour savoir quelle boisson conviendrait le mieux au vieil oncle malade.

L’une lui présente une tasse de fleur de tilleul, et l’autre de la tisane de sureau ; elles crient à la fois : Buvez ! buvez !

« Je ne boirai ni l’une ni l’autre, dit le bon vieux impatienté. Allez me chercher une outre de vin, que j’accueille mes hôtes avec une meilleure boisson. »

Si c’était véritablement du vin que j’ai bu au lac de Gaube, c’est ce que j’ignore. Dans le Brunswick, j’aurais cru que c’était de la bière de Brunswick.

L’outre était faite de la plus belle peau de bouc noir. Elle puait admirablement ; mais le vieux en but avec tant de plaisir, qu’il en devint gaillard et mieux portant.

Il se mit à nous raconter les hauts faits des bandits et des contrebandiers qui hantent, libres et joyeux, les forêts des Pyrénées.

Il savait aussi de vieilles histoires, entre autres les combats des géants contre les ours, dans les temps fabuleux.

Oui, les géants et les ours se sont disputé jadis l’empire de ces montagnes et de ces vallées avant l’invasion des hommes.

À leur arrivée, les géants s’enfuirent épouvantés par une terreur panique, car il n’y a pas beaucoup de cervelle dans ces grosses têtes.

On dit encore que ces grands niais, arrivés au bord de la mer, voyant le ciel réfléchi dans les flots bleus,

Crurent que la mer était le ciel lui-même, et se précipitèrent dans les flots, pleins de confiance en Dieu, et s’y noyèrent tous ensemble.

Quant à ce qui regarde les ours, l’homme les détruit maintenant peu à peu ; chaque année, leur nombre diminue dans les montagnes.

« C’est ainsi, disait le bon vieux, que l’un fait place à l’autre sur la terre ; après les hommes, l’empire passera aux nains,

« À ces petites créatures microscopiques et rusées qui habitent sous les montagnes, fouillant et amassant sans relâche des richesses dans les filons d’or et d’argent.

« Je les ai souvent vus au clair de la lune lorsque, pour nous épier, ils sortent leurs petites têtes, pleines de malice, des crevasses de la terre, et j’ai eu peur en songeant à l’avenir,

« Et au règne crasseux de ces pygmées richards. Hélas ! je le crains bien, nos neveux seront forcés de se jeter à l’eau, comme les géants stupides qui croyaient se réfugier dans le ciel. »


13

Le lac aux eaux profondes repose dans sa sombre coupe de rochers. De pâles étoiles regardent mélancoliquement du haut du ciel. C’est la nuit et le silence.

La nuit et le silence ! — Les rames s’élèvent et retombent. La barque nage mystérieusement en clapotant. Les nièces du batelier ont pris sa place.

Elles rament gracieusement avec souplesse. Parfois dans l’ombre, à la lueur des étoiles, on voit briller leurs bras nus, vigoureux, et leurs grands yeux d’azur.

Lascaro est assis à mes côtés, pâle et muet comme de coutume. Cette pensée me vient comme un frisson : serait-il vraiment un revenant ?

Et moi-même, ne suis-je pas mort aussi ? Et voilà que je navigue maintenant, avec des spectres pour compagnons, dans le triste empire des ombres.

Ce lac, n’est-ce pas le Styx à l’onde noire ? Proserpine, à défaut de Caron, ne me fait-elle pas conduire par ses soubrettes ?

Non, je ne suis pas encore mort et éteint. — Au fond de mon âme je sens encore brûler et palpiter la flamme joyeuse de la vie.

Ces jeunes filles qui manient gaîment la rame et parfois m’éclaboussent avec l’eau qui en découle, rieuses et folâtres,

Ces belles filles fraîches et potelées, bien sûr, ne sont pas des fantômes infernaux, ni les suivantes de Proserpine.

Pour me convaincre parfaitement de leur humanité réelle, et m’assurer, pièces en main, de ma propre existence,

J’imprimai fortement mes lèvres sur les fossettes des joues roses de mes batelières, et j’arguai philosophiquement : Je baise, donc je suis.

Arrivé à l’autre bord, j’embrassai encore une fois ces bonnes filles. Ce n’est que dans cette monnaie-là qu’elles voulurent me laisser payer le passage.

14

Les cimes violettes de la montagne rient sur le fond d’or du soleil. À mi-côte, un village est perché fièrement comme un nid d’oiseau.

Quand j’y fus grimpé, je trouvai tous les vieux envolés. Il n’était resté que les enfants, la jeune couvée qui n’a point d’ailes encore ;

De jolis petits garçons, de gentilles fillettes presque masquées avec des capuchons de laine blanche ou écarlate, et jouant la comédie sur la grande place.

Mon arrivée ne troubla pas le jeu, et je pus voir l’amoureux prince des souris s’agenouiller pathétiquement devant la fille de l’empereur des chats.

Pauvre prince ! on le marie avec sa belle. Elle gronde, elle tempête, elle mord, elle mange son époux. La souris morte, le jeu est fini.

Je restai presque tout le jour avec les enfants. Nous causions avec une charmante confiance. Ils voulurent savoir qui j’étais et ce que je faisais.

« Chers petits, leur dis-je, mon pays natal s’appelle l’Allemagne ; il y a là des ours en quantité, et je suis un chasseur d’ours.

« J’en ai écorché vif plus d’un dans ce pays-là ; mais par-ci, par-là, j’ai reçu moi-même quelques coups de patte assez vigoureusement administrés.

« À la fin, je me lassai de me chamailler ainsi tous les jours avec des animaux aussi mal léchés, dans les forêts de ma patrie ;

« Et je suis venu ici chercher un meilleur gibier. Je veux mesurer mes forces avec le grand Atta Troll.

« Voilà un noble adversaire, digne de moi. Ah ! en Allemagne, j’ai livré plus d’un combat où je rougissais de la victoire ! »

Lorsque je me disposai au départ, les bonnes petites créatures dansèrent une ronde autour de moi, en chantant giroflé ! girofla !

Puis la plus petite de toutes s’avança vers moi d’un air mutin et plein de grâce, me fit deux, trois, quatre révérences, et se mit à chanter d’une jolie voix :

« Si le roi me rencontre, je lui fais deux révérences, et, si la reine me rencontre, je lui fais trois révérences.

« Mais, si le diable avec ses cornes passe dans mon chemin, je lui fais deux, trois, quatre révérences, giroflé ! girofla !

« Giroflé ! girofla ! » fut répété en chœur par la petite bande, qui se mit à tournoyer avec espièglerie dans mes jambes tout en chantant.

Pendant que je redescendais à la vallée, le refrain me suivait encore de ses accents éloignés comme un gazouillement d’oiseaux : « Giroflé ! girofla ! »


15

Des blocs gigantesques, difformes et grimaçants m’entourent semblables à des monstres pétrifiés de toute antiquité.

C’est étrange ! des nuées grises flottent au-dessus avec les mêmes formes bizarres, et font comme une contrefaçon vaporeuse de ces sauvages figures de pierre.

Dans le lointain, la cascade mugit, et le vent hurle dans les pins : bruit fatal et impitoyable comme le désespoir !

Lugubres solitudes ! De noires troupes de choucas s’abattent sur des sapins calcinés et pourris, et agitent leurs ailes impuissantes.

Lascaro me suit, toujours pâle et silencieux ; nous ressemblons bien à la vieille gravure d’Albert Dürer, où la Mort en personne accompagne le chevalier de la Démence.

Pays affreux et désolé ! Une malédiction pèse-t-elle sur le sol ? Je crois voir du sang aux racines de cet arbre rabougri et souffreteux.

Il couvre une cabane qui se cache à demi, comme honteuse, sous la terre. Le pauvre toit de chaume a l’air de vous supplier et de vous regarder avec crainte.

Les habitants de cette cabane sont des cagots, débris d’une race qui achève, dans l’obscurité, les restes d’une existence misérable.

Hélas ! encore aujourd’hui les Basques ont une profonde horreur des cagots ; l’origine de cette aversion fatale est un mystère.

À la cathédrale de Bagnères, on voit une étroite porte basse avec grille. — Voilà, m’avait dit le sacristain, l’ancienne porte des cagots.

Jadis toute autre entrée à l’église leur était strictement interdite, et ils se glissaient furtivement dans la maison du Seigneur.

Là, le cagot s’asseyait sur un petit escabeau, priant seul, séparé, comme un lépreux, du reste de la communauté.

Lascaro reste dehors pendant que j’entrai dans l’humble cabane du cagot. Je tendis amicalement la main à ce pauvre frère.

Et j’embrassai aussi son enfant, qui tetait avidement, cramponné au sein flétri de sa mère. Il ressemblait à une araignée malade.


16

Regarde les sommets des montagnes ! comme ils brillent dans le lointain au coucher du soleil, fiers comme des rois et étincelants de pourpre et d’or !

Mais approche : toute cette magnificence s’évanouira. Ici, comme près des autres splendeurs terrestres, tu as été dupe d’une illusion d’optique.

Ce qui te semblait pourpre et or, ah ! ce n’est rien que de la neige, rien que la pauvre neige qui, glacée et triste, s’ennuie dans la solitude.

Là-haut j’entendis de près cette pauvre neige soupirer et gémir, et raconter au vent volage et insensible toute sa blanche misère.

Oh ! disait-elle, comme les heures passent lentement dans cette solitude, des heures sans fin, des éternités gelées.

Ah ! pauvre neige que je suis ! si, au lieu d’être tombée sur ces hautes montagnes, j’étais tombée dans la vallée, dans la vallée où les fleurs s’épanouissent !

J’aurais fondu là et formé un petit ruisseau, et le plus beau garçon du village serait venu se laver en souriant à mon oncle.

Oui, j’aurais peut-être coulé jusqu’à la mer, où je pouvais devenir perle pour orner à la fin la couronne d’un roi ! —

Lorsque j’eus entendu ces paroles de la pauvrette, je lui répondis : « Chère petite neige, je doute beaucoup qu’un sort aussi brillant t’ait attendue dans la vallée.

« Console-toi. — Peu de tes sœurs deviennent perles ici-bas. Tu serais peut-être tombée dans un bourbier, et tu n’aurais été qu’une ordure. »

Pendant que je conversais ainsi avec la neige, j’entendis un coup de fusil, et un vautour brun tomba des nues à mes pieds.

C’était une plaisanterie de Lascaro, une plaisanterie de chasseur ; mais son visage était, comme toujours, sérieux et impassible.

Seulement le canon du fusil fumait encore. Il prit en silence une plume à l’aile de l’oiseau, la fixa sur son feutre pointu et continua son chemin.

C’était un coup d’œil sinistre que de voir son ombre avec sa plume s’agiter longue et noire sur la neige blanche des glaciers.


17

C’est une vallée qui ressemble à une rue. Son nom est le Ravin des Esprits. De chaque côté, des rochers escarpés s’élèvent à des hauteurs vertigineuses.

Là, sur le versant le plus rapide, la bicoque qu’habite Uraka regarde sournoisement dans la vallée : c’est là que je suivis Lascaro.

Dans la langue mystérieuse des signes, il tint conseil avec sa mère sur la manière dont nous pourrions attirer et tuer Atta Troll.

Car nous avions bien suivi la piste du fugitif ; il ne pouvait plus nous échapper. Tes jours sont comptés, Atta Troll.

Si la vieille, si Uraka est réellement une sorcière des plus distinguées, comme on le prétend dans toutes les bourgades des Pyrénées,

C’est ce que je ne déciderai jamais. Tout ce que je sais, c’est que son extérieur n’est guère rassurant. Ses yeux rouges pleurent d’une façon fort suspecte.

Son regard est louche et méchant, et l’on dit qu’aux pauvres vaches qu’elle regarde, le lait tarit soudain dans les mamelles.

On assure même qu’elle a tué maint gras cochon, et jusqu’aux bœufs les plus forts, rien qu’en les caressant de sa main sèche.

Elle a été aussi plus d’une fois accusée d’un pareil maléfice devant le juge de paix. Mais c’est un voltairien, un enfant du siècle,

Léger, frivole, sceptique, sans croyance, et les demandeurs ont été renvoyés avec des railleries.

Officiellement Uraka a un métier fort honnête. Elle vend des simples des montagnes et des oiseaux empaillés.

La cabane était pleine de pareils objets d’histoire naturelle. On sentait cruellement la jusquiame, le coucou, le pissenlit et la fougère.

Il y avait une collection de vautours qui faisaient le plus bel effet avec leurs ailes étendues et leurs becs gigantesques.

Était-ce la folle odeur de ces plantes qui me montait à la tête et m’étourdissait ? Le fait est que j’éprouvais une étrange sensation à la vue de ces oiseaux.

Peut-être étaient-ce des êtres humains qui, par les ruses magiques de la sorcière, se trouvaient maintenant dans cette misérable condition d’oiseaux empaillés.

Ils me jetaient des regards fixes, douloureux, et en même temps pleins d’impatience. Il me semblait parfois qu’ils regardaient aussi la sorcière de travers et avec terreur.

Mais Uraka est accroupie à côté de son fils Lascaro, près de la cheminée. Ils fondent du plomb et coulent des balles.

Ils coulent ces balles fatidiques qui doivent tuer Atta Troll. Comme les flammes pétillent vivement sur le visage de la sorcière !

Elle agite ses lèvres minces, mais sans bruit. Murmure-t-elle la parole infernale qui fait réussir la fonte des balles ?

Par moment elle chuchote et fait signe à son fils ; mais celui-ci continue sa tâche, sérieux et muet comme la tombe.

Oppressé par des frissons de terreur, je vins m’accouder à la fenêtre pour respirer l’air pur, et je regardai au fond de la vallée.

Ce que je vis alors entre minuit et une heure du matin, c’est ce que vous apprendra fidèlement le chapitre suivant.


18

C’était l’époque de la pleine lune, pendant la nuit de la Saint-Jean, alors que la chasse maudite défile dans le Ravin des Esprits.

De la fenêtre du nid de la sorcière d’Uraka, je pus considérer à merveille la cavalcade des spectres pendant qu’elle descendait le ravin.

J’avais une bonne place pour voir le spectacle, et je pus jouir du coup d’œil complet de cette fête bruyante des morts échappés à la tombe.

Hallo et houssa ! cris de chasse, claquements des fouets, hennissements des chevaux, aboiements des chiens, sons du cor, rires éclatants, comme tout cela retentissait joyeusement !

À quelque distance devant la troupe, en guise d’avant-garde, d’étranges bêtes fauves, des cerfs et des sangliers, couraient de compagnie ; derrière eux s’élançait la meute.

Les chasseurs étaient de climats différents et de temps plus différents encore : par exemple, à côté de Nemrod d’Assyrie, chevauchait le roi Charles X de France.

J’en reconnus plus d’un dans la bande effroyable. Ce chevalier dont l’armure d’or étincelle, n’était-ce pas le roi Arthus ?

Et Ogier le Danois, ne portait-il pas une brillante cotte de mailles verte qui le faisait ressembler à une grande grenouille des bois ?

Je vis aussi dans les rangs plus d’un héros de la pensée. Je reconnus notre Wolfgang Gœthe à l’éclat de son regard tranquille.

Car, anathématisé par Hengstenberg, le grand païen ne peut reposer dans la tombe, et il continue en société impie à chasser gaiement comme pendant sa vie.

Je reconnus aussi le divin William, je le reconnus au doux sourire de ses lèvres. Les puritains d’Angleterre l’ont aussi damné pour ses péchés.

Il lui faut suivre la bande infernale toute la nuit, monté sur un noir coursier. À ses côtés, sur un âne, trotte un petit homme… Dieu du ciel !…

À sa plate mine de dévot, à son pieux bonnet de coton blanc, à sa frayeur mortelle, je reconnus le piétiste berlinois Franz Horn !

Parce qu’il a écrit cinq volumes de commentaires sur le profane Shakespeare, le malheureux est forcé, après sa mort, de chevaucher avec lui dans le brouhaha de la chasse maudite.

Hélas ! mon bénin et languissant Franz Horn est obligé de galoper, lui qui osait à peine marcher à pied, et qui ne savait que s’agenouiller à son prie-Dieu et boire du thé.

Les vieilles filles qui dorlotaient son indolence ne vont-elles pas être saisies d’horreur quand elles apprendront que leur Franz est devenu un compagnon des chasseurs maudits ?

Quand on se met au galop, le grand William jette un regard ironique sur son pauvre commentateur, qui le suit douloureusement au trot de son grison,

Presque sans connaissance et cramponné à l’arçon de la selle, mais, après sa mort comme pendant sa vie, suivant fidèlement pas à pas son auteur.

Il y avait aussi beaucoup de femmes dans cette folle cavalcade des esprits, surtout de belles nymphes au corps svelte et juvénile.

Elles étaient assises à califourchon sur leurs coursiers, dans une complète et mythologique nudité. Seulement leurs cheveux dénoués ondulaient derrière elles comme des manteaux dorés.

Elles portaient des couronnes de fleurs sur leur tête, et fièrement renversées dans des postures voluptueuses, elles brandissaient des thyrses bachiques.

À côté d’elle, j’aperçus quelques nobles demoiselles chastement vêtues de longues redingotes de drap et obliquement assises sur leurs selles de femme vertueuse ; elles portaient le faucon au poing.

Derrière, comme une parodie, chevauchait, sur de maigres squelettes de haridelles, une cohue de femmes parées d’une façon théâtrale.

Leur visage était joli à ravir, mais quelque peu effronté. Elles criaient comme des folles, à faire tomber le fard dont leurs joues étaient peintes.

Comme tout cela retentissait joyeusement, sons du cor, rires éclatants, hennissements des chevaux, aboiements des chiens, claquements des fouets ! Hallo et houssa !


19

Mais au milieu de la troupe trois figures se détachaient, trois merveilles de beauté. — Jamais je n’oublierai ce trio d’amazones !

La première était facilement reconnaissable au croissant qui surmontait sa tête ; fière comme une belle statue sans tache, la grande déesse s’avançait.

Sa tunique relevée lui couvrait à demi la poitrine et les hanches ; l’éclat des flambeaux et la lumière de la lune jouaient voluptueusement sur ses membres d’une éclatante blancheur.

Son visage aussi était blanc comme du marbre, mais froid comme lui. La fixité et la pâleur de ses traits nobles et sévères faisaient frissonner.

Pourtant au fond de son œil noir brille un feu terrible, un feu doux et perfide, qui aveugle et dévore.

Combien elle ressemble peu à présent à cette Diane qui, dans l’orgueil de sa chasteté, changea Actéon en cerf et le fit déchirer par ses chiens !

Est-ce ce péché-là qu’elle expie dans cette très-galante compagnie ? Chaque nuit, elle chevauche ainsi dans les airs comme un pauvre revenant mondain.

La volupté s’est éveillée tard dans ses veines, mais avec d’autant plus de véhémence, et dans ses yeux profonds brûle une véritable flamme d’enfer.

Elle regrette le temps perdu, le temps primitif où les hommes étaient plus beaux, et elle remplace maintenant la qualité antique par la quantité moderne.

À ses côtés, je vis une belle dont les traits n’étaient pas modelés sur le même type grec, mais la naïveté gracieuse de la race celtique y rayonnait.

C’était la fée Habonde, que je reconnus bien vite à la suavité de son sourire et à l’éclat de sa voix, quand elle riait ;

Un frais visage, rose et potelé, comme en peint Greuze, le nez au vent, la bouche en cœur, toujours entr’ouverte, et des dents blanches à ravir.

Elle portait un léger peignoir de soie bleue, que la brise soulevait parfois ; même dans mes meilleurs rêves, je n’ai jamais vu de pareilles épaules !

Peu s’en fallut que je ne sautasse par la fenêtre pour aller les baiser ! Je m’en serais mal trouvé, car je me fusse cassé le cou sur les rochers.

Ah ! elle n’aurait fait que rire, quand je serais tombé tout sanglant à ses pieds. Hélas ! je connais ce rire-là !

Et la troisième femme qui émut si profondément ton cœur, était-ce un démon comme les deux autres figures ?

Si c’était un ange ou un démon, c’est ce que j’ignore. On ne sait jamais au juste chez les femmes où cesse l’ange et où le diable commence.

Son pâle et ardent visage respirait tout le charme de l’Orient, et ses vêtements aussi rappelaient par leur richesse les contes de la sultane Schéhérazade.

De douces lèvres comme des grenades, un nez de lis un peu courbé, et les membres souples et frais comme un palmier dans une oasis.

Elle était assise sur une haquenée que tenaient, avec des rênes d’or, deux nègres qui trottaient à pied et à côté de la princesse ;

Car elle était vraiment princesse : c’était la reine de Judée, la femme d’Hérode, celle qui a demandé la tête de Jean-Baptiste.

C’est à cause de ce meurtre qu’elle est maudite et condamnée à suivre jusqu’au jugement dernier, comme un spectre errant, la chasse nocturne des esprits.

Elle porte toujours dans ses mains le plat où se trouve la tête de Jean-Baptiste, et elle la baise ; — oui, elle baise avec ferveur cette tête morte.

Car elle aimait jadis le prophète. La Bible ne le dit pas, — mais le peuple a gardé la mémoire des sanglantes amours d’Hérodiade.

Autrement, le désir de cette dame serait inexplicable. Une femme demande-t-elle jamais la tête d’un homme qu’elle n’aime pas ?

Elle était peut-être un peu fâchée contre son saint amant ; et elle le fit décapiter ; mais, lorsqu’elle vit sur ce plat cette tête si chère,

Elle se mit à pleurer, à se désespérer, et elle mourut dans cet accès de folie amoureuse. (Folie amoureuse ! quel pléonasme ! l’amour n’est-il pas une folie ?)

La nuit, elle sort de la tombe, et, en suivant la chasse infernale, elle porte, comme dit la tradition populaire, dans ses mains blanches le plat avec la tête sanglante.

Mais, de temps en temps, par un étrange caprice de femme, elle lance la tête dans les airs en riant comme un enfant, et la rattrape adroitement comme si elle jouait à la balle.

Lorsqu’elle passa devant moi, elle me regarda, et me fit un signe de tête si coquet et si languissant, que j’en fus troublé jusqu’au fond du cœur.

Trois fois la cavalcade passa au galop devant moi, et trois fois, en passant, le spectre adorable me salua.

La chasse s’évanouissait déjà dans la nuit, le tumulte s’éteignait, que le gracieux salut me trottait encore dans la tête.

Et, toute la nuit, je ne fis que retourner mes membres fatigués sur la paille (car il n’y avait pas de lit de plume dans la cabane d’Uraka la sorcière).

Et je me disais : — Que signifie donc ce signe de tête mystérieux ? Pourquoi m’as-tu regardé si tendrement, belle Hérodiade ?


20

Le soleil se lève et lance ses flèches d’or aux blanches nuées, qui se teignent de rouge comme si elles étaient blessées, et s’évanouissent après dans la lumière.

Enfin la lutte cesse, et le jour pose en triomphateur ses pieds rayonnants sur la nuque de la montagne.

La gent bruyante des oiseaux gazouille dans des nids cachés, et une odeur de plantes et de fleurs s’élève comme un concert de parfums.

Nous étions descendus dans la vallée aux premières heures du jour, et, pendant que Lascaro suivait la piste de son ours, je restais seul, las et triste.

Las et triste, je m’assis enfin sur un moelleux banc de mousse. C’était sous ce grand chêne, au bord d’une petite source, dont le murmure et le clapotement m’ensorcelèrent tellement, que j’en perdis presque la raison.

Je me pris d’un désir effréné pour le monde des rêves, pour la mort et le délire, et pour ces belles amazones que j’avais vues dans le défilé des esprits.

Ô douces visions des nuits qu’effarouche l’aurore, dites, où êtes-vous enfuies ? Dites, où vous cachez-vous pendant le jour ?

Sous les ruines d’un vieux temple, au fond de la Romagne, on dit que la déesse Diane se retire pendant le règne diurne du Christ.

Ce n’est que dans les ténèbres de minuit qu’elle se hasarde à sortir et à se livrer au plaisir de la chasse avec ses compagnes réprouvées.

La belle fée Habonde aussi a peur des dévots nazaréens, et elle passe tout le jour dans son sûr asile d’Avalun, l’île fortunée.

Cette île est cachée au loin, dans l’Océan pacifique de la fantaisie ; on ne peut y aborder que sur le cheval ailé de la Fable.

Jamais le souci n’y a jeté l’ancre, jamais bateau à vapeur n’est venu y jeter sa cargaison de badauds curieux et culottant leurs pipes.

Jamais on n’y entend le triste son des cloches, cet ennuyeux et éternel bimm-boumm que les fées ont tant en horreur.

C’est là qu’au milieu d’une gaieté inaltérable, dans la fleur d’une éternelle jeunesse, réside la fée joyeuse, la blonde dame Habonde.

C’est là qu’elle se promène en riant, à l’ombre des fleurs merveilleuses, avec un cortège jaseur de paladins qu’elle a ravis au monde.

Mais toi, Hérodiade, où es-tu, dis-moi ? Où est ta résidence ? Ah ! je le sais, tu es morte, et ta tombe est à Jérusalem !

Le jour, tu dors, dans ton sépulcre de marbre, l’immobile sommeil des morts ; mais, à minuit, tu te réveilles au bruit du fouet, au chant du cor, aux cris de chasse.

Et tu suis l’ardente cavalcade avec Diane et Habonde et les joyeux chasseurs qui détestent la croix et la pénitence cagote.

Quelle ravissante société ! Ah ! si je pouvais chasser ainsi avec vous à travers bois durant les nuits ? C’est toujours à tes côtés que je chevaucherais, belle Hérodiade !

Car c’est toi que j’aime surtout ! Plus encore que la superbe déesse de la Grèce, plus encore que la riante fée du Nord, je t’aime, toi, la Juive morte !

Oui, je t’aime ! je le sens au tressaillement de mon âme. Aime-moi et sois à moi, belle Hérodiade !

Aime-moi et sois à moi ! jette au loin ton plat sanglant et la tête sotte du saint qui ne sut pas t’apprécier.

Je suis si bien le chevalier qu’il te faut ! Cela m’est bien égal que tu sois morte et même damnée ! Je n’ai pas de préjugés à cet endroit, moi dont le salut est chose très-problématique, moi qui doute par moments de ma propre existence.

Prends-moi pour ton chevalier, pour ton cavaliere servente : je porterai ton manteau et je supporterai tous tes caprices.

Chaque nuit, je chevaucherai à tes côtés dans la bande des chasseurs, et nous rirons ! Pour t’amuser, je te ferai goûter mes bons mots ;

— Ou bien des oranges. — La nuit, je te ferai paraître le temps court. Le jour, j’irai m’asseoir sur ta tombe.

Oui le jour, j’irai m’asseoir en pleurant sur les débris des sépulcres royaux, sur la tombe de ma bien-aimée, dans la ville de Jérusalem.

Et les vieux Juifs qui passeront croiront bien sûr que je pleure la chute du temple et la ruine de Jérusalem.


21

Argonautes sans vaisseau, qui s’aventurent à pied dans les montagnes, et qui, à la place de la toison d’or, vont à la recherche d’une peau d’ours ;

Ah ! nous ne sommes que de pauvres diables, des héros taillés à la moderne, et nul poète classique ne nous célébrera dans ses épopées.

Et cependant combien nous avons souffert ! quelle averse nous surprit au haut de la montagne où il n’y avait ni arbre ni fiacre !

Une vraie cataracte ! il pleuvait à flots. Certes, Jason, dans la Colchide, ne reçut jamais une pareille douche.

Je donnerais mes trente-six rois d’Allemagne, m’écriais-je, je les donnerais bien pour un parapluie ! Et l’eau ruisselait de mon corps en abondance.

Mort de fatigue, tout maussades et trempés comme des caniches, nous revînmes enfin à la cabane de la sorcière assez tard dans la nuit.

Uraka, assise près d’un feu clair, était en train de peigner son gros et gras caniche. Elle lui donna vite congé,

Pour s’occuper de nous. Elle fit mon lit, dénoua mes espadrilles, cette chaussure pittoresque et absurde,

M’aida à me déshabiller, m’ôta même mon pantalon mouillé ; il me tenait aux jambes, serré et fidèle comme l’amitié d’un niais.

Mes trente-six rois d’Allemagne, m’écriais-je, je les donnerais maintenant pour une robe de chambre bien chaude ! Et ma chemise humide fumait sur ma poitrine.

Frissonnant, claquant des dents, je m’accroupis un instant devant le foyer ; puis je m’étendis sur la paille, presque étourdi par le feu,

Mais sans pouvoir dormir. Les yeux à demi fermés, je regardai la sorcière assise près de la cheminée, qui tenait sur ses genoux la tête et la poitrine de son fils ; il était presque entièrement déshabillé.

Le gras caniche se tenait debout à ses côtés, et lui présentait avec beaucoup d’aisance un petit pot dans ses pattes de devant.

Et, pendant qu’elle le frottait et l’oignait ainsi, elle murmurait en nasillant un chant de nourrice, et les flammes du foyer pétillaient étrangement.

Pâle et osseux comme un cadavre, le fils gisait sur le giron de sa mère, ses grands yeux éteints, fixes, grands ouverts et tristes comme ceux d’un trépassé.

Est-ce donc véritablement un mort à qui l’amour d’une mère communique chaque nuit une vie factice au moyen de baumes magiques ?

Que le demi-sommeil de la fièvre est étrange ! Les membres fatigués, lourds comme du plomb, sont comme enchaînés, et les sens surexcités sont d’une lucidité terrible.

Comme l’odeur des herbes me tourmentait dans cette chambre ! Je cherchais douloureusement où j’avais déjà senti la même odeur, et je le cherchais en vain.

Comme le vent dans la cheminée me faisait souffrir ! On eût dit les gémissements de pauvres âmes en peine. Il me semblait que je reconnaissais ces voix.

Mais ma plus grande torture venait des oiseaux empaillés, rangés sur une planche au-dessus du chevet de ma couche.

Ils agitaient lentement, à faire frémir, leurs froides ailes, et se penchaient jusque sur moi, avec de longs becs en forme de nez humains.

Où ai-je donc vu déjà de pareils nez ? Est-ce à Hambourg ou à Francfort dans le quartier des Juifs ? Souvenirs vagues et pleins d’horreur !

Enfin le sommeil s’empara tout à fait de moi, et à la place de ces visions bâtardes et grimaçantes — la réalité assaisonnée de cauchemars — ,

J’eus un rêve bien net, sur un fond et une base solides, avec des contours franchement accusés, vivant et plastique comme le sont tous mes rêves.

Au lieu d’être dans l’étroite cabane de la sorcière, je me trouvais dans une salle de bal, soutenue par des colonnes, et éclairée de mille girandoles de lumière.

Des musiciens invisibles jouaient la voluptueuse danse des nonnes de Robert le Diable. J’étais seul à me promener dans la salle.

Enfin les portes s’ouvrent à deux battants, et voilà qu’arrivent lentement, d’un pas solennel, les hôtes les plus étranges qu’on puisse voir !

Rien que des ours et des spectres ! Debout sur leurs pattes de derrière, chaque ours conduit un spectre masqué et enveloppé d’un blanc linceul.

Ainsi appariés, ils se mettent à valser autour de la salle. Curieux coup d’œil à faire rire ou trembler !

Car les ours, avec leur agilité proverbiale, avaient grand’peine à suivre leurs blanches valseuses, qui tourbillonnaient légères comme le vent.

Ces pauvres bêtes étaient impitoyablement entraînées, et leur respiration bruyante étouffait presque la basse de l’orchestre.

Parfois les couples se heurtaient en valsant, et l’ours donnait quelque coup de pied furtif au spectre qui l’avait poussé.

Parfois aussi, dans l’ivresse de la danse, un ours arrachait le linceul de la figure de sa danseuse, et une tête de mort apparaissait.

Enfin, aux accords bondissants de la trompette et des cymbales, au tonnerre de la grosse caisse, on commença le galop.

Mais je n’en pus voir la fin, car un ours mal léché me marcha si bien sur les cors, que je me mis à crier et que je m’éveillai.


22

Phœbus, sur son tilbury céleste, fouettait ses chevaux de feu, et il avait déjà parcouru la moitié de sa course radieuse,

Tandis que je dormais encore et que je rêvais d’ours et de spectres étrangement enlacés, folles arabesques.

Il était midi quand je me réveillai. J’étais tout seul ; mon hôtesse et Lascaro étaient partis de bon matin pour la chasse.

Il n’y avait plus dans la cabane que le caniche de la sorcière. Il était debout au foyer, près de la chaudière, une cuillère à la patte.

Il paraissait très-bien dressé, quand la soupe cuisait trop vite, à la tourner rapidement et à l’écumer.

Mais suis-je moi-même ensorcelé, ou la fièvre me trouble-t-elle encore le cerveau ? J’en crois à peine mes oreilles. — Le chien parle !

Oui, il parle allemand, et sa prononciation trahit même le grasseyant accent de la bonne Souabe. Rêveur et comme plongé dans ses pensées, il parle ainsi :

— « Oh ! je suis le plus malheureux des poètes souabes. Il me faut languir tristement à l’étranger et garder la marmite d’une sorcière.

« Quel exécrable maléfice que la magie ! Que ma destinée est tragique ! Sentir comme un homme sous la peau d’un chien !

« Ah ! si j’étais resté chez nous, près des chers poètes de notre école ! Ils ne sont pas sorciers, eux, et ils n’enchantent personne ; des doux vergiss-mein-nicht et des soupes aux noudel de la patrie !

« Aujourd’hui surtout je meurs presque du mal du pays. Si je pouvais seulement voir la fumée qui s’élève des cheminées lorsqu’on cuit la choucroute à Stuttgart ! » —

Lorsque j’entendis ces paroles, je me sentis ému d’une profonde pitié. Je sautai de mon lit, vins m’asseoir près de la cheminée, et je dis avec compassion :

— Noble barde de Souabe, quel destin vous a conduit dans cette cabane de sorcière, et pourquoi vous a-t-on si cruellement métamorphosé en chien ?

— « Ainsi vous n’êtes pas Français ? s’écria le caniche avec joie ; vous êtes Allemand, et vous avez compris mon monologue ?

« Ah ! monsieur et cher compatriote, quel malheur que le conseiller de la légation Kœlle, quand nous discutions au cabaret, entre la pipe et la bière,

« N’ait jamais voulu démordre de sa proposition ! À l’entendre, on acquérait seulement par les voyages cette culture complète qu’il avait rapportée lui-même de l’étranger.

« Alors, pour me débarrasser de ma croûte natale et revêtir, ainsi que Kœlle, les élégantes habitudes de l’homme du monde,

« Je pris congé de mon pays, et, dans mon voyage de perfectionnement, j’arrivai aux Pyrénées et à la maisonnette d’Uraka.

« Je lui remis une lettre de recommandation de la part de Justin Kermer. J’oubliai que cet ami était en relations avec les sorcières de tous les pays.

« Je reçus un accueil affectueux ; mais, à mon grand effroi, cette amitié d’Uraka ne fit que s’accroître, et finit par dégénérer en une passion charnelle.

« Oui, monsieur, la concupiscence avait allumé son feu impudique dans le sein flétri de cette affreuse mégère, et elle voulut me séduire.

« Mais je la suppliai : Ah ! pardonnez-moi, madame, je ne suis pas un frivole disciple de Gœthe ; j’appartiens à l’école des poètes de la Souabe.

« Notre muse est la morale en personne ; elle porte des caleçons de cuir de buffle. Ah ! ne vous attaquez pas à ma vertu !

« D’autres poètes ont de l’esprit, d’autres la fantaisie, d’autres la passion ; mais nous, les poètes souabes, nous avons la vertu.

« Voilà notre seul bien ! Par pitié, ne m’enlevez pas, madame, le manteau de gueux qui couvre ma nullité !

« C’est ainsi que je lui parlai, mais mes paroles honnêtes ne touchèrent pas la vieille qui sourit ironiquement, et qui, tout en souriant, prit une baguette de gui et m’en toucha la tête.

« Aussitôt j’éprouvai un froid malaise, comme si tout mon corps avait la chair de poule ; mais ce n’était pas la chair de poule,

« C’était la peau d’un chien qui me venait, et depuis cette heure maudite je suis métamorphosé, comme vous le voyez, en caniche ! » —

Pauvre diable ! Les sanglots lui coupèrent la parole, et il pleurait si copieusement, que je croyais littéralement le voir fondre en larmes.

— Écoutez, lui dis-je avec compassion, puis-je faire quelque chose pour vous délivrer de votre peau de chien et vous rendre à la poésie et à l’humanité ?

Mais le poète souabe leva ses pattes au ciel avec désespoir, et enfin j’entendis ces paroles au milieu de ses soupirs et de ses sanglots :

« Je suis incarcéré dans cette peau de caniche jusqu’au jugement dernier, si la magnanimité d’une vierge ne me délivre pas de cet enchantement.

« Oui, une vierge que l’approche de l’homme n’a pas souillée, peut seule me sauver, et voici à quelle condition :

« Cette vierge chaste, durant la nuit de Saint-Sylvestre, doit lire les poésies de M. Gustave Pfizer sans s’endormir.

« Si elle ne succombe pas au sommeil pendant cette lecture, si elle ne ferme pas ses chastes paupières, alors le sortilège est détruit, je redeviens homme, je suis décaniché ! »

— Ah ! dans ce cas-là, repris-je, je ne puis pas entreprendre l’œuvre de votre délivrance, car 1o je ne suis pas une chaste vierge,

Et 2o je serais encore bien moins en état de lire les poésies de M. Gustave Pfizer sans m’endormir au beau milieu.


23

Des hauteurs fantastiques qu’habite la sorcellerie, nous redescendons dans la vallée, nous reprenons pied dans le réel, nous marchons dans le monde positif.

Arrière, fantômes, visions nocturnes, apparitions aériennes, rêves fébriles ! nous revenons à la raison et à Atta Troll.

Le bon vieux repose dans sa caverne, près de ses petits, et il ronfle du sommeil des justes. Il s’éveille enfin en bâillant.

Derrière lui est son fils, le jeune Une-Oreille, qui se gratte la tête comme un poète qui cherche la rime ; il a même l’air de scander le rythme.

Près de leur père aussi sont couchées, couchées sur le dos en rêvant, les filles d’Atta Troll, belles d’innocence comme des lis à quatre pattes.

Quelles tendres pensées s’épanouissent dans l’âme de ces vierges au poil blanc ? Leurs yeux sont humides de pleurs.

La plus jeune surtout paraît profondément émue. Elle sent dans son cœur un transport de bonheur : — éprouve-t-elle la puissance de Cupidon ?

Oui, la flèche du petit dieu a traversé sa fourrure lorsqu’elle a vu… Ô ciel ! celui qu’elle aime, c’est un homme !

C’est un homme, et il s’appelle prince Chenapanski. Dans la grande déroute carliste, un matin, dans la montagne, il passa près d’elle en courant à toutes jambes.

Le malheur d’un héros touche toujours les femmes, et, sur la figure de celui-là, on lisait comme d’habitude la pâle mélancolie, les sombres soucis, le déficit financier.

Tout son pécule de guerre (vingt-deux grosch, monnaie de Prusse), qu’il avait apporté en Espagne, était devenu la proie d’Espartero.

Il n’avait pas même sauvé sa montre, restée au mont-de-piété de Pampelune ! C’était un héritage de ses ancêtres, bijou précieux et d’argent véritable.

Il courait donc à toutes jambes ; mais, sans le savoir, en courant, il avait gagné mieux que la plus belle bataille, — un cœur !

Oui, elle l’aime, lui, l’ennemi de sa race ! Ô trop malheureuse oursine ! si ton vieux père connaissait ton secret, quel horrible grognement il pousserait !

Semblable au vieil Odoardo qui poignarda, par orgueil plébéien, Emilia Galotti, Atta Troll tuerait plutôt sa fille.

Il la tuerait de ses propres pattes, plutôt que de lui permettre de tomber entre les bras d’un prince.

Mais pour l’instant il est d’humeur moins féroce ; il ne songe guère « à briser cette jeune rose avant que l’orage l’effeuille » — comme dit Galotti.

Il est d’humeur plus reposée. Couché au milieu des siens dans sa caverne, Atta Troll est préoccupé, comme par un pressentiment de mort, de mélancoliques pensées d’outre-tombe.

« Enfants ! » soupire-t-il, et des larmes coulent soudain de ses grands yeux. « Enfants ! mon pèlerinage terrestre est accompli, il faut nous séparer.

« Aujourd’hui, à midi, il m’est venu en dormant un songe bien significatif. Mon âme a eu l’avant-goût de la béatitude céleste.

« Je suis loin d’être superstitieux, et je ne suis pas un vieux radoteur d’ours. Pourtant il y a entre le ciel et la terre bien des choses que la philosophie ne saurait expliquer.

« Je m’étais endormi en ruminant sur le monde et la destinée animale, lorsque je rêvai que j’étais couché sous un arbre immense.

« Des branches de cet arbre coulait goutte à goutte un miel blanc qui me tomba juste dans la gueule ouverte, et j’éprouvai une grande volupté.

« Dans mon extase, je levai les yeux au ciel, et j’aperçus au sommet de l’arbre une demi-douzaine de petits ours qui s’amusaient à monter et à descendre.

« Les tendres et gentilles créatures avaient une fourrure rose, et aux épaules un flocon de soie blanche comme deux petites ailes.

« Oui, ces petits ours roses avaient comme deux petites ailes, et ils chantaient avec des petites voix douces comme des flûtes.

« À leurs chants, un frisson glacial parcourut tout mon corps, mon âme s’échappa de ma peau comme une flamme, et, rayonnante, elle monta vers les cieux. »

C’est ainsi que parla Atta Troll, avec une voix de basse faible et mystérieuse. Il se tut un instant, plein de tristesse. Mais soudain ses oreilles

Se dressèrent et tressaillirent étrangement. Il se leva de sa couche, tremblant de joie et hurlant de joie : « Enfants ! entendez-vous ces sons ?

« N’est-ce pas la douce voix de votre mère ? Oh ! je reconnais les grognements de ma chère Mumma ! Mumma ! ma noire Mumma ! »

Atta Troll, en disant ces mots, s’élança de la caverne comme un fou. L’insensé courait à sa perte !


24

Dans la vallée de Roncevaux, à la même place où jadis le neveu de Charlemagne rendit l’âme, Atta Troll tomba.

Il tomba victime d’une embûche, tout comme Roland, qui avait été trahi par Ganelon de Mayence, ce Judas de la chevalerie chrétienne.

Hélas ! ce fut ce qu’il y a de plus noble dans l’âme d’un ours, le sentiment de l’amour conjugal, qui fut le piège que Uraka lui tendit perfidement.

Elle sut imiter, à s’y méprendre, le grognement de la noire Mumma, si bien qu’Atta Troll dut quitter la retraite qui faisait son salut.

Porté comme sur les ailes de l’amour, il courut dans la vallée, s’arrêtant parfois pour flairer un rocher où il croyait que Mumma se cachait.

Ah ! c’était Lascaro qui y était caché, le fusil à la main. Il l’ajuste sur sa victime, et lui tire sa balle au milieu du cœur. Un torrent de sang s’en échappe.

Atta Troll branle la tête, puis s’abat avec un sourd gémissement, et se crispe. — Mumma ! fut son dernier soupir.

C’est ainsi que tomba mon noble héros. C’est ainsi qu’il périt ; mais, après sa mort, il ressuscitera immortel dans les chants du poète.

Il ressuscitera immortel dans mes vers, et sa gloire parcourra la terre sur des trochées pathétiques de quatre pieds.

Un jour, le roi de Bavière lui élèvera une statue dans le panthéon Walhalla, avec cette inscription dans le style lapidaire de sa manière wittelsbachienne :

« Atta Troll, ours sans-culotte, égalitaire sauvage. Époux estimable, esprit sérieux, âme religieuse, haïssant la frivolité.

« Dansant mal cependant ! portant la vertu dans sa velue poitrine. Quelquefois aussi ayant pué. Pas de talent, mais un caractère. »


25

Trente-trois vieilles femmes, coiffées du capuce rouge des anciens Basques, attendaient à l’entrée du village.

Une d’entre elles, comme Débora, jouait du tambourin en dansant, et chantait une hymne à la louange de Lascaro, le tueur d’ours.

Quatre hommes vigoureux portaient en triomphe l’ours mort. On l’avait assis tout droit sur une chaise, ainsi qu’un baigneur malade.

Derrière, comme s’ils étaient les parents du défunt, suivaient Lascaro et Uraka. — La sorcière saluait à droite et à gauche, mais non sans un grand trouble.

L’adjoint du maire tint un discours devant l’hôtel de ville, lorsque la procession fut arrivée là. Il parla de mainte et mainte chose.

Par exemple, de l’état florissant de la marine française, de la presse, de la question des betteraves et de l’hydre renaissante de l’anarchie.

Après avoir énuméré abondamment les mérites de Louis-Philippe, il passa à l’ours et au grand exploit de Lascaro.

« Ô Lascaro, s’écria l’orateur, » et il essuya la sueur de son front avec son écharpe tricolore, « Lascaro, ô toi, Lascaro !

« Toi qui as délivré la France et l’Espagne d’Atta Troll, tu es le héros de ces deux hémisphères, le Lafayette des Pyrénées ! »

Lorsque Lascaro s’entendit célébrer de la sorte officiellement, il se prit à rire dans sa barbe et à rougir de contentement.

Il murmura quelques mots sans suite et précipités, et balbutia un remerciement pour l’honneur, le grand honneur qu’on lui faisait.

Tout le monde contemplait avec stupéfaction ce spectacle inouï, et les vieilles femmes murmuraient mystérieusement et avec terreur :

« Lascaro a ri ! Lascaro a rougi ! Lascaro a parlé ! lui, le fils mort de la sorcière ! »

Le même jour, on dépouilla Atta Troll, et sa peau fut mise à l’enchère ; un fourreur l’obtint pour cent francs.

Il l’apprêta, la doubla de soie, lui fit une frange écarlate, et la revendit le double de ce qu’elle avait coûté.

Juliette l’eut ainsi de troisième main, et elle lui sert de descente de lit dans sa chambre à coucher à Paris.

Oh ! combien de fois la nuit suis-je resté là, pieds nu sur la brune dépouille mortelle de mon héros, sur peau d’Atta Troll !

Alors, plein de mélancolie, je me rappelais les paroles de Schiller : « Ce qui doit vivre à jamais dans le sublime empire de la poésie doit mourir misérablement ici-bas sur cette terre fangeuse. »


26

Et Mumma ! Hélas ! Mumma est une faible femme. Fragilité ton nom est « femme » ! Ah ! les femmes sont fragiles comme des porcelaines.

Lorsque la main du sort l’eut séparée de son glorieux époux, Mumma ne mourut pas de chagrin ; le désespoir ne la consuma pas.

Non, au contraire, elle continua joyeusement la vie, dansa comme devant, faisant des courbettes au public pour en être applaudie.

Elle a fini par trouver une bonne position, une retraite assurée pour le reste de ses jours, à Paris, au Jardin des Plantes.

Dimanche dernier, j’y étais allé avec Juliette ; je lui expliquais l’histoire naturelle, les plantes et les bêtes.

La girafe et le cèdre du Liban, le grand dromadaire, le zèbre, les faisans dorés et le bouc à trois jambes.

Un magnifique ours sauvage de la Sibérie, blanc comme la neige, folâtrant par trop tendrement avec une ourse brune.

Et c’était Mumma, la veuve d’Atta Troll ! Je la reconnus à l’éclat humide de ses yeux.

Oui, c’était elle ! Elle, la brune fille du midi, elle, la Mumma, vit maintenant avec un Russe, un barbare du Nord !

Un nègre qui s’était approché de nous me dit en souriant : « Y a-t-il un plus beau spectacle que la vue de deux amoureux ? »

À qui ai-je l’honneur de parler ? lui répliquai-je étonné. Mon interlocuteur s’exclama : — Ne me reconnaissez-vous donc pas ?

Je suis le roi nègre de M. Freiligrath qui jouait si bien du tambour chez les saltimbanques allemands. À cette époque-là, je ne faisais pas de bonnes affaires. — Je me trouvais bien isolé en Allemagne.

Mais ici, où je suis placé comme gardien, où je revois les plantes de mon pays, avec des tigres et des lions,

Ici je me trouve plus heureux que dans vos foires tudesques, où il me fallait journellement battre la grosse caisse, et où je faisais si maigre chère.

Je viens de me marier tout récemment avec une blonde cuisinière d’Alsace, et dans ses bras il me semble que j’ai retrouvé le bonheur du pays natal.

Ses pieds me rappellent ceux de mes chers éléphants ; et, quand elle parle français, je crois entendre l’idiome noir de ma langue maternelle.

Quelquefois elle bougonne, alors je pense au tintamarre de ce fameux tambour orné de crânes ; les serpents et les lions s’enfuyaient en l’entendant.

Cependant, au clair de lune, elle devient sentimentale, et pleure, comme un crocodile qui sort du fleuve embrasé pour respirer la fraîcheur.

Et quels bons morceaux elle me donne ! Aussi je prospère. Je mange ici comme au bord du Niger. J’ai retrouvé mon vieil appétit d’Afrique.

Je me suis même fait un petit ventre assez rondelet. Il s’élance de ma veste de toile comme, dans une éclipse, la lune assombrie sort des blanches nuées.


27
À AUGUSTE VARNHAGEN VON ENSE

Où diable, messer Ludovico, avez-vous péché toutes ces folles histoires ? s’écria le cardinal d’Este,

Lorsqu’il eut fini de lire le Roland furieux qu’Arioste avait humblement dédié à son éminence.

Varnhagen, mon vieil ami, je vois flotter sur tes lèvres la même exclamation avec le même fin sourire.

Parfois même tu ris aux éclats en lisant ; d’autres fois ton front se ride d’un pli méditatif, et tu rappelles alors tes souvenirs et tu dis :

« N’est-ce pas comme un écho de ces rêves de jeunesse que je faisais avec Chamisso, Brentano et Fouqué, dans les nuits bleues, aux rayons de la lune ?

« N’est-ce pas le tintement pieux de la chapelle perdue dans les bois ? et la cape de la folie n’y mêle-t-elle pas ses grelots moqueurs ?

« Au milieu du chœur des rossignols résonne lourdement la basse-taille des ours, sourde et grondeuse ; puis elle est remplacée par le chuchotement mystérieux des esprits.

« Délire conduit par la raison, sagesse qui déraisonne, soupirs d’agonie, qui soudain se changent en éclats de rire ! »

Oui, mon ami, ce sont des accords des temps passés ; mais le trille moderne se joue à travers les vieilles et fabuleuses mélodies.

En dépit de ma gaieté, çà et là tu sentiras les traces du découragement. Que ce poème s’abrite sous ton indulgence accoutumée !

Hélas ! c’est peut-être la dernière libre chanson de la muse romantique ! Elle se perdra dans le vacarme et les cris de guerre des Tyrtées du jour.

D’autres temps, d’autres oiseaux ! d’autres oiseaux, d’autres chansons ! Quel piaillement ! On dirait des oies qui ont sauvé le Capitole.

Quel ramage ! ce sont des moineaux avec des allumettes chimiques dans les serres qui se donnent des airs d’aigle portant la foudre de Jupiter.

Quel roucoulement ! ce sont des tourterelles lasses d’amour, qui veulent haïr et traîner dorénavant le char de Bellone au lieu de celui de Vénus !

D’autres temps, d’autres oiseaux ! d’autres oiseaux, d’autres chansons ! Elles me plairaient peut-être mieux, si j’avais d’autres oreilles.




TABLE




  
Visions 
 23
  
Lieder 
 39
  
Romances 
 45
  
Sonnets 
 64
 175
 225


ACHEVÉ D’IMPRIMER LE TRENTE NOVEMBRE MIL NEUF CENT DIX PAR « THE ST. CATHERINE PRESS LTD. » CANAL, PORTE STE CATHERINE

CANAL,BRUGES, BELGIQUE.

  1. Écrit en février 1839 pour la troisième édition allemande du Livre des Chants. (Note des éditeurs)
  2. Ce « cycle de folles visions » pour parler comme Heine lui-même (préface à Poèmes et Légendes, Paris, 1855) contient les premières productions lyriques du poète. Quelques-unes de ces pièces, si nettement marquées au coin du romantisme, furent écrites dès 1816. (Note des éditeurs)
  3. Les trois dernières strophes ne figurent pas dans les récentes éditions allemandes. Nous les empruntons à la traduction française parue du vivant de Heine. (Note des éditeurs).
  4. La chanson des nourrices allemandes. (Note des éditeurs)
  5. Hanswurst, le paillasse de la farce allemande. (Note des éditeurs).
  6. Locution d’étudiant pour désigner la mort. (Note des éditeurs).
  7. Écrit en 1816.
  8. Il s’agit de la sorcière.
  9. Écrit en 1816.
  10. Minnesinger ou Minnesänger (chanteurs d’amour) : trouvères allemands du XIIe et du XIIIe siècles (Note des éditeurs.)
  11. Alexandre, prince de Würtemberg. (Note des éditeurs)
  12. Variante de la poésie précédente, publiée le 5 septembre 1847 par la Feuille du Dimanche, de Vienne. (Note des éditeurs.)
  13. Heine fut, à l’Université de Bonn, l’élève de cet homme célèbre, l’un des chefs du romantisme allemand. — (Note des éditeurs.)
  14. Ami d’enfance et confident de Heine. (Note des éditeurs).
  15. Professeur d’histoire à l’Université de Gœttingue, dont Heine reçut les encouragements. (Note des éditeurs).
  16. Poète allemand de second ordre. Il finit, beaucoup plus tard, ses jours à l’hôpital. (Id.)
  17. Les Francfortois ont créé à cette petite ville, qui leur fait face sur l’autre rive du Mein, une réputation de niaiserie. (Note des éditeurs.)
  18. Il est ici question du prince de Hohenlohe, prêtre et thaumaturge, (1794-1849) et du vicomte d’Auffenberg, dramaturge des plus féconds (1798-1857). (Id.)
  19. Le 18 Octobre 1819, les étudiants libéraux et patriotes de l’Université de Bonn, voulant célébrer l’anniversaire de la bataille de Leipzig, se livrèrent à une manifestation aux flambeaux sur la plus haute des sept montagnes qui entoure la ville, le Drachenfels. C’était la répétition en petit de la retentissante cérémonie qui, deux ans plus tôt, avait eu lieu à la Wartbourg. Heine y prit part, non sans un peu de scepticisme, semble-t-il, et fut même, pour ce fait, traduit, avec dix de ces camarades, devant l’aréopage académique. (Note des éditeurs).
  20. Camarade de Heine à Bonn. Il a laissé sur ses relations avec Heine un livre plein d’assertions inexactes et qu’il faut sans cesse contrôler. (Id.)
  21. Cette pièce, qui, dans les éditions allemandes de l’Intermezzo, figure à l’appendice, a été intercalée à cette place dans la traduction française faite par Gérard de Nerval sous les yeux de Heine lui-même. (Note des éditeurs).
  22. C’est ici le plus pur joyau de la ballade allemande. La Lorelei (ce nom vient peut-être du rocher de Lurlei qui se trouve proche Saint-Goar, sur le Rhin, entre Bingen et Coblenz) a été véritablement créée par Henri Heine. Les poètes, après lui, l’ont très fréquemment chantée. Les uns font d’elle la déesse même du Rhin, les autres, comme Simrock, la muse du pays rhénan. (Note des éditeurs).
  23. Il y a ici un jeu de mots intraduisible. Thor en allemand signifie à la fois porte et fou. (Note des éditeurs.)
  24. La Burschenschaft était une association générale des étudiants fondée, à la lueur des torches, sur les hauteurs de la Wartbourg (18 octobre 1817). Contre ses tendances réformatrices, les gouvernements ressuscitèrent les anciennes Landsmannschaften qui avaient été, à l’origine, des corporations d’étudiants originaires d’un même État allemand. (Note des éditeurs.)
  25. Note de la 1re édition : « Le sujet de ce poème n’est pas entièrement de mon invention. C’est un de mes souvenirs du pays rhénan. Quand j’étais petit garçon et qu’au couvent des Franciscains de Düsseldorf, j’apprenais à lire et à rester assis en silence, j’avais pour voisin un autre enfant qui me racontait toujours que sa mère, l’ayant mené à Kevlaar [province de Düsseldorf] à cause de son pied malade, y avait offert à la Vierge un pied en cire et que le pied malade avait été guéri. Plus tard, je le retrouvai au gymnase dans la classe de philosophie du recteur Schallmeyer et, comme nous étions assis côte à côte, il me rappela ce miracle en riant, et sérieusement il ajouta que c’était à présent un cœur en cire qu’il devrait offrir à la mère de Dieu. J’appris qu’il avait eu un amour malheureux, et finalement je le perdis de vue et l’oubliai. — En 1819, étant étudiant à Bonn, je me promenais un jour aux environs de Godesberg, quand j’entendis dans le lointain le cantique de Kevlaar avec son refrain monotone : « Gloire à toi, Marie. » La procession passa, et, parmi les pèlerins, j’aperçus mon ancien camarade au bras de sa vielle mère. Il était pâle et souffrant. » Cette note de Heine est datée de Berlin, 16 mai 1822. (Note des éditeurs).
  26. Roman de Henri Heine dont les trois premiers chapitres ont seuls été écrits. (Note des Éditeurs).
  27. Les poèmes suivants figurent dans le Voyage au Harz des Reisebilder. (Note des éditeurs).
  28. En allemand, soleil est féminin.
  29. En 1841.