Œuvres de Louise Labé, édition Boy, 1887/II/03

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Texte établi par Charles Boy, Alphonse Lemerre, éditeur (p. 25-34).


III

LA FAMILLE DE LOUISE LABÉ. — SA NAISSANCE.



C’est parmi les cordiers et les cordières que naquit Louise Labé, et c’est dans ce milieu que, malgré son talent et sa beauté, les circonstances la maintinrent presque toujours. Il n’est pas inutile de jeter un rapide coup d’œil sur tout ce petit monde, afin d’observer ce qui s’est agité autour d’elle de passions diverses, et de constater sous quelles influences a dû éclore et mûrir cette fine et gracieuse intelligence. Là est le véritable intérêt de l’histoire, grande ou petite : réduite à la recherche des curiosités biographiques que récèlent les vieux papiers, l’histoire serait à la fois la plus stérile et la moins attrayante des études ; mais si, en étudiant la vie d’un homme ou d’une femme, on cherche sa pensée, alors avec quel plaisir ne suit-on pas l’existence de ces êtres charmants qui ont consacré à l’art quelques-unes de leurs heures mortelles, même quand ces heures se sont partagées entre deux boutiques de cordiers.

En 1488, habitait à Lyon, dans une maison de la rue de l’Arbre-Sec, un cordier du nom de Jacques Humbert dit Labé ; cinq ans après, en 1493, nous trouvons dans cette même maison, qu’il tient du chef de sa femme, un « Pierre de Charlieu dit Labbé, cordier, mari de la veuve Jacques Humbert. » Cette veuve Jacques Humbert, prénommée Guillermie ou Guillermette, fut héritière universelle de son premier mari, et, suivant de sérieuses probabilités, elle laissa au second tout ce qu’elle possédait. Trente ans plus tard, nous retrouvons Pierre Charlieu, veuf d’une deuxième femme, Étiennette Roybet, alias Deschamps, alias Compagnon, de qui paraît lui être venue une terre située au quartier de la Gela, vers le haut de la côte Saint-Vincent. En ce temps-là, on se mariait de bonne heure, et si l’on devenait veuf on ne tardait pas à se remarier, la perte d’une femme étant considérée comme un malheur qu’il fallait se hâter de réparer. C’est ce que fit Pierre Labé, qui, privé de Guillermette d’abord et d’Étiennette ensuite, épousa, en troisièmes noces, une Antoinette, fille du maître boucher Jean Taillard. Seulement, comme alors il était riche et presque vieux, il prit une femme relativement jeune, puisque nous retrouverons Antoinette encore vivante en 1571, c’est-à-dire soixante-dix-huit ans après le premier mariage de Pierre avec la veuve de Jacques Humbert.

De ces trois unions Pierre Labé avait eu au moins quatre garçons et deux filles ; mais à sa mort, survenue en 1552, il ne laissait qu’un fils du nom de François et deux filles nommées Louise et Jeanne. Ses trois autres garçons, Barthélémy, Mathieu et Pierre, — ce dernier issu, comme Jeanne, de son mariage avec Antoinette Taillard, — étaient morts avant le 15 avril 1548, date à laquelle il ajouta à son testament un codicille qui en modifiait totalement la teneur primitive.

Pierre Charlieu, dit Labé, s’était créé une situation honorable et aisée. Il était devenu courrier de la Trinité, confrère du Saint-Esprit, collecteur des aumônes de l’hôpital, et enfin maître des métiers pour les marchands de chanvre. Il possédait plusieurs maisons en ville, un domaine sur la côte Saint-Vincent, quelques terres à Vaux en Dauphiné ; et, outre l’argent employé dans son commerce, il avait encore assez de fonds disponibles pour cautionner de 3,400 livres les fermiers des entrées, en quoi il ne fit pas une brillante spéculation, puisqu’il paraît avoir été contraint de payer pour eux.

Quand il mourut, vers le mois de janvier 1552, il laissait, pour recueillir sa succession, son fils François et sa veuve Antoinette Taillard, à laquelle il donnait, dans son testament, des témoignages non équivoques de reconnaissance. Celle-ci, dès que le temps de son deuil légal fut accompli, c’est-à-dire le dernier jour de janvier 1553, épousa maître Claude Popon, notaire royal de Lyon. Dès ce jour, François Labé refusa d’exécuter les volontés de son père à l’égard d’Antoinette Taillard. De là, discussions et procès, qui se terminèrent par une transaction, le 1er  août 1558, Dans l’intervalle, Antoinette avait marié sa fille Jeanne avec maître Antoine Noyer, clerc-praticien ès-cours de Lyon.

François, Barthélémy et Mathieu étaient fils de la seconde femme de Pierre Labé, et Pierre et Jeanne étaient nés de la troisième. Quant au nom de la mère de Louise, et à la date de sa naissance, nous n’avons pas d’indication précise, et nous sommes contraint de nous attarder sur cette question qu’au début d’une biographie il est indispensable d’élucider ou, tout au moins, d’essayer d’éclaircir.

La IIIe élégie de Louise, celle dans laquelle elle nous donne quelques renseignements sur sa vie, contient cette phrase :

Je n’avais vu encore seize hivers,
Lors que j’entray en ces ennuis divers :
Et jà voici le treizième eſté
Que mon cœur fut par amour arreſté.


Le premier qui remarqua ces quatre vers les fit suivre de cette note : « Elle écrivait en 1555 et avait alors vingt-neuf ans ; ceci place donc naturellement sa naissance à l’année 1525 ou 1526. » Depuis lors, toutes les notices, toutes les histoires et tous les dictionnaires, rapportent que Louise Labé est née en 1525 ou en 1526. Cependant cette date doit être rejetée, parce que le calcul à l’aide duquel on cherche à l’établir n’est pas sérieux, et parce qu’elle a contre elle une objection qui me paraît décisive.

D’abord, la date de 1555 est la date certaine de l’impression, mais elle n’est pas celle de la composition de ses vers, que dans la lettre à Clémence de Bourges Louise appelle des « jeunesses. » Il faut donc dire qu’elle avouait vingt-neuf ans quand elles les écrivit ; mais il faut convenir qu’il a pu et même qu’il a dû s’écouler un certain temps entre leur composition et leur impression. L’auteur de la lettre ajoute, il est vrai, qu’ils furent revus avant d’être livrés à l’imprimeur ; mais combien de lecteurs voudront croire que la revision porta sur ce point d’une manière absolument précise ? Quant aux lectrices, sachant comme on aime à rester en quarantaine devant ce cap de trente ans, elles trouveront bien éloquent dans ses réticences ce chiffre de vingt-neuf, le plus proche voisin de trente — longo sed proximus intervallo — pour une jolie femme surtout !

D’autre part, lorsqu’en 1565 Louise, veuve et sans enfants, dictait au notaire Laforest son testament si minutieusement détaillé, Antoinette Taillard vivait encore. Cependant si on voit de nombreux legs faits à son entourage, sans oublier ses « chambrières, » même les anciennes, la femme et la nièce de son fermier, et les quatre filles de son voisin de Parcieu, je ne trouve pas la moindre mention de la veuve de son père. À Lyon pourtant, pays de droit écrit, la mère devait avoir une réserve dans la succession de son enfant décédée sans postérité. Il est inadmissible qu’un notaire aussi méticuleux que Laforest eût passé sous silence la mère, si elle avait existé au moment où il stipulait le legs universel en faveur des neveux de la testatrice. Il est inadmissible qu’Antoinette Taillard, si âpre, comme nous le verrons, lésée dans des droits incontestables, n’eût pas adressé des réclamations dont nous trouverions trace dans le règlement de la succession de Louise.

Elle n’est donc pas née de la femme en troisièmes noces, Antoinette Taillard ; et par suite sa naissance est antérieure à 1524, époque où l’on trouve Pierre Labé veuf de sa femme en secondes noces Étiennette Compagnon. Cette femme, il l’avait déjà épousée, je suis du moins porté à le croire, aux environs de 1515, et je place la naissance de Louise entre ces deux dates extrêmes, 1515 et 1524. Il me paraît impossible de la rejeter au-delà, parce que Louise était encore jeune en 1542, lors de ce siège de Perpignan dont nous parlerons ; parce que son portrait, fait en 1555, — malgré le vague d’une pareille indication, — n’accuse pas un âge bien avancé ; parce qu’elle témoigne beaucoup d’affection aux enfants de son frère François, fils de la seconde femme, tandis qu’elle ne fait pas même mention de sa sœur Jeanne, fille de la troisième. Pourquoi une différence aussi marquée, sinon parce qu’elle était sœur germaine de François ?

Enfin n’y a-t-il pas un autre motif de penser que la mère de Louise n’était ni la veuve de Jacques Humbert, ni Antoinette Tailiard, mais bien Étiennette Compagnon, dans ce fait que, dès 1490, on trouve des Compagnon établis à Parcieu en Dombes, où très certainement Louise Labé est venue au monde ?

L’auteur du gracieux Débat de Folie et d’Amour a signé son livre « Louise Labé, lyonnaise. » Lyonnaise elle est, lyonnaise elle restera, et Lyon la comptera toujours au nombre de ses enfants de prédilection. Cependant elle n’est pas née dans cette ville, comme Breghot du Lut semble l’avoir soupçonné. C’est aux Louanges de dame Louise Labé que nous empruntons cette indication.

Celui qui les écrivit passait son temps, nous l’avons déjà dit, à envelopper sa pensée dans des termes obscurs, — c’était sa manière, à lui comme à bien d’autres, d’être poète — mais son imagination s’étant épuisée à la recherche de la forme, il n’a rien inventé quant au fond. Il s’est donc borné à orner de réminiscences mythologiques, d’une inévitable apparition en songe et de mots bizarrement tirés du grec et du latin, un récit très ordinaire et très prosaïque de ce qu’il savait. Dans cet ordre d’idées on comprend qu’il nous ait parlé du lieu où naquit son héroïne — le poète dit : où fut conçue — et qu’il nous ait décrit en cinquante-six vers l’endroit et les environs de l’endroit témoins d’un événement si important pour elle.

De tous les rébus qu’il nous propose, celui-ci est le plus clair, parce que la prose des hommes d’affaires nous a révélé certaines circonstances auxquelles il fait allusion, et parce que ses vers s’y adaptent souvent d’une manière tellement exacte que le doute n’est plus permis. Le poète fait dire par Vénus à sa fille Louise :

En moi tu fus engendrée
Joignant le gracieux bord
Où la Saône toute quoie
Fait une paisible voie,
S’en allant fendre Lyon…


Et la déesse ajoute aussitôt :

Le lieu où tu fus conçue
Ne fut ville ni château,
Ains une forêt tissue
De maint plaisant arbrisseau.
Dont je veux (en témoignage
De ta race) te pourvoir,
Ainsi que d’un héritage
Que je tiens en mon pouvoir.


Suit une longue description du pays qui est autour de ce lieu, pays dans lequel Louise pourra satisfaire sa passion pour la chasse ; et alors, « chargée de proie, tu pourras, lui dit sa mère,

....à ton château tourner
Qu’en brief bâtir je veux faire,
Suffisant pour te complaire
S’il te plaist y séjourner. »


Si on prend les expressions « engendrée » et « conçue » dans leur acception commune, d’abord on fait parler le poète comme tout le monde, ce qui est contraire à ses habitudes ; ensuite ces vers ne veulent plus rien dire, et cependant ils disent des choses si ordinaires qu’il faut naturellement les traduire ainsi : Louise Labé n’est venue au monde ni dans une ville ni dans un château, mais à la campagne, en amont de Lyon et non loin de la Saône. La déesse sa mère lui prédit qu’elle lui donnera ce lieu comme un héritage qu’elle tient en son pouvoir, — en effet le pouvoir de Vénus est grand, surtout en matière d’héritage, — et que, dans cet endroit ou tout à côté, elle lui fera bâtir un château suffisant pour lui complaire, s’il lui plaît d’y séjourner.

Une prédiction de poète ne peut être menteuse, surtout quand elle est faite après coup. Dès lors, puisque Louise Labé est devenue propriétaire du lieu dans lequel elle fut « engendrée » à la lumière, il ne nous sera pas bien difficile de déterminer ce lieu. Nous verrons plus loin que la fille du cordier possédait une maison de campagne — un château, si l’on veut — « suffisant pour lui complaire, » puisqu’elle y a séjourné, puisqu’elle y avait son mobilier de choix, puisqu’elle tenait en particulière affection ses voisins, et puisque enfin elle y est morte ; que cette maison, suivant de sérieuses probabilités, lui avait été laissée par son mari, — c’est bien l’héritage que Vénus tient en son pouvoir, — et enfin qu’elle était située à Parcieu, en Dombes, c’est-à-dire en amont de Lyon, au-dessus d’un pré encore appelé aujourd’hui de la Cordière, et à quelques minutes de la Saône, dont on aperçoit, de la terrasse, un des méandres les plus gracieux. Dès lors il me semble difficile de ne pas admettre que la mère de Louise Labé est venue à Parcieu — peut-être dans sa famille — mettre au monde la belle et spirituelle lyonnaise.