Œuvres de Louise Labé, édition Boy, 1887/II/09

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Texte établi par Charles Boy, Alphonse Lemerre, éditeur (p. 76-86).


IX

GUILLAUME PARADIN. — CLAUDE DE RUBYS. —
PONTUS DE TYARD. — CONCLUSIONS.



L’existence d’un vice public n’étant pas constatée, on peut avoir le désir d’en savoir davantage, mais je suis convaincu qu’on n’en a pas les moyens. Demandera-t-on des renseignements à ce sujet aux petits vers à la louange de Louise Labé, dans lesquels on rencontre un bel éloge de sa vertu non loin d’une longue description de ses charmes, et dans lesquels on célèbre tout, même ses baisers, de Aloysæ Labææ osculis ? Mais ces petits vers qu’elle a imprimés avec ses œuvres n’étaient que des jeux d’esprit, dans lesquels l’amour offrait un prétexte à poésie. Chaque siècle, on le sait, a une manière à lui d’arranger les choses amoureuses, et de tuer agréablement le temps à les dire en vers de dix ou douze pieds. Aux grands jours de Poitiers, Pasquier — et bien d’autres magistrats après lui — fit des vers sur une puce qui avait surgi tout-à-coup à la lisière du décolleté d’une demoiselle ; aujourd’hui, ces vers seraient trouvés bien jeunes, surtout sous la plume d’un magistrat ; en ce temps-là, ils ne furent qu’aimables. Mlle des Roches répondit par des vers à la louange de ceux qui avaient chanté sa puce et, avec sa puce, la vallée d’ivoire qui lui servait de promenoir ; aujourd’hui, ce serait trouvé très risqué, surtout de la part d’une demoiselle réputée sage ; les contemporains ne la trouvèrent qu’agréablement spirituelle. Enfin, avec tous les vers des poètes « chante-puce » on fit un livre, et la vertueuse Mme des Roches, la mère, n’eut jamais l’idée d’en arrêter l’impression. Tous les poètes se permettaient alors ces sortes de fantaisies, et l’aventure de ce pauvre Jacques Tahureau est peut-être unique en son genre. Ayant parlé avec transport des plus tendres et des plus ardentes caresses de son Admirée, une jeune fille sage dont le nom était connu, il dut déclarer, pour l’honneur de cette aimable et honnête personne, que tout son bonheur n’avait existé qu’en rêve. Nous avons peine à comprendre aujourd’hui en quoi consistaient le bon ton, la convenance et la distinction, à cette époque qui n’était déjà plus le moyen âge, mais qui avait des habitudes encore si différentes des nôtres. Voilà pourquoi, ce voyage au temps passé n’étant pas à la portée de tous les esprits, beaucoup trouvent plus commode de s’en dispenser et de juger sommairement d’après ce qu’ils voient. Ce n’est pas pour ceux-là, évidemment, qu’on se donne la peine de réunir ici les pièces de cet intéressant petit procès, et de rapprociier les méchantes crudités de Rubys des enthousiastes affirmations de Paradin.

Paradin était une de ces belles âmes qui foudroient le mal quand elles y croient, mais qui ont besoin de le voir pour y croire. Son Histoire de Lyon, malgré quelques naïvetés, n’en est pas moins l’œuvre d’un honnête homme et d’un écrivain consciencieux. Aussi lorsque cet auteur interrompt le cours de son récit pour faire l’éloge de Louise Labé et de Pernette du Guillet, deux femmes dont il pouvait se dispenser de citer les noms ; lorsque cet homme, déjà d’un certain âge, lorsque ce prêtre insiste particulièrement sur l’honnêteté de la vie de Louise, question qu’il n’était pas obligé d’aborder ; lorsque cet historien, écrivant dans un moment où les parties faisaient flèche de tout bois, ne craint pas de publier un éloge des mœurs d’une femme si critiquée par Calvin et par d’autres, son témoignage a évidemment une importance doublée par celle des circonstances dans lesquelles il se produit.

Bien différent du modeste doyen de Beaujeu — à qui il avait suffi pour être heureux d’une aiguière en argent votée par le Consulat, en récompense, dit-il, « de la peine que j’avais prise d’écrire l’histoire de la noble et antique cité de Lyon, » — bien différent du modeste doyen de Beaujeu était messire Claude de Rubys, sieur de l’Antiquaille. Procureur général de la commune, conseiller à la sénéchaussée de Lyon et au Parlement des Dombes, auditeur de camp au gouvernement du Lyonnais et échevin, il fut chargé souvent par ses concitoyens de missions importantes ou honorifiques ; c’est lui par exemple qui rédigea le cahier des remontrances aux États de Blois en 1576. Écrivain de quelque talent, exilé pour ses opinions politiques, Rubys avait plus de titres qu’il n’en aurait fallu à un honnête homme pour laisser un nom entouré du respect sinon de la sympathie générale. Au lieu de cela, quand on aura dit que son Histoire de Lyon est très utile pour l’étude des questions administratives et qu’on y trouve comme les mémoires de la Ligue dans ce pays, on a dit d’elle tout le bien qu’on en peut dire. Ligueur passionné, — on ne sait trop pourquoi, — son voyage à Paris ne fut pas étranger au massacre des Protestants de Lyon qu’il exécrait ; mais il eut bien soin de ne pas rentrer dans cette ville pendant qu’il s’exécutait ; puis il s’empressa de se laver les mains de cette triste affaire, à laquelle, soit dit en passant, refusa de se prêter Nicolas de Langes, un nom cher à Paradin et aux lettres lyonnaises. Plus tard, quand il voulut revenir d’exil, il se soumit au roi, ce dont on ne saurait lui faire un reproche, mais il chanta tout haut la palinodie en disant qu’il avait hurlé avec les chiens, ululavi cum canibus. Ses ennemis lui ont fait trop d’honneur en donnant à sa petite personne rageuse, turbulente et vaniteuse, une importance qu’elle aurait voulu avoir mais qu’elle n’eut pas dans les événements. Ce « grand ostentateur, de médiocre érudition, » comme on l’a appelé, était jaloux de tout et de tous, et il ne pardonnait ni à Symphorien Ciiampier, ni surtout à Paradin, d’avoir écrit avant lui une histoire de Lyon, L’année où parut l’œuvre de Paradin, il se hâta de donner en quelque sorte le préambule de celle qu’il devait composer plus tard ; mais l’écrit de l’homme jeune de 1573, comme celui du vieillard de 1604, débutent tous deux par la critique la plus acerbe de celui qui eut le tort de les précéder.

L’inimitié de Rubys contre Louise Labé et contre Pernette du Guillet — qu’il est le seul à attaquer — pourrait avoir uniquement pour origine les éloges donnés par Paradin à ces deux femmes. Tout autre motif n’est qu’hypothétique ; néanmoins il est une hypothèse si vraisemblable que je n’hésite pas à la donner.

La Belle Cordière avait ce qu’on appelait jadis des idées libérales : elle avait l’esprit assez large pour jouir de la société des savants hommes de toutes les opinions. Supposons qu’un de ses meilleurs amis ait été en opposition avec l’irascible de Rubys ; et la haine de cet homme, qui a peut-être su aimer, mais qui surtout a su détester cordialement, se trouverait alors expliquée dans sa double manifestation à trente ans d’intervalle. D’après Calvin, Louise Labé aurait été admise dans la société du chanoine Gabriel de Saconay qui fut, à Lyon, le principal adversaire de la Réforme — nous ignorons ce qu’il y a de vrai dans cette assertion, puisque la réponse faite par le chanoine au pamphlet de Calvin paraît n’avoir jamais été imprimée et que le manuscrit nous est inconnu — mais, à côté de Saconay, dont les opinions pouvaient, en général, être celles de Rubys, nous trouvons, chez Louise, des hommes qui ne désapprouvaient pas les idées nouvelles, par exemple Pontus de Tyard, l’évêque de Châlon, dont on connaît la haine profonde contre la Ligue, qu’il combattit avec chaleur aux États de Blois ; aussi ne put-il rentrer dans sa ville épiscopale tombée au pouvoir des Ligueurs contre qui M. de Bissy, son neveu, menait la campagne. Pontus de Tyard et Claude de Rubys — ces deux hommes si essentiellement opposés de caractère — furent donc, à un certain moment, des adversaires. Or, l’un des plus jolis sonnets publiés à la suite des œuvres de Louise, l’un des plus élogieux pour elle, se retrouve, avec une légère variante, dans l’édition que Jean de Tournes a donnée, la même année 1555, des Erreurs amoureuses de Pontus de Tyard ; donc, dès avant 1555, le futur évêque de Châlon, alors chanoine et protonotaire apostolique, connaissait Louise Labé, dont il disait :

Ici le ciel libéral me fait voir
En leur parfait, grâce, honneur et savoir,
Et de vertu le rare temoignage.


En faudrait-il davantage avec un homme aussi passionné que Rubys pour expliquer la « courtisane lyonnaise » du livre de 1604 ?

Non, elle ne fut pas une courtisane, la femme qui écrivit cette prière adressée par le dieu des vers et du jour au maître du ciel et de la terre : « Laisse Amour se resjouir en paix entre les hommes : qu’il soit loisible à un chacun de converser privément et domestiquement les personnes qu’il aymera, sans que personne en ait crainte ou soupson : que les nuits ne chassent, sous prétexte des mauvaises langues, l’ami de la maison de s’amie : que lon puisse mener la femme de son ami, voisin, parent, où bon semblera, en telle seureté que l’honneur de l’un ou l’autre n’en soit en rien ofensé. Et à ce que personne n’ait plus mal en teste, quand il verra telles privautez, fais publier par toute la Terre, non à son de trompe ou par attaches mises aus portes des temples, mais en mettant au cœur de tous ceus qui regarderont les Amans, qu’il n’est possible qu’ils vousissent faire ou penser quelque folie. »

En résumé, si nous laissons Du Verdier de côté, on peut dire que le nom de Louise Labé nous arrive avec les éloges de deux écrivains de son temps et les injures de deux autres. Les premiers sont un curé du voisinage et un calviniste des environs ; les seconds, le chef même de la Réforme à Genève et un des principaux meneurs de la Ligue à Lyon. La louange de Paradin est sans restriction, celle de Dagoneau est au contraire fort prudente. L’injure de Calvin est une simple épithète jetée à la jolie Cordière au cours d’un pamphlet latin contre un violent adversaire ; celle de Rubys, au contraire, voulue, détaillée et tenace, désigne Louise Labé et par son nom et par son surnom, pour la qualifier deux fois, en français tout crû, de courtisane publique.

Pour nous, l’étude attentive de ce petit procès ne nous a pas mené à une troisième opinion, produit de la combinaison des deux témoignages contemporains. Nous les laissons subsister dans leurs affirmations sans réticence, et nous ne sommes nullement surpris de leur contradiction absolue. Ange de vertu, la Belle Cordière pouvait très bien — cela s’est vu d’autres fois — être représentée comme une femme de mauvaise vie par quelques hommes passionnés ou légers. Femme sans mœurs, Louise Labé pouvait n’avoir été aperçue que pendant ses heures de travail et ses jours de repos, par quelques hommes honnêtes et sérieux. Dans l’un comme dans l’autre cas, la critique ou l’éloge ne s’arrête jamais à mi-chemin, quand il s’agit d’une femme, et elle va tout droit jusqu’à en faire une Pénélope ou une Phryné.

Pour Louise Labé, plus que pour toute autre, il ne pouvait en être différemment. Elle s’est trouvée aux prises avec les préjugés étroits de son entourage et les tendances développées chez elle par une éducation trop large, peut-être même trop libérale. Ajoutons que, dépaysée parmi les siens, elle n’a pu s’introduire, comme l’eût fait un homme, dans le milieu supérieur qui lui convenait, et nous serons en droit de conclure qu’elle n’a été comprise ni du monde auquel elle appartenait, ni de celui auquel elle aurait dû appartenir. Alors, nous qui à trois siècles de distance, éclairés par l’histoire de son époque et celle du cœur humain, — le cœur humain de tout le monde et de toutes les époques, — avons la prétention de la juger plus sainement que les Taillard, les Yvart, les Rollette et les chroniqueurs, amis ou ennemis, ses contemporains, nous arrivons, à côté d’eux et en nous appuyant sur eux, à une conclusion toute différente, mais tout aussi absolue, sous ses allures prudentes.

Il y a place, croyons-nous, pour bien des Pénélope, entre la vertu austère qui file la laine et garde la maison, et la vertu légère et facile qui ne craint pas de papillonner autour du feu ; comme il y a place, pour bien des Phryné, entre le vice à peine perceptible sous des dehors riants et jeunes, et le vice orgueilleux de sa nudité. La ligne de démarcation est si indécise et si voilée d’ombre que nous n’essayerons même pas d’en chercher la trace. Il nous suffit de savoir que cette ligne existe, et que rien de sérieux n’autorise à croire qu’elle a été franchie en plein jour. Si notre aimable poète qu’on a cru apercevoir errante aux environs de la zone nébuleuse, s’y est égarée pendant la nuit, — on n’est jamais sûr du contraire — la marque de ses pas ne saurait être constatée, et la médisance, en pareil cas, ressemblerait fort à la calomnie.

Il est certes facile de mettre les rieurs de son côté en plaisantant le « bonhomme » Perrin, qui malheureusement nous est fort peu connu ; il est facile de prendre un mot, un vers, et même des sonnets tout entiers, et de broder sur le grossier canevas de Du Verdier une réjouissante tapisserie à personnages court-vêtus ; mais il est absolument impossible de déterminer exactement la part qui revient au feu dans cette vie de jolie femme. Sa jeunesse est dominée par une passion ardente, dont l’excès même, s’il la conduisit à quelques folies, la préserva de bien des fautes en l’empêchant d’écouter les belles promesses de ceux qui se déclaraient prêts, à la servir. L’objet de cette passion ne tarda pas à lui échapper ; mais, dans ce cœur incendié, la trace des flammes ne put jamais disparaître. Plus tard, afin de rompre la monotonie d’une vie sans éclat et la solitude d’une maison sans enfant, elle écrivit des vers et de la prose, qu’on vint écouter avec plaisir et qui lui firent un assez grand nombre d’admirateurs. Pour ne pas commettre la faute de choisir un amant parmi ses adorateurs, il faut qu’une femme — surtout au xvie siècle — soit femme jusqu’au bout des ongles ; or, ses œuvres, et parmi elles le Débat de Folie et d’Amour, nous apprennent qu’elle le fut.

Ces œuvres sont un petit livre où elle a enfermé tout ce qu’elle avait de plus cher : les fines observations d’un charmant esprit dans le Débat, les souvenirs d’une âme aimante dans trois élégies, les rêves d’un cœur passionné dans vingt-quatre sonnets, et sa personne dans ce tombeau qu’elle eut soin de s’édifier elle-même avec les Escriz de divers poètes. Elle eut raison, car les poètes qui, en 1563, firent de « doctes tombeaux » à Mlle de Bourges, ne se souvenaient plus de la Cordière, en 1566 : l’oubli s’était fait autour d’elle depuis plusieurs années déjà. Pas une des lignes qu’elle a écrites en dehors des vers publiés par elle ne nous a été conservée par une main amie ; la seule pièce qu’on puisse avec certitude ajouter à ses œuvres est son testament. Il est bien éloquent, ce testament, avec ses diverses dispositions, avec ses sept témoins, quelques-uns étrangers, plusieurs illettrés, tous très obscurs ; avec l’indication de la maison où il est dicté, et surtout avec la phrase dans laquelle la testatrice demande à être enterrée modestement.

Le champ reste ouvert devant le lecteur superficiel pour toutes les hypothèses sur sa vie ; mais rien de sérieux n’autorise le biographe à faire de Louise Labé autre chose qu’une femme jolie, spirituelle, et honnête à la manière de son temps. Ce fut une amoureuse, mais ce ne fut pas une courtisane ; seuls, quelques lettrés du xvie siècle ont pu trouver que c’était dommage.