Œuvres de Pierre Curie/38

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Texte établi par la Société Française de Physique, Gauthier-Villars (p. 428-430).

SUR LES CORPS RADIOACTIFS.

En commun avec Mme  CURIE.



Comptes rendus de l’Académie des Sciences, t. CXXXIV, p. 85,
séance du 13 janvier 1902.


Dans une Note récente, M. Becquerel a fait certaines hypothèses sur la nature des phénomènes radioactifs ; nous exposerons ici quelles sont les idées qui nous ont guidés dans nos recherches.

Nous pensons qu’il y a avantage à donner une forme très générale aux hypothèses nécessaires dans toute recherche physique.

Dès le début de nos recherches, nous avons admis que la radioactivité était une propriété atomique des corps. Cette supposition est suffisante pour créer la méthode de recherches d’éléments radioactifs[1].

Chaque atome d’un corps radioactif fonctionne comme une source constante d’énergie. On peut tirer de cette hypothèse des conséquences très variées que l’on peut soumettre au contrôle de l’expérience, sans qu’il soit nécessaire de préciser où le corps radioactif puise cette énergie.

Des expériences de plusieurs années montrent que, pour l’uranium, le thorium, le radium, et probablement aussi pour l’actinium, l’activité radiante est rigoureusement la même toutes les fois que le corps radioactif est ramené au même état chimique et physique, et cette activité ne varie pas avec le temps[2].

Certaines expériences, mal interprétées, conduiraient à admettre une destruction partielle de la puissance du radium. Lorsqu’on dissout un sel radifère et qu’on le ramène ensuite à l’état sec, on constate une baisse considérable de l’activité radiante ; mais, peu à peu, l’activité reprend sa valeur primitive, au bout d’un temps plus ou moins long, suivant les conditions de l’expérience (20 jours, par exemple).

De même, quand on chauffe longtemps au rouge un sel radifère et qu’on le ramène à la température ambiante, on constate que l’activité radiante est moindre qu’avant la chauffe ; mais, peu à peu, le sel reprend spontanément son activité primitive (en 10 jours, par exemple).

Dans les deux cas, la baisse temporaire du rayonnement porte principalement sur les rayons pénétrants.

Un sel de radium qui a été chauffé au rouge a perdu en grande partie la propriété de produire la radioactivité induite ; mais, pour lui rendre cette propriété, il suffit de le faire passer par l’état dissous.

Un grand nombre d’études restent encore à faire à ce sujet. Nous n’avons aucune notion sur la grandeur de l’énergie mise en jeu dans les phénomènes de radioactivité, et nous ne savons ni suivant quelles lois elle se dissipe, ni si elle varie avec l’état physique et chimique des corps radiants.

Si l’on cherche à préciser l’origine de l’énergie de radioactivité, on peut faire diverses suppositions qui viennent se grouper autour de deux hypothèses très générales : 1° chaque atome radioactif possède, à l’état d’énergie potentielle, l’énergie qu’il dégage ; 2° l’atome radioactif est un mécanisme qui puise à chaque instant en dehors de lui-même l’énergie qu’il dégage.

Dans la première hypothèse, l’énergie potentielle des corps radioactifs doit s’épuiser à la longue, bien que l’expérience de plusieurs années ne nous indique jusqu’à présent aucune variation. Si, par exemple, on admet, avec Crookes et J.-J. Thomson, que le rayonnement genre cathodique est matériel, alors on peut concevoir que les atomes radioactifs sont en voie de transformation. Les expériences de vérification, faites jusqu’à présent, ont donné des résultats négatifs. On n’observe au bout de 4 mois aucune variation dans le poids des substances radifères et aucune variation dans l’état du spectre.

Les théories émises par M. Perrin et par M. Becquerel sont également des théories de transformation atomique[3]. M. Perrin assimile chaque atome à un système planétaire dont certaines particules chargées négativement pourraient s’échapper. M. Becquerel explique la radioactivité induite par une dislocation progressive et complète des atomes.

Les hypothèses du deuxième groupe, dont nous avons parlé plus haut, sont celles d’après lesquelles les corps radioactifs sont des transformateurs d’énergie.

Cette énergie pourrait être empruntée, contrairement au principe de Carnot, à la chaleur du milieu ambiant qui éprouverait un refroidissement. Elle pourrait encore être empruntée à des sources inconnues, par exemple à des radiations ignorées de nous. Il est vraisemblable, en effet, que nous connaissons peu de choses du milieu qui nous entoure, nos connaissances étant limitées aux phénomènes qui peuvent agir sur nos sens, directement ou indirectement.

Dans l’étude de phénomènes inconnus, on peut faire des hypothèses très générales et avancer pas à pas avec le concours de l’expérience. Cette marche méthodique et sûre est nécessairement lente. On peut, au contraire, faire des hypothèses hardies, où l’on précise le mécanisme des phénomènes ; cette manière de procéder a l’avantage de suggérer certaines expériences et surtout de faciliter le raisonnement en le rendant moins abstrait par l’emploi d’une image. En revanche, on ne peut espérer imaginer ainsi a priori une théorie complexe en accord avec l’expérience. Les hypothèses précises renferment presque à coup sûr une part d’erreur à côté d’une part de vérité ; cette dernière partie, si elle existe, fait seulement partie d’une proposition plus générale à laquelle il faudra revenir un jour.





  1. Mme  Curie, Revue générale des Sciences, 30 janvier 1899.
  2. Le polonium, au contraire, fait exception ; son activité diminue lentement avec le temps. Ce corps est une espèce de bismuth actif ; il n’a pas encore été prouvé qu’il contienne un élément nouveau. Le polonium se distingue à plusieurs points de vue des autres corps radioactifs : il n’émet pas de rayons déviables par le champ magnétique et il ne provoque pas de radioactivité induite.
  3. J. Perrin, Revue scientifique, février 1901 ; H. Becquerel, Comptes rendus, 9 décembre 1901.