Œuvres mêlées de Saint-Évremond/Correspondance/05

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V.

LETTRES AU COMTE D’OLONNE.

Aussitôt que je sus votre disgrâce[1], je me donnai l’honneur de vous écrire pour vous témoigner mon déplaisir ; et je vous écris présentement, pour vous dire qu’il faut éviter au moins le chagrin, dans le temps où il n’est pas en notre pouvoir de goûter la joie. S’il y a d’honnêtes gens, au lieu où vous êtes, leur conversation pourra vous consoler des commerces que vous avez perdus ; et si vous n’y en trouvez pas, les livres et la bonne chère vous peuvent être d’un grand secours et d’une assez douce consolation. Je vous parle en maître qui peut donner des lecons ; non pas que je présume beaucoup de la force de mon esprit : mais je panse avoir quelque droit à prendre de l’autorité sur les nouveaux disgraciés, par une longue expérience des méchantes affaires et des malheurs.

Parmi les livres que vous choisirez pour votre entretien, à la campagne, attachez-vous à ceux qui font leurs effets sur votre humeur par leur agrément, plutôt qu’à ceux qui prétendent fortifier votre esprit par leurs raisons. Les derniers combattent le mal : ce qui se fait toujours aux dépens de la personne en qui le combat se passe ; les premiers le font oublier, et à une douleur oubliée, il n’est pas difficile de faire succéder le sentiment de la joie.

La Morale n’est propre qu’à former méthodiquement une bonne conscience ; et j’ai vu sortir de son école des gens graves et composés qui donnoient un tour fort ridicule à la prud’hommie. Les vrais honnêtes gens n’ont que faire de ses lecons ; ils connoissent le bien par la seule justesse de leur goût, et s’y portent de leur propre mouvement. Ce n’est pas qu’il y ait de certaines occasions où son aide n’est pas à rejeter ; mais, où l’on peut avoir besoin de son aide, on se passeroit bien de ces occasions.

Si vous étiez réduit à la nécessité de vous faire couper les veines, je vous permettrois de lire Sénèque et de l’imiter : encore aimerois-je mieux me laisser aller à la nonchalance de Pétrone, que d’étudier une fermeté que l’on n’acquiert pas sans beaucoup d’efforts.

Si vous étiez d’humeur à vous dévouer pour la patrie, je vous conseillerois de ne lire autre chose que la vie de ces vieux Romains qui cherchoient à mourir pour le bien de leur pays ; mais, en l’état où vous êtes, il vous convient de vivre pour vous, et de passer le plus agréablement que vous pourrez le reste de votre vie. Or, cela étant comme il est, laissez là toute étude de sagesse qui ne va pas à diminuer vos chagrins, ou à vous redonner des plaisirs. Vous chercherez de la confiance dans Sénèque, et vous n’y trouverez que de l’austérité. Plutarque sera moins gênant, cependant il vous rendra grave et sérieux, plus que tranquille. Montagne vous fera mieux connoître l’homme qu’aucun autre, mais c’est l’homme avec toutes ses foiblesses : connoissance utile dans la bonne fortune pour la modération, triste et affligeante dans la mauvaise.

Que les malheureux donc ne cherchent pas dans les livres à s’attrister de nos misères, mais à se réjouir de nos folies ; et par cette raison vous préférerez à la lecture de Sénèque, de Plutarque et de Montagne, celle de Lucien, de Pétrone, de Don Quichotte. Je vous recommande surtout Don Quichotte : quelque affliction que vous ayez, la finesse de son ridicule vous conduira imperceptiblement à la joie.

Vous me direz peut-être que je n’ai pas été d’une humeur si enjouée dans mes malheurs que je le parois dans les vôtres, et qu’il est malhonnête de donner toutes ses douleurs à ses maux, lorsqu’on garde son indifférence et sa gaieté même pour ceux de ses amis. J’en demeurerois d’accord avec vous, si j’en usois de la sorte ; mais je puis dire avec vérité, que je ne suis guères moins sensible à votre exil que vous-même : et la joie que je vous conseille est à dessein de m’en attirer, quand je vous aurai vu capable d’en recevoir.

Pour ce qui regarde mes malheurs, si je vous y ai paru plus triste que je ne vous parois aujourd’hui, ce n’est pas que je le fusse en effet. Je croyais que les disgrâces exigeoient de nous la bienséance d’un air douloureux, et que cette mortification apparente étoit un respect dû à la volonté des supérieurs, qui songent rarement à nous punir sans dessein de nous affliger : mais sachez que sous de tristes dehors et une contenance mortifiée, je me suis donné toute la satisfaction que j’ai su trouver en moi-même, et tout le plaisir que j’ai pu prendre dans le commerce de mes amis.

Après avoir trouvé ridicule la gravité de la Morale, je serois ridicule moi-même si je continuois un discours si sérieux ; ce qui me fait passer à des conseils moins gênants que les instructions.

Accommodez, autant qu’il vous sera possible, votre goût à votre santé ; c’est un grand secret de pouvoir concilier l’agréable et le nécessaire, en deux choses qui ont été presque toujours opposées. Pour ce grand secret, néanmoins, il ne faut qu’être sobre et délicat. Et que ne doit-on pas faire pour apprendre à manger délicieusement, aux heures du repas, ce qui tient l’esprit et le corps dans une bonne disposition pour toutes les autres ? On peut être sobre sans être délicat, mais on ne peut jamais être délicat sans être sobre. Heureux qui a les deux qualités ensemble ! il ne sépare point son régime d’avec son plaisir.

N’épargnez aucune dépense pour avoir des vins de Champagne, fussiez-vous à deux cents lieues de Paris ; ceux de Bourgogne ont perdu leur crédit avec les gens de bon goût, et à peine conservent-ils un reste de vieille réputation, chez les Marchands. Il n’y a point de Province qui fournisse d’excellents vins pour toutes les saisons que la Champagne : elle nous fournit le vin d’Ay, d’Avenay, de Haut-Villiers, jusqu’au printemps ; Tessy, Sillery, Versenay, pour le reste de l’année.

Si vous me demandez lequel je préfère de tous les vins, sans me laisser aller à des modes de goûts qu’introduisent de faux délicats, je vous dirai que le vin d’Ay est le plus naturel de tous les vins, le plus sain, le plus épuré de toute senteur de terroir, d’un agrément le plus exquis par son goût de pêche qui lui est particulier, et le premier, à mon avis, de tous les goûts. Léon X, Charles-Quint, François premier, Henri VIII, avoient tous leur propre maison, dans Ay ou proche d’Ay, pour y faire plus curieusement leurs provisions. Parmi les plus grandes affaires du monde qu’eurent ces grands Princes à démêler, avoir du vin d’Ay ne fut pas un des moindres de leurs soins.

Ayez peu de curiosité pour les viandes rares, et beaucoup de choix pour celles qu’on peut avoir commodément. Un potage de santé bien naturel, qui ne sera ni trop peu fait, ni trop consommé, se doit préférer pour un ordinaire à tous les autres, tant par la justesse de son goût, que par l’utilité de son usage. Du mouton tendre et succulent ; du veau de bon lait, blanc et délicat ; la volaille de bon suc, moins engraissée que nourrie ; la caille grasse, prise à la campagne ; un faisan, une perdrix, un lapin, qui sentent bien chacun dans son goût ce qu’ils doivent sentir, sont les véritables viandes qui pourront faire, en différentes saisons, les délices de votre repas. La gelinotte de bois est estimable, surtout par son excellence, mais peu à conseiller où vous êtes et où je suis, par sa rareté.

Si une nécessité indispensable vous fait dîner avec quelques-uns de vos voisins, que leur argent ou leur adresse aura sauvé de l’arrière-ban, louez le lièvre, le cerf, le chevreuil, le sanglier, et n’en mangez point ; que les canards et presque les sarcelles s’attirent la même louange. De toutes les viandes noires, la seule bécassine sera sauvée, en faveur du goût, avec un léger préjudice de la santé.

Que tous mélanges et compositions de cuisine, appellés Ragoûts ou Hors-d’œuvres, passent auprès de vous pour des espèces de poisons : si vous n’en mangez qu’un peu, ils ne vous feront qu’un peu de mal ; si vous en mangez beaucoup, il n’est pas possible que leur poivre, leur vinaigre et leurs oignons ne ruinent à la fin votre goût, et n’altèrent bientôt votre santé. Les sauces toutes simples que vous ferez vous-même, ne peuvent avoir rien de malfaisant. Le sel et l’orange sont l’assaisonnement le plus général et le plus naturel : les fines herbes sont plus saines et ont quelque chose de plus exquis que les épices, mais elles ne sont pas également propres à toutes choses ; il faut les employer avec discernement aux mets où elles s’accommodent le mieux, et les dispenser avec tant de discrétion, qu’elles relèvent le propre goût de la viande, sans faire quasi sentir le leur.

Après avoir parlé de la qualité des vins et de la condition des viandes, il faut venir au conseil le plus nécessaire pour l’accommodement du goût et de la santé.

Que la nature vous incite à boire et à manger, par une disposition secrète qui se fait légèrement sentir, et ne vous y presse pas par le besoin. Où il n’y a point d’appétit, la plus saine nourriture est capable de nous nuire, et la plus agréable de nous dégoûter : où il y a de la faim, la nécessité de manger est une espèce de mal qui en cause un autre après le repas, pour avoir fait manger plus qu’il ne faut. L’appétit donne de l’exercice à notre chaleur naturelle, dans la digestion ; l’avidité lui prépare du travail et de la peine. Le moyen de nous tenir toujours dans une disposition agréable, c’est de ne souffrir ni vide ni replétion, afin que la nature n’ait jamais à se remplir avidement de ce qui lui manque, ni à se soulager avec empressement de ce qui la charge.

Voilà tous les conseils que mon expérience m’a su fournir pour la lecture et la bonne chère. Je ne veux pas finir, sans toucher un mot de ce qui regarde l’amour.

Si vous avez une mattresse à Paris, oubliez-la le plus tôt qu’il vous sera possible, car elle ne manquera pas de changer ; et il est bon de prévenir les infidèles. Une personne aimable à la cour, y veut être aimée ; et là où elle est aimée, elle aime à la fin. Celles qui conservent de la passion pour les gens qu’elles ne voient plus, en font naître bien peu en ceux qui les voient : la continuation de leur amour pour les absents est moins un honneur à leur constance qu’une honte à leur beauté. Ainsi, Monsieur, que votre maîtresse en aime un autre, ou qu’elle vous aime encore, le bon sens vous la doit faire quitter comme trompeuse, ou comme méprisée. Cependant, en cas que vous voyiez quelque jour à la fin de votre disgrâce, vous ne devez pas en mettre à votre amour. Les courtes absences animent les passions, au lieu que les longues les font mourir.

De quelque côté que se tourne votre esprit, ne lui donnez pas un nouveau poids par la gravité des choses trop sérieuses ; la disgrâce n’a que trop de sa propre pesanteur. Faites en votre exil ce que Pétrone fit à sa mort : Amove res serias quibus gravitatis et constantiæ gloria peti solet ; tibi, ut illi, levia carmina et faciles versus.

Il y en a que le malheur a rendus dévots par un certain attendrissement, par une pitié secrète qu’on a pour soi, assez propre à disposer les hommes à une vie plus religieuse. Jamais disgrâce ne m’a donné cette espèce d’attendrissement : la nature ne m’a pas fait assez sensible à mes propres maux. La perte de mes amis pourroit me donner de ces douleurs tendres, et de ces tristesses délicates dont les sentiments de dévotion se forment avec le temps. Je ne conseillerois jamais à personne de résister à la dévotion qui se forme de la tendresse, ni à celle qui nous donne de la confiance. L’une touche l’âme agréablement ; l’autre assure à l’esprit un doux repos. Mais tous les hommes, et particulièrement les malheureux, doivent se défendre avec soin d’une dévotion superstitieuse qui mêleroit sa noirceur avec celle de l’infortune.

  1. Le comte d’Olonne, Vineuil, l’abbé d’Effiat et deux ou trois autres, ayant tenu quelques discours libres contre le roi, furent exilés de la cour, en 1674. Monsieur d’Olonne fut d’abord relégué à Orléans : mais il eut ensuite permission de se retirer dans sa terre de Montmirel, près de Villiers-Cotterets. (Des Maizeaux.)