Œuvres mêlées de Saint-Évremond/Correspondance/07

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VII.

LETTRE AU MARQUIS DE CRÉQUI[1].
(1664[2].)

Après avoir vécu dans la contrainte des cours, je me console d’achever ma vie dans la liberté d’une république, où, s’il n’y a rien à espérer, il n’y a pour le moins rien à craindre. Quand on est jeune, il seroit honteux de ne pas entrer dans le monde, avec le dessein de faire sa fortune : quand nous sommes sur le retour, la nature nous rappelle à nous ; et revenus des sentiments de l’ambition au désir de notre repos, nous trouvons qu’il est doux de vivre dans un pays où les lois nous mettent à couvert des volontés des hommes, et où, pour être sûrs de tout, nous n’avons qu’à être sûrs de nous-mêmes.

Ajoutons à cette douceur, que les magistrats sont fort autorisés dans leurs charges pour l’intérêt du public, et peu distingués en leurs personnes par des avantages particuliers. Vous ne voyez donc point de différences odieuses, dont les honnêtes gens soient blessés ; point de dignités inutiles, de rangs incommodes ; point de ces fâcheuses grandeurs, qui gênent la liberté, sans contribuer à la fortune. Ici, les magistrats procurent notre repos, sans attendre de reconnoissance, ni de respect même, pour les services qu’ils nous rendent. Ils sont sévères dans les ordres de l’État, fiers dans l’intérêt de leur pays avec les nations étrangères, doux et commodes avec leurs citoyens, faciles avec toutes sortes de personnes privées. Le fond de l’égalité demeure toujours, malgré la puissance ; et, par là, le crédit ne devient point insolent, la conduite jamais dure.

Pour les contributions, véritablement elles sont grandes ; mais elles regardent sûrement le bien public, et laissent à chacun la consolation de ne contribuer que pour soi-même. Ainsi l’on ne doit pas s’étonner de l’amour qu’on a pour la patrie, puisqu’à le bien prendre c’est un véritable amour-propre. C’est trop parler du gouvernement, sans rien dire de celui qui paroît y avoir le plus de part[3]. À lui faire justice, rien n’est égal à sa suffisance, que son désintéressement et sa fermeté.

Les choses spirituelles sont conduites avec une pareille modération. La différence de religion, qui excite ailleurs tant de troubles, ne cause pas ici la moindre altération dans les esprits. Chacun cherche le ciel par ses voies, et ceux qu’on croit égarés, plus plaints que haïs, s’attirent une charité pure et dégagée de l’indiscrétion du faux zèle.

Comme il n’y a rien en ce monde qui ne laisse quelque chose à désirer, nous voyons moins d’honnêtes gens que d’habiles : plus de bon sens dans les affaires, que de délicatesse dans les entretiens. Les dames y sont fort civiles, et les hommes ne trouvent pas mauvais qu’on préfère à leur compagnie celle de leurs femmes ; elles sont assez sociables pour nous faire un amusement, trop peu animées pour troubler notre repos. Ce n’est pas qu’il n’y en ait quelques-unes de très-aimables : mais il n’y a rien à espérer d’elles, ou par leur sagesse, ou par une froideur qui leur tient lieu de vertu. De quelque façon que ce soit, on voit en Hollande un certain usage de pruderie établi partout, et je ne sais quelle vieille tradition de continence, qui passe de mère en fille comme une espèce de religion.

À la verité, on ne trouve pas à redire à la galanterie des filles, qu’on leur laisse employer bonnement, comme une aide innocente à se procurer des époux. Quelques-unes terminent ce cours de galanterie par un mariage heureux ; quelques malheureuses s’entretiennent de la vaine espérance d’une condition qui se diffère toujours, et n’arrive point. Ces longs amusements ne doivent pas s’attribuer au dessein d’une infidélité méditée. On se dégoûte avec le temps, et le dégoût pour la maîtresse prévient la résolution bien formée d’en faire une femme. Ainsi, dans la crainte de passer pour trompeur, on n’ose se retirer, quand on ne veut pas conclure ; et moitié par habitude, moitié par un sot honneur qu’on se fait d’être constant, on entretient languissamment les misérables restes d’une passion usée. Quelques exemples de cette nature font faire de sérieuses réflexions aux plus jeunes filles, qui regardent le mariage comme une aventure, et leur naturelle condition, comme le véritable état où elles doivent demeurer.

Pour les femmes, s’étant données une fois, elles croient avoir perdu toute disposition d’elles-mêmes ; et ne connoissant plus que la simplicité du devoir, elles feroient conscience de se garder la liberté des affections, que les plus prudes se réservent ailleurs, sans aucun égard à leur dépendance. Ici, tout paroît infidélité ; et l’infidélité, qui fait le mérite galant des cours agréables, est le plus gros des vices chez cette bonne nation, fort sage dans la conduite et dans le gouvernement, peu savante dans les plaisirs délicats et les mœurs polies. Les maris payent cette fidélité de leurs femmes d’un grand assujettissement ; et si quelqu’un, contre la coutume, affectoit l’empire dans la maison, la femme seroit plainte de tout le monde comme une malheureuse, et le mari décrié comme un homme de très-méchant naturel.

Une misérable expérience me donne assez de discernement pour bien démêler toutes ces choses, et me fait regretter le temps où il est bien plus doux de sentir que de connoître. Quelquefois je rappelle ce que j’ai été, pour ranimer ce que je suis ; et du souvenir des vieux sentiments, il se forme quelque disposition à la tendresse, ou du moins un éloignement de l’indolence. Tyrannie heureuse que celle des passions qui font les plaisirs de notre vie ! Fâcheux empire que celui de la raison, s’il nous ôte les sentiments agréables, et nous tient dans une inutilité ennuyeuse, au lieu d’établir un véritable repos !

Je ne parlerai guère de la Haye : il suffit que les voyageurs en sont charmés, après avoir vu les magnificences de Paris et les raretés d’Italie. D’un côté, vous allez à la mer, par un chemin digne de la grandeur des Romains ; de l’autre, vous entrez dans un bois, le plus agreable que j’aie vu de ma vie. Dans le même lieu, vous trouvez assez de maisons pour former une grande et superbe ville ; assez de bois et d’allées pour faire une solitude délicieuse. Aux heures particulières, on y trouve les plaisirs des champs : aux heures publiques, on y voit tout ce que la foule des villes les plus peuplées sauroit fournir. Les maisons y sont plus libres qu’en France, au temps destiné à la société ; plus resserrées qu’en Italie, lorsqu’une régularité trop exacte fait retirer les étrangers, et remet la famille dans un domestique étroit. De temps en temps nous allons faire notre cour au jeune prince[4], à qui je laisserai sujet de se plaindre, si je dis seulement que jamais personne de sa qualité n’a eu l’esprit si bien fait que lui, à son âge. À dire tout, je dirois des vérites qu’on ne croiroit point ; et par un secret mouvement d’amour-propre, j’aime mieux taire ce que je connois, que manquer à être cru de ce que vous ne connoissez pas.

  1. François, marquis de Créqui, maréchal de France en 1668 ; le même à qui Saint-Évremond a adressé d’autres ouvrages, et surtout la relation sur la paix des Pyrénées.
  2. Saint-Évremond écrivit cette lettre après avoir repassé d’Angleterre en Hollande.
  3. Le grand pensionnaire de Wit.
  4. Le prince d’Orange, qui n’avoit alors que quatorze ans.