Œuvres mêlées de Saint-Évremond/Correspondance/22

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Œuvres mêlées de Saint-Évremond, Texte établi par Charles GiraudJ. Léon Techener filstome III (p. 71-74).


XXII.

LETTRE AU MÊME.

Je ne sais pas bien encore le succès qu’auront tous vos soins ; mais je vous puis assurer qu’ils laissent une grande reconnoissance à un homme très-sensible au moindre plaisir qu’il reçoit. Votre maladie me touche plus par l’incommodité qu’elle vous donne, que par l’empêchement qu’elle apporte à vos sollicitations, dans mon affaire : je crains qu’elles ne soient trop pressantes à l’égard de M. de Turenne, et que je ne lui devienne odieux, par l’importunité que je lui cause. S’il ne m’avoit fait faire des compliments par M. le comte d’Auvergne et par M. le comte d’Estrade, je n’aurois pas pris la liberté de lui demander ses bons offices. Je ne lui ai jamais rendu aucun service qui l’oblige à s’intéresser dans mes affaires. Si je l’ai admiré toute ma vie, ç’a été pour rendre justice à ses grandes qualités, et faire honneur à mon jugement ; mais je n’en ai rien attendu, comme en effet je n’en devois rien prétendre. S’il a la bonté de me vouloir obliger, il me laissera beaucoup de gratitude : si je lui suis indifférent, je n’aurai aucun sujet de m’en plaindre.

Les bontés que vous me témoignez de M. de Lionne, le Ministre, me donnent une satisfaction secrète, qui ne me laisse pas sentir le peu que j’en devrois avoir dans la situation où je me trouve : si j’en étois pleinement persuadé, elles occuperoient toute mon attention, et me déroberoient agréablement le loisir de songer à ma mauvaise fortune. En quelque lieu que je puisse être, assurez-le, je vous prie, qu’il aura toujours un serviteur bien inutile, malgré moi, mais aussi zélé que vous, pour tout ce qui le regarde : c’est ce qui m’a paru de plus fort, pour bien exprimer mon sentiment.

Modérez les louanges excessives que vous me donnez, sur mes bagatelles. Dans le temps que vous me faites voir tant de sincérité aux choses solides et aux services effectifs, vous avez un peu moins de franchise à me dire nettement ce que vous pensez de ce que je vous envoie. Je vous pourrois dire avec plus de raison, que votre lettre est la mieux ecrite que j’aie vue de ma vie ; mais je crains de vous décrier par-là, dans un pays délicat, où l’on ne sauroit beaucoup et fort bien écrire, sans passer pour un pédant ou pour un auteur.

Votre Andromaque est fort belle ; trois de mes amis m’en ont envoyé trois par la poste, sans considérer l’économie nécessaire dans une république. Je ne regarde point à l’argent ; mais, si les bourguemestres savoient cette dissipation, ils me chasseroient de Hollande, comme un homme capable de corrompre leurs citoyens. Vous savez ce que c’est qu’un État populaire, quand vous m’exemptez de ces dépenses dont vous chargez très-judicieusement M. l’Ambassadeur[1], à qui il sied très-bien de répandre son argent, pour l’honneur de son maître et pour la dignité de la couronne. Néanmoins, comme toutes ces choses-là s’impriment à Amsterdam huit ou dix jours après qu’elles ont paru en France, je ne voudrais pas coûter à M. l’Ambassadeur des ports si considérables, trop souvent. Ceux qui m’ont envoyé Andromaque, m’en ont demandé mon sentiment. Comme je vous l’ai dit, elle m’a semblé très-belle ; mais je crois qu’on peut aller plus loin dans les passions, et qu’il y a encore quelque chose de plus profond dans les sentiments, que ce qui s’y trouve. Ce qui doit être tendre n’est que doux, ce qui doit exciter de la pitié ne donne que de la tendresse : cependant, à tout prendre, Racine doit avoir plus de réputation qu’aucun autre, après Corneille.

  1. M. le comte d’Estrades, ambassadeur à la Haye.