Œuvres complètes de Theophile (Jannet)/Élégie à M. de Pesé

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ELEGIE.
A Monsieur de Pesé.



Unique confident de ma nouvelle flame,
Toy seul que j’ay laissé lire au fond de mon ame,
Toy chez qui mon secret demeure sans danger,
Qui sçais comme tu dois me plaindre et me venger,
Escoute, je te prie, une plainte forcée,
Qu’un vif ressentiment arrache à ma pensée.
Celle à qui j ay donné mon ame à gouverner
Fait le pis qu’elle peut, afin de la damner ;
Tous les jours son orgueil, contre sa conscience,
Par de nouveaux affronts combat ma patience ;
Je ne puis plus porter la pesanteur des fers
Que j’ay depuis deux ans honteusement souffers.
Helas ! quand ma raison remet en ma mémoire
Ce que tu me disois au rivage de Loire,
Lors qu’avec tant d’honneur et de bon traitement
Tu voulois divertir mon mécontentement,
Je me veux repentir d’avoir esté rebelle
A ton opinion, quoy quelle fust cruelle.
Quoy que ce fust m’oster la lumière du jour,
Tu ra’aurois fait plaisir de me guérir d’amour.
Si tu sçavois combien cela me fait de peine.
Combien ceste fureur déguise une ame saine.
Combien ceste molesse enchante la vertu.
Sous quel effort l’esprit y demeure abatu.
Et comment l’honneur mesme y compatit encore,
Tu maudirois pour moy la beauté que j’adore,

Mais avec qui bien tost je t’oserois jurer
Vivre indifféremment au lieu de l’adorer.
Je sens que ma raison frémit de mes supplices,
Que mon affection se rend à ses malices ;
Elle est insupportable en sa légèreté,
Elle a trop peu de soin et trop de liberté ;
Elle voit dans mon ame, et, sans m’ouvrir la sienne,
Elle veut posséder absolument la mienne.
Tu sçais comment l’Amour peut forcer quelquefois
A trahir le devoir et transgresser les loix.
Et que, sans le secret de deux esprits fidelles.
Toutes les passions sont un peu criminelles ;
Qu’il est bien dangereux de vivre en confident
Avec qui sans dessein nous perd en se perdant.
Calîste, sourde au bruit d’une mauvaise estime.
Cherche des vanitez à publier un crime.
M’a quelquefois prié de luy donner des vers
Où tout le monde vist tous nos désirs ouvers,
De luy faire une image où cette humeur lascive
Après nos derniers jours parust encore vive.
Vrayement je suis heureux qu’elle m’ait contenté,
Par toutes les faveurs que donne une beauté ;
Ce souvenir m’en donne une si chère joye
Que mes yeux sont jaloux que personne la voye ;
Mesme à toy qui me vois et dedans et dehors.
Je ne te l’ay point dit sans un peu de remords.
Mais, puisqu’elle est d’une ame à ne pouvoir rien taire.
Envers toy ma prudence estoit peu nécessaire ;
Puis que tout est public en cet esprit léger.
Mon secret ne servoit qu’à te desobliger.
Ma patiente humeur flattoit son imprudence,
Et ma discrétion trompoit ta confidence.
Cher Damon, je t’adjure au nom de l’amitié
Qui nous a partagé les cœurs par la moitié.
Pardonne à mon erreur ; enfin je te confesse

Que je t’ay moins aimé jadis que ma maistresse.
Aujourd’huy que mon cœur penche à sa guerison,
Comparant ta franchise avec sa trahison,
Ses imperfections avecques ton mérite,
Je crains qu’en m’excusant mon péché ne t’irrite
Depuis que mes regards ont descouvert le jour
Que je me suis osté le bandeau de l’Amour,
Je commence à tout voir d’un différend visage,
Je ramene mes sens à leur premier usage.
Je cognois de ton cœur qu’il vaut mille fois mieux
Que l’esclat de son teint ny les traits de ses yeux.
Damon, j’ay veu depuis d’une claire apparence
Qu’en toy seul j’ay plus d’aise, et d’heur, et d’assurance,
Que je n’en puis trouver dans ces liens honteux,
Où le mal est certain et le plaisir douteux.
En la plus belle ardeur où je puis voir Caliste,
Mon ame y sent tousjours quelque chose de triste ;
Tousjours quelque soupçon rebute mon désir,
Et m’empesche d’y prendre un absolu plaisir.
Dans ces molles fureurs qui m’alloyent rendre infâme.
Certains enchantemens envelopoient mon ame ;
Tous mes sens esgarez prenoient un autre cours,
Desjà je n’avois rien de libre en mes discours ;
Ces plaisirs qu’aime tant nostre commun génie
S’estoient laissé surprendre a ceste tyrannie,
Je ne goustois plus rien qui ne me fust amer.
Tant l’esprit par le corps s’estoit laissé charmer.
Tu m’as veu quelque fois toute la nuict entière
Resver profondement sans aucune matière.
N’as— tu point remarqué diminuer mes sens ?
N’ay-je point fait depuis des vers plus languissans ?
Croy que j’ay bien souffert, et que ceste advanture
Avoit si puissamment estourdy ma nature
Qu’encore un mois ou deux, à force d’endurer.
Mes pauvres sens usez ne pouvoient plus durer.

Si son dernier mespris ne m’eust donné ma grâce,
Je m’en allois mourir comme mourut le Tasse.
Puis que j’en suis sauvé (car ces vers sont tesmoins
Que je ne l’aime plus, puis que je l’aime moins ;
D’un sommet relevé lors que le pied nous glisse
On tresbuche tousjours du faiste au précipice).
Puis que j’en suis dehors, je te laisse à choisir
L’object que tu voudras prescrire à mon désir,
Et, si tu veux complaire à ma dernière envie,
Cher Damon, prens le soin de gouverner ma vie.