Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Grâce à notre sénat

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Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 2 (p. 292-294).


VI[1]


Grâce à notre sénat, le ciel n’est donc plus vide !
De ses fonctions suspendu,
Dieu.................
Au siège éternel est rendu.
Il va reprendre en main les rênes de la terre.


Il faut espérer qu’après un exil de plusieurs mois il se conduira mieux… et que sa première marque de repentance sera de punir ses nouveaux adorateurs… Quoi ! Dieu tout-puissant, tu souffres que de pareils personnages te louent et t’avouent ! Tu endures la dérision avec laquelle ils te bravent, et croient que tu existes quand ils vivent !


Tu ne crains pas qu’au pied de ton superbe trône,
Spinosa, te parlant tout bas,
Vienne te dire encore : Entre nous, je soupçonne,
Seigneur, que vous n’existez pas.


Que croiront les mortels, quand ils verront que sous tes yeux, le nom de vertu est prononcé par des bouches qui… ; de probité, par des bouches qui… ; d’humanité, par des bouches qui… ; et que tout est le sujet de leur basse et dérisoire hypocrisie !


Quoi ! ton œil qui voit tout, sans les réduire en cendre,



pénètre dans les antres affreux, où les Carrier, les Lequinio, couchés sur des cadavres, rongent des ossements humains ! Quoi ! tu ne fais point éclater la foudre, lorsque des hommes entassés sont écrasés sous leurs prisons par l’explosion du canon ! Tu contemples la Loire, le Rhône, la Charente…


Ton œil de leurs pensers sonde les noirs abîmes,
Ces lacs de soufre et de poisons,
Ces océans bourbeux où fermentent les crimes ;
Que de ses plus ardents tisons



dévore la plus lâche Euménide… car tu n’es pas réduit comme nous, à reconnaître un Couthon à ses actions et à la bassesse de son affreux visage… Tu vois au lieu d’un cœur bouillir dans sa poitrine un fétide mélange de bitume, de rage, de haine pour la vertu, de vol, de calomnie… et de fange… d’où, par sa bouche impure s’exhale la mort des gens de bien, etc.[2]


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Ils vivent cependant ! et de tant de victimes
Les cris ne montent point vers toi !

 
C’est un pauvre poète, ô grand Dieu des armées !
Que seul, captif, près de la mort,
Attachant à ses vers des ailes enflammées
De ton tonnerre qui s’endort,
De la vertu proscrite embrassant la défense,
Dénonce aux juges infernaux
Ces juges, ces jurés qui frappent l’innocence,
Hécatombe à leurs tribunaux.
Eh bien, fais-moi donc vivre, et cette horde impure
Sentira quels traits sont les miens !
Ils ne sont point cachés dans leur bassesse impure :
Je le vois, j’accours, je les tiens.

… Ô Dieu, la vertu… ta fille
L’innocence, la probité, etc., ta famille
  1. Édition de G. de Chénier. Composé à propos de la fête de l’Être suprême.
  2. La première rédaction de cette pièce continuait ainsi :
    Et tu ne tonnes pas ! et les cris de tant d’infortunés ne montent point jusqu’à toi ! et tu laisses un pauvre diable de poète se charger de leur vengeance et tonner seul sur ces scélérats et sur l’horrible dicast… (tribunal) et jur… (jury), etc.
    Ils croyaient se cacher dans leur bassesse obscure.
    ...............
    Sur ses pieds inégaux l’épode vengeresse
    Saura les atteindre pourtant.
    Diamant ceint d’azur, Paros, œil de la Grèce,
    De l’onde Égée astre éclatant !
    Dans tes flancs où nature est sans cesse à l’ouvrage,
    Pour le ciseau laborieux,
    Germe et blanchit le marbre honoré de l’image
    Et des grands hommes et des dieux.
    Mais pour graver aussi la honte ineffaçable,
    Paros de l’ïambe acéré
    Aiguisa le burin brûlant, impérissable.
    Fils d’Archiloque, fier André,
    Ne détends point ton arc, fléau de l’imposture.
    Que les passants pleins de tes vers,
    Les siècles, l’avenir, que toute la nature
    Crie à l’aspect de ces pervers :
    « Hou, les vils scélérats ! les monstres, les infâmes !
    De vol, de massacres nourris,
    Noirs ivrognes de sang, lâches bourreaux des femmes
    Qui n’égorgent point leurs maris ;
    Du fils tendre et pieux ; et du malheureux père
    Pleurant son fils assassiné ;
    Du frère qui n’a point laissé mourir dans la misère
    Périr son frère abandonné.
    Vous n’avez qu’une vie… ô vampires…..
    Et vous n’expierez qu’une fois
    Tant de morts et de pleurs, de cendres, de décombres,
    Qui contre vous lèvent la voix !