Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Je me souviens qu’étant à Montigny

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Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 2 (p. 339-340).

XXVI[1]


Je me souviens, qu’étant à Montigny[2] à l’âge de quatorze ou quinze ans, la veille de notre départ, je trouvai sous ma main les Lettres persanes. Je me mets à lire. À la fin de la première lettre, arrivant à cette phrase : sois sûr qu’en quelque lieu du monde où je sois, tu as un ami fidèle, j’en fus ému et frappé fortement, et j’aurais donné tout au monde pour avoir un ami Rustan dont il fallût me séparer, afin de la lui répéter. Il y avait là un bon et honnête curé qui me voulait beaucoup de bien, mais qui sûrement n’avait jamais trouvé sous sa main les Lettres persanes ; au moment que je montais en voiture, il arrive pour m’embrasser et me souhaiter bon voyage. Je me retourne, je l’embrasse, et, lui serrant la main, je lui récite d’un ton sublime et pathétique la phrase de Montesquieu, et je pars.

  1. Publié par M. Gabriel de Chénier, 1874.
  2. Montigny, magnifique terre de la famille Trudaine, qui dépendait de la commune de Valence-en-Brie, arrondissement de Melun, canton du Châtelet, département de Seine-et-Marne.