Œuvres sociales des femmes/03

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Œuvres sociales des femmes
Revue des Deux Mondes5e période, tome 40 (p. 622-652).
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ŒUVRES SOCIALES DES FEMMES

III.[1]
LA FAMILLE


II. — LA JEUNE FILLE OUVRIÈRE

La petite fille est devenue jeune fille. Elle travaille maintenant ; c’est une ouvrière : c’est l’ouvrière parisienne.

Il s’est créé autour de l’ouvrière parisienne une manière de légende, charmante et fausse comme toutes les légendes. Habillée d’un rien, et, si modeste que soit son vêtement, toujours séduisante par sa démarche légère, sa frimousse amusée, ses gestes si vifs, son rire si gai, l’ouvrière est la joie de Paris et l’une de ses plus jolies parures. Du moins, on le dit communément, et l’on dit aussi qu’elle est une petite fée qui tisse des merveilles, tout en se nourrissant de l’air du temps. On la compare à un oiseau insouciant, toujours heureux, pourvu qu’il chante ; on s’attendrit, parce qu’elle déjeune d’un morceau de pain sous les arbres des Tuileries ; on l’envierait presque ; on lui trouve des noms nouveaux et pittoresques ; on l’appelle midinette ; les poètes l’ont de tout temps célébrée, et elle demeure à travers les générations, avec d’insignifians changemens, la Mimi-Pinson de Musset, ou la Jenny au pot de fleurs.

La réalité est moins belle, et devrait être mieux connue, On a beaucoup écrit cependant sur la jeune ouvrière, sur les conditions pénibles de son existence, et sur les redoutables dangers auxquels elle est exposée et finit souvent par succomber, sans qu’on puisse vraiment le lui reprocher avec justice. Mais le mensonge est plus aimable que la vérité, et l’on aime mieux croire ce que chacun raconte que de s’instruire en lisant les saisissantes études de MM. d’Haussonville, Charles Benoist, Paul Leroy-Beaulieu, Max Turmann. Il n’est pas facile pour une femme de travailler, et il n’est pas facile à la femme qui travaille de vivre de son travail. Le nombre de femmes qui travaillent est très élevé, — 33 pour 100 de la population totale féminine. C’est là ce qui rend si rares les emplois convenables, et fait que beaucoup de femmes sont obligées d’accepter dans les mines, dans les carrières, dans les terrassemens, dans les usines, les besognes les plus dures. De plus, le travail de la femme n’est jamais assimilé à celui de l’homme, et par suite son salaire, toujours considéré comme un salaire d’appoint, parce qu’on pense qu’elle est toujours logée et nourrie par une famille, un mari ou un amant, reste très inférieur à celui de l’homme. Une fleuriste de grande fleur gagne par jour de 3 fr. 25 à 3 fr. 50 ; une fleuriste de petite fleur, de 112 fr. 50 à 150 francs, pour les cent cinquante jours de la saison, Une plumassière en autruche peut gagner, dans l’année, de 825 à 900 francs ; une plumassière en fantaisie, de 745 à 820 francs ; une ouvrière en couronne, 440 francs ; une ouvrière en métal, la brunisseuse, de 1 à 4 francs par jour selon qu’elle travaille pour une bonne ou une mauvaise maison, et son gain ne dépassera jamais 1 000 ou 1 200 francs. M. Charles Benoist, qui a étudié l’existence des ouvrières de l’aiguille, les plus nombreuses de Paris, a établi, d’après leurs réponses mêmes, leurs budgets. Une chemisière, qui travaille trois cents jours à 2 francs la journée, gagne 600 francs : son budget de dépenses atteint 599 fr. 50, dont 328 fr. 50 sont absorbés par la nourriture, et 160 francs par le loyer : on voit ce qu’il reste pour les vêtemens, le linge… et le superflu, chose si nécessaire. Une ouvrière, — une petite main, ce qui est dans la hiérarchie de la couture tout de suite au-dessus de l’apprentie, — gagne 1 fr. 25 par jour, soit 375 francs par an. Elle a de seize à dix-huit ans : son budget, si elle était seule, la forcerait à ne dépenser que 0 fr. 65 par jour pour sa nourriture et à n’avoir dans l’année qu’une robe à 5 francs, deux chemises à 1 fr. 75, deux mouchoirs à 0 fr. 40 et deux paires de bas à 0 fr. 65.

Voilà ce que gagnent ces « petites fées, » et elles ne sont même pas certaines de travailler tout le cours de l’année, car, la morte-saison dure longtemps, moitié de juin, juillet, août, moitié de septembre, et quelques semaines en hiver. Et si le chômage et la maladie sont un moindre mal pour une ouvrière qui vit dans sa famille, et dont la famille entière travaille, comment les supportera une ouvrière isolée qui, durant la bonne saison, gagne en moyenne 4 francs par jour ? Elle est renvoyée par son patron, ou employée à moitié prix. Mal logée, mal nourrie, sans ressources, et toujours sollicitée, comment, à moins d’être une sainte, pourra-t-elle résister, si elle est jolie, aux mirages de la galanterie. Elle aura commencé par diminuer sa nourriture, supprimer le petit déjeuner du matin. M. d’Haussonville, dans son livre Salaires et Misères de femmes, raconte qu’il en est qui, pour moins sentir la faim, demeurent au lit toute la journée. Comment ne se révolterait-elle pas contre le sort qui lui est dévolu ? À vingt ans, il est des plaisirs dont on n’accepte pas d’être privée : on veut vivre. Un soir, elle suivra le mouvement de son cœur et sera séduite ; des jours s’écouleront : abandonnée, elle deviendra une de ces demi-mondaines, dont elle a cousu les robes, trop heureuse encore si, dans son malheur, elle ne tombe pas plus bas et ne grossit pas la troupe des victimes que fait la traite des blanches. Encore si ce travail, qui rapporte si peu, était facile. On le croit généralement. L’aiguille, le dé, le fil, mots pimpans qui servent de thème à de poétiques et mensongers développemens ! L’atelier n’est pas un palais. Entrez une fois, chez un grand couturier, dans un de ces ateliers situés en haut de la maison ou sur la cour : assises autour d’une longue table, quinze ou vingt fillottes, jeunes filles et femmes, travaillent, dans une atmosphère étouffante et viciée par tant de respirations, la poussière, les microbes des étoffes et des draps ; vous ne vous étonnerez plus des visages pâlis des ouvrières parisiennes, de leurs joues creuses et de leurs yeux cernés. Le soir, à sept heures, bien souvent, au lieu de s’en aller, il faut rester : il y a des robes pressées à terminer… les clientes sont impatientes… il faut veiller… On mange sur le pouce un morceau de charcuterie, et l’on travaille jusqu’à onze heures, minuit, une heure du matin. Sans doute le législateur protège le plus qu’il peut la femme qui travaille : il a établi d’une manière fixe l’âge d’admission au travail, il a limité la durée du travail effectif, il a interdit le travail de nuit. Mais ces lois protectrices ne sont pas absolument respectées : tant s’en faut, et, d’après les multiples contraventions que dressent les inspecteurs du travail, on peut juger de toutes les infractions qui sont commises et ne sont pas découvertes. Les patrons gardent toujours leurs ouvrières au-delà du temps légal ; le travail de nuit, la veillée, existe toujours, et les parens sont les premiers souvent à envoyer travailler leurs enfans avant l’âge imposé.

L’organisation professionnelle donne aux femmes la possibilité de défendre leurs intérêts. Cependant, elles répugnent encore, pour la plupart, à se grouper en syndicats : sur six millions et demi de travailleuses, il n’y a guère que 90 000 syndiquées, soit 3 femmes sur 200. Ce qu’il faut constater par exemple, c’est que ces syndiquées sont presque toutes des catholiques ; nous verrons tout à l’heure comment, à Lyon, Mlle Rochebillard a créé les syndicats d’ouvrières, et comment, à Paris, Mme la comtesse Jean de Castellane, après Mme Henri Lorin, tâche de favoriser le développement des associations professionnelles de femmes. Avant que fussent constitués des syndicats uniquement composés d’ouvrières, les dames patronnesses des cercles catholiques avaient en 1892 réuni dans une même association patronnes et ouvrières de l’aiguille, couturières et modistes. C’est le syndicat fameux qu’on appelle l’Aiguille, et que M. Millerand, ministre du Commerce, consulta officiellement sur la réglementation des heures de travail. La marquise de Saint-Chamans, la marquise de la Tour du Pin, la comtesse de Biron furent parmi les fondatrices les plus actives ; un jésuite, dont le nom est célèbre, le Père du Lac, aujourd’hui l’abbé du Lac, fut et demeure la pensée sans cesse agissante de ce syndicat, qu’il a conçu et organisé, mais dont il ne peut faire partie, car il n’est pas de la profession. L’Aiguille, à la fin de 1892, comptait 241 membres, dont 70 patronnes ; elle en compte à cette heure 1200 ; elle est administrée par un conseil syndical mixte, qui comprend 6 patronnes, 6 employées[2], 6 ouvrières, dites fondatrices, qui conservent les traditions, se recrutent elles-mêmes par un renouvellement triennal et sont d’ailleurs rééligibles ; puis 6 patronnes, 6 employées, 6 ouvrières, élues celles-là pour une année en assemblée générale et à la majorité des voix par leurs groupes respectifs[3]. Toutes les délibérations se prennent en commun.

Le syndicat parisien de l’Aiguille soutient les ouvrières de toutes façons, soit en procurant du travail, soit par un appui moral. À chacun des maux qui les frappent, il veut apporter un remède. — Les places sont limitées et les postulantes innombrables : l’Aiguille, par son bureau de placement gratuit, place chaque année environ 300 ouvrières. — La morte-saison amène les pires souffrances : l’Aiguille a une caisse de prêts gratuits, un atelier de chômage et la caisse des loyers. Fondée au capital de 10 000 francs au moyen de parts souscrites par les patronnes, de quelques dons et d’un legs de M. Worth, la caisse rend les plus grands services : elle a sauvé bien des vies de la honte et de la mort, en prêtant par an quelques milliers de francs toujours remboursés. L’atelier de chômage assure du travail à 300 syndiquées en moyenne, de décembre en février et de juillet à octobre, à raison de 0 fr. 20 à 0 fr. 30 l’heure, soit pour huit heures de 1 fr. 60 à 2 fr. 40. Depuis que l’atelier de chômage existe, les prêts de la caisse ont diminué, les ouvrières aimant mieux travailler qu’emprunter. Enfin, pour que, même en morte-saison, l’ouvrière puisse payer son terme, la caisse des loyers, où les sommes déposées bénéficient d’un intérêt de 2 pour 100, l’aide à épargner l’argent du logement. — L’ouvrière, qui vit seule dans Paris, se trouve exposée, plus que les autres, à de grands périls, si elle habite en garni. L’Aiguille a ouvert deux maisons de famille, l’une rue Boissy-d’Anglas, au 35, et l’autre rue d’Angoulême, au 91. Pour la somme modeste de 55 francs par mois, elle assure une nourriture saine, un logement salubre, et un réconfort continuel.

Dans le petit restaurant, dans la gargote, l’ouvrière court les plus graves dangers. « Il y a quelques années, raconte M. d’Haussonville, dans un des restaurans de Paris fréquentés par la société la plus élégante, certain garçon s’était créé une spécialité. À la sortie des ateliers de couture ou de mode, situés presque tous aux environs du boulevard, il remarquait les ouvrières les plus jolies, les suivait à la piste, s’informait de leur situation, et, quand il en rencontrait quelqu’une qui lui semblait d’abord facile, il lui proposait de la mettre en relation avec un riche client « qui lui ferait une situation. » La pauvre petite main, à 2 francs par jour, avait parfois la faiblesse de se laisser éblouir et d’accepter. Le riche client commençait par la retirer de l’atelier et par la mettre dans ses meubles. Assez souvent, il finissait par la mettre dans la rue, à moins qu’il ne s’en débarrassât en la passant à un ami. C’est ainsi que beaucoup prennent le chemin de la prostitution… Elles débutent par la galanterie. Elles finissent par l’hôpital ou la prison[4]. » L’Aiguille a créé le restaurant d’ouvrières, dont un homme ne franchit jamais le seuil. C’est plutôt ici l’abbé du Lac seul qu’il faudrait dire, mais l’abbé du Lac, c’est toujours un peu l’Aiguille, et les syndiquées de l’Aiguille ont été les premières à fréquenter ces restaurans. Un jour où je voulus vers midi visiter le restaurant qui est rue de Richelieu au n° 47, comme je m’étais approché jusqu’à l’entrée simplement, sans manifester d’autre intention que de regarder à travers les vitres, on me pria de m’éloigner. Je ne pus revenir que l’après-midi, alors qu’il n’y avait plus une cliente, et les quelques renseignemens qu’on me donna (repas à prix fixe, 0 fr. 90, composé d’un plat de viande, d’un légume, d’un dessert, avec bière, vin ou lait ; ou repas à la carte, potage pour 0 fr. 15, viande rôtie pour 0 fr. 40, légumes pour 0 fr. 25) ne m’empêchèrent pas de regretter de n’avoir pas contemplé dans toute son animation pittoresque la salle pleine de jeunes filles. Ces restaurans sont aujourd’hui assez nombreux : en dix ans ils ont servi plus d’un million de repas, et, lors de l’Exposition de 1900, ils ont obtenu une médaille d’or. — On se plaint que l’apprentissage n’existe plus, les écoles professionnelles sont insuffisantes, et l’on affirme qu’elles ne remplacent pas l’enseignement familial de l’atelier. Bonnes raisons qui ne sont pas les meilleures. S’il n’y a plus d’apprenties, c’est que les patronnes emploient uniquement à des courses les fillettes qui viennent apprendre. L’apprentie, un carton pesant au bras, part le matin, de bonne heure, pour faire « le réassortiment. » C’est très long, le réassortiment, et c’est très loin aussi. Quand elle revient fatiguée, on lui dit : « Ma petite, tu as oublié cela, » et elle retourne. Comme elle n’a pas le temps de manger, elle prend un verre de vin et un croissant, parfois un verre d’alcool. Au bout de quelque temps, elle a les chevilles enflées et entre à l’hôpital. L’Aiguille a, l’une des premières, signalé cette grave lacune, et, pour la combler, institué des concours avec des récompenses pécuniaires et rétabli les livrets d’apprentissage. Les dames du syndicat cherchent des apprenties au sortir des écoles, les amènent à l’Aiguille qui les place, les suit dans leur apprentissage et s’intéresse aux concours annuels qui donnent de l’émulation aux patronnes et aux apprenties. Et, finalement, des règles ont été imposées : la première année de l’apprentissage, les patronnes ne peuvent employer les apprenties aux courses que pendant un certain nombre d’heures ; la deuxième année, les patronnes ont, pour les courses, droit seulement à la moitié du temps des apprenties ; la troisième année, les apprenties ne sont pas dérangées de leur travail et commencent à gagner de l’argent[5]. — Les ouvrières ont le plus souvent une instruction incomplète, l’Aiguille met à leur portée, chaque soir, au siège social, des cours professionnels d’anglais, de dessin, de comptabilité. — Les maladies sont fréquentes. L’Aiguille a décidé qu’on ne pourrait appartenir au syndicat qu’à la condition d’être déjà membre d’une société de secours mutuels. — Enfin, comme les ouvrières peuvent avoir de petits différends avec leurs patrons ou d’autres personnes, de jeunes étudians en droit se sont adjoints à l’Aiguille pour examiner les dossiers, plaider et gagner les causes.


L’Aiguille, qui comprend à la fois des patronnes, des employées et des ouvrières, est un syndicat mixte, tenant du patronage et de l’association professionnelle. Les syndicats que Mlle Rochebillard a créés sont des syndicats uniquement ouvriers.

C’est une figure attachante que Mlle Rochebillard[6]. Tout enfant, habitant une ville où l’on tissait à la main la cotonne, elle accompagnait son père dans les ateliers humides où étaient les métiers, et apprenait de lui, en même temps que le respect de l’ouvrier, les misères qui l’accablent. De seize à trente-huit ans, elle fut ouvrière et travailla pour vivre. Deux faits la frappèrent : d’une part, l’isolement de la femme qui travaille ; de l’autre, le nombre de plus en plus grand des femmes qui travaillent ; elle comprit tout de suite quel puissant moyen d’action offrait le groupement, mais elle hésita beaucoup avant d’adopter comme forme de groupement la forme syndicale et ne s’y décida qu’il y a sept ans environ. Les syndicats de femmes domiciliées dans les Bourses de travail l’effrayaient, à cause de leurs revendications : elle voulait faire autre chose et mieux.

Mlle Rochebillard écrivit donc tout d’abord aux syndicats de femmes qui existaient déjà, leur demandant de lui remettre un exemplaire de leurs statuts et de lui fournir toutes les indications sur leur fonctionnement. Cinq avaient pris les statuts de l’Aiguille, six autres donnèrent des renseignemens sur le fonctionnement syndical ; les autres ne répondirent pas. Mlle Rochebillard prépara les statuts des syndicats lyonnais et avec une vingtaine d’adhérentes pour chaque syndicat, fonda le syndicat des dames employées de commerce, le syndicat des ouvrières de l’Aiguille lyonnaise, et le syndicat des ouvrières de la soie, celui-là un peu plus tard. Les statuts des trois syndicats sont identiques. Pour être admise dans l’un d’eux, il faut avoir quinze ans révolus, bonne vie et bonnes mœurs, être présentée par deux membres du Conseil et remplir au reste toutes les conditions exigées par la loi de 1884. La cotisation est fixée à 0 fr. 05 par semaine, payable six mois d’avance, plus les 0 fr. 50 d’entrée et les 0 fr. 25 du livret. Un Conseil syndical administre le syndicat. Ce Conseil est nommé en assemblée générale ; cependant le tiers de ses membres a été élu par les fondatrices du syndicat, et ce tiers n’est pas soumis à la réélection, afin que soit assurée la stabilité de la corporation. Le bureau est nommé par le Conseil du syndicat ; il se compose d’une présidente, une vice-présidente, une trésorière, une secrétaire et une visiteuse par section d’au moins vingt membres. Les syndiquées se réunissent une fois par mois, en assemblée professionnelle, et une fois par an, au mois de mai, en assemblée générale. Ce qui caractérise ces syndicats, on le voit, c’est le recrutement du Conseil et le taux réduit de la cotisation. Aujourd’hui, le syndicat des dames employées du commerce compte 225 adhérentes ; celui de l’Aiguille, 275, et celui de la Soie, 60 ; soit 560 syndiquées. Les réunions syndicales ont lieu chaque mois, un dimanche, et durent environ deux heures. Sous aucun prétexte les hommes n’y sont admis. Les femmes de toutes les classes appartenant aux trois organisations ouvrières ont le droit d’y exposer leurs idées, et chacune a la parole durant dix ou quinze minutes, sans distinction de rang. Les sujets étudiés ont toujours quelque rapport avec une question soulevée dans le mois, soit au syndicat, soit au secrétariat général, soit 5, l’atelier.

Mlle Rochebillard ne se cachait pas les critiques que certains lui adresseraient. Elle constituait des syndicats uniquement ouvriers, d’où elle excluait les patronnes, — à l’exception toutefois des petites patronnes qui occupent quatre ou cinq ouvrières, — pensant que les intérêts des grandes patronnes s’opposent à ceux de leurs ouvrières. En agissant ainsi, n’allait-elle pas creuser encore le fossé qui sépare les patrons des ouvriers ? En excluant les patrons, ne se privait-elle pas de l’appui pécuniaire qu’ils auraient pu apporter ? Mlle Rochebillard estimait que « lorsqu’on se retrouve sur la défense des intérêts particuliers à chacun, l’employée n’osera pas dire toute sa façon de penser, comme elle le devrait, devant l’employeur… Et si, dans les syndicats, on ne se retrouve pas uniquement entre personnes vivant de la même vie, subissant les mêmes épreuves, si les intérêts ne sont pas liés les uns aux autres, les syndicats n’ont plus autant raison d’être ; de plus, le charme, très nécessaire aux réunions, n’est pas le même : la fraternité est moins grande. Ce n’est plus la vie de famille comme celle que nous partageons, entre nous, dans nos syndicats lyonnais. Les nôtres sont pauvres, il est vrai, mais nous portons allègrement cette pauvreté, parce que nous estimons que contentement passe richesse, de sorte qu’au sortir de nos réunions syndicales, nous avons le sentiment très précis que nos organisations ont ce que j’appellerai une âme commune, que, partageant toutes les mêmes labeurs, nos intérêts sont les mêmes[7]. »

Voilà donc les syndicats organisés. Qu’ont-ils fait pour les ouvrières ?

Les syndicats, pour être forts, doivent se préoccuper de compléter l’instruction de leurs adhérens. Cette idée est chère à Mlle Rochebillard. Mais elle voulait compléter l’instruction des jeunes filles du peuple en les rapprochant des jeunes filles riches, et pour y parvenir, elle demanda aux jeunes filles riches de devenir les professeurs des jeunes filles du peuple. L’appel qu’elle adressa fut entendu. Dès la première année, elle réunissait deux cent cinquante élèves et vingt-cinq professeurs ; il y a aujourd’hui neuf cents élèves et quatre-vingts à cent professeurs, même plus, tous jeunes filles ou jeunes femmes des classes aisées ou fortunées qui viennent enseigner l’anglais, l’allemand, le dessin. Les ouvrières, que cinq années de cours ont déjà instruites, donnent elles-mêmes aussi des leçons plus spéciales de comptabilité, de sténographie, de couture, de raccommodage, de broderie. Tous ces cours qui, sauf les cours manuels, ont lieu le dimanche, sont répartis dans différens quartiers de la ville, et dans des locaux prêtés gratuitement ou à peu près. L’inscription est de un franc par cours et par an. Une bibliothèque, ouverte gratuitement à toutes les syndiquées, favorise encore l’instruction des ouvrières. Les cours professionnels, où peuvent se rendre les jeunes filles non syndiquées, sont comme un bureau de recrutement pour les syndicats : ils attirent et retiennent. Une revue, ou plutôt un bulletin : Le Travail de la femme et de la jeune fille, se répand dans le peuple et propage les idées syndicales. Tiré, il y a trois ans, à vingt-cinq numéros, que recevaient vingt-cinq abonnés, il tire maintenant à deux mille exemplaires.

S’il est bon de songer à l’élévation intellectuelle et morale de l’ouvrière, il faut aussi diminuer, sinon supprimer les difficultés matérielles dont la vie lui est prodigue. Le bureau de placement absolument gratuit, la Société de secours mutuels et la Société de consommation sont, parmi les institutions des syndicats lyonnais, celles qui leur donnent le plus de force. L’an dernier, le bureau a reçu 700 demandes de places ou de travail contre 425 offres. Pour la Société de secours mutuels, le taux de la cotisation mensuelle n’est que de 1 fr. 25 par mois, grâce au nombre des membres honoraires, et l’on ne prélève qu’un minime droit d’entrée. En échange, la Société offre les soins gratuits du médecin ; 1 franc d’indemnité journalière pendant les trois premiers mois de la maladie et 0 fr. 50 pendant les trois autres mois, — sans compter la retraite qu’elle pourra sans doute offrir dans une période plus ou moins éloignée. La Société a été approuvée par arrêté ministériel du 11 mai 1903, et enregistrée sous le numéro 365. Mlle Rochebillard a tâché d’orienter les dévideuses et les ouvrières en soie du côté de la Société de secours mutuels de la Soie ; mais en ce moment leurs gains sont si réduits, qu’il leur est impossible de rien prélever sans attaquer leur strict nécessaire ; À cette Société de secours mutuels se rattache l’établissement d’un sanatorium au Mont-Dore. La Société de Consommation, l’Ouvrière lyonnaise, se propose de vendre des marchandises toujours fraîches et de première qualité à des prix ne dépassant jamais ceux du commerce et leur étant parfois, pour certaines, très inférieurs. De plus, grâce à des concours tout désintéressés, des consultations juridiques sont données gratuitement à tous les cliens de l’Ouvrière lyonnaise. Une petite imprimerie syndicale y est jointe, qui permet de réaliser quelques bénéfices. C’est une société en commandite simple. Pour n’avoir à imposer aucune charge aux nombreux groupemens ou institutions des syndicats, les fondatrices ont assumé elles-mêmes tous les risques du capital de premier établissement. Les bénéfices sont distribués entre les syndiquées de la manière suivante :

1° A raison de 30 pour 100 à tous les consommateurs ;

2° 10 pour 100 à la Société de secours mutuels et de retraite ;

3° 10 pour 100 à la Revue du travail de la femme et de la jeune fille.

Le restant est employé, suivant l’avis du Conseil, au développement des différentes sections de l’organisation syndicale, surtout à l’enseignement professionnel et à la constitution d’un fonds de réserve destiné à assurer la marche de l’entreprise.

Mlle Rochebillard ne veut pas s’arrêter là. Elle a un autre projet, plus vaste.

« Avec les principes qui nous animent, écrit-elle, les syndicats ne seront pas des instrumens de combat, mais d’union, ils offriront aux patrons comme des associées. Seulement, il est du devoir de ceux qui le peuvent de les aider, en leur aplanissant quelques difficultés, qui disparaîtront lentement, progressivement, sans révolution violente. Ces difficultés, en disparaissant, feront accomplir un grand pas à la question des salaires pour les travaux à domicile, par exemple, pour le travail par entreprise, autrement dit sous la direction des entrepreneuses. C’est ici qu’intervient la Coopérative de production, pour laquelle nous ne demandons qu’un peu de bonne volonté, de la part des acheteuses, les organisatrices se réservant les soucis d’administration[8].

Dans ce qui s’appelle le travail à entreprise, l’entrepreneuse reçoit d’un magasin, et en quantité, un certain travail qu’elle doit faire exécuter. Mais l’entrepreneuse réalise sur chaque ouvrière un bénéfice, minime parfois, exagéré trop souvent, et qui ne profite qu’à une seule, tandis qu’une coopérative ou association de production répartirait le produit dudit bénéfice entre tous les membres adhérens.

Si l’on consulte une liste de travaux donnés par les entrepreneurs, soit à Paris, soit à Lyon, les salaires des femmes font frémir. Dans ces conditions, il est impossible qu’une femme ou une jeune fille honnête arrivent seules à équilibrer leur budget. C’est donc question de justice et de moralité que de défendre les salaires des femmes. Il faut aller plus loin, et dire que nul de ceux qui le peuvent n’a le droit de s’abstenir. On s’est déjà demandé comment on parviendra à remédier à cette méthode de travail. Et, après avoir bien réfléchi, voilà que maintenant Mlle Rochebillard envisage nettement, dans ses syndicats, la possibilité de créer, parmi les ouvriers, une ou deux sociétés de production ; ces sociétés pourraient renforcer directement le salaire du travail des ouvrières sans demander au patron d’augmentation de prix, mais en empêchant une déperdition du côté de l’entrepreneuse, qui n’est qu’un intermédiaire. Or, il est certain que, si l’idée syndicale était bien comprise des patrons et des ouvriers, on n’aurait pas à enregistrer les salaires dont il est parlé plus haut, et les groupemens professionnels rendraient de véritables services en servant d’intermédiaires entre employeurs et employés. En fin de compte l’intérêt général s’accorde ici avec l’intérêt individuel, grâce à une organisation bien entendue, et c’est dans ce sens que Mlle Rochebillard veut diriger l’action syndicale féminine. D’autre part, dans le peuple, on s’imagine trop aisément que les grandes fortunes des patrons sont le fruit d’une rapine plus ou moins déguisée. À l’encontre de ce préjugé trop exploité par les socialistes, il est bon et utile de penser et de démontrer que l’esprit d’initiative, de persévérance, d’énergie, d’union, peut suffire à l’établissement d’une organisation ouvrière, tout aussi bien que pour la formation de la fortune individuelle. Les travailleuses peuvent, si elles le veulent, améliorer leur situation ; l’essentiel est de s’organiser, et, une fois les coopératives de travail bien déterminées, il n’est pas un patron qui refuserait de traiter avec elles. Le chef de service, si puissant dans les grandes maisons de fabrication, aurait, cette fois, à traiter avec l’agent principal de la coopérative, et, de puissance à puissance, les conditions du travail seraient mieux fixées, à l’avantage de tous.


Revenons à Paris maintenant, retournons dans cette petite rue de l’Abbaye où Mme de Diesbach installa la première école ménagère, et rentrons dans cette vieille demeure du cardinal de Furstemberg qu’habitent les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. Depuis septembre 1902, trois syndicats de femmes y ont leur siège social, le syndicat des ouvrières de l’habillement, le syndicat des dames employées au commerce et à l’industrie, le syndicat des institutrices privées, qui comprennent : le premier 159 membres, le second 193, et le troisième 288, chiffres encore modestes, mais qui sont en progression continuelle. Un quatrième syndicat a été créé récemment : le syndicat des gens de maison, femmes. Un syndicat de cartonnières et un syndicat d’imprimeuses sont en formation.

L’organisation de ces syndicats rappelle celle de l’Aiguille et celle des syndicats lyonnais. Les syndicats parisiens, — c’est ainsi qu’on les appelle, — ont suivi l’exemple que leur offraient leurs devanciers. Formés selon les conditions de la loi du 21 mars 1884, ils sont autonomes et ont pour but l’étude et la défense des intérêts professionnels et économiques de leurs membres et la création d’institutions d’assistance mutuelle et de prévoyance. Pour les syndicats d’institutrices, d’ouvrières de l’habillement et d’employées, le droit d’entrée est de 1 franc, et la cotisation annuelle de 6 francs. Pour le syndicat des gens de maison, le droit d’entrée est de 3 francs, et la cotisation, mensuelle, de 50 centimes. Chaque syndicat est administré par un conseil de cinq à vingt et un membres, conseil que dirige un bureau composé d’une présidente, d’une ou plusieurs vice-présidentes, d’une ou plusieurs secrétaires, d’une ou plusieurs trésorières choisies dans son sein et nommées par lui à la majorité des membres présens. Ce conseil se renouvelle par tiers chaque année, et ses membres nommés pour un an sont rééligibles. Il se réunit tous les deux mois au moins, et doit convoquer au moins une fois par an le syndicat en assemblée générale pour lui soumettre ses travaux et s’inspirer de ses vœux. Le syndicat, par simple décision du conseil syndical, peut s’unir à une union de syndicats préexistans. Il y a, pour le syndicat des gens de maison, quelques dispositions un peu différentes.

Là aussi on pense que les syndiquées ne compteront dans le monde qu’en raison de leur valeur. Aussi l’une des premières préoccupations de leurs conseils a-t-elle été d’organiser des cours professionnels. Ces cours sont tous ouverts aux membres des quatre syndicats : ceux qui peuvent servir davantage aux ouvrières et aux employées, cours de dessin, de comptabilité, de sténographie, de dactylographie, de langues étrangères, ont lieu le dimanche ; ceux qui intéressent plus particulièrement les institutrices, cours de langues, de dessin, de géographie, d’histoire, de sciences naturelles, de littérature, de mathématiques, de psychologie, de musique, préparation au certificat d’aptitude pédagogique, ont lieu le jeudi. Les gens de maison ont des cours de coupe, de repassage, de modes, de coiffures, de cuisine. Il existe un cours normal d’enseignement ménager. En 1905, sur quatre diplômes accordés dans la première session des examens d’enseignement ménager, deux ont été décernés à des membres du syndicat des institutrices privées.

Un bureau de placement, installé au siège social, a déjà procuré près de deux cents situations. Il fonctionne sérieusement, pour les institutrices surtout, car il s’est mis en rapport avec les différens centres ouverts à Paris et dans les départemens pour la reconstitution des écoles libres. Pour les syndicats des ouvrières et des employées, il n’est régulier que depuis le 1er décembre 1903 ; cinq sections ont alors été fondées rue de Rocroy, 6 ; boulevard de Courcelles, 109 ; rue Raynouard, 60 ; rue du Fauconnier, 11 ; rue Réaumur, 85.

L’action économique des syndicats s’est manifestée par la création d’un service de coopération.

Les syndicats se sont entendus avec le syndicat des employés de commerce de la rue des Petits-Carreaux, et ce syndicat fait participer les syndicats féminins à son système d’achats coopératifs. Les syndiquées obtiennent ainsi sur leurs achats, dans les maisons qui ont un traité avec le syndicat, des escomptes qui représentent une sensible diminution sur leurs dépenses.

Une société de secours mutuels, fondée spécialement en faveur des syndiquées, leur assure en cas de maladie les soins gratuits du médecin, les médicamens et une indemnité journalière de 2 francs ou de 1 franc. Il leur suffit de verser 1 franc ou 50 centimes par mois à la société de secours mutuels La Fraternité commerciale industrielle. En outre, les associées ont droit, pour la vieillesse ou pour le cas d’infirmités, à une pension de retraite. Cependant, pour les membres du syndicat des gens de maison, les retraites de la vieillesse et la société de secours mutuels ne sont encore qu’à l’étude.

Chaque jour les syndiquées reçoivent de nouveaux avantages. Depuis 1904, il est loisible, à toutes celles qui veulent respirer en été l’air de la mer, de partir avec une caravane scolaire pour le Croisic : elles voyagent à quart de place et séjournent à raison de 2 fr. 50 par jour. Depuis 1904 aussi, un dispensaire ouvert, 3, rue de l’Abbaye, offre des consultations et des soins médicaux à toutes les syndiquées. Toute l’année elles peuvent, à l’école ménagère, pour la somme de vingt sous, prendre un déjeuner très confortable. Un bulletin des associations, la Ruche syndicale, publie les procès-verbaux des séances, un article sur la vie des syndicats, les nouvelles des cours et enfin des travaux divers, — quelques-uns dus à la plume des syndiquées, — sur des sujets professionnels.

Ces syndicats, dès à présent, sont des organismes pleins de vie. Cependant, pour que leur action devienne vraiment efficace, bien des choses demeurent encore à réaliser. Il faut recruter de nouvelles adhérentes, répandre le Bulletin, rendre permanens les bureaux de placement, organiser les sections, multiplier les cours techniques, fonder des bibliothèques, des caisses de chômage, des caisses de retraite. Pour y réussir, d’autres ressources sont nécessaires que les cotisations modiques des syndiquées. Quelques personnes, qui voient dans cet effort vers la reconstitution de la famille professionnelle une voie de salut social, d’aide mutuelle et de relèvement moral pour les femmes qui travaillent, ont conçu l’idée de se réunir afin de leur procurer ces ressources et d’imprimer ainsi un nouvel élan à leurs institutions naissantes. Elles ont constitué l’ « Association pour favoriser les développemens des associations professionnelles de femmes. » La cotisation minima est de 12 francs. La première présidente fut Mme Henri Lorin. Mme Jean de Castellane vient de la remplacer. Mme Goyau-Félix-Faure est vice-présidente, et le conseil comprend Mmes Charles Bertinot, Jean Brunhes, Paul de Charnacé, Paul Corbin, Charles Milcent, Eugène Thome, la baronne de Contenson, la comtesse d’Estienne d’Orves ; Mme P. Meyssonnier est secrétaire général. Deux hommes s’occupent activement de l’Association, M. Milcent et le baron de Contenson.

Si l’on veut connaître dans ses détails l’organisation des syndicats et de l’association, c’est à M. Milcent et au baron de Contenson qu’il faut s’adresser. Si l’on veut connaître l’esprit de l’œuvre, quelles idées, quelles pensées l’animent, c’est Mme Jean de Castellane qu’il faut entendre. Mme Jean de Castellane, qui abhorre un certain féminisme et voudrait qu’on distinguât mieux le mouvement féminin du mouvement féministe, se forme des syndicats une conception très particulière et très heureuse, que partagent tous les autres membres de l’association. Le travail de la femme, aujourd’hui, est organisé de telle façon qu’elle n’a pas le temps de remplir ses devoirs d’épouse et de mère. Il faudrait que, dans la réglementation des heures de travail, on lui laissât le temps de soigner ses enfans et de préparer le repas de la famille. Il faudrait qu’elle eût, le samedi, tout l’après-midi pour mettre en ordre son intérieur ; il faudrait qu’elle eût le repos dominical pour accomplir, si cela lui convient, ses devoirs religieux. Il faudrait enfin qu’elle fût protégée avant et après l’accouchement… Or, beaucoup des syndicats féminins appartiennent aux partis avancés et sont révolutionnaires. Ils poursuivent plutôt la ruine de la famille que sa conservation. Pourquoi laisser les partis extrêmes accaparer le mouvement syndicaliste féminin ? Pourquoi ne pas grouper les ouvrières selon des idées morales et familiales qui sont les idées françaises traditionnelles ? Ainsi les syndicats féminins ne seraient pas des groupemens politiques, comme tant de syndicats d’hommes, mais des associations à la fois professionnelles et familiales. D’une part, ils accroîtront l’habileté technique des travailleuses, augmenteront les conditions de bien-être et les salaires, développeront les œuvres de prévoyance, et, d’autre part, seront une famille pour celles qui n’en ont pas, et, pour celles qui ont un foyer, le prolongement de ce foyer. On comprend comment le groupe des syndicats et l’Association, loin de se nuire, ne peuvent que s’entr’aider. Les syndicats, consciens de leur initiative et encouragés par les premiers résultats obtenus, continuent à vivre par eux-mêmes ; mais, à côté d’eux, sans s’ingérer le moins du monde dans leurs affaires, les femmes qui composent l’Association s’efforcent de favoriser autour d’elles, par tous les moyens possibles, dans les métiers auxquels, par goût ou par situation, elles s’intéressent plus spécialement, la fondation et le développement de syndicats semblables. Ainsi, les syndicats se multipliant, on pourrait les unir tous en une fédération d’autant plus puissante qu’elle comprendrait plus d’élémens.

J’ai longtemps habité la province. À chaque saison, ma famille recevait les catalogues des grands magasins et envoyait par la poste ses commandes. Souvent mes jeunes sœurs, pour s’amuser, écrivaient une ou deux lettres de réclamation, ou retournaient les objets sous prétexte qu’ils déplaisaient. Dans la ville, tout le monde agissait ainsi et sans penser à mal : l’arrivée des catalogues était une des distractions de l’année. Personne ne se doutait qu’une lettre de réclamation entraînait peut-être la mise à pied d’un commis, ni quel tort sérieux occasionnait à d’autres employées le renvoi des marchandises, en supprimant la « guelte » qu’elles croyaient avoir réalisée. Les acheteurs de Paris ne se préoccupent pas davantage des employées ou des employés qui les servent. Que de femmes commodément assises à un rayon examinent des étoffes, des dentelles, des soies, ou essayent chapeaux et manteaux, et s’en vont sans rien acheter, insoucieuses d’avoir fait perdre à la jeune vendeuse et du temps et de l’argent ! Que de femmes s’impatientent si elles doivent attendre, et s’en prennent à la jeune fille qui, interpellée par plusieurs clientes à la fois, et fatiguée, ne sait où donner de la tête ! Que d’hommes aussi se plaignent tout haut, s’ils ne sont pas servis tout de suite, plaintes qu’entend et note un inspecteur, pour sévir plus tard ! Et quel acheteur ou quelle acheteuse songe à plaindre ces jeunes filles et ces jeunes gens enfermés dans des magasins étouffans, toujours debout, — car, malgré la loi récente qui leur permet de s’asseoir, ils n’en ont pas le loisir, — pressés, bousculés, obligés de tout entendre, de tout supporter, de tout se rappeler, et, si las qu’ils soient, d’être toujours aimables, toujours prévenans, de toujours sourire ! Et quel acheteur ou quelle acheteuse, enchanté d’avoir payé un objet un prix dérisoire, d’avoir trouvé « une occasion, » se demande quel salaire de famine a reçu l’ouvrière qui a confectionné cet objet ?

En 1890, raconte Mme Jean Brunhes, quelques femmes de New-York, qui s’inquiétaient de leurs devoirs d’acheteuses, entreprirent avec le secours de la Working Women’s Society une enquête sur la condition des caissières et vendeuses dans les magasins de détail de la ville[9]. Les résultats de l’enquête furent navrans, au point de vue tant de l’hygiène que du respect moral de l’individu. Ils furent signalés au public, il y eut un meeting de protestation contre les patrons, et on décida la formation d’un comité qui aiderait la Working Women’s Society à dresser la liste des magasins où les employés étaient traités avec justice. Ainsi l’action et l’opinion publique pourraient encourager l’employeur juste qui fait son devoir et donner à l’employeur juste, mais esclave de la concurrence, le moyen d’agir selon sa conscience. Une ligue, sous le nom de Consumer’s League, fut créée, dont le programme tenait dans ces quatre articles :

1° Il est dans l’intérêt de la communauté que tous les travailleurs reçoivent, non le salaire le plus bas, mais un salaire qui leur permette de vivre bien ;

2° C’est le consommateur qui porte la responsabilité des maux dont souffrent les salariés ; c’est lui qui persiste à acheter au meilleur marché, insouciant des conditions de ce bon marché ;

3° Le devoir du consommateur est donc de rechercher dans quelles conditions sont fabriqués les articles qu’il achète et d’exiger que ces conditions soient au moins morales et permettent au travailleur de vivre convenablement ;

4° Ce devoir revient principalement aux consommateurs qui usent des articles fabriqués par des femmes, étant donné qu’il n’est pas de minimum de salaire au-dessous duquel le salaire des femmes ne puisse être abaissé.

Des déclarations de principe on passa aussitôt à l’action effective. Les femmes américaines reconnaissant que, de fait, la plupart des employeurs sont virtuellement empêchés d’améliorer la condition des ouvriers quant au temps et au salaire, si l’opinion publique, la loi et l’action des consommateurs ne les soutiennent pas, déclarèrent que leur premier objet était d’améliorer la condition des femmes et des enfans employés pour la vente au détail dans les magasins de New-York, et annoncèrent que, autant que possible, elles ne patronneraient que les magasins se rapprochant du « type d’une bonne maison. »

Mais qu’était-ce qu’une bonne maison, et comment la Ligue en entendait-elle la définition ? Une bonne maison, d’après elle, avait quatre caractères principaux :

Salaire. — Une bonne maison est celle où l’on observe le principe : à travail égal, salaire égal ; où, dans le département des femmes, le minimum de salaire est de 6 dollars pour les adultes expérimentés et ne tombe que rarement au-dessous de 8 dollars ; où le paiement est fait à la semaine ; où les amendes alimentent un fonds de réserve au bénéfice des employés.

Heures de travail. — Une bonne maison est celle où la journée de travail dure de huit heures du matin à six heures du soir (avec trois quarts d’heure pour le déjeuner de midi), où une demi-journée de vacances est donnée un jour de semaine (outre le dimanche) durant au moins deux mois de l’été ; où toutes les heures de travail supplémentaires sont payées.

Conditions d’hygiène. — Une bonne maison est celle où les pièces destinées aux repas, au travail et au repos sont séparées et conformes aux principes de l’hygiène ; où la loi des sièges est observée et où l’usage des sièges est permis.

Autres conditions. — Une bonne maison est celle où des relations vraiment humaines et dignes sont de règle entre patrons et employés ; où un service fidèle de plusieurs années est récompensé à sa juste valeur ; où des enfans au-dessous de quatorze ans ne sont pas employés.

Ainsi définie une bonne maison, la Ligue rechercha les magasins de New-York qui réalisaient ces conditions ou qui étaient prêts à les accepter. Cette liste, une fois dressée, fut publiée dans les journaux sous le nom de liste blanche. Il n’y eut d’abord que huit noms sur la liste. Mais les chefs des plus grands magasins, loin de se montrer hostiles à la Ligue, furent pour elle des auxiliaires dévoués : ils comprenaient aussi quelle réclame toute gratuite les acheteurs pouvaient ainsi faire aux magasins. Quelques années plus tard, la ligue de New-York déterminait la création d’autres ligues, à Philadelphie, à Brooklyn, à Chicago. À Philadelphie et à Brooklyn, on protégeait les femmes et les enfans employés à la vente dans les magasins de tissus ; à Chicago, on protégeait seulement les enfans : dans chaque ville on allait au plus pressé. En 1899, une fédération des ligues locales existant dans quatre États différens fut constituée sous le nom de Ligue nationale, et le premier soin de la Ligue nationale fut de fixer les conditions qu’il fallait imposer aux fabricans, et qui étaient les suivantes :

1° Observation des lois sur la protection des travailleurs ;

2° Défense d’employer des enfans au-dessous de quinze ans ;

3° Aucune personne occupée dans les manufactures ne doit travailler plus de dix heures par jour et de soixante heures par semaine.

4° Les fabriques doivent se soumettre à toutes les enquêtes que mènent les représentans de la Ligue et effectuer les améliorations que demande la Ligue.

À tous les fabricans qui acceptaient ces conditions, la Ligue délivra une marque spéciale, — le label, — qui distinguait leurs marchandises des marchandises fabriquées dans les manufactures non affiliées. Ce label pouvait être retiré, si une enquête prouvait que le fabricant manquait aux conditions acceptées. Au 1er mars 1904, il y avait soixante-deux manufactures inscrites sur la liste blanche, et cinquante-huit ligues de consommation réparties dans vingt et un États. Et la Ligue nationale continue toujours une ardente campagne par des conférences et des expositions d’objets marqués du label. Les Universités féminines, dont certaines contiennent jusqu’à mille étudiantes, sont pour la Ligue de merveilleux agens de propagande. Apres une série de conférences données au Smith Collège, toutes les étudiantes refusèrent d’acheter les corsets d’une manufacture du Connecticut, tant qu’une enquête ne l’eut pas jugée digne d’être sur la liste blanche. Au collège de Wellesley, les élèves décidèrent de ne jamais acheter un vêtement de dessous qui ne serait pas marqué du label et obligèrent ainsi plusieurs magasins de Boston à s’approvisionner dans les manufactures inscrites sur la liste blanche.

Une autre misère sociale, qui était en même temps un redoutable danger, frappa les femmes américaines. Les vêtemens tout faits que vendent les magasins sont fabriqués par des ouvrières en chambre. Du magasin qui vend à l’ouvrière qui coud, il y a toute une série d’intermédiaires, entrepreneurs et sous-entrepreneurs, qui se partagent les bénéfices, si bien que l’ouvrière touche juste quelques sous. Or, en voulant relever les salaires dérisoires des ouvrières, les femmes américaines constatèrent, entre autres choses, que les vêtemens tout faits transmettaient très souvent les maladies épidémiques, en particulier la scarlatine et la tuberculose. Voici quelques faits révélés par les enquêtes.

Durant l’année 1900, parmi les familles d’ouvriers que soignait le dispensaire pour femmes et enfans de New-York, cent soixante-dix-neuf étaient occupées à faire des vêtemens. La maladie la plus répandue était la tuberculose.

Miss Lilian D. Vald, directrice d’une association de nurses, déposa ainsi :

« Nous appelons la phtisie le mal des tailleurs : les gens de nos quartiers travaillent presque tous à la confection de vêtemens et aucun d’entre eux ne me semble avoir échappé à la tuberculose… L’autre soir, je fus appelée dans un logis où déjà une nurse avait été appelée successivement pour trois malades appartenant à des familles différentes. Une de ces familles, atteinte de la tuberculose, avait déménagé, et, quelques mois après, nous venions soigner un nouveau malade qui succombait du même mal dans la même chambre… Il nous est arrivé bien souvent de trouver des ouvriers occupés à coudre des vêtemens dans une chambre où régnait la fièvre scarlatine ; il y a quelques jours, une de nos nurses alla voir trois enfans atteints de cette maladie : la mère travaillait à des manteaux de dames. Quand elle s’interrompait de coudre pour soigner les enfans, la mère déposait son ouvrage sur leur lit. »

Le docteur Hermann M. Bigg fit recueillir des poussières dans divers logemens d’ouvrières en vêtemens, sur les murs, les moulures ou les plafonds. La plupart de ces poussières contenaient des bacilles qui, injectés à des animaux, déterminèrent la tuberculose. Or, les trois quarts des vêtemens exportés par la ville de New-York, — et elle en a exporté en 1899 pour 100 millions de dollars, — avaient été confectionnés dans les logemens où l’enquête de M. Hermann Bigg était menée.

Comment remédier à un pareil mal ? Il semble que la difficulté de la tâche devait décourager à l’avance tous les efforts. Il n’en fut rien. Huit États ont déjà édicté une législation spéciale pour les ateliers en chambre. Ceux-ci doivent être autorisés par les inspecteurs du travail, qui les visitent, et peuvent les fermer en cas d’insalubrité, de surpeuplement et de maladie contagieuse. À New-York et dans le Massachusetts, les marchands sont obligés d’inscrire sur un registre le nom, l’adresse, et le salaire des ouvriers à domicile qu’ils emploient et d’envoyer le double de ce registre à l’inspecteur du travail. La Ligue nationale possède ainsi à l’heure actuelle les noms de tous les ouvriers en chambre qui sont inscrits au registre de l’inspection du travail et des magasins qui occupent ces ouvriers. Vous habitez la côte du Pacifique ou la Floride, et vous voulez savoir dans quelles conditions sont confectionnés les habits qui vous viennent de New-York… Il vous suffit d’adresser au secrétariat de la Ligue de New-York le nom du tailleur ou du magasin qui vous sert et vous êtes renseigné d’une façon précise sur l’origine de votre, vêtement, vous pouvez arriver à connaître tous les êtres, — trop souvent anonymes, — qui travaillent pour vous[10].

Les femmes américaines n’avaient compté que sur elles-mêmes. En France, où les lois se font bien plus lentement et, une fois prorogées, s’oublient, il faut encore plus compter sur soi-même. Déjà les femmes françaises qui avaient créé le syndicat de l’Aiguille s’étaient occupées d’obtenir que les grands magasins accordassent à leurs vendeuses le droit de s’asseoir, et le mouvement d’opinion qu’elles avaient déterminé aboutissais en décembre 1900, au vote de la loi des Sièges. Mme Jean Brunhes, qui désirait une action continue, n’hésita pas à imiter l’exemple des femmes américaines. Le 12 décembre 1902, elle fondait avec Mmes Klobb, Georges Brincard, L. de Contenson, à Paris, la Ligue sociale d’acheteurs.

Cette ligue ressemble naturellement beaucoup aux ligues américaines, puisqu’elle les prend comme modèles. Tout d’abord, elle tâche d’inculquer à ses membres le sentiment de leur responsabilité, et de leur devoir en matière d’achat. Un bulletin et des tracts répandent ses idées, idées simples, milles, que la mémoire retient facilement, et dont voici quelques-unes.

— Si vous avez souci de l’hygiène, ne vous commandez pas une robe, n’achetez aucun vêtement sans demander où et par qui ils ont été confectionnés. Demandez à visiter les ateliers de retouche ; demandez à voir les ateliers à domicile : ce sont des fabriques de tuberculose et de misère. Acheter des vêtemens dont on ne connaît ni le prix de façon, ni l’origine, c’est toujours favoriser l’exploitation des ouvriers et des ouvrières à domicile : c’est parfois même acheter la tuberculose, la diphtérie, la scarlatine, et les rapporter chez soi.

— Pour Noël et le jour de l’an, période de presse et de surmenage pour tous les vendeurs et vendeuses, ne faites pas vos achats le samedi après-midi ; ne faites pas vos achats les autres jours de la semaine après cinq heures du soir ; ne faites pas vos emplettes du jour de l’an au dernier moment, c’est-à-dire durant les deux dernières semaines de décembre.

— Ne jamais faire une commande sans demander si elle ne risque pas d’entraîner le travail de la veillée ou le travail du dimanche.

— Toujours éviter de faire ses commandes au dernier moment, surtout aux époques de presse.

— Refuser toute livraison après sept heures du soir ou le dimanche, afin de ne pas être indirectement responsable d’une prolongation des heures de travail pour les livreurs, employés ou employées, apprentis ou apprenties.

— Payer les noies régulièrement et sans retard.

Des enquêtes sont menées par les ligueuses elles-mêmes pour compléter l’instruction des acheteurs. Comment en effet se renseigner sur les conditions des différens métiers, sur la situation des travailleurs, si l’on ne va soi-même aux renseignemens, regardant, interrogeant, questionnant, se documentant enfin ? La baronne Georges Brincard a ainsi mené une enquête pleine d’intérêt sur les marmitons-pâtissiers de Paris, et Mmes Lerolle, Piot et Fagniez en ont mené une autre sur les ouvrières des blanchisseries. La Ligue voulait améliorer le sort des uns et des autres : elle apprit par des enquêteurs ce qu’elle souhaitait et ce que beaucoup ignoraient.

Le petit marmiton débarque de province. On le loge avec cinq ou six autres dans quelque réduit, une soupente près du toit, un recoin humide de l’arrière-boutique. Il y a quelques années, dans une pâtisserie du quartier du Panthéon, des apprentis logés trop près du four furent trouvés asphyxiés le matin. Même catastrophe du côté de Clichy. Souvent le marmiton n’a même pas un lit pour lui tout seul ; les enfans couchent deux par deux. Le travail commence en temps ordinaire à 6 heures et demie ou 7 heures. La matinée est occupée par la préparation du premier déjeuner pour la maison, le nettoyage de la boutique ; puis on se met aux commandes pour les déjeuners en ville et aux petits gâteaux que la clientèle viendra manger sur place dans l’après-midi. Après le second déjeuner, il y a un moment d’accalmie. Mais, à partir de 3 heures, commence le travail pour les dîners et les soirées, travail enfiévré par les commandes tardives que le téléphone permet jusqu’au dernier moment. Les pâtissiers devraient dîner normalement à 7 heures. En réalité, ils mangent aux heures les plus irrégulières, souvent fort tard, quand le fourneau est enfin désencombré. Le dîner termine habituellement la journée de travail. Toutefois, dans les grandes pâtisseries, trois ouvriers et un apprenti prennent à tour de rôle « la garde » qui se prolonge jusqu’à 10 heures ou minuit. Les soirs où l’atelier fournit un dîner en ville, certains ouvriers sont délégués à cet effet ; ils découpent les pièces, et le retour n’a lieu que très avant dans la nuit, surtout si un souper suit le dîner… Les jours de fête, le travail de la pâtisserie commence à cinq heures du matin et ne se termine que vers minuit. Pour Noël, pour la veillée des Rois, pour d’autres fêtes importantes encore, ouvriers et apprentis n’ont que deux à trois heures de sommeil en vingt-quatre heures. Pas de vie de famille, pas de vie morale, pas de vie religieuse. Le petit marmiton souffre beaucoup d’abord, puis s’étourdit comme il peut, en buvant, en fumant, en jouant aux courses. Lorsque les pourboires, — qui doivent subvenir à son habillement, — ne peuvent plus contenter ces nouveaux besoins, la tentation du vol s’offre à lui et il y succombe assez fréquemment[11].

L’enquête sur les ouvrières blanchisseuses révèle aussi des faits très tristes. Les ateliers, où l’on a souci de leur moralité, deviennent de plus en plus rares. Dans certains, où les veillées se prolongent souvent jusqu’à onze heures du soir, les ouvrières qui n’ont pas eu un instant pour dîner, prennent de l’alcool ou de l’absinthe pour se donner des forces… La livraison du linge à domicile par une jeune fille de vingt ans est pleine de dangers, surtout dans les hôtels meublés… Et de même que Mme Brincard proposait au sujet des marmitons-pâtissiers quelques améliorations qui dépendaient uniquement des consommateurs, de même Mmes Lerolle, Piot et Fagniez indiquent ce que doivent exiger les clientes pour que, dans les ateliers de blanchisserie, le travail soit plus régulier, et qu’il n’y ait pas le dimanche de travail supplémentaire.

L’utilité de ces enquêtes est bien évidente : on voit tout ce qu’elles apprennent à celles qui les mènent, à la Ligue et aux consommateurs. Mais la Ligue n’a pas seulement pour but de détruire une ignorance presque générale, elle veut encore encourager les patrons qui, dans leurs établissemens, respectent les lois sociales et augmenter leur nombre. Et ces patrons ou patronnes sont moins rares qu’on ne se le figure. Il suffit, disait Mme Jean Brunhes dans son rapport de 1903, de causer avec des patronnes sérieuses pour se rendre compte que le travail de la veillée est redouté par elles et quelles ne s’y résignent que contraintes par leur clientèle ; le travail de la veillée est un travail gâché : les doigts et les yeux des ouvrières sont trop fatigués le soir. Et bien souvent la cliente, qui a exigé sa robe pour le lendemain avant midi, est obligée de la renvoyer à la couturière. Ainsi deux ou trois heures de veillée auront été imposées à des jeunes filles, qu’on aura forcées à rentrer chez elles et à dîner vers onze heures du soir ou minuit, tout cela au bénéfice d’une cliente imprévoyante qui, par une revanche involontaire, mais juste, sera servie encore plus tard que si elle avait été moins pressée… — « On nous paye des heures supplémentaires, disait une ouvrière,… cela me fait 0 fr. 60 de plus, et, au bout de la période de presse, je suis si épuisée que les médicamens absorbent tous mes pauvres bénéfices… et davantage. » Mauvais calcul ! Et quant aux patrons qui avouent ne rien pouvoir, ils ajoutent presque tous que la clientèle seule peut les obliger à améliorer les conditions actuelles du travail. La Ligue a donc établi, comme la ligue américaine, une liste blanche où sont inscrits les noms des fournisseurs qui ont pris des engagemens conformes au type d’une bonne maison. Jusqu’ici elle a limité son action aux couturières et aux modistes. Et les couturières et les modistes inscrites sur la liste, dix-sept couturières, quatre tailleurs pour dames, trois corsetières et six modistes, se sont engagées :

À ne pas faire travailler normalement au-delà de sept heures du soir, et jamais au-delà de neuf heures du soir, même aux époques de presse ; A ne pas donner aux ouvrières du travail à terminer chez elles le soir ;

À ne pas faire travailler le dimanche.

Ce sont là de beaux résultats que les années rendront encore plus nombreux et plus importans. Certains les trouveront modestes sans doute, qui ne songeront pas que la Ligue s’engageait sur un terrain où personne avant elle n’avait jamais pensé qu’on pût tenter une œuvre sociale. Un économiste a dit que le consommateur est roi dans l’ordre économique. Le consommateur ignore sa puissance, et il croit facilement que le fabricant et le marchand sont ses maîtres. La Ligue se charge de lui apprendre et ses droits et ses devoirs. Le jour où il les connaîtra et où il usera des premiers en même temps qu’il remplira les seconds, la question sociale avancera d’un grand pas.

La jeune fille n’a pas besoin seulement qu’on l’assiste dans son travail, afin que diminuent les misères matérielles de sa vie ; il faut encore la protéger contre des dangers, plus grands peut-être, qui menacent son innocence, son inexpérience et sa faiblesse. Le plus terrible de ces dangers se résume dans toute son horreur par une expression, la « traite des blanches, » aussi épouvantable que l’expression d’après laquelle elle a été formée : la traite des noirs. Il n’est pas de mon sujet de m’étendre longuement sur les moyens qu’ont employés les gouvernemens, après les protestations indignées des particuliers, pour réprimer cet odieux trafic. Pendant longtemps chez nous le code pénal ne pouvait l’atteindre, et les autres législations européennes étaient également insuffisantes. Il fallut tenir des congrès internationaux, — congrès de Londres en 1899, congrès de Paris en 1902, — pour que les différens États représentés prissent des mesures administratives. Une association se constitua à Paris sous la présidence de M. le sénateur Bérenger pour la répression de la traite des blanches et la préservation de la jeune fille. Les femmes, tout naturellement, furent au premier rang de ceux qui voulaient protéger la jeune fille. Les protestans avaient fondé, il y a plus de vingt ans, l’Œuvre des amies de la jeune fille, qui compte plus de 7 000 membres de trente pays divers, et dont l’action en France rayonne, par 83 comités, sur 75 départemens. En 1897, les catholiques fondèrent, à Fribourg en Suisse, l’Œuvre catholique internationale de protection de la jeune fille. Le programme de l’Œuvre tient dans ces quelques lignes, extraites d’une étude écrite par M. Macharville et lue au deuxième congrès de 1900, à Paris.

« On offre à la jeune fille des places de toute sorte, réelles ou fictives, par la voie de la presse : nous la renseignerons sur l’existence et l’honorabilité de ces places. On la guette à l’arrivée des trains et des paquebots, on la poursuit en chemin de fer et sur mer, on spécule sur son inexpérience des voyages, sur son ignorance des langues étrangères, pour l’entraîner dans des lieux où doit se consommer sa perdition : nous l’avertirons par des affiches ostensiblement posées dans les gares, en wagon et en bateau, qu’elle ne doit jamais lier conversation avec des inconnus, sous peine de courir les plus graves dangers ; nous irons la recevoir à son arrivée à destination ; nous mettrons sur les paquebots et dans les trains internationaux des agens de confiance qui veilleront sur elle et la protégeront en cas de difficultés imprévues. Nous lui fournirons le logement et le couvert dans des maisons spéciales fondées à son intention, ou dans des établissemens connus de nous. Nous l’assisterons dans toutes les démarches qui l’exposent à un risque quelconque. Nous faciliterons son rapatriement, s’il y a lieu. Nous lui chercherons une place, si elle en manque. Dans les villes qu’elle traversera, nous éviterons de la laisser livrée à elle-même. Nous lui donnerons l’aide matérielle et morale qui lui est nécessaire. Bref, nous ferons tout ce qui sera humainement possible pour l’empêcher de tomber aux mains des exploiteurs. »

L’office central de l’Œuvre siège à Fribourg, il recherche les œuvres déjà existantes, les met en relation les unes avec les autres, crée ces œuvres là où elles manquaient. Dans chaque pays, un comité national dirige l’œuvre et centralise l’action des comités régionaux. Aujourd’hui plus de douze cents institutions sont ainsi reliées entre elles. En Allemagne, en Angleterre, en Suisse, en Autriche, en Espagne, en Italie, l’Œuvre est déjà florissante. En France, le comité national est présidé par Mme la comtesse de Caraman, et le comité régional parisien par la marquise de Castellane. Les départemens sont répartis entre treize comités régionaux, dont les sièges sont à Nancy, Lyon, Grenoble, Chambéry, Nice, Marseille, Nîmes, Toulouse, Bordeaux, Angers, Rennes, Orléans, Reims, Lille.

Des institutions multiples auxquelles se consacrent les dames de l’Œuvre catholique internationale, — bureau de placemens, patronages, maison d’hospitalité, — les deux plus attachantes sont assurément l’Œuvre des gares et l’Œuvre des maisons de famille.

L’Œuvre des gares est chez nous de création récente. Elle existe depuis plus longtemps et régulièrement en Allemagne, à Cologne, à Berlin, à Munich. À l’arrivée de chaque train, des dames reçoivent les jeunes voyageuses, leur indiquent un hôtel, ou, plutôt, une maison d’accueil affiliée à l’Œuvre. On les aide à prendre leur billet, on fait enregistrer leurs bagages, on leur indique la maison où elles pourront descendre dans la ville où elles se rendent. Ainsi on espère empêcher les jeunes filles de tomber entre les mains des agens de la traite des blanches, toujours à l’affût, et qui se dissimulent sous les costumes les plus divers, depuis le costume du flâneur paisible jusqu’au costume du cocher ou du commissionnaire. Une œuvre toute pareille existe à Paris depuis peu. Le service des « arrivantes aux gares » ne fonctionne pas encore dans les gares de Montparnasse et de Paris-Lyon-Méditerranée. Il fonctionne en revanche dans les gares de l’Est, du Nord, de Saint-Lazare et d’Orsay, et dans chacune de ces gares il est dirigé par une femme du monde, Mme de Bully, Mme Oster, Mme Siegfried. J’ai pu m’entretenir avec l’une de ces arrivantes : c’est une femme de condition très modeste qui habite rue de Lille, au n° 101, dans la maison de jeunes filles que patronne la baronne de Bully. Elle est attachée à la gare d’Orsay.

— Je commence le service, me disait-elle, à quatre heures du matin, et je le termine à midi ; une autre le prend à midi et le quitte à quatre heures ; une troisième vient à quatre heures pour s’en aller à deux heures du matin. Je suis là sur le quai, avec un insigne, un brassard jaune et blanc. Un train s’arrête, les voyageurs descendent. Oh ! l’on reconnaît tout de suite, à leur air gêné, à leurs gestes embarrassés celles qui arrivent à Paris pour la première fois… Je vais à elles… je leur offre d’abord… de porter un de leurs paquets, par exemple…. Il faut beaucoup de tact, beaucoup de prudence… Je ne suis pas toujours très bien accueillie, et souvent même je suis repoussée grossièrement… Ensuite, la conversation s’engage… Alors je leur demande si elles ont un logement, où elles vont… et je les conduis dans une bonne maison, rue de Sèvres, à la Protection de la jeune fille, ou bien rue de Lille. On ne se doute pas du nombre de paysannes, et même de bourgeoises qui débarquent à Paris sans avoir de situation, et sont persuadées que le commissaire de police est chargé de leur en trouver une. Et de même, combien partent en province, enchantées de la position qu’on leur promet et qui se rendent simplement dans un lieu de prostitution ! Et combien d’étrangères abandonnent leur pays, leur famille et leur situation, toujours convaincues qu’à Paris elles auront bien mieux ! Paris, Paris… pour elles c’est la ville où l’on fait fortune, dès qu’on y met le pied… Et les grandes villes exercent le même attrait. Malheureusement, notre œuvre est encore naissante, nous n’avons pas d’agentes dans ces grandes villes. »

Et comme je m’étonnais qu’elle pût supporter une vie si fatigante, si dure, elle me répondit simplement :

— Oui, oui, en hiver, il fait un peu froid. Mais c’est une habitude à prendre ; voilà tout.

C’était elle qui s’étonnait de mon étonnement.


Dans une communication faite, le 26 mars 1900, à l’Académie des Sciences morales et politiques, M. Georges Picot affirmait qu’après une enquête minutieuse il était arrivé à cette conclusion qu’il y avait tout juste à Paris 1 000 lits honnêtes pour 100 000 jeunes filles à loger. En 1901, au congrès de la Société d’économie sociale, il exposait pourquoi les logeurs respectables ne veulent jamais recevoir de femme seule : celles qui vivent d’inconduite causent du scandale ; celles qui tiendraient à se bien conduire seraient sans cesse sollicitées par des filles et des garçons qui voudraient les entraîner au bal ou ailleurs, et causeraient du bruit, sinon du scandale. Les logeurs n’acceptent donc qu’une femme accompagnée. La charité chrétienne a depuis longtemps cherché à remédier à ce mal. Les congrégations religieuses et les sociétés charitables ont installé un peu partout des Œuvres de bonne garde, des Patronages internes. Mais ces œuvres où la jeune fille est toujours traitée un peu en petite fille et dont le règlement est étroit, ne plaisent pas à tout le monde. Il fallait des maisons où la discipline fût plus souple, et qui ne se préoccupassent pas de la confession à laquelle appartenaient les jeunes filles. La maison de la rue de Lille, au n° 101, que préside la baronne de Bully avec le concours de quelques autres femmes du monde, entre autres la marquise de Sers, Mme de Vilmorin, la baronne David Leonino, Mme de la Roche, Mme Narischkine, me paraît un type excellent de ces abris familiaux.

Maison de famille, vraiment ! Fondée en 1891, elle n’est pas en effet seulement un refuge provisoire pour la jeune fille ou la jeune femme qui travaille : elle remplace la maison paternelle. Quatre-vingt-dix jeunes filles y sont reçues et payent une pension mensuelle de 50, 60 et 65 francs. Ce prix comprend la nourriture qui est la même pour toutes, et le logement qui diffère suivant les prix. Celles qui paient 50 francs logent dans un grand dortoir ou des chambres à trois. Pour 60 francs, on a, dans une grande pièce, une chambrette formée par des cloisons et des rideaux. Les chambres se paient 65 francs. En dehors de ces 90 pensionnaires, la maison a 18 places gratuites, dont le Conseil dispose, suivant les statuts, pour des situations difficiles. L’Œuvre n’est pas absolument gratuite, parce que les jeunes filles reçoivent toutes pour leur travail un salaire qui varie de 90 à 200 francs. En payant leur pension, elles apprendront à compter, à régler leur modeste budget, et seront ainsi à la hauteur de leur tâche quand elles constitueront une famille.

Les pensionnaires prennent leurs repas dans la maison, à l’exception toutefois des employées au Louvre ou au Bon-Marché. Si quelques-unes sont retenues pour le déjeuner dans un quartier trop éloigné, elles peuvent emporter leur déjeuner qu’elles cuiront ou réchaufferont dans la maison où elles travaillent. En outre, moyennant 75 centimes par repas, les personnes n’habitant pas la maison, et que leurs occupations appellent dans le quartier, peuvent prendre le repas du jour.

La nourriture se compose du calé au lait le matin, remplacé par du chocolat le dimanche. À midi, on donne un plat de viande, un légume, un dessert ; le soir, un potage, un rôti, un légume et un dessert ; à chaque repas, un carafon de vin ou de lait au choix et un morceau de pain. L’œuvre invite les dames qui voudraient juger par elles-mêmes de ce qu’est la nourriture, à venir un jour déjeuner ou dîner au milieu des jeunes filles. On leur fait payer, à elles, leur repas 1 franc, et elles peuvent se rendre compte non seulement du menu, mais surtout du bon esprit, de la cordialité, qui règnent dans la maison, et aussi du bon ordre, car, en moins de trente-cinq minutes, sans agitation, ni précipitation, on sert le déjeuner à 80 personnes.

Le règlement porte que l’on doit rentrer à dix heures du soir à cause des veillées des ateliers pour les unes et des bureaux pour les autres. Quelle que soit l’heure du retour, les jeunes filles trouvent un dîner chaud, même si leur travail les retient au-delà de dix heures du soir. Mais elles doivent en prévenir la directrice, Mme de Marcillac, qui leur donne une dispense. Une fois rentrées pour le dîner, aucune des pensionnaires ne peut sortir sans un billet signé de la directrice qui seul fait ouvrir la porte. C’est dire que si on leur accorde toute la liberté nécessaire à une vie de travail, on s’efforce de les garantir contre les dangers qui les guettent. L’Œuvre tâche d’être pour elles la mère absente et de leur rendre les douceurs de la vie de famille. Si vous y veniez un soir de dimanche ou de jeudi, vous ne seriez sans doute pas moins étonnés qu’un des plus illustres chirurgiens de Paris qui venait y soigner une malade. La personne qui le conduisait, ne se voyant pas suivie, retourne sur ses pas et le trouve arrêté devant les fenêtres ouvertes d’une salle où des jeunes filles dansaient de tout cœur au son du piano. Le docteur Segond s’émerveillait de cette gaîté, et en oubliait sa malade. Et que d’âmes passionnément dévouées on rencontre, dans cette vieille demeure, déjà trop étroite, parmi les femmes qui se sont consacrées à l’œuvre, qui vivent là, au milieu des pensionnaires, et qu’il ne faut pas nommer, pour ne pas froisser leur modestie !


PAUL ACKER.


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  1. Voyez la Revue du 1er février et du 15 mars.
  2. L’employée est payée au mois.
  3. Rapport de Mlle Cussonnier au premier congrès Jeanne d’Arc.
  4. Salaires et misères de femmes, p. 20.
  5. Le fil et l’aiguille, Tract de l’Action populaire, passim, Stanislas du Lac.
  6. Syndicats d’ouvrières lyonnaises, par Mlle Rochebillard. — Françaises, Mes idées, par Mlle Rochebillard, passim.
  7. Syndicats d’ouvrières lyonnaises, par Mlle L. Rochebillard, p. 10.
  8. Syndicats d’ouvrières lyonnaises, par Mlle L. Rochebillard, p. 25.
  9. Voyez l’Exemple des Américaines, par Mme Jean Brunhes, publication de la Ligue sociale d’acheteurs. Voyez aussi, dans la Quinzaine du 1er décembre 1904, un article de M. de Contenson sur le Devoir social de l’acheteur.
  10. L’Exemple des Américaines, par Mme Jean Brunhes.
  11. Baronne Brincard, les Marmitons pâtissiers (Compte rendu de la troisième assemblée générale de la Ligue sociale d’acheteurs en 1903.)