0° cocktail (Recueil)/Boobs

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0° cocktailChampion, coll. Les Amis d’Édouard (p. 45-58).


BÔÔB !


À Édouard Champion.

Au coucher du soleil, une lune large montait en flottant, plus pâle que l’air, hostie sans épaisseur, timbrée à une très ancienne effigie humaine. Cette face oubliée, à la dérive dans le ciel, sa course lointaine répondait au silence de la neige blême, au silence du froid qui gagnait de proche en proche, irrésistible et sans violence, comme une syncope.

Maintenant, au zénith de la nuit, la lune brille, raffermie par son bain d’éther glacé. Son visage de dieu aztèque, inexpressif et tout en or, se mire à mille miroirs brisés en éclats sur l’épaisseur de la neige moelleuse. Neige si douce à l’œil qu’on la croirait de satin bleu, avec ses cassures qui brillent, et qu’on voudrait se glisser sous cet édredon lunaire…

C’est par des nuits comme celle-là que les belettes, les renards, trottent dans la forêt, d’une ombre à l’autre : on voit le lendemain leurs traces en chaînon, régulières comme une broderie. C’est par des nuits comme celle-là que sortent les bobs, sur les pistes damées par le gel.

Renards, belettes, chassent une proie chaude, poil, plume et sang. Leur chasse est muette, dans la forêt aux ombres dures. Les bobs chassent le gibier sans corps, qui n’assouvit jamais la faim du chasseur : ils chassent la vitesse avec un long cri : bôôb !

Tant que la piste luira sous la lune, tant que la nuit conservera cette haleine brillante et coupante, les bobs lanceront vers le ciel nocturne leur cri de chasse où s’étire, argentine, une longue voyelle en mineur.

Le clair de lune, dessinateur barbare qui donne toujours trop d’importance aux surfaces, badigeonne de son lait de chaux des pans de maisons aux murs massifs, des sections de ruelles taillées en biais par une ombre épaisse. La vitrine de l’épicier, toute noire, laisse briller sous son verre des panoplies de boîtes de conserve et de surprises en papier verni. Devant la porte, des caisses empilées exhalent une odeur triste, crispée par le froid, une odeur de savon blanc et de morue.

Ce n’est qu’une place de bourg savoyard, faite pour les colporteurs, les assemblées de joueurs de boules, les foires. Mais c’est là que les bobs prennent le départ et la place villageoise est peuplée, ce soir, comme un carrefour parisien. Les phares de la six-roues Citroën s’allument et font brusquement reculer le clair de lune et les maisons, tandis que surgissent de l’ombre vingt paires de jambes. Un train de bobs s’organise pour la montée : la remorque automobile les halera le long de la route dure et brillante comme du sel gemme, où l’ombre des sapins jette çà et là une résille bleue.

— Vous venez, Hélène ? On prend un bob à quatre.

Elle ne répond pas. Le premier train de bobs s’éloigne, chargé de bustes et de bras comme une file de barques qui glisseraient mystérieusement le long d’une rivière gelée. Ils iront jusqu’au dernier virage, là où la route fait un coude brusque autour d’un rocher, puis coule tout droit vers la montagne blanche et muette.

— Vous venez ? répète le garçon, qui hume le froid. Quelle nuit épatante !

Épatante, vraiment. Quel chimiste a trouvé moyen, par cette température, de couler dans l’air du diamant fluide ?

— Je ne sais pas, dit une voix molle. Je ne sais pas si je vais monter. Je ne suis pas en train.

— Justement. Rien de tel pour vous remettre. Ça va pincer, là-haut.

La voix molle :

— Et puis, non. Je vais me coucher.

— Alors, bonne nuit.

Une ombre passe, une petite ombre de ramoneur, en culotte, guêtres et bonnet. Le garçon, prompt, la hèle :

— Jenny, vous venez ? On prend un bob à quatre.

— Avec Hélène ?

— Non. Hélène va se coucher.

— Dégonflée ! profère le ramoneur, de tout son haut.

— Pour sûr.

Hélène a disparu. On entend ses pas qui font crisser la neige dans le cône d’ombre de la ruelle. Elle s’en va bien vite.

Jenny, qui déjà s’attelle au bob, dit doucement :

— Moi, je crois qu’Hélène voulait se faire prier.

Le garçon se retourne avec une brusquerie électrique, montre un visage brun et beau, figé par la stupéfaction.

— Non ?

— Si.

Il fait un geste des deux mains en l’air :

— Oh ! alors…

et laisse tomber la sentence de Salomon :

— Zut !

Jenny, toujours douce, achève son œuvre :

— Hélène n’est pas sport. On monte à pied ?

Les voilà qui s’éloignent, vers les résilles d’ombre, sur la route brillante comme du sel gemme.

Hélène, ce n’était pas la peine de vous coiffer du béret de votre frère — ni de cacher vos pieds de chevrette sous ces godillots ferrés — ni d’enfiler un pantalon de drap bleu et de marcher à grands pas fendus, en faisant aller vos bras comme une recrue en ballade du dimanche dans une ville de garnison, si c’était pour en arriver là : vous faire prier pour monter en bob.

Ce n’était pas la peine de venir chercher ce clair de lune, ces grandes gifles de lumière plate, ce froid, cette nuit transparente et dure, pour leur demander le même service qu’à vos soirées sous les lustres, où les femmes brillent et distillent leur nectar, faisant avec leurs parfums, leurs fards, les choses qu’elles disent et les choses qu’elles mangent, une atmosphère toute pleine de vibrations sucrées. Et tout autour, les hommes sont des mouches noires, bien engluées, bien contentes et qui bourdonnent faiblement. Est-ce cela que vous avez voulu transporter au cœur de la nuit de diamant, misérable Hélène ? À cause du garçon brun, je parie ? On n’est pas plus rond-de-cuir. L’amour, ce vieux chef de bureau, la coquetterie, cette dactylo calamistrée qui tape indéfiniment la même circulaire, il ne faut pas exécuter leurs ordres sans contrôle, ma pauvre Hélène ! Ces gens-là n’ont jamais vécu. Ils ne savent pas ce que c’est que de monter en bob.

D’abord, à quoi seraient-ils bons, par une nuit pareille, qui veut des volontés nettes, des plaisirs francs, des paroles simples et sans détours ? Que vaudrait leur prestige, lorsqu’on dévale sur la route dure et qu’une poussière de neige vole et qu’un virage fond sur vous en vous visant à la poitrine et brusquement s’aplatit et que tout l’équipage, criant, s’incline du même côté, moisson fauchée par la vitesse ? Et leur autorité, qu’en feraient-ils, les pauvres, lorsqu’on est engagé dans une trajectoire si juste, si exigeante, que le moindre faux mouvement peut vous en faire sortir et vous transporter en un éclair dans l’imprévu : talus, rocher, tronc d’arbre ?

Hélène, vous avez eu raison d’aller les mettre au lit, ces gens qui se font prier pour monter en bob.

Hélène est couchée et ne dort pas. En face de sa fenêtre, un réverbère électrique fait dans la nuit bleue une tache de lumière jaune, pâteuse : sa lueur tombe juste sur l’oreiller d’Hélène. Dehors, des allées et venues, des pas qui mâchent la neige. Et, par intervalles, un cri ailé, très loin, très haut : Bôôb !…

Alors, elle sent en elle le trajet d’une flèche aiguë. Elle voit un paysage blanc, nivelé par le clair de lune : le bob est une flèche dont la hampe est faite de bustes avec une bordure de bras allongés comme des rames, d’un même mouvement, d’un seul côté. Un de ces bustes porte un visage brun, qui rit de plaisir : ses dents brillent. La neige brille. Tout cela se confond en un seul élancement rapide : regret, désir, envie… Le cri la traverse et s’enfuit : Bôôb !…

Hélène aime et déteste la douleur exquise de ce sillage, en elle. Perversité ? Eh ! le vieux chef de bureau a des ressources imprévues. Hélène sait maintenant combien il acquiert de pouvoir, le plaisir qu’on a refusé.

Est-elle à plaindre ? Son esprit agile parcourt la route pleine de clarté, saisit au passage les bruits, les ombres, les mille cillements furtifs qui trahissent la vie dans la nature faussement immobile. Il jouit de la joie des autres avec une nostalgie qui accroît sa jouissance. Il s’empare de la nuit, du paysage blanc, du ciel sans fond où la lune a dévoré les étoiles…

Mais peut-être qu’Hélène s’est endormie, tout simplement. Car elle n’a pas voulu se faire prier, tout à l’heure : elle mourait de sommeil.

C’est donc Jenny qui n’est pas sport ? Perfide Jenny ! Qu’insinuait-elle ?… Serait-ce un nouveau tour du vieux fonctionnaire ?

Mon Dieu ! Est-ce que lui aussi chasserait la proie chaude, cette nuit ? Vieil hypocrite, je le vois déchausser traîtreusement ses pantoufles, changer de figure et galoper, muet, sous le gel… Demain, on verra sa trace et on se demandera quel fauve a passé là.

Bôôb ! Tard dans la nuit, les cris ailés se poursuivent, hirondelles de lune. Bonne chasse à tous, qui suivez la loi de la Jungle