813 (1910, Le Journal)/01/02
CHAPITRE II
M. LENORMAND COMMENCE SES OPÉRATIONS
I
— Auguste, faites entrer M. Lenormand.
L’huissier sortit et quelques secondes plus tard introduisit le chef de la Sûreté.
Il y avait, dans le vaste cabinet du ministère de la place Beauvau, trois personnes : le fameux Valenglay, leader du parti radical depuis trente ans, actuellement président du conseil et ministre de l’intérieur ; M. Testard, procureur général, et le préfet de police Delaume.
Le préfet de police et le procureur général ne quittèrent pas les chaises où ils avaient pris place pendant la longue conversation qu’ils venaient d’avoir avec le président du conseil, mais celui-ci se leva, et, serrant la main du chef de la Sûreté, lui dit du ton le plus cordial :
— Je ne doute pas, mon cher Lenormand, que vous ne sachiez la raison pour laquelle je vous ai prié de venir ?
— L’affaire Kesselbach ?
— Oui.
L’affaire Kesselbach ! il n’est personne qui ne se rappelle, non seulement cette tragique affaire Kesselbach dont j’ai entrepris de débrouiller l’écheveau complexe, mais encore les moindres péripéties du drame qui nous passionna tous ces dernières années.
Et personne non plus qui ne se souvienne de l’extraordinaire émotion qu’elle souleva en France et hors de France.
Et cependant, plus encore que ce triple meurtre accompli dans des circonstances si mystérieuses, plus encore que l’atrocité détestable de cette boucherie, plus encore que tout, il est une chose qui bouleversa le public, ce fut la réapparition, on peut dire la résurrection d’Arsène Lupin.
Arsène Lupin ! Nul n’avait plus entendu parler de lui depuis quatre ans, depuis son incroyable, sa stupéfiante aventure de l’Aiguille Creuse[1], depuis le jour où, sous les yeux de Herlock Sholmès et d’Isidore Beautrelet, il s’était enfui dans les ténèbres, emportant sur son dos le cadavre de celle qu’il aimait, et suivi de sa vieille servante, Victoire.
Depuis ce jour-là, généralement, on le croyait mort, C’était la version de la police, qui, ne retrouvant aucune trace de son adversaire, l’enterrait purement et simplement.
D’aucuns, pourtant, le supposant sauvé, lui attribuaient, l’existence paisible d’un bon bourgeois, qui cultive son jardin entre son épouse et ses enfants ; tandis que d’autres prétendaient que, courbé sous le poids du chagrin, et las des vanités de ce monde, il s’était cloîtré dans un couvent de trappistes.
Et voilà qu’il surgissait de nouveau ! Voilà qu’il reprenait sa lutte sans merci contre la société ! Arsène Lupin redevenait Arsène Lupin, le fantaisiste, l’intangible, le déconcertant, l’audacieux, le génial Arsène Lupin !
Mais cette fois un cri d’horreur s’éleva. Arsène Lupin avait tué ! et la sauvagerie, la cruauté, le cynisme implacable du forfait étaient tels que, du coup, la légende du héros sympathique, de l’aventurier chevaleresque et, au besoin, sentimental, fit place à une vision nouvelle de monstre inhumain, sanguinaire et féroce. La foule exécra et redouta son ancienne idole avec d’autant plus de violence qu’elle l’avait admirée naguère pour sa grâce légère et sa bonne humeur amusante.
Et l’indignation de cette foule apeurée se tourna dès lors contre la police. Jadis, on avait ri. On pardonnait au commissaire rossé, pour la façon comique dont il se laissait rosser. Mais la plaisanterie avait trop duré, et, dans un élan de révolte et de fureur, on demandait compte à l’autorité des crimes inqualifiables qu’elle était impuissante à prévenir.
Ce fut, dans les journaux, dans les réunions publiques, dans la rue, à la tribune même de la Chambre, une telle explosion de colère, que le gouvernement s’émut et chercha par tous les moyens à calmer la surexcitation publique.
Valenglay, le président du conseil, avait précisément un goût très vif pour toutes les questions de police et s’était plu souvent à suivre de près certaines affaires avec le chef de la Sûreté dont il prisait les qualités et le caractère indépendant. Il convoqua dans son cabinet le préfet et le procureur général, avec lesquels il s’entretint, puis M. Lenormand.
— Oui, mon cher Lenormand, il s’agit de l’affaire Kesselbach. Mais avant d’en parler, j’attire votre attention sur un point… sur un point qui tracasse particulièrement M. le préfet de police. Monsieur Delaume, voulez-vous expliquer à M. Lenormand…
— Oh ! M. Lenormand sait parfaitement à quoi s’en tenir à ce sujet, répliqua le préfet d’un ton qui indiquait peu de bienveillance pour son subordonné ; nous en avons déjà causé tous deux ; je lui ai dit ma façon de penser sur sa conduite incorrecte au Palace-Hôtel. D’une façon générale, on est indigné…
M. Lenormand se leva, sortit de sa poche un papier qu’il déposa sur la table.
— Qu’est ceci ? demanda Valenglay.
— Ma démission, monsieur le président.
Valenglay bondit.
— Quoi ! Votre démission ? Pour une observation bénigne que M. le préfet vous adresse et à laquelle il n’attribue d’ailleurs aucune espèce d’importance… n’est-ce pas, Delaume, aucune espèce d’importance ? Et voilà que vous prenez la mouche !… Vous avouerez, mon bon Lenormand, que vous avez un fichu caractère. Allons, rentrez-moi ce chiffon de papier et parlons sérieusement.
Le chef de la Sûreté se rassit, et Valenglay, imposant silence au préfet qui ne cachait pas son mécontentement, prononça :
— En deux mots, Lenormand, voici la chose : la rentrée en scène de Lupin nous embête. Assez longtemps cet animal-là s’est fichu de nous. C’était drôle, je le confesse, et pour ma part j’étais le premier à en rire. Mais il ne s’agit plus de cela. Il s’agit maintenant de crimes. Nous pouvions subir Lupin tant qu’il amusait la galerie. S’il tue, non.
— Et alors, monsieur le président, que demandez-vous ?
— Ce que nous demandons ? Oh ! c’est bien simple. D’abord son arrestation… ensuite sa tête.
— Son arrestation, je puis vous la promettre pour un jour ou l’autre. Sa tête, non.
— Comment ! Si on l’arrête, c’est la Cour d’assises, la condamnation inévitable… et l’échafaud.
— Non.
— Et pourquoi non ?
— Parce que Lupin n’a pas tué.
— Hein ? mais vous êtes fou, Lenormand. Et les cadavres du Palace-Hôtel, c’est une fable, peut-être ? Il n’y a pas eu un triple assassinat ?
— Oui, mais ce n’est pas Lupin qui l’a commis.
Le chef articula ces mots très posément, avec une tranquillité et une conviction impressionnantes.
Le procureur et le préfet protestèrent. Mais Valenglay reprit :
— Je suppose, Lenormand, que vous n’avancez pas cette hypothèse, sans de sérieux motifs ?
— Ce n’est pas une hypothèse.
— La preuve ?
— Il en est deux, d’abord, deux preuves de nature morale, que j’ai sur-le-champ exposées à M. le juge d’instruction, et que les journaux ont soulignées. Avant tout Lupin ne tue pas. Ensuite, pourquoi aurait-il tué puisque le but de son expédition, le vol, était accompli, et qu’il n’avait rien à craindre d’un adversaire attaché et bâillonné ?
— Soit. Mais les faits ?
— Les faits ne valent pas contre la raison et la logique, et puis les faits sont encore pour moi. Que signifierait la présence de Lupin dans la chambre où l’on a trouvé l’étui à cigarettes ? D’autre part, les vêtements noirs que l’on a trouvés, et qui étaient évidement ceux du meurtrier, ne concordent nullement, comme taille, avec la taille d’Arsène Lupin.
— Vous le connaissez donc, vous ?
— Moi, non. Mais Edwards l’a vu, Gourel l’a vu, et celui qu’ils ont vu n’est pas celui que la femme de chambre a vu dans l’escalier de service, entraînant Chapman par la main.
— Alors, votre système ?
— Vous voulez dire « la vérité », monsieur le président. La voici, ou du moins, ce que je sais de la vérité. Le mardi 16 avril… un individu… Lupin… a fait irruption dans la chambre de M. Kesselbach, vers deux heures de l’après-midi…
Un éclat de rire interrompit M. Lenormand. C’était le préfet de police.
— Laissez-moi vous dire, monsieur Lenormand, que vous précisez avec une hâte un peu excessive. Il est prouvé qu’à trois heures, ce jour-là, M. Kesselbach est entré au Crédit Lyonnais et qu’il est descendu dans la salle des coffres. Sa signature sur le registre en témoigne.
M. Lenormand attendit respectueusement que son supérieur eût fini de parler. Puis, sans même se donner la peine de répondre directement à l’attaque, il continua :
— Vers deux heures de l’après-midi, Lupin, aidé d’un complice, un nommé Marco, a ligoté M. Kesselbach, l’a dépouillé de tout l’argent liquide qu’il avait sur lui, et l’a contraint à révéler le chiffre de son coffre du Crédit Lyonnais. Aussitôt, le secret connu, Marco est parti. Il a rejoint un deuxième complice, lequel, profitant d’une certaine ressemblance avec M. Kesselbach, — ressemblance, d’ailleurs, qu’il accentua ce jour-là, en portant des habits semblables à ceux de M. Kesselbach, et en se munissant de lunettes d’or — entra au Crédit Lyonnais, imita la signature de M. Kesselbach, vida le coffre et s’en retourna, accompagné de Marco ; celui-ci, aussitôt, téléphona à Lupin. Lupin, sûr alors que M. Kesselbach ne l’avait pas trompé, et le but de son expédition étant rempli, s’en alla.
Valenglay semblait hésitant.
— Oui… oui… admettons… mais ce qui m’étonne, c’est qu’un homme comme Lupin ait risqué si gros pour un si piètre bénéfice… quelques billets de banque et le contenu, toujours hypothétique, d’un coffre-fort.
— Lupin convoitait davantage. Il voulait, ou bien l’enveloppe en maroquin qui se trouvait dans le sac de voyage, ou bien la cassette en ébène qui se trouvait dans le coffre-fort. Cette cassette, il l’a eue, puisqu’il l’a renvoyée, vide. Donc, aujourd’hui, il connaît, ou il est en voie de connaître, le fameux projet que formait M. Kesselbach et dont il entretenait son secrétaire quelques instants avant sa mort.
— Quel est ce projet ?
— Je ne sais pas. Le directeur de l’agence Barbareux auquel il s’en était ouvert m’a dit que M. Kesselbach recherchait un individu, un déclassé, paraît-il, nommé Pierre Leduc. Pour quelle raison, cette recherche ? et par quels liens peut-on la rattacher à son projet ? je ne saurais le dire.
— Soit, conclut Valenglay. Voilà pour Arsène Lupin. Son rôle est fini. M. Kesselbach est ligoté, dépouillé… mais vivant !… Que se passe-t-il, jusqu’au moment où on le retrouve mort ?
— Rien, pendant des heures ; rien jusqu’à la nuit. Mais au cours de la nuit quelqu’un est entré.
— Par où ?
— Par la chambre 420, une des chambres qu’avait retenues M. Kesselbach. L’individu possédait évidemment une fausse clef.
— Mais, s’écria le préfet de police, entre cette chambre et l’appartement, toutes les portes étaient verrouillées, et il y en a cinq !
— Restait le balcon.
— Le balcon !
— Oui, c’est le même pour tout l’étage, sur la rue de Judée.
— Et les séparations ?
— Un homme agile peut les franchir. Le nôtre les a franchies. J’ai relevé des traces.
— Mais toutes les fenêtres de l’appartement étaient closes, et on a constaté, après le crime, qu’elles l’étaient encore.
— Sauf une, celle du secrétaire Chapman, laquelle n’était que poussée, j’en ai fait l’épreuve moi-même.
Cette fois, le président du conseil paraissait quelque peu ébranlé, tellement la version de M. Lenormand semblait logique, serrée, étayée de faits solides.
Il demanda avec un intérêt croissant :
— Mais cet homme, dans quel but venait-il ?
— Je ne sais pas.
— Ah ! vous ne savez pas…
— Non, pas plus que je ne sais son nom.
— Mais pour quelle raison a-t-il tué ?
— Je ne sais pas. Tout cela, c’est l’inconnu. Tout au plus a-t-on le droit de supposer qu’il n’était pas venu dans l’intention de tuer, mais dans l’intention, lui aussi, de prendre des documents contenus dans l’enveloppe de maroquin et dans la cassette, et que, placé par le hasard en face d’un ennemi réduit à l’impuissance, il l’a tué.
Valenglay murmura :
— Cela se peut… oui, à la rigueur… Et selon vous, trouva-t-il les documents ?
— Il ne trouva pas la cassette, puisqu’elle n’était pas là, mais il trouva, au fond du sac de voyage, l’enveloppe de maroquin noir. De sorte que Lupin et… l’autre en sont au même point tous les deux : tous les deux, ils savent, sur le projet Kesselbach, les mêmes choses.
— C’est-à-dire, nota le président, qu’ils vont se combattre.
— Justement. Et la lutte a déjà commencé. L’assassin, trouvant une carte d’Arsène Lupin, l’épingla sur le cadavre. Toutes les apparences seraient ainsi contre Arsène Lupin… Donc, Arsène Lupin serait le meurtrier.
— En effet… en effet…, déclara Valenglay, le calcul ne manquait pas de justesse.
— Et le stratagème aurait réussi, continua M. Lenormand, si, par suite d’un autre hasard, défavorable celui-là, l’assassin, soit à l’aller, soit au retour, n’avait perdu dans la chambre 420 son étui à cigarettes, et si le garçon d’hôtel, Gustave Beudot, ne l’y avait ramassé. Dès lors, se sachant découvert ou sur le point de l’être…
— Comment le savait-il ?
— Comment ? Mais par le juge d’instruction Formerie lui-même. L’enquête a eu lieu toutes portes ouvertes ! Il est certain que le meurtrier se cachait parmi les assistants, employés d’hôtel ou journalistes, lorsque Gustave Beudot fit sa déposition et lorsque le juge d’instruction l’envoya dans sa mansarde chercher l’étui à cigarettes. Gustave Beudot monta. L’individu le suivit et frappa. Seconde victime.
Personne ne protestait plus. Le drame se reconstituait, saisissant de réalité et d’exactitude vraisemblable.
— Et la troisième victime ? fit Valenglay.
— Celle-là s’offrit elle-même aux coups. Ne voyant pas revenir Beudot, Chapman, curieux d’examiner lui-même cet étui à cigarettes, partit avec le directeur de l’hôtel. Surpris par le meurtrier, il fut entraîné par lui, conduit dans une des chambres, et, à son tour, assassiné.
— Mais pourquoi se laissa-t-il ainsi entraîner et diriger par un homme qu’il savait l’assassin de M. Kesselbach et de Gustave Beudot ?
— Je ne sais pas, pas plus que je ne connais la chambre où le crime fut commis, pas plus que je ne devine la façon vraiment miraculeuse dont le coupable s’échappa.
— On a parlé de deux étiquettes bleues.
— Oui, l’une trouvée sur la cassette que Lupin a renvoyée, l’autre trouvée par moi et provenant sans doute de l’enveloppe en maroquin que l’assassin avait volée.
— Eh bien ?
— Pour moi, elles ne signifient rien. Ce qui signifie quelque chose, c’est ce chiffre 813 que M. Kesselbach inscrivit sur chacune d’elles — on a reconnu son écriture.
— Et ce chiffre 813 ?
— Mystère.
— Alors ?
— Alors, je dois vous répondre une fois de plus que je ne sais rien.
— Vous n’avez pas de soupçons ?
— Aucun. Deux hommes à moi habitent une des chambres du Palace-Hôtel, à l’étage où l’on a retrouvé le cadavre de Chapman. Par eux, je fais surveiller toutes les personnes de l’hôtel. Le coupable n’est pas au nombre de celles qui sont parties.
— N’a-t-on pas téléphoné pendant le massacre ?
— Oui. De la ville quelqu’un a téléphoné au major Parbury, une des quatre personnes qui habitaient le couloir du premier étage.
— Et ce major ?
— Je l’ai interrogé et je le fais surveiller par mes hommes ; jusqu’ici, on n’a rien relevé contre lui.
— Et dans quel sens allez-vous chercher ?
— Oh ! dans un sens très précis. Pour moi, l’assassin compte parmi les amis ou les relations du ménage Kesselbach. Il suivait leur piste, il connaissait leurs habitudes, la raison pour laquelle M. Kesselbach était à Paris, et il soupçonnait tout au moins l’importance de ses desseins.
— Ce ne serait donc pas un professionnel du crime ?
— Non ! non ! mille fois non. Le crime fut exécuté avec une habileté et une audace inouïes, mais il fut commandé par les circonstances. Je le répète, c’est dans l’entourage de M. et Mme Kesselbach qu’il faut chercher. Et la preuve, c’est que l’assassin de M. Kesselbach n’a tué Gustave Beudot que parce que le garçon d’hôtel possédait l’étui à cigarettes, et Chapman que parce que le secrétaire en connaissait l’existence. Rappelez-vous l’émotion de Chapman : sur la description seule de l’étui à cigarettes, Chapman a eu l’intuition brusque du drame. S’il avait vu l’étui à cigarettes, nous étions renseignés. L’inconnu ne s’y est pas trompé : il a supprimé Chapman. Et nous ne savons rien, rien que ces initiales L. et M.
Il réfléchit et prononça :
— Encore une preuve qui est une réponse à l’une de vos questions, monsieur le président. Croyez-vous que Chapman eût suivi cet homme à travers les couloirs et les escaliers de l’hôtel, s’il ne l’avait déjà connu ?
Les faits s’accumulaient. La vérité, ou du moins la vérité probable, se fortifiait. Bien des points, les plus intéressants peut-être, demeuraient obscurs. Mais quelle lumière ! À défaut des motifs qui les avaient inspirés, comme on apercevait clairement la série des actes accomplis en cette tragique matinée !
Il y eut un silence. Chacun méditait, cherchait des arguments, des objections. Enfin, Valenglay s’écria :
— Mon cher Lenormand, tout cela est parfait… vous m’avez convaincu… mais au fond, nous n’en sommes pas plus avancés pour cela.
— Comment ?
— Mais oui. Le but de notre réunion n’est pas du tout de déchiffrer une partie de l’énigme, que, un jour ou l’autre, je n’en doute pas, vous déchiffrerez tout entière, mais de donner satisfaction, dans la plus large mesure possible, aux exigences du public. Or, que le meurtrier soit Lupin ou non, qu’il y ait deux coupables ou bien trois, ou bien un seul, cela ne nous donne ni le nom du coupable ni son arrestation. Et le public a toujours cette impression désastreuse que la justice est impuissante.
— Qu’y puis-je faire ?
— Précisément donner au public la satisfaction qu’il demande.
— Mais il me semble que ces explications suffiraient déjà…
— Des mots. Il veut des actes. Une seule chose le contenterait, une arrestation.
— Diable ! diable ! Nous ne pouvons pourtant pas arrêter le premier venu.
— Ça vaudrait mieux que de n’arrêter personne, fit Valenglay en riant… Voyons, cherchez bien… Êtes-vous sûr d’Edwards, le domestique de Kesselbach ?
— Absolument sûr… Et puis, non, monsieur le président, ce serait dangereux, ridicule… et je suis persuadé que M. le procureur général lui-même… Il n’y a que deux individus que nous ayons le droit d’arrêter… L’assassin… je ne le connais pas… et Arsène Lupin.
— Eh bien ?
— On n’arrête pas Arsène Lupin… ou du moins il faut du temps, un ensemble de mesures… que je n’ai pas encore eu le loisir de combiner, puisque je croyais Lupin rangé… ou mort.
Valenglay frappa du pied avec l’impatience d’un homme qui aime bien que ses désirs soient réalisés sur-le-champ.
— Cependant…, cependant…, mon cher Lenormand, il le faut… Il le faut pour vous aussi… Vous n’êtes pas sans savoir que vous avez des ennemis puissants… et que, si je n’étais pas là… Enfin, il est inadmissible que vous, Lenormand, vous vous dérobiez ainsi… Et les complices, qu’en faites-vous ? Il n’y a pas que Lupin… Il y a Marco… il y a aussi le coquin qui a joué le personnage de M. Kesselbach pour descendre dans les caves du Crédit Lyonnais.
— Celui-là, vous suffirait-il, monsieur le président ?
— S’il me suffirait ! Nom d’un chien, je vous crois.
— Eh bien, donnez-moi huit jours.
— Huit jours ! mais ce n’est pas une question de jours, mon cher Lenormand, c’est une question d’heures.
— Combien m’en donnez-vous, monsieur le président ?
Valenglay tira sa montre et ricana :
— Je vous donne dix minutes, mon cher Lenormand.
Le chef de la Sûreté tira la sienne et scanda, d’une voix posée :
— C’est quatre de trop, monsieur le président.
II
Valenglay le regarda, stupéfait.
— Quatre de trop ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Je dis, monsieur le président, que les dix minutes que vous m’accordez sont inutiles. J’en ai besoin de six, pas une de plus.
— Ah ! çà, mais, Lenormand… la plaisanterie ne serait peut-être pas d’un goût…
Le chef de la Sûreté s’approcha de la fenêtre et fit un signe à deux hommes qui se promenaient dans la cour d’honneur du ministère.
Puis il revint.
— Monsieur le procureur général, ayez l’obligeance de signer un mandat d’arrêt au nom de Daileron, Auguste-Maximin-Philippe, âgé de 47 ans. Vous laisserez la profession en blanc.
Il ouvrit la porte d’entrée.
— Tu peux venir, Gourel… toi aussi, Dieusy.
Gourel se présenta, escorté de l’inspecteur Dieusy.
— Tu as les menottes, Gourel ?
— Oui, chef.
M. Lenormand s’avança vers Valenglay.
— Monsieur le président, tout est prêt. Mais j’insiste auprès de vous de la façon la plus pressante pour que vous renonciez à cette arrestation. Elle dérange tous mes plans ; elle peut les faire avorter, et, pour une satisfaction, somme toute très minime, elle risque de tout compromettre.
— Monsieur Lenormand, je vous ferai remarquer que vous n’avez plus que quatre-vingts secondes.
Le chef réprima un geste d’agacement, arpenta la pièce de droite et de gauche, en s’appuyant sur sa canne, s’assit d’un air furieux, comme s’il décidait de se taire, puis soudain, prenant son parti :
— Monsieur le président, la première personne qui entrera dans ce bureau sera celle dont vous avez voulu l’arrestation… contre mon gré, je tiens à bien le spécifier.
— Plus que quinze secondes, Lenormand.
— Gourel… Dieusy… la première, personne, n’est-ce pas ? monsieur le procureur général, vous avez mis votre signature ?
— Plus, que dix secondes, Lenormand.
— Monsieur le président, voulez-vous avoir l’obligeance de sonner ?
Valenglay sonna.
L’huissier se présenta au seuil de la porte et attendit.
Valenglay se tourna vers le chef.
— Eh bien, Lenormand, on attend vos ordres… Qui doit-on introduire ?
— Personne.
— Mais ce coquin dont vous nous avez promis l’arrestation ? Les six minutes sont largement écoulées.
— Oui, mais le coquin est ici.
— Comment ! Je ne comprends pas… personne n’est entré.
— Si.
— Ah ! çà… Mais… voyons… Lenormand, vous vous moquez de nous… Je vous répète qu’il n’est entré personne.
— Et moi, monsieur le président, je vous répète qu’il est entré quelqu’un.
— Mais qui, sacrebleu ?
— Nous étions quatre, dans ce bureau, nous sommes cinq. Par conséquent, il est entré quelqu’un.
Valenglay sursauta.
— Hein ! mais c’est de la folie !… quoi ! vous voulez dire…
Les deux agents s’étaient glissés entre la porte et l’huissier.
M. Lenormand s’approcha de celui-ci, lui plaqua les mains sur l’épaule, et d’une voix forte :
— Au nom de la loi, Daileron, Auguste-Maximin-Philippe, chef des huissiers à la présidence du conseil, je vous arrête.
Valenglay éclata de rire :
— Ah ! elle est bonne… Celle-là est bonne… ce sacré Lenormand, il en a de drôles ! Bravo, Lenormand, il y a longtemps que je n’avais ri comme ça…
M. Lenormand se tourna vers le procureur général :
— Monsieur le procureur général, n’oubliez pas de mettre sur le mandat la profession du sieur Daileron, n’est-ce pas ? chef des huissiers à la présidence du conseil…
— Mais oui… mais oui… chef des huissiers à… la présidence du conseil… bégaya Valenglay qui se tenait les côtes… Ah ! ce bon Lenormand a des trouvailles de génie… le public réclame une arrestation… v’lan, il lui flanque par la tête qui ? mon chef des huissiers… Auguste… le serviteur modèle… Eh bien, vrai, Lenormand, je vous savais une certaine dose de fantaisie, mais pas, à ce point-là, mon cher !… Quel culot !…
Depuis le début de la scène, Auguste n’avait pas bougé et semblait ne rien comprendre à ce qui se passait autour de lui. Sa bonne figure de subalterne loyal et fidèle avait un air absolument ahuri. Il regardait tour à tour ses interlocuteurs avec un effort visible pour saisir le sens de leurs paroles.
Valenglay s’avança vers lui.
— Toutes mes excuses, mon brave Auguste, c’est un petit divertissement auquel M. Lenormand se livre… Vous avez trop bon caractère pour n’en pas rire avec nous…
Le procureur général et le préfet de police riaient peut-être. Mais M. Lenormand ne se départait pas de son ordinaire gravité.
Il dit quelques mots à Gourel, qui sortit. Puis, à Dieusy tout haut :
— Ouvre l’œil, mon petit, au moindre geste, tu l’empoignes.
Il revint ensuite à Valenglay :
— Monsieur le président, je vous demanderai deux ou trois minutes d’attention… Asseyez-vous, je vous en prie, monsieur le président… Vous me permettez d’entr’ouvrir la fenêtre… Il fait un peu chaud… Je vous remercie, monsieur le président… Maintenant voici en quelques mots… Depuis un an que, grâce à vous, j’occupe mon poste, le hasard… et mes recherches, m’ont fourni sur Lupin et sur l’ancienne organisation de sa bande des renseignements que je n’ai guère pris la peine d’examiner puisque Lupin se tenait tranquille, mais que j’ai vérifiés et complétés depuis l’affaire du Palace-Hôtel, depuis que Lupin a repris l’offensive.
Valenglay, s’était assis, dominé par le calme de M. Lenormand. Celui-ci continua :
— Il résulte de ces renseignements indiscutables que la bande de Lupin se composait… se compose, par conséquent, de deux éléments. D’abord, les complices actifs, en petit nombre ceux-là, quinze ou vingt peut-être. Ce sont les lieutenants de Lupin… Ils voyagent… ils agissent… ils exécutent… ils donnent de leur personne. Lupin leur confie, ou, du moins, affecte de leur confier, ses desseins les plus secrets. Il partage avec eux l’argent volé, le butin, dans une proportion que l’on suppose d’un quart pour eux et de trois quarts pour lui. Bref, ce sont des associés. Marco est du nombre, autant qu’on peut le présumer.
— Auguste aussi, sans doute ? ricana Valenglay. Auguste qui ne quitte pour ainsi dire pas la présidence, qui couche ici…
— Monsieur le président, puis-je appeler le second huissier, qui se trouve dans la salle d’attente ?
Valenglay sonna. L’huissier vint.
— Nous aurions besoin d’un renseignement, lui dit le chef de la Sûreté. Vous étiez de service tous les jours de cette semaine ?
— Oui, monsieur, tous les jours.
— Vous n’avez pas eu congé mardi après-midi ?
— Non.
— Et vous, Auguste ? dit-il au chef des huissiers.
— Moi, non plus.
— Mais, si, reprit l’autre, rappelle-toi, Auguste, tu es sorti toute la journée.
— C’est bien, vous pouvez vous retirer, ordonna M. Lenormand.
La sortie du second huissier fut suivie d’un silence. Valenglay ne riait plus, et, subitement attentif, attendait les paroles que le chef allait prononcer.
M. Lenormand revint auprès d’Auguste, et lui dit avec bonhomie :
— Tu vois, rien à faire… tu es pincé… le mieux est d’abattre son jeu quand la partie est perdue. Qu’est-ce que tu as fait mardi ?
Auguste protesta :
— Mais rien… je ne comprends pas… j’avais un ami de province qui est venu… nous nous sommes promenés.
— L’ami s’appelait Marco. Et vous vous êtes promenés dans les caves du Crédit Lyonnais…
— Moi ! En voilà une idée !… Marco ?… Je ne connais personne de ce nom-là.
— Et ça, connais-tu ça ? s’écria le chef en lui mettant sous le nez une paire de lunettes à branches d’or.
— Mais non… mais non… je ne porte pas de lunettes…
— Si, tu en portes quand tu vas au Crédit Lyonnais et que tu te fais passer pour M. Kesselbach. Celles-là viennent de la chambre que tu occupes sous le nom de M. Jérôme, au numéro 5 de la rue du Colisée.
— Moi, une chambre ? Je couche au ministère.
— Mais tu changes de vêtements là-bas, pour jouer tes rôles, dans la bande de Lupin.
L’autre se passa la main sur son front couvert de sueur. Il était livide. Il balbutia :
— Je ne comprends pas… Vous dites des choses… des choses…
— T’en faut-il une que tu comprennes mieux ? Tiens, voilà ce qu’on trouve parmi les chiffons de papier que tu jettes à la corbeille, sous ton bureau de l’antichambre, ici-même.
Et M. Lenormand déplia une feuille de papier à en-tête du ministère, où on lisait, à divers endroits, tracés d’une écriture qui tâtonne, ces deux mots : Rudolf Kesselbach.
— Eh bien, qu’en dis-tu de celle-là, brave serviteur ? des exercices d’application sur la signature de M. Kesselbach, est-ce une preuve ?
Un coup de poing en pleine poitrine le fit chanceler. D’un bond, Auguste fut devant la fenêtre ouverte, enjamba le balcon et sauta dans la cour d’honneur.
— Nom d’un chien ! cria Valenglay. Ah ! le bandit !…
Il sonna, courut, voulut appeler par la fenêtre. M. Lenormand lui dit avec le ton le plus calme :
— Ne vous agitez pas, monsieur le président…
— Mais cette canaille d’Auguste…
— Une seconde, je vous en prie… j’avais prévu ce dénouement… je l’escomptais même… il n’est pas de meilleur aveu.
Dominé par tant de sang-froid, Valenglay reprit sa place. Au bout d’un instant, Gourel faisait son entrée en tenant par le collet le sieur Daileron, Auguste-Maximin-Philippe, dit Jérôme, chef des huissiers à la présidence du conseil.
— Amène, Gourel ! dit M. Lenormand comme on dit : « apporte ! » au bon chien de chasse qui revient avec le gibier en travers de sa gueule. Il s’est laissé faire ?
— Il a un peu mordu, mais je serrais dur, répliqua le brigadier, en montrant sa main énorme et noueuse.
— Bien, Gourel, et maintenant, laisse-nous.
Gourel s’en alla comme un chien qui retourne à sa niche. Dieusy le suivit, et M. Lenormand dit à l’huissier :
— Nous sommes sage, Auguste-Jérôme ? Nous comprenons mieux la gravité de la situation ? Oui, n’est-ce pas ? Nous grinçons encore des dents… mais tout de même il y a du bon. En ce cas, Auguste-Jérôme, restez là, bien tranquillement, vous n’êtes pas de trop.
Valenglay s’amusait beaucoup. Il se frottait les mains en riant. L’idée que le chef de ses huissiers était un des complices de Lupin lui semblait la plus charmante et la plus ironique des aventures.
Le procureur général et le préfet de police se taisaient, conquis malgré eux par l’autorité de M. Lenormand, et tous trois se demandaient avec curiosité où ce diable d’homme voulait en venir.
Il se remit à marcher de long en large en s’appuyant sur sa canne et reprit :
— Il existe, monsieur le président, une seconde catégorie parmi les complices d’Arsène Lupin. Ce sont des membres affiliés, des correspondants. Ceux-là, à proprement parler, ne travaillent pas. Ils ont leurs professions particulières, la médecine, la magistrature, l’épicerie, la police, professions qui leur servent justement dans l’aide qu’ils apportent à Lupin. Il les emploie comme guides, comme indicateurs, et non d’une manière constante, mais par intervalles, quand il a besoin d’eux, et selon leurs aptitudes. Un tel a la spécialité de la fausse monnaie, un tel maquille les automobiles volées, un autre a des accointances dans le monde des antiquaires, un autre dans le monde religieux. Et c’est ainsi qu’Auguste est huissier à la présidence et spécialiste de fausses signatures. Vous trouverez dans sa chambre de la rue du Colisée un album contenant la signature de plusieurs centaines de nos hommes célèbres et de nos riches banquiers.
— Et la conclusion de tout cela, mon cher Lenormand ? interrompit Valenglay.
— C’est que, monsieur le président, si les camarades qui composent l’entourage immédiat de Lupin lui sont dévoués jusqu’à la mort, dévoués par affection et admiration, et dévoués par intérêt, les autres, échappant à son influence et à son action directe, ne recevant que des subsides assez faibles sans doute, et n’ayant point part à la distribution des gros butins, les autres ne sont peut-être pas à l’abri… de la tentation… On peut au besoin s’entendre avec eux… N’est-ce pas, Auguste ?
L’huissier ne sourcilla pas.
M. Lenormand s’approcha de lui.
— Combien veux-tu ?
— Pour quoi faire ?
— Ah ! ah ! tu commences à saisir… Alors, nous ne sommes pas loin de compte… Voilà : il s’agit de me dire ce que tu sais…
— Sur qui ?
— Sur Lupin ?
— Je ne sais rien.
— Tu mens.
— Non. Je ne l’ai jamais vu. Je ne le connais pas.
— Après tout, c’est possible. Mais comment communiquez-vous ?
L’huissier se tut.
— Ah ! oui, les conditions ne sont pas fixées. Qu’est-ce que tu veux ?
— La liberté.
— Ne dis pas de bêtises… Tu es pincé, tu suivras la filière comme les autres, et tu feras ta peine… cinq ans… dix ans… ça ne me regarde pas. Non, pense à l’avenir… à tes vieux jours… Quand tu sortiras de là, tu ne vaudras pas grand’chose… il faudra vivre… Combien veux-tu ?
— Cinquante mille.
— Tu es fou ?
— Je ne suis pas fou. Par Marco vous remontez à Lupin, et Lupin vaut bien cinquante billets.
— Je t’en offre dix… pas un sou de plus.
— Quarante… pas un sou de moins.
— Monsieur le président, c’est à vous de décider.
Valenglay prononça :
— Dix mille après l’arrestation de Marco, trente après celle de Lupin.
— Ça va, fit l’huissier.
— Alors, si ça va, reprit M. Lenormand, bavarde et joue franc jeu … sans quoi… Comment, communiquez-vous ?
— Par un camarade.
— Marco, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Son adresse ?
— Je ne sais pas.
— Mais tu as un moyen de l’avoir ?
— Non. Quand Marco a besoin de moi, il me téléphone.
— Où ?
— Ici, au ministère.
— Le choix est bon. Et toi, quand tu as besoin de lui ?
— Je lui envoie une lettre ou un message téléphonique.
— Où ?
— Poste restante, rue Milton.
— Les initiales ?
— T. L. B. N.
— Et c’est tout ce que tu sais ?
— Oui.
— Et tu trouves que ça vaut cinquante mille francs ? Tu as de l’aplomb, mon gaillard.
— Vous n’avez qu’à faire surveiller le bureau de poste. Marco doit y passer chaque matin.
— Merci du conseil. Gourel ! Dieusy !
Il ouvrit la porte aux deux agents.
— Menez-moi ce bonhomme-là au Dépôt, dans un fiacre. Et motus, n’est-ce pas ? Que les journaux ne sachent rien.
— Mais tout le ministère sait déjà la vérité, chef, objecta Gourel.
— Va toujours, et soyez sage, monsieur Auguste.
L’huissier sortit docilement, entre les deux inspecteurs.
Alors, Valenglay s’écria :
— Bravo, mon cher Lenormand, tout cela est admirable et digne de vous ! Mais aurez-vous l’obligeance de me dire comment vous avez manœuvré ?
— Oh ! de la façon la plus simple du monde. Je savais que M. Kesselbach s’était adressé à l’agence Barbareux, et que Lupin s’était présenté chez lui soi-disant de la part de cette agence. J’ai cherché de ce côté-là, et j’ai découvert que l’indiscrétion commise au préjudice de M. Kesselbach et de Barbareux n’avait pu l’être qu’au profit d’un nommé Jérôme, ami d’un employé de l’agence.
— Comment avez-vous su cela ?
— C’est le secret du métier, monsieur le président. Toujours est-il que si vous ne m’aviez pas ordonné de brusquer les choses, je surveillais l’huissier, et j’arrivais à Marco, puis à Lupin, sans bourse délier.
— Mon Cher Lenormand, la politique a ses nécessités, dit Valenglay.
— Peut-être. Mais comme tout le ministère connaît l’arrestation d’Auguste, — vous avez entendu Gourel, — tous les journaux vont l’annoncer demain matin. Lupin se défilera, et nous n’aurons même pas Marco.
— Il n’y a qu’un moyen de remédier à ce mal, Lenormand.
— Qui est ? monsieur le président ?
— De coffrer Marco ce soir.
— Impossible. Je ne pourrai mettre la main dessus que demain, ou après-demain… quand il se présentera à la poste.
— Il le faut, pourtant.
— Ah ! monsieur le président nous avons déjà commis une gaffe en arrêtant Jérôme ; ne me forcez pas à en commettre une autre.
— Il le faut. Il faut que demain matin l’arrestation de Jérôme et de Marco, les deux complices de Lupin dans l’affaire Kesselbach, soit officielle.
— Soit, monsieur le président. Ce soir, avant minuit, Marco sera coffré.
Valenglay ne put cacher sa stupeur.
— Allons donc ! vous connaissez donc son vrai nom ?… son adresse ?
— Oui.
— Nom d’un chien ! Mais comment ?
— Vous saurez cela plus tard, monsieur le président, plus tard.
III
Un petit restaurant, dans la rue Demours, presque au coin de la rue Bayen. À l’intérieur, assis à la table la plus proche de la baie vitrée, un vieux monsieur à redingote olive et à lunettes achève son repas.
Près de lui, le rideau de la vitre est un peu écarté, et de temps en temps il regarde la maison qui fait l’angle, de l’autre côté de la rue. C’est une maison de rapport, de belle apparence, et dont la porte cochère, ouverte, laisse apercevoir une cour, vaguement éclairée par les lumières des appartements.
L’horloge du restaurant marque neuf heures. Dix minutes, vingt minutes encore se passent. Mais à neuf heures et demie quelqu’un entre et vient s’asseoir en face du vieux monsieur.
— Ça y est, chef.
— Et alors ?
— Rien.
— Raconte… raconte dès le début ?
— Eh bien, tantôt, j’ai envoyé rue Milton, aux initiales T. L. B. N., un message téléphonique ainsi conçu : « Viendrai ce soir, dix heures. Jérôme. »
— C’était idiot, puisque Jérôme, je te l’ai dit, ne connaît pas l’adresse de Marco et que si Marco avait reçu cette dépêche, il eût tout de suite deviné qu’elle ne provenait pas de Jérôme. Mais ça n’a aucune importance : Marco n’est pas venu, n’est-ce pas ?
— Non ; de six à neuf, je n’ai pas quitté le bureau de poste. J’avais prévenu le directeur et j’étais assis parmi les employés, derrière le guichet.
— Et personne n’a réclamé le message ?
— Personne.
— Ça m’étonne d’autant moins que Marco est chez lui depuis deux heures.
— Ah chef… et vous me faites parler… Où est-il ?
— Regarde la voûte cochère en face. Après la loge du concierge, il y a une porte… celle du rez-de-chaussée.
— Oui.
— Il est rentré là.
— Mais comment savez-vous que c’est lui ?
— Par le signalement qu’ont donné Chapman et les gens du Palace-Hôtel.
— Et il habite ce rez-de-chaussée ?
— Oui. Les fenêtres donnant sur la rue… les quatre que tu vois… il y en a une qui est éclairée.
— Mais êtes-vous certain que c’est son domicile ? Qui vous l’a dit ?
— Tu parles trop, Gourel… ne lâche pas la rue de l’œil… va, baisse-toi s’il le faut…
— Mais le patron du café ?
— Rien à craindre, je l’ai prévenu.
Du reste, à cette heure, la salle s’était vidée. Il n’y avait plus, en dehors de M. Lenormand et de Gourel, qu’un individu qui fumait sa pipe à la table voisine.
Dehors, les passants étaient rares et la lumière d’un bec de gaz les frappait vivement au visage.
— Tu vois, Gourel ?
— Oui, chef, très bien. Personne ne peut entrer ou sortir sans que je l’aperçoive.
Il eut un soubresaut et colla sa figure contre la vitre même.
— Oh ! c’est trop fort ! Chef !
— Quoi ?
— Mais oui… mais oui… j’en réponds.
— Parle donc, imbécile. Qu’est-ce que tu vois ?
— Lupin.
— Tu mens !
À son tour il se rua vers le carreau. Un homme s’avançait sur le trottoir opposé. Il arriva devant la vitrine illuminée d’une pharmacie et entra.
— Lupin… Lupin… dit Gourel avec émotion.
Durant quelques minutes, on vit l’homme dans la boutique. Il avait déplié une feuille de papier, une ordonnance sans doute, et il donnait au pharmacien des explications qui furent longues et détaillées.
Puis il sortit, tourna sous la voûte, se dirigea vers la petite porte, prit son trousseau de clefs, ouvrit et disparut.
Gourel répéta :
— Lupin… Je le reconnais…
— Tu es sûr ?
— Voyons, chef, j’ai eu assez le temps de le voir, le premier jour, au Palace, dans l’antichambre de M. Kesselbach… Vous vous rappelez… une heure peut-être avant le crime…
— Pas d’erreur ?
— Pas d’erreur… J’en mettrais ma main au feu…
M. Lenormand semblait lui aussi très ému. Il redisait à voix basse :
— Lupin… alors, c’est lui, Lupin !… c’est lui !
— Hein ! chef, ça vous fait quelque chose de le voir… C’est le grand ennemi, celui-là ! Ce bon M. Ganimard[2] m’en a souvent parlé, avant de prendre sa retraite… il dit qu’avec Lupin il n’y a rien à faire… Mais, moi, je parie bien que vous, chef…
M. Lenormand se taisait, les yeux dans le vide, pensif, comme s’il examinait dans l’avenir sa lutte avec ce singulier personnage qui s’appelait Lupin, et comme s’il pesait les chances contraires et favorables de cette première rencontre, si imprévue.
— Allons-y, dit-il enfin, à la grande joie de Gourel.
Il prit une de ses cartes.
— Tiens, porte ça au commissariat de la rue Demours. C’est à trois cents pas.
— Mais le commissaire n’y est plus.
— Il y est. Je l’ai averti. Qu’il vienne sans tarder d’une seconde, avec tous ses hommes. Il m’en faut bien dix… douze, si possible.
— Dites donc, chef, nous n’allons pourtant pas prendre la maison d’assaut… À cette heure de la nuit ce serait grave.
— J’ai tous les pouvoirs, Gourel. Valenglay me couvre. C’est un monsieur, celui-là. Un peu d’arbitraire n’est pas pour l’effrayer… si on réussit. Galope…
Dix minutes ne s’étaient pas écoulées que Gourel était de retour avec le commissaire du quartier des Ternes, M. Arnoult.
— Bonjour, Arnoult. Où sont vos hommes ?
— Dans la rue, disséminés.
— Combien en avez-vous ?
— Huit.
— C’est peu.
— J’ai dû en détacher deux pour une autre affaire et en laisser deux au commissariat.
— Embêtant… embêtant… murmura le chef de la Sûreté… Huit hommes !…
— Oui, mais huit gaillards… et nous trois, ça fait onze.
— Soit. Deux d’entre eux resteront sous la voûte.
— Devant la petite porte du rez-de-chaussée, alors ?
— Non, devant la porte de la loge du concierge. Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que la loge communiquât avec le rez-de-chaussée.
— Le concierge serait complice ?
— Il faut tout prévoir. Bien. Maintenant, deux agents sous les fenêtres du rez-de-chaussée. Nous entrerons avec les quatre autres.
— Nous entrerons… nous entrerons… si l’on veut bien nous ouvrir.
— Si l’on ne veut pas, nous entrerons quand même.
— Il faudrait un serrurier.
— J’en ai un, l’individu qui est assis là et qui fume sa pipe. Eh ! l’homme, nous sommes prêts ?
Il fallait agir vite, et sans hésitation. Tandis que le commissaire donnait ses instructions aux agents, le chef entra dans la pharmacie. Un moment après, il en sortait. Un léger coup de sifflet, et, tous, ils s’engouffrèrent sous la voûte.
Gourel et un agent passèrent dans la loge.
— Deux hommes à l’escalier de service, dit M. Lenormand… Vous deux, sous les fenêtres de la rue. Et si quelqu’un fait mine de fiche le camp, tirez dessus. Allez, l’arme au poing !…
Et montant les trois marches qui conduisaient à la petite porte, il sonna. L’écho du timbre se prolongea dans un grand silence.
— Cré nom ! dit le commissaire à voix basse, c’est la première fois que je sens mon cœur battre comme ça. Lupin peut se vanter…
— Pas un mot, souffla le chef, il y a quelqu’un qui nous écoute…
Il sonna de nouveau et dit tout haut :
— Eh bien, personne ? C’est de chez le pharmacien.
Et, entre ses dents, mais de façon à être entendu :
— Ce qu’ils font toujours des histoires dans cette boîte !
Doucement, lentement, le grillage en cuivre d’un petit judas glissa, et la tête d’une vieille femme apparut.
D’un geste de ses deux bras étendus, M. Lenormand avait écarté ses compagnons.
De l’intérieur, une voix de femme grogna :
— Qu’est-ce qu’il y a encore ?
— C’est de chez le pharmacien… l’ordonnance que le monsieur vient de commander… nous n’avons pas cette marque-là de créosote… Faut-il donner une autre spécialité ?… ou attendre à demain ?
— Montrez l’ordonnance !
— Voilà, dit le chef, en exhibant la feuille.
Un cliquetis de chaînes qu’on décroche, et le battant leur fut entre-bâillé.
— À moi ! cria le chef.
D’une poussée, il renversa la vieille femme qui se mit à jeter des cris d’épouvante.
La bougie qu’elle tenait roula à terre. Ce fut l’obscurité, et l’on entendit des bruits de voix dans une pièce située à l’extrémité du vestibule et qui était éclairée. Une silhouette passa. Mais on dut éteindre le gaz, car, là aussi, ce fut l’obscurité.
Alors, M. Lenormand et ses compagnons sortirent leurs lampes électriques, qu’ils agrafèrent à la boutonnière de leur veston, et ils coururent jusqu’à la pièce où ils avaient surpris des voix. Elle était vide.
— Ce buffet, Arnoult, cria M. Lenormand, on l’a dérangé… Tenez, il y a une tenture… soulevez-la.
Mais ils entendirent, de l’autre côté du mur, des exclamations, une bousculade, et le fracas de meubles qui s’écroulent. En même temps, le chef découvrit une porte très basse.
— Je l’avais bien dit, ça communique avec la loge… on se bat par là… et impossible d’ouvrir !… Vite, Arnoult, faites le tour par le vestibule…
Avisant un gros verrou, il le poussa de manière à ce qu’on ne pût revenir de la loge dans la pièce. Puis en hâte il continua la visite de l’appartement avec les trois agents qui lui restaient.
— Vous deux, retournez dans le vestibule… j’ai vu la porte d’une chambre… Vous entrerez et vous verrez les chambres du couloir de service. Toi, suis-moi.
Il passa dans la seconde pièce de la façade, un grand salon à peine meublé, et fouilla rapidement.
— Personne, murmura-t-il… ils ont peut-être filé tous deux par la loge.
Assez inquiet, il allait sortir quand l’agent qui l’accompagnait lui dit :
— Chef, un bout de cigare sur le tapis… et qui brûle encore… on a donc passé par là.
L’indice était certain. Toutes les pièces communiquaient entre elles, autour du vestibule, et de l’une à l’autre, on arrivait au fond de l’appartement.
Mais quand M. Lenormand voulut ouvrir la première porte, il ne le put. Elle était fermée à clef.
— Cré nom ! jura-t-il, nous n’avançons guère.
Soudain, une détonation…
Il sauta dans le vestibule. Là, il eut une hésitation, ne sachant où se diriger.
Mais deux agents accouraient par le couloir de service.
— On a tiré, leur dit le chef.
— Oui… nous ne savons pas où…
— Vous étiez trois… Votre camarade…
— Donadieu ? il était là…
Mais une seconde détonation retentit. Cela venait du couloir, en toute certitude. Ils se précipitèrent. Au même instant, dans l’ombre, quelqu’un apparut qui sortait d’une chambre en poussant des hurlements de douleur.
C’était l’agent, le troisième agent, Donadieu.
Il repoussa violemment la porte.
— Le salaud ! Il a son compte ! je lui ai cassé la gueule !
Lui-même tenait contre sa figure un mouchoir couvert de sang, et il se courbait en deux, tordu de souffrance.
— Va te faire soigner, proféra M. Lenormand, qui s’acharnait après la poignée de la porte… il y a un pharmacien… mais sacré nom, ça ne marche donc pas, ça ?
La poignée tournait, tournait toujours, sans que rien parût mordre.
— Le serrurier ! cria-t-il… Il est resté dehors… sous la voûte… Au galop, nom d’un chien !
À ce moment, Gourel arriva.
— Ça y est, chef, nous en tenons un.
— Lequel ?
— Marco.
— Eh ! je m’en fous de Marco ! Moi, j’ai l’autre.
— Qui ?
— Lupin. Il est là, dans cette chambre, blessé.
— Crebleu ! mais les fenêtres ?
— Rien à craindre. Elles doivent donner sur une courette intérieure.
— Oui, mais Lupin ?…
— Écoute… Tu l’entends ?…
On percevait en effet un gémissement sourd, de petites plaintes entrecoupées.
— Ah ! Gourel, nous l’avons, je te dis, nous l’avons cette fois…
Le serrurier accourait. À la lueur du gaz que l’on avait rallumé, il examina la porte, et, tout de suite il déclara :
— Je connais ça… c’est un nouveau système. Quand la porte est fermée, pas moyen de faire mordre si on ne sait pas le truc. On pousse, on appuie… et ça ne sert à rien.
— Et alors ?
— Alors, il faut tirer au contraire, tirer la poignée vers soi… ça accroche… on tourne… Et voilà, nous y sommes.
Il écarta le battant. M. Lenormand entra d’un bond. À la lueur de sa lanterne, il vit un homme qui gisait, immobile.
Il se jeta sur lui, le palpa, colla l’oreille contre sa poitrine.
— Vivant ! On l’a vivant ! Enfin Lupin est à nous !
— Bonne journée, s’écria Gourel. Les trois complices de Lupin, les deux concierges et Lupin lui-même… Ça fait six d’un coup de filet.
— Ça fait sept, dit le commissaire en entrant. Il y en a un qui est malade et qu’on a trouvé couché.
Il conduisit M. Lenormand près du salon, dans celle des pièces où le chef de la Sûreté n’avait pas pénétré.
De fait, il y avait un homme qui était étendu dans le lit, un homme blond d’une maigreur effrayante, le visage blême, les yeux entourés d’un grand cercle noir.
Près de lui, sur la table, des médicaments, des fioles, des flacons de poudre. Et, dans toute la pièce, une odeur d’hôpital.
— Il n’est pas mort ? dit le chef.
— Non, mais il n’en vaut guère mieux !
— Blessé ?
— Non plus. C’est la fièvre… Tenez, chef, il délire.
L’homme, en effet, balbutia des mots inintelligibles. Puis il eut un grand soupir et se rendormit.
Il y avait des vêtements accrochés à un porte-manteau, des vêtements usés, salis, effiloqués par endroits.
— Fouille-les, Gourel, dit le chef.
Les poches étaient vides. Pas de porte-feuille, pas de papiers.
— Je ne vois rien, dit Gourel.
— Sous les doublures ?
— Rien.
— Le veston ne porte pas de marque ?
— Aucune. Ah ! si un numéro inscrit à l’encre, sur un bout de linge cousu en dessous du col.
— Quel numéro ?
— 813.
IV
Dans la loge, trois agents gardaient Marco, que l’on avait mis d’ailleurs hors d’état de faire le moindre mouvement. On étendit Arsène Lupin sur le lit. Le célèbre aventurier, frappé à la tête d’un coup de pommeau, n’avait pas repris connaissance.
Dans l’arrière-loge, qui servait à la fois de cuisine et de chambre à coucher, étaient emprisonnés les concierges et la vieille bonne.
— Arnoult, dit M. Lenormand au commissaire, je vous prierai de téléphoner à la Sûreté. Et veuillez revenir avec deux voitures. Nous transporterons ces gaillards-là au Dépôt.
Aussitôt après le départ du commissaire, le chef interrogea sommairement les deux concierges et acquit la certitude qu’ils n’étaient que des comparses de la bande, des auxiliaires inconscients de Marco. Ils connaissaient évidemment l’existence du passage qui s’ouvrait dans leur loge, puisque ce passage avait été pratiqué avec leur consentement, mais ils le considéraient comme une issue que Marco se réservait pour échapper à ses créanciers.
Quant à la vieille bonne et à Marco, le chef n’apprit pas grand’chose à leur propos. Marco habitait l’appartement depuis six années, sous le nom de M. Marc Dalis. On l’y voyait peu. Chaque matin, il sortait et ne rentrait qu’au soir. Où passait-il ses journées ?
M. Lenormand ne prit pas la peine de l’interroger. Il lui demanda seulement :
— Un mot… Qui est cet homme que ton patron soignait et que j’ai trouvé dans l’appartement, à moitié mort ? Veux-tu me répondre ?
— Oui.
— Qui est-ce ?
— Je ne sais pas.
Seul, au fond, ce problème-là paraissait intéresser M. Lenormand. Trois fois déjà, depuis le début du drame, ce nombre de 813 revenait sous ses yeux, inscrit d’abord sur l’étiquette qu’il avait ramassée dans la chambre du Palace, près de l’étui à cigarettes, puis inscrit sur l’étiquette collée à la cassette d’ébène que Lupin avait renvoyée par colis postal, et inscrit sur le bout de linge épinglé au veston du malade.
Pures coïncidences, peut-être, les deux premières fois ? Oui, à la rigueur ; mais, après cette troisième découverte, le hasard ne pouvait pas être invoqué. Il y avait là, dans ce retour vraiment fatidique du même nombre, un fait que l’on devait accueillir et considérer avec attention.
Quel était le sens de ces trois chiffres ? Était-ce un mot d’ordre ? Était-ce la clef d’un langage secret, adopté par des gens qui correspondent entre eux ? Fallait-il le traduire par des lettres équivalentes ?
Questions insolubles, et qu’il n’agitait que par obsession, malgré lui. Mais quelque chose du moins était positif, palpable, susceptible d’une explication logique et immédiate : c’était la présence de ce malade dans le logis de Marco.
Qu’y faisait-il ? Était-ce un complice, ou un prisonnier ?
M. Lenormand passa dans la chambre du malade.
Un docteur voisin, que l’on était allé chercher en toute hâte, achevait de l’examiner.
— Eh bien, docteur, lui demanda le chef, qu’en dites-vous ?
— J’en dis ce que je dis depuis deux jours !
— Depuis deux jours ?
— Ma foi, oui, c’est avant-hier que mon voisin, M. Marc Dalis, m’a envoyé chercher pour soigner un de ses amis, arrivé chez lui du matin même, disait-il, et c’est la troisième fois que je viens.
— Alors, cette ordonnance est de vous, docteur ?
— Oui.
— Et ce M. Marc Dalis assistait à vos visites ?
— Oui, ainsi qu’un autre monsieur.
— Et ces deux personnes semblaient s’intéresser beaucoup à la santé du malade ?
— Énormément. Ils me suppliaient de faire l’impossible pour le sauver.
— Il est donc en péril ?
— Oui et non. Il a une affection cardiaque avancée… et des poumons déplorables. Un dénouement subit est à craindre, de même qu’il peut traîner encore quelques semaines… et qui sait ! survivre à son mal. Le salut pour lui serait le changement d’air… la montagne… et surtout le changement d’existence, hors de Paris… le repos.
— Il demeure donc à Paris ?
— Oui et il y mène une vie de dissipation, se livrant à la débauche et à la boisson. M. Dalis m’a dit l’avoir retrouvé ivre-mort dans un des bouges les plus mal famés de la Villette.
M. Lenormand tressaillit, frappé d’une idée, et il reprit :
— Vous n’en savez pas davantage, docteur ?
— Non.
— Le malade n’a pas eu l’occasion de vous parler en tête à tête ?
— Non. D’ailleurs, ce n’eût été que des paroles de délire. La fièvre était trop forte. Ce soir seulement la température commence à tomber.
— Mais il n’est pas transportable ?
— Il vaut mieux attendre. Je reviendrai demain matin et nous verrons, mais, en tout cas, qu’on ne le laisse pas seul.
— Non, non. Soyez sans crainte, docteur, dit M. Lenormand, et merci.
Il le reconduisit avec un empressement visible, revint en hâte vers le malade, d’un coup lui sortit le bras gauche hors du lit, se pencha sur la main.
— Eh ! parbleu, c’est lui !
— Qui ça, lui, demanda Gourel.
— Pierre Leduc !
— L’homme que M. Kesselbach avait chargé l’agence Barbareux de découvrir ?
— Justement ! L’extrémité du petit doigt de la main gauche manque… et regarde… cette cicatrice effacée à la joue droite.
— Comment expliquez-vous, chef ?
— Comment ! Mais c’est tout simple, Lupin était au courant des recherches, il s’est mis en quête de son côté, il a trouvé, et, pour être plus tranquille, il a confisqué le personnage à son profit.
— Il le connaît donc ? Il sait qui c’est ?
— Peut-être pas. Je suppose que M. Kesselbach aura gardé secrètes les raisons pour lesquelles il cherchait Pierre Leduc avec tant d’opiniâtreté et que Lupin ne sait que ce que nous savons, c’est-à-dire l’existence de Leduc, l’intérêt qui s’attache à cette existence ; sans doute, aussi, ce chiffre 813 que l’on retrouve partout et qui semble jouer un rôle si important dans l’aventure.
Il se courba sur le malade, et il le contemplait avec une curiosité passionnée, avec l’espoir ardent de découvrir sur ce visage blême, sur ces joues amaigries, le secret de l’impénétrable passé. D’où venait cet homme ? À quelle race appartenait-il ? Quelle langue parlait-il ?
L’homme dormait, plus calme. Un mouvement régulier élevait et abaissait sa poitrine. La figure, malgré les tares et la fatigue, avait, au repos, de la noblesse.
Tout bas, il lui dit, comme s’il avait voulu lui suggérer le besoin de répondre :
— 813… Que signifient ces trois chiffres ? 813…
Le malade ouvrit les yeux et regarda M. Lenormand.
— 813… répéta celui-ci. Pouvez-vous m’expliquer ?… Il faut me parler en toute confiance…
L’autre continuait à fixer sur lui un regard vague et qui ne comprenait pas.
À chaque fois cependant que le chiffre était énoncé, il semblait à M. Lenormand qu’il se produisait comme un éveil de la conscience endormie, ou tout au moins un effort, un effort douloureux et passager.
À diverses reprises, il le répéta, le chiffre, et il ajoutait :
— Parlez sans crainte… je suis un ami… c’est pour vous défendre que j’insiste, pour vous sauver… répondez, il le faut.
À chacune des paroles, l’effort du malade se précisait. Il se souleva sur ses bras soudain raidis, et balbutia des mots inintelligibles, qui paraissaient plutôt des ébauches de mots, des mots qu’il essayait avant de trouver les mots définitifs que son obscure volonté cherchait à émettre.
De tout son être tendu, M. Lenormand épiait les sons hésitants, les guettait, s’en emparait comme d’une proie…
— Parle… parle… il faut parler… Tu vois, je suis un ami… je connais le chiffre… 813…
— 813, répéta la voix, faible comme un écho lointain.
Mais le malade n’avait pas prononcé ces trois chiffres qu’un grand frisson le secoua, et qu’une expression d’angoisse extrême bouleversa son visage. Ses yeux se fermèrent, son buste oscilla, et d’un coup, brutalement, sa tête retomba sur l’oreiller.
— Mort ! s’écria Gourel.
— Mais non… mais non, dit M. Lenormand qui avait posé sa main sûr la poitrine de l’homme… mais non, le cœur bat.
Il resta ainsi plusieurs minutes et conclut :
— Oui, le cœur bat… ça va mieux… seulement il n’y a plus rien à faire avec lui maintenant, il ne parlera pas.
— Il faudra bien…
— Non, laisse-moi, Gourel…
Il se leva et commença sa petite promenade habituelle à travers la chambre, courbé sur sa canne. De temps à autre, il s’arrêtait près de la fenêtre ou près d’un meuble quelconque et réfléchissait. Enfin il s’approcha du brigadier et lui dit :
— Écoute-moi, Gourel, écoute-moi bien. Je pars… Toi, tu vas rester là.
— Oui, chef.
— Je te le confie. Il dort… ne fais pas de bruit… ne le touche pas… mais garde-le bien… Cet homme m’est plus utile que toutes les forces dont je dispose.
— J’en réponds sur ma tête, chef.
Tandis que Gourel faisait ses préparatifs pour passer la nuit auprès du malade, M. Lenormand quitta la chambre, se dirigea vers la loge, donna l’ordre à trois agents de surveiller la maison, leur enjoignit de ne laisser sortir personne sous quel prétexte que ce fût et de ne laisser personne entrer sans une raison dûment établie, et, ses précautions bien prises, il emmena son butin à la préfecture de police.
Le lendemain matin, à neuf heures, le chef de la Sûreté, en revenant rue Demours, aperçut le juge d’instruction qui commençait son enquête par la loge.
M. Formerie paraissait gonflé de joie et d’importance, et il dit au chef, comme s’il lui apprenait un événement auquel M. Lenormand n’avait aucune part, mais auquel, lui, M. Formerie, avait contribué de toute sa puissance, il dit au chef :
— Lupin ! Lupin est à nous ! Vous ne vous doutez pas du tapage que ça fait ! On ne parle que de cela. Lupin arrêté ! Lupin en prison ! Quelle revanche pour moi !
Sans lui répondre, M. Lenormand questionna l’un des agents.
— Tout va bien ?
— Très bien, chef.
— Vous avez porté le café ce matin au brigadier Gourel ?
— Oui, mais…
— Comment ! mais c’était convenu !
— J’ai porté le café, chef ; seulement j’ai eu beau sonner, le brigadier Gourel ne m’a pas répondu.
— Impossible, voyons, je connais Gourel…
— Il s’est peut-être endormi, remarqua le juge d’instruction.
M. Lenormand haussa les épaules et courut jusqu’à la porte du rez-de-chaussée. Il avait eu soin, la veille au soir, d’en prendre la clef au trousseau de la vieille bonne.
Accompagné de M. Formerie, il entra précipitamment, et, tout de suite, par le couloir de service, il passa dans la chambre du malade.
Il s’arrêta net, cloué au seuil.
— Ah ! s’écria M. Formerie celle-là est raide ! Ah ! par exemple !
Le lit était vide.
Sur une chaise, courbé en deux, la tête entre ses genoux, Gourel dormait.
Ce fut la revanche de M. Formerie. Revenu de sa stupeur, il s’exclama :
— Mais il dort, le serviteur modèle, hein ! mon cher… qu’en dites-vous ? Il dort si bien que son prisonnier a pu s’évanouir comme un songe. Bonsoir la compagnie.
Et il ajouta, d’un air subitement grave :
— Il est regrettable, monsieur Lenormand, que vous n’ayez pas pris des mesures plus sérieuses.
Le chef n’écoutait pas. Silencieux, fouillant de son regard aigu tous les coins de la pièce, il torturait de ses doigts crispés le pommeau de sa canne.
Il alla vers le lit et l’examina. Puis il alla vers la fenêtre. Elle était fermée. Du reste elle donnait sur une cour intérieure sans issue.
— Tout de même, déclara M. Formerie, cela tient du miracle.
— Il n’y a pas de miracle.
— Fichtre ! c’en est un que de venir dans une chambre parfaitement close et d’enlever un malade sans être entendu de l’agent qui le garde.
— Gourel a été endormi à l’aide d’un narcotique.
— Je le vois parbleu bien ! mais il a fallu pour cela qu’on le lui donnât, ce narcotique ? Par où est-on entré ? et, je le répète, par où est-il sorti ?… On n’emporte pas un malade à travers des murs… Il y aurait des traces, quelque chose… Il n’y a rien… moi, j’appelle ça un miracle.
Une heure après, Gourel se réveilla. Sa mémoire n’avait gardé aucun souvenir précis. Il se rappela cependant avoir bu l’eau d’une carafe qui se trouvait sur la table de nuit, parmi les fioles pharmaceutiques.
On chercha la carafe, le verre dont il s’était servi. On ne les découvrit point.
Les vêtements du malade n’étaient plus là non plus.
Mais, épinglée au mur, il y avait une lettre, cette fameuse lettre d’Arsène Lupin que les journaux reproduisirent le jour même, et qui eut un tel retentissement dans le monde entier.
» Tout est à recommencer.
» Je m’explique et brièvement, selon mon habitude.
» Le 16 avril, un individu (remarquez bien ce mot : un individu) pénétra avec l’un de ses complices chez M. Kesselbach et lui extorqua la clef et le mot de son coffre-fort. Le lendemain, on trouvait M. Kesselbach poignardé, et ce premier assassinat était suivi de deux autres.
» Sur la foi d’une carte laissée à dessein par l’individu, 1o on attribua le cambriolage à Arsène Lupin ; 2o on vit également en Lupin l’auteur de ces trois crimes.
» Je proteste contre ces deux erreurs.
» Votre sagacité, je n’en doute point, a relevé la deuxième : je ne tue pas.
» Mais je tiens aussi à relever publiquement la première : je ne suis pas l’individu qui a pénétré chez M. Kesselbach. Cet individu, faisant montre d’une indélicatesse que je signale aux honnêtes gens, a usurpé mon nom, s’est servi de mes procédés et m’a compromis par ses maladresses et par la coupable légèreté avec laquelle il a livré au poignard de l’assassin celui qu’il avait eu l’honneur de dépouiller.
» J’en ai rougi de honte.
» Et voilà que, hier soir, chef incapable et que je flétris, il laisse tomber entre vos mains Jérôme, Marco, la servante de Marco, dévoués collaborateurs qui furent mes compagnons autrefois, et qu’il n’a réunis autour de lui que pour les perdre stupidement.
» Et voilà que lui-même il ose se laisser prendre, sous mon nom, sous le nom d’Arsène Lupin !
» Ceci dépasse les limites. Moi, roulé bêtement, par vous ! Moi pris au piège comme un collégien ! Moi ridiculisé, bafoué, méprisé, détesté, haï !
» Non, mille fois non, je ne puis accepter une pareille chute.
» Je sors donc de la retraite où je vis depuis quatre ans, entre mes livres et mon chien, mon bon chien Sherlock, je bats le rappel de tous mes amis, et je me jette de nouveau dans la mêlée.
» Je le fais avec d’autant plus d’ardeur que l’affaire Kesselbach me semble, à première vue, de tout premier ordre et digne en vérité de mes efforts. Ajouterai-je, monsieur Lenormand, que le plaisir de rompre avec vous quelques lances n’est pas étranger à ma décision ?
» Comme entrée en matière, je commence par m’approprier le sieur Pierre Leduc.
» Et comme, d’autre part, il est inconvenant que ceux qui eurent le glorieux privilège de combattre sous ma bannière pourrissent sur la paille de vos prisons, je vous préviens loyalement que je leur pardonne, et que dans cinq semaines, le vendredi 31 mai prochain, je mettrai en liberté le soi-disant Arsène Lupin et mes amis Jérôme, Marco, etc.
» Je vous prie, cher monsieur Lenormand, de m’excuser si je publie cette lettre dans différents journaux et de bien vouloir accepter les hommages de votre respectueusement dévoué