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813 (1910, Le Journal)/01/03

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CHAPITRE III

LE PRINCE SERNINE À L’OUVRAGE


I

L’auto s’arrêta au milieu du bois de Viroflay, dans une petite clairière située à deux cents mètres de la route de Paris à Versailles, par Roquencourt.

Le mécanicien resta sur son siège. Deux hommes descendirent de la limousine, et l’un d’eux, s’adressant à son compagnon, ainsi qu’au mécanicien :

— L’endroit est bien choisi. Les feuilles empêchent qu’on voie de la route, et il est peu probable qu’on passe à travers bois.

— Et puis peut-être, dit l’autre, qu’il ne ferait pas bon de mettre le nez dans nos affaires.

— Oui, oui, je sais, repris le premier, tu es toujours pour la bataille, Hippolyte. Mais le patron n’en veut pas, lui. Le mot d’ordre maintenant, c’est prudence et discrétion.

— Soit, je rengaine. Seulement je voudrais bien comprendre… Et toi, Varnier, est-ce que tu y comprends quelque chose à toutes ces manigances-là ?

— Je t’ai déjà dit vingt fois que je n’ai jamais rien compris à rien de rien. Je comprends après, quand tout est fini. Ça s’éclaire, je sais le pourquoi des choses et la fin du fin. Avant, c’est de l’hébreu.

— Tu as dit le mot, c’est de l’hébreu. Et si tu veux que je te dise la vérité vraie, je m’en moque.

— Comme tu as raison !

— Et je m’en moque parce que je suis sûr qu’avec le patron ça finira toujours dans le bon sens. Ah ! Varnier, ce qu’il a bien fait de se remettre en campagne et de nous rappeler. Moi, au premier signal, j’ai tout lâché pour lui.

— Heureusement, dit Varnier, qu’on n’avait pas écouté Jérôme et Marco !…

— Parbleu ! on serait comme eux, sur la paille humide de la prison… Tandis qu’avec le patron on est tranquille… Hein ! tu as vu sa lettre à M. Lenormand ? Est-ce tapé ? Vois-tu, Varnier, j’aurais la tête sous la guillotine que je dormirais tranquille comme dans mon lit.

— Eh bien, dors dans cette voiture, dit Varnier en riant. Aujourd’hui, ta consigne est de ronfler… et quand tu auras fini de ronfler, tu fumeras des pipes.

— C’est tout ?

— Jusqu’à cinq heures et demie. À cinq heures et demie, Jules et toi — tu entends, Jules, dit Varnier au mécanicien — vous sortez l’auto du bois, vous reprenez la grand’route de Paris, vous passez Marnes, et, quatre cents mètres avant la station de Garches, à la grille même du parc de Villeneuve, halte ! C’est là le grand jeu. Il faut y être à six heures tapant… et ne pas oublier qu’on enlève deux dames, c’est-à-dire, une demoiselle… dont je me charge… et la veuve Kesselbach.

— Je me charge de la veuve, avec Jules. Mais, s’il y a des gens sur la route ?

— Vas-y tout de même. Les gens n’ont de courage qu’après, quand il est trop tard. Sur le moment, ça les estomaque. Six heures tapant, hein ? Jules, faudra pas éteindre ton moteur. Ah ! une idée, et des meilleures… on simulera une panne devant la grille… J’oubliais… il faudra tourner avant la panne, n’est-ce pas, Jules ? car nous repartirons du côté de Roquencourt et de Saint-Germain. Il y a de l’espace par là. Convenu, les gars ?

Et Varnier, allumant une cigarette, s’en alla tout doucement à pied par le chemin de gauche. Au bout d’une petite heure il arrivait au domaine de Villeneuve.

Dépecé maintenant, abîmé, le domaine de Villeneuve conserve encore quelque chose de la splendeur qu’il connut, au temps où l’impératrice Eugénie venait y faire ses couches. Avec ses vieux arbres, son étang, l’horizon de feuillage que déroule le parc de Saint-Cloud, le paysage a de la grâce et de la mélancolie.

Une partie importante du domaine fut donnée à l’Institut Pasteur. Une portion plus petite, et séparée de la première par tout l’espace réservé au public, forme une propriété encore assez vaste, comprise dans l’enceinte des murs et où s’élèvent, autour du bâtiment principal, plusieurs pavillons isolés.

Un joli jardin, tout coloré de fleurs et de plantes, borde la route. Sur la porte, cette inscription :

Maison de retraite pour Dames

L’inscription devrait mentionner, pour être absolument exacte, qu’il s’agit de dames veuves, ou de dames en instance de divorce, ou de jeunes filles orphelines, enfin de toute personne cherchant le repos, la solitude et le calme d’une retraite honorable.

« La veuve Kesselbach habite là, se dit Varnier, en jetant un coup d’œil sans s’arrêter… Quant à la jeune fille, rappelons-nous bien… la première ruelle à gauche, et, dans cette ruelle, la troisième maison à droite. »

Plus loin, il fit une halte, et, tout en affectant d’examiner, par la grille large ouverte, l’étang de Villeneuve, le pont de bois qui s’accroche à l’île, les pelouses onduleuses, il étudiait les abords de l’entrée, la disposition, du trottoir et de la route.

Deux minutes après, il tournait à gauche. La troisième maison sur la droite était environnée d’une haie par-dessus laquelle on apercevait une cour plantée d’arbres, quelques massifs bien taillés et une longue maison blanche.

Il resta caché pendant plus d’une heure, puis soudain une douzaine d’enfants sortirent de cette maison et se mirent à jouer dans la cour, en poussant des cris de joie. Une jeune fille apparut, blonde, très simple d’aspect, le visage souriant et doux. Elle portait entre ses mains un ballon qu’elle jeta, et sur lequel les enfants se précipitèrent.

— C’est elle, pensa Varnier.

Il longea la haie et gagna, derrière la maison, un chemin creux où s’ouvrait, à l’abri d’un massif de sureaux disposés en tonnelle, une petite barrière.

Il siffla deux fois, légèrement, coup sur coup, puis dix secondes plus tard, une troisième fois.

Une vieille dame passa la tête à l’une des fenêtres. Un quatrième sifflement. Alors elle descendit les marches du perron et s’avança jusqu’à la tonnelle.

Sous ses cheveux blancs, dont les bandeaux se terminaient par deux anglaises, sa figure, pâle et triste, exprimait une grande inquiétude. Trop forte, de marche lourde, elle avait, malgré son apparence et ses vêtements de dame, quelque chose d’un peu vulgaire. Mais les yeux étaient infiniment bons.

— C’est vous, Varnier ?

— Oui, madame Ernemont.

— Alors, ça tient toujours ?

— Plus que jamais… à six heures… La petite ne se doute de rien ?

— De rien. Elle joue avec ses élèves.

— Oui, je l’ai vue. Et vous êtes bien sûre qu’elle ira là-bas ?

— Dès que les élèves seront en classe, elle ira là-bas, à la maison de retraite. Elle a rendez-vous avec la dame à cinq heures, comme hier et comme avant-hier.

— Oui, mais reviendra-t-elle par l’étang ?

— Sans doute. Elles se promèneront ensemble comme les autres jours. Mais assez parlé, puisque tout est convenu…

— Vous savez bien qu’avec le patron il faut mettre les points sur les i.

— Filez, Geneviève m’appelle.

Mme Ernemont se hâta de rentrer. La jeune fille, en effet, la cherchait.

— Qu’est-ce que tu fais donc, grand’mère ? Tu oublies que c’est l’heure du thé.

— Tes élèves ?

— Elles prennent leur collation dans la cour sous la garde de Charlotte.

— Tu as confiance en Charlotte ?

— Pleine confiance, et puis, quand même, rien ne m’empêcherait de prendre mon thé avec toi, et à l’heure habituelle. C’est notre seul moment d’intimité.

— Que tu es gentille, ma bonne Geneviève !

La table était prête dans un petit salon situé par devant et près de la salle d’études.

Elles s’assirent et mangèrent tout en bavardant.

— Sais-tu à quoi je pense, grand’mère ?

— Ma foi…

— Je pense à cette pauvre dame que je vais aller revoir, à la maison de retraite.

Mme Kesselbach ?

— Oui. Tu ne t’imagines pas comme elle est triste ! Elle aimait beaucoup son mari. Et cette mort affreuse… Tu sais, on n’a encore rien découvert. J’ai lu le journal. Est-ce que tu trouves que M. Formerie est très intelligent ?

— Pourquoi cette question ?

— Dame ! Voilà bientôt une semaine qu’il a sous la main quatre complices de Lupin, et il n’est pas plus avancé qu’au premier jour.

— Qu’est-ce que tu veux ? Ils sont muets comme des carpes.

— On les fait causer ! Avec les moyens dont on dispose, on n’a même pas pu établir l’identité de Marco et de sa bonne. On s’empare d’un malade… il vous glisse entre les doigts, et l’on ignore son nom, les liens qui le rattachent à la bande, enfin tout ! Vraiment, ce que Lupin les roule !

— Tu as l’air de l’admirer, lui !

— Oh ! nullement. J’avoue, au contraire, que cela m’offusque de voir tout le bruit qu’on fait autour de lui. Je trouve cela profondément immoral. Rien qu’à son nom, on se pâme, comme s’il s’agissait d’un héros. C’est un voleur, après tout, et de la plus vile espèce, car il n’a même pas l’excuse de voler par besoin.

— Il diffère des autres…

— Ah ! oui, je connais la légende, c’est un gentilhomme, chevaleresque, généreux, galant, redresseur de torts, un don Quichotte, quoi ? Du bluff, grand’mère ! C’est un voleur…

Elle continua de parler. Ses moindres paroles, ses gestes mesurés, la franchise de son regard, révélaient une nature saine, une vision grave de la vie. Si jeune qu’elle fût — elle venait de prendre dix-huit ans — elle montrait dans ses jugements et dans ses idées de la raison, de l’équilibre, de la logique, sans pourtant qu’aucune de ces qualités sérieuses atténuât sa bonne humeur, sa naïveté d’enfant, sa joie de vivre.

Elle ajouta en se levant :

— Et puis, quand on pense au désespoir de Mme Kesselbach, quand on a vu comme moi ses pauvres yeux, las de pleurer, je t’assure qu’on n’est pas disposé à l’indulgence.

— Pauvre dame ! Elle a été gentille avec toi ?

— Plus que gentille, affectueuse.

— Tu en as tout de même eu de l’aplomb d’aller lui rendre cette visite et de lui demander de l’argent pour ton école.

— Il faut bien… si je veux prendre encore des élèves.

— Et tu crois qu’elle souscrira ?

— Elle doit me répondre maintenant… et je ne veux pas être en retard. Je vais rentrer les petites à l’étude et partir.

— Et surtout n’oublie pas, Geneviève, qu’il faut être là à six heures très exactement. Tu as des rendez-vous avec les parents de plusieurs élèves. Si tu n’étais pas arrivée, je serais obligée de les renvoyer.

— Sois tranquille, grand’mère.

Elle se dirigea vers la porte et tourna la poignée.

— Tiens, fit-elle, la porte ne s’ouvre pas. Qu’y a-t-il donc ?

La vieille dame essaya sans plus de succès.

— Ah ! ça, c’est trop fort… on dirait qu’elle est, fermée…

Geneviève se baissa.

— Mais oui, grand’mère, regarde la serrure. On a donné un tour de clef, de dehors, pendant que nous causions.

— Mais qui ?… Voyons… c’est impossible… nous aurions entendu.

— Enfin, quoi ! grand’mère, nous sommes bien emprisonnées.

— Par exemple ! Qu’est-ce que cela signifie ?

La vieille dame allait et venait avec agitation, tandis que Geneviève riait de bon cœur.

— Que c’est drôle, grand’mère, que c’est amusant ! Mais ris donc, grand’mère ! Il faut toujours rire quand on vous fait une plaisanterie.

— Une plaisanterie ! Et qui s’est permis ?

— Ah ? ça, je l’ignore. Mais ça ne peut pas être sérieux, puisqu’il me suffit d’ouvrir la fenêtre que voici et d’appeler…

— Tes élèves sont dans le préau, à gauche de la cour.

— Si elles n’entendent pas je saute, et je fais le tour pour te délivrer.

Elle s’approcha de la fenêtre, et, subitement, fit un écart, en reculant.

La vitre avait sauté en éclats, et quelque chose jaillissait à travers la pièce qui se heurtait au mur et roulait à terre.

C’était un caillou.

Mme Ernemont tomba assise, tremblante d’effroi, comme si ce caillou annonçait une grêle d’autres cailloux qui allaient s’abattre dans la chambre.

— Un papier, grand’mère ! s’écria Geneviève ; il y a un papier attaché par une ficelle.

Elle le déplia aussitôt. Des mots étaient écrits, d’une écriture grossière, maladroite, comme ces mots que l’on trace de la main gauche.

Geneviève lut :

« Mademoiselle, il ne faut pas aller à l’étang. Il y a du danger. »

Mme Ernemont courut précipitamment vers sa petite-fille et la saisit dans ses bras.

— On a raison, ma chérie, on a raison. Pourquoi t’en aller là-bas ? Tu n’as rien à y faire. La personne qui t’écrit cette lettre sait bien ce qu’elle dit. N’y va pas, je t’en prie… N’y va pas.

Geneviève la regarda toute surprise.

— Mais tu disais justement le contraire, il y a dix minutes.

La vieille dame bredouilla :

— Certes ; mais, tu vois, il y a du danger, on t’en avertit…

— Voyons, grand’mère, c’est toujours la même plaisanterie qui dure. En quoi une promenade en plein jour peut-elle être dangereuse ? Et puis, qui donc me voudrait du mal ? Tout le monde est si bon pour moi !

Elle enjamba le rebord de la fenêtre, se laissa glisser parmi les fleurs d’une platebande et s’en revint tourner la clef.

— Pas bien grave, notre captivité, n’est-ce pas, grand’mère ? N’importe, je voudrais bien savoir…

Elle interrogea la petite bonne qui faisait leur ménage. Celle-ci n’avait pas quitté sa cuisine, et, de sa cuisine, elle n’avait rien vu de suspect, ni rien entendu.

Elle rejoignit ses élèves dans le préau et questionna Charlotte, une jeune fille de ses amies, qu’elle s’était attachée récemment comme surveillante et comme auxiliaire. Charlotte ne put lui donner aucun renseignement.

— Allons, dit-elle, le mystère s’éclaircira un jour ou l’autre.

Elle conduisit la petite troupe de ses élèves à l’étude, donna ses instructions à Charlotte, gagna sa chambre, mit son chapeau et retourna vers Mme Ernemont.

— Eh bien, grand’mère, es-tu calmée ?

— Mais oui, mais oui, ma chérie, j’étais folle… Ce caillou, cette lecture stupide…

— Alors, je peux partir ?

— Il le faut même, ma chérie. Et, surtout, sois exacte… À six heures, ici.

— Convenu… Adieu, grand’mère.

— Au revoir, ma Geneviève. Tiens, embrasse-moi encore… plus fort, ma chérie.

— Qu’est-ce que tu as, grand’mère ? Tu as l’air tout émue…

— Mais non, mais non, chérie… Va… et rappelle-toi… six heures… exactement.

II

Le pavillon que Mme Kesselbach habitait à la maison de retraite se trouvait au fond du jardin découpé dans le domaine de Villeneuve. Trois autres pavillons le précédaient, de dimensions égales et de forme identique, que la direction louait aux dames qui désiraient vivre tout à fait à l’écart des autres pensionnaires.

Dolorès Kesselbach n’avait pas conservé Edwards, le valet de chambre de M. Kesselbach. Elle n’avait amené que sa demoiselle de compagnie, Gertrude, avec laquelle elle était arrivée quelques heures après le crime, et la sœur de Gertrude, Suzanne, qui lui servait de femme de chambre, et qu’elle avait fait venir de Monte-Carlo.

Les deux sœurs lui étaient extrêmement attachées et s’ingéniaient à lui éviter toute peine, tout tracas domestique, tout effort. Et, dans le pavillon de l’Impératrice — ainsi l’appelait-on en souvenir de l’impératrice — la vie s’écoulait, monotone et silencieuse, ramenant chaque jour les mêmes petits faits insignifiants.

Trois fois déjà une automobile, que l’on avait commandée par téléphone, avait conduit Dolorès au Palais de Justice, où l’attendait M. Formerie. Le juge lui posait alors un certain nombre de questions, inscrites d’avance sur un calepin, et dont la naïveté, l’incohérence et l’inutilité semblaient la surprendre infiniment.

Elle y répondait de son mieux. Mais en quoi pouvait-elle servir l’instruction ? Elle ne savait rien, ne soupçonnait personne. M. Lenormand, qu’elle vit aussi dans le cabinet de M. Formerie, l’interrogea sur tout l’entourage de M. Kesselbach, sur leurs relations mondaines et sur les relations commerciales de son mari. Mais, bien qu’elle vécût avec celui-ci dans la plus parfaite intimité de pensée, elle ne connaissait pas le premier mot de ses affaires.

Aussitôt rentrée à Garches, elle s’étendait et ne sortait plus, sauf parfois pour de courtes promenades qu’elle faisait jusqu’à l’étang. C’était une nature indolente, que son mari, passionné d’action et d’énergie, aimait pour sa nonchalance et sa faiblesse gracieuse. Elle-même disait que la meilleure partie de sa vie se passait sur son divan, à rêvasser et à dormir.

Elle y pleurait, maintenant, et les rares personnes admises auprès d’elle, amis de passage à Paris, fournisseurs, gens de service attachés à l’établissement, remarquaient ses yeux rouges encore de larmes.

La visite de Geneviève parut lui être agréable, comme un divertissement à ses idées sombres.

Elle mit son chapeau, prit une étole de fourrure, et, toutes deux, elles sortirent. Sur la route, elles tournèrent à droite et passèrent devant le parc de Villeneuve.

— Nous entrons ? dit-elle.

— Je veux bien, dit Geneviève en riant.

— Pourquoi riez-vous ?

— Rien… Une bêtise… une lettre bizarre que j’aie reçue.

— Racontez, je vous en prie ; je suis extrêmement curieuse.

Geneviève raconta l’incident de la porte fermée à clef et du caillou lancé, et lut la lettre à haute voix :

« Il ne faut pas aller à l’étang. Il y a du danger. »

— Du danger ! s’écria Dolorès qui parut soudain très inquiète ; mais, alors, non, il ne faut pas que vous y alliez.

Geneviève montra le parc désert :

— Quel danger pourrait-il y avoir ? Personne ne se promène. D’ailleurs, les fenêtres des quatre pavillons donnent sur l’étang. Qui donc oserait, en plein jour ?

— C’est vrai, fit Dolorès ; excusez-moi… je suis si nerveuse…

Elle saisit le bras de la jeune fille :

— Parlez, je vous en prie, parlez… je n’aime pas parler, moi, je n’ai pas la force… Mais, en ce moment, il faut qu’on me parle… que je m’étourdisse. Voyons, je vous dirai tout de suite que nous sommes d’accord… oui, j’ai réfléchi… et je suis contente de vous aider. Combien voulez-vous prendre d’élèves en plus ?

— Mais, dit Geneviève en souriant, le plus que je pourrai. Ce n’est pas la place qui me manque, ni la bonne volonté… c’est… c’est plutôt, hélas ! les moyens.

— Eh bien, prenez-en huit, dix, à mon compte… douze même, si c’est possible… je me charge de tous les frais.

— Oh ! merci, madame.

— Seulement, expliquez-moi ce que vous faites… C’est si curieux que vous ayez fondé cette école pour enfants… comment dites-vous ?… retardataires. Ainsi, on vous envoie toutes les petites filles qui ne comprennent pas, qui ne peuvent pas apprendre à lire ou à écrire… les paresseuses ?…

— Mon Dieu oui, fit Geneviève.

Et, déférant au désir de Dolorès, elle exposa son idée, le résultat de ses efforts, et le progrès de ses ambitions.

Les deux jeunes femmes foulaient lentement l’herbe des pelouses, sous les grands arbres vénérables. Le bleu du ciel apparaissait entre les branches, que berçait une brise calme, et il flottait dans l’air des odeurs de printemps et de jeune verdure.

Elles arrivèrent au bord de l’étang, le suivirent et s’accoudèrent au parapet du pont qui le traverse.

Geneviève se tut. Elle avait parlé jusque-là, mais avec l’impression si nette que Dolorès ne l’écoutait pas, perdue dans ses pensées douloureuses, qu’elle préféra respecter le silence de sa triste compagne.

Sur les pentes de gazon qui descendaient vers l’eau immobile, les marguerites, les pommeroles, les violettes, les narcisses, le muguet, toutes les petites fleurs d’avril et de mai, se groupaient et formaient, çà et là, comme des constellations de toutes les couleurs. Le soleil se penchait à l’horizon.

— J’ai peur, fit Dolorès avec un frémissement de tout son être.

— Quoi ? fit Geneviève tressautant.

— Oui, j’ai peur… C’est un pressentiment… J’en ai quelquefois, quand un malheur est proche…

— Mais rien ne nous menace…

— Si, si… Vous oubliez la lettre… Et puis, ce paysage est désolant… Regardez cette eau morte… Allons-nous-en… Quelle heure est-il ?

— Six heures moins dix. Moi-même, j’ai un rendez-vous qui m’oblige…

Elles aperçurent deux petites filles qui jouaient, à quelque distance, et qui dansaient en chantant et en se tenant par la main.

Ce spectacle rassura Dolorès, qui se mit à causer avec les deux enfants et leur donna de la menue monnaie.

Et Geneviève lui dit :

Écoutez… On entend la trompe d’une automobile… Croyez-moi, madame, nous sommes bien en sûreté.

Elle avait cueilli des fleurs sur son passage, et elle les offrit à Dolorès, qui la remercia d’un sourire.

— Comme je suis impressionnable ! dit la jeune femme… Je vous ai fait faire une bien mauvaise promenade, mademoiselle. Et pourquoi mon Dieu ? Tenez, voilà des gardes du corps imprévus… L’automobile a une panne devant la porte, et on répare…

— Trois hommes pour nous défendre ! dit Geneviève. Êtes-vous tranquille ?

— Oui, oui… Mais, je vous le répète… c’était l’étang… et votre lettre… Pour m’excuser, je vais vous reconduire… et nous verrons vos élèves… Voilà qui me distraira.

La première, Dolorès franchit le seuil. Mais la pointe de son ombrelle s’engagea dans la fente d’une pierre qui servait à caler les deux battants, et l’ombrelle tomba.

Geneviève se baissa vivement. Elle ne s’était pas relevée qu’elle sentit une main qui l’empoignait au bras. En même temps, Dolorès poussait un cri et roulait par terre, sous l’agression de deux hommes.

— Pas de pétard, les poulettes, ricana Varnier… sinon ça chauffera… Jules, le bâillon, s’il le faut, pour la veuve. La donzelle est tranquille.

Geneviève, en effet, se laissait traîner, défaillante, et comprenant la vanité de toute résistance.

— Allons, la colombe, en cage.

Varnier la déposa dans la voiture, dont les glaces étaient recouvertes de volets intérieurs. Tout de suite après, Dolorès, évanouie, y était jetée à son tour. Deux hommes montèrent, la porte fut fermée, et l’auto bondit sur la route, comme une bête impatiente et soudain lâchée.

Tout cela ne dura pas dix secondes. Mais, si rapidement que l’acte fût accompli, si vite que la portière fût fermée, les deux hommes et la jeune fille n’en virent pas moins, comme dans un éclair, une auto qui venait en sens inverse, à cent pas de distance peut-être.

— Zut ! s’écria Varnier, nous sommes pigés… Défais ton volet, Hippolyte, qu’on vole… c’est de ton côté…

Hippolyte obéit… Au même instant, les deux autos se croisèrent, et les deux bandits aperçurent une forme qui gesticulait.

Varnier se précipita sur le petit carreau qui perçait le fond de la limousine :

— Cré nom ! ils s’arrêtent !… Ils vont tourner.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Hippolyte.

— Un tonneau Étoile d’Or, une vingt-trente, je crois.

— Nous avons une quarante.

— Oui, mais avec de la carrosserie. Ah ! les gueux, ils ont tourné… ils marchent… ils marchent, les sacripants !

— Combien de retard ?

— Cinq cents mètres…

— Cinq cents mètres ! Qu’est-ce que tu veux qu’ils fassent ?

— Ferme ta bouche !

Varnier abaissa les volets et les vitres par devant.

— Jules, mille francs si tu nous tires de là !… Deux mille francs… Mais avance donc, imbécile, nous restons sur place.

Il y eut une montée, puis une descente, puis une montée encore. La voiture semblait voler au-dessus du sol, et sauter d’un sommet à l’autre sans toucher le creux même des vallons.

— Un passage à niveau, hurla Varnier. Est-il ouvert ? Oui… et on ferme la barrière… Jules, passe à tout prix… Fais du boucan, triple idiot, gueule ! corne ! plus fort !… Victoire !… Nous passons… À leur tour, maintenant…

Il se retourna.

— Les voilà qui déboulent d’en haut ! Ah ! les brigands, ce qu’ils en bouffent du terrain !

Il éclata de rire.

— Halte-là, mes bonshommes ! On pousse la barrière… Vraiment pas poli !… Toutes mes excuses…

Il lâcha un juron :

— Tonnerre ! Ils marchent quand même !… Non, impossible, ils vont se casser… Ah ! les fripouilles, ils passent !… ça y est !

Il secoua Geneviève brutalement :

— Ça te fait sourire, la gosse !… Oui, je vois ça dans tes yeux… tu espères… Compte là-dessus, ma colombe, c’est pas encore fait… Jules, si tu nous fais prendre, je te brûle ce qui te sert de cervelle… Mais file donc, escargot… accélère… Fiche-nous en quatrième !

Les bois de Viroflay… Sur la gauche, on apercevait le château de Versailles.

Soudain, un carrefour… des maisons…

— Tourne à droite, Jules… Va donc, n’aie pas la frousse… Sur deux roues, mon vieux ! À la bonne heure… J’ai bien cru que nous y étions ! S’ils ne perdent pas là-dessus !

Il se colla de nouveau contre la glace du fond.

— Les voilà !… Ah ! les apaches !… Trois cents mètres ! pas davantage !… Allons, bon, la veuve qui pleure… Écoute, la veuve, une larme de plus, et je t’envoie rejoindre ton époux. Hardi, Jules !… Hippolyte, tire ton couteau, et si la veuve pique une crise… Hardi, Jules !…

La route, les arbres, les champs, l’horizon, tout semblait se soumettre à l’auto victorieuse. L’espace ne résistait pas, conquis d’avance, supprimé… Mais quelque chose, pourtant, dominait cette fuite éperdue, et les trois hommes le sentaient, comme l’oiseau sent la bête de proie qui le traque, le harcèle et va le saisir.

Sans même regarder, ils savaient que, fatalement, chaque tour de roue se résolvait en une défaite nouvelle. Tant de centimètres perdus par mètre… C’était mathématique, implacable.

— Hue donc, Jules ! Tu n’en mets pas. L’animal a des poumons, crebleu ! Éperonne ! cravache ! jusqu’au sang ! Tant pis si ça craque.

Mais il n’y avait rien à faire. L’oiseau de proie planait au-dessus d’eux, et l’étau de ses griffes les étreignait déjà.

Cent mètres les séparaient… cinquante mètres. Ils croyaient entendre le halètement de la machine et les hurlements des vainqueurs.

Par le carreau, Varnier les distinguait nettement, derrière leurs énormes lunettes.

— Je les vois, je les vois, disait-il… À droite, le chauffeur, en peau de bique… À gauche, un monsieur… Il rigole !… Fripouille, va.

Le dénouement approchait. Encore trente mètres… encore vingt.

— Fichus ! grogna Varnier… Ils nous tiennent ! Pas moyen d’y couper… À moins que… Hardi, Jules, c’est la côte de Marly… Plonge dedans, mon vieux ! saute au fond du gouffre… Ils n’oseront pas !… Hardi, Jules !… le tourbillon de la mort !…

Il se retourna :

— Ah ! le bandit ! Attention, Jules, le monsieur a saisi son revolver… Il tend le bras… il vise… Attention !… Tiens le volantvolant… cramponne-toi… Feu !

Une détonation retentit.

— Cré bon sang ! lâcha Jules, qui se courba sur la direction.

La voiture avait fait une embardée à gauche. Violemment, Jules la ramena sur la droite.

— Quoi ? qu’y a-t-il ? cria Varnier… un pneumatique, n’est-ce pas ?

— Oui… crevés… à l’arrière…

— Ah ! la canaille, il a bien visé… Arrête, nom d’un chien !…

Jules freina. Brusquement, l’automobile stoppa le long du talus.

Déjà l’autre voiture les dépassait et se bloquait devant eux.

— Au large, les enfants, rugit Varnier… y a plus qu’à décaniller… mes respects, les poulettes.

Il ouvrit la portière de droite, grimpa comme un chat jusqu’en haut du talus et tendit la main à ses deux camarades.

Deux coups de feu claquèrent. Un peu de sable jaillit sur la botte même de Varnier.

— Ah ! non, cria-t-il, tu en demandes trop, monsieur. Bonsoir !

Il poussa ses amis contre une haie qui bordait la crête, les fit basculer par-dessus les épines, bondit à son tour et disparut.

III

Geneviève s’était précipitée sur Dolorès et la rassurait :

— Ils sont partis… nous sommes sauvées… remettez-vous.

Dolorès murmura :

— Oh ! j’ai peur… ils vont revenir.

— Mais non, voici les personnes de l’automobile.

La portière de gauche s’ouvrit vivement. Tout de suite Geneviève supplia :

— Oh ! monsieur, je vous en prie… cette dame est malade…

— Elle n’est pas blessée ? dit le monsieur auquel Geneviève s’adressait… Est-ce que ces misérables ?…

— Non… non… c’est la peur seulement… l’émotion… Et puis… vous allez comprendre… cette dame est Mme Kesselbach…

— Oh ! dit-il…

Il offrit à Geneviève un flacon de sels qu’elle fit aussitôt respirer à la jeune femme. Et il ajouta :

— Soulevez l’améthyste qui sert de bouchon, mademoiselle, il y a une petite boîte, et dans cette boîte des pastilles. Que madame en prenne une… une, pas davantage… c’est très violent…

À certaines syllabes prononcées avec un peu d’affectation et à la façon dont il appuyait sur les r, on devinait un étranger, un Slave.

C’était un homme de trente-huit à quarante ans dont les cheveux châtains se mêlaient sur les tempes à quelques fils d’argent. Il avait un teint de belle santé, de fortes moustaches, et des favoris coupés très courts, à peine dessinés sur la peau fraîche des joues.

Sous son manteau d’automobile, large ouvert, on le voyait correctement vêtu d’une redingote grise qui lui serrait la taille, et d’un gilet à dépassant de coutil blanc.

Dolorès cependant se remettait peu à peu. Étonnée d’abord, elle parut ne pas comprendre. Puis, la mémoire lui revenant, d’un signe de tête, elle remercia son sauveur.

Alors il s’inclina profondément et dit :

— Permettez-moi de me présenter… Le prince Sernine.

C’était un nom connu, qu’on lisait souvent dans les « Déplacements et villégiatures ».

Dolorès dit à voix basse :

— Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance.

— En ne l’exprimant pas, madame.

Il appela son mécanicien :

Octave, pensez-vous que la réparation soit longue ?

— Très longue, monsieur, et presque impossible avec les moyens dont je dispose. La balle a fait des dégâts.

— Alors, mettez votre machine en marche, Octave. Nous allons reconduire ces dames.

— Mais celle-là, monsieur, nous la laissons sur la route ?

— Pourquoi pas ?

— Et s’ils viennent la chercher ?

Le prince Sernine haussa les épaules, comme si cette question l’intéressait médiocrement auprès du devoir de courtoisie qu’il avait à remplir.

Il aida les deux jeunes femmes à descendre, les installa dans son automobile et leur offrit les vêtements et les couvertures dont il disposait.

Une demi-heure après, l’auto s’arrêtait à la porte de la maison de retraite, et Dolorès retrouva sur le seuil ses deux suivantes Gertrude et Suzanne qui l’attendaient anxieusement.

Elle dit au prince :

— Je réclamerai de vous un dernier service, monsieur. Ne parlez pas de cet enlèvement. De mon côté, je n’ai pas l’intention de porter plainte.

— Cependant, madame, ce serait le seul moyen de savoir…

— Pour savoir, il faudrait une enquête, et ce serait encore du bruit autour de moi, des interrogatoires, de la fatigue, et je suis à bout de forces.

Le prince n’insista pas. La saluant, il demanda :

— Me permettrez-vous de prendre de vos nouvelles ?

— Mais, certainement…

Elle embrassa Geneviève et rentra.

La nuit cependant commençant à tomber, Sernine ne voulut pas que Geneviève retournât seule. Mais ils ne s’étaient pas engagés dans le sentier qu’une silhouette, détachée de l’ombre, accourut au devant d’eux.

— Grand’mère ! s’écria Geneviève.

Elle se jeta dans les bras de la vieille dame qui la couvrit de baisers.

— Ah ! ma chérie, ma chérie, que s’est-il passé ? parle…

— Eh bien, grand’mère, dit Geneviève en riant, tu avais raison. Il ne fallait pas aller à l’étang… et, sans monsieur, j’étais bel et bien perdue.

— Qu’est-ce que tu dis ?

Geneviève raconta les incidents de la journée, et Mme Ernemont répétait :

— Oh ! ma chérie, comme tu as dû avoir peur !… Je n’oublierai jamais, monsieur… je vous le jure… Mais comme tu as dû avoir peur, ma pauvre chérie !

— Allons, bonne maman, tranquillise-toi puisque me voilà…

— Oui, mais la frayeur a pu te faire mal… On ne sait jamais les conséquences… Oh ! c’est horrible… Et dire qu’on ne connaît pas, qu’on ne connaîtra jamais le nom de ces misérables ! T’enlever, toi ! pour quel motif ? Ah ! si l’on pouvait trouver !

— On trouvera, grand’mère.

— Hein ? tu as des indices ? une preuve ?

— Oui.

— Sérieuse ?

— Très sérieuse, et qui nous suffira largement à découvrir le mot de toute cette énigme.

— Est-ce possible ! est-ce possible !

Ils étaient arrivés devant le perron. La vieille dame pria le prince d’entrer et le conduisit dans le petit salon. Et, prenant les mains de Geneviève avec une sorte d’angoisse qu’elle ne cachait pas :

— Alors, tu pourrais savoir ?… Tu as une preuve ?

Geneviève tira la lettre de sa poche.

— Et cette lettre d’avertissement ?

— Mais tu ne sais pas qui l’a écrite.

— Si.

— Allons donc ! c’est une écriture déguisée ; on s’est servi de la main gauche…

— Je l’ai cru d’abord, ou plutôt la conviction s’est imposée à moi. Mais en y réfléchissant dans la voiture, j’ai pensé que, seule, une de mes élèves avait pu, pendant la récréation, venir, sans être remarquée, fermer la porte à clef, puis, plus tard, jeter un caillou. Alors, j’ai examiné la feuille, et tout de suite j’ai été fixée. C’étaient là des caractères comme en tracent mes débutantes.

— Laquelle ? En voilà des idées !

— Regarde toi-même, grand’mère… Ce n’est pas une écriture déguisée, c’est une écriture d’enfant. Votre avis, monsieur ?

Elle développa la feuille sur la table et continua :

— Rien n’est plus facile… Je n’ai qu’à prendre les cahiers de devoirs de mes élèves et à comparer.

D’un geste Mme Ernemont saisit la feuille et vivement la déchira.

— Qu’est-ce que tu fais ! grand’mère, s’écria la jeune fille interdite.

— Tu n’as pas besoin de chercher… ça ne sert à rien… il ne faut pas faire de bruit autour de soi… Appeler la justice !… voir son nom dans les journaux !… Jamais !… La vie est déjà assez difficile pour une jeune fille…

Geneviève semblait confondue. Elle regardait sa grand’mère comme un être nouveau qu’elle ignorait. Et elle lui dit de son ton de petite personne réfléchie :

— Tu te trompes, grand’mère, je ne songe pas du tout à invoquer l’aide de la justice, et, moins encore que toi, je ne voudrais attirer l’attention sur nous. Mais je crois qu’il serait bon de rechercher nous-mêmes…

— Pourquoi ? pour te venger ?… pour faire du mal ?…

— Oh ! grand’mère, quelle idée ! comme si j’étais capable de faire du mal !… Non, mais pour savoir quels sont mes ennemis, et pour me défier d’eux !… sans quoi demain ils recommenceront… et cette fois !…

— Tu n’as pas d’ennemis !

— Si grand’mère, j’en ai.

— Où ?

— C’est ce que je vais savoir.

Elle sonna. Au bout d’un instant la petite bonne apparut.

— Anna, lui dit-elle, les demi-pensionnaires sont parties ?

— Je crois, mademoiselle.

— Il n’est pas huit heures. Germaine Caze doit être encore là.

— En effet, mademoiselle, elle attend dans le vestiaire que sa sœur vienne la chercher.

— Dites-lui que j’ai à lui parler.

Anna sortit.

— Germaine Caze, dit la vieille dame…

— Oui, grand’mère, la lettre a été écrite par Germaine Caze.

— Tu le supposes.

— Non. En te demandant de comparer toi-même la lettre et les devoirs de mes élèves, je voulais te convaincre. Mais moi je savais d’avance la vérité.

— Et comment ?

— Germaine Caze a la mauvaise habitude, dont je n’ai pas encore pu la corriger, de terminer tous ses a par un petit crochet tout à fait caractéristique. Or il y a huit a dans la phrase.

— Simple hasard… Non, vois-tu, Geneviève, n’insiste pas…

— Il le faut, grand’mère. L’enlèvement dont j’ai été victime a été trop bien combiné, trop habilement préparé. Comment se fait-il que l’automobile soit arrivée à six heures moins cinq, juste au moment où je sortais, où je devais sortir du parc de Villeneuve ? C’est donc que l’on était prévenu ? Par qui ? Quel est l’espion, le traître dont il faut que je me défie autour de moi ?

Mme Ernemont était livide. Ses mains tremblaient. Elle protestait encore quand la petite Germaine entra.

— Ah ! te voilà, dit Geneviève à l’enfant.

Geneviève la prit sur ses genoux et la caressa, et, à mesure que ses blanches mains effleuraient le front et les cheveux de la petite, celle-ci, craintive d’abord, se détendait et souriait.

— Écoute, chérie, j’ai à te remercier… oui, tu as très bien fait de m’écrire cette lettre… cela prouve ton bon cœur.

L’enfant ne protesta même point, et la jeune fille reprit :

— Seulement il faut me dire comment tu as su cette histoire ? Pourquoi y avait-il du danger pour moi à l’étang de Villeneuve ? Tu peux parler… monsieur est notre ami… Comment as-tu été avertie ?

— J’ai entendu, répondit la petite, j’ai entendu deux personnes qui causaient.

— Peux-tu les nommer ? Ne crains rien, on ne leur fera aucun mal… Je t’assure que ce n’est pas pour leur faire du mal que je t’interroge… Qui est-ce ?

— Mon frère.

— Comment s’appelle-t-il, ton frère ?

— Jules.

— Que fait-il ?

— Il est mécanicien. Il conduit des automobiles.

— Et l’autre personne ?

— Il s’appelle Varnier.

L’enfant parlait comme si vraiment, elle n’eût pas pu ne pas parler. C’était la voix de Geneviève qui lui déliait la bouche et l’obligeait à l’aveu.

— Ils ont causé devant toi ?

— Ils croyaient que je dormais. Mais j’ai entendu et je vous ai écrit…

— Pourquoi m’as-tu écrit ?

— Parce que j’ai eu peur pour vous… et que je vous aime.

— Comment ton frère et ce Varnier savaient-ils que je devais aller à l’étang de Villeneuve ?

— Je ne sais pas.

— Ils n’ont pas parlé d’une personne, d’une personne que je connais et qui les renseigne ?

— Oui.

— Comment s’appelle-t-elle ?

— Je ne sais pas.

— Cependant ils la désignaient entre eux sous un nom quelconque…

— Oui… mais…

— Était-ce une femme ?

— Oui.

— Anna, la bonne ?… ou bien Mlle Charlotte ?

— Non… non…

— Alors ?

L’enfant cherchait, faisait tous ses efforts pour se souvenir. Geneviève, penchée sur elle, répétait dans le grand silence.

— Alors ?… souviens-toi… tu ne te rappelles pas ?… Cherche bien…

— Ah ! voilà ! s’écria Germaine… oui, je me rappelle… Ils disaient « la vieille »… oui, c’est cela, « la vieille m’a prévenu »…

Geneviève murmura pensivement :

— La vieille… Qui cela peut-il bien être ?… Grand’mère, est-ce que tu sais toi ?… Il n’y a pas de vieille femme dans notre entourage… La couturière ? non, impossible…

Après une minute de réflexion, ne comprenant pas, elle se leva :

— Il est tard, ma petite Germaine, ta sœur doit être là… Ne lui parle de rien… et à ton frère Jules non plus. Dis donc, ton frère est mécanicien à Paris, n’est-ce pas ?

— Oui, mademoiselle, mais, en ce moment, il est chez nous, à Marnes.

— J’irai le voir demain matin… Surtout ne le préviens pas… Et sois tranquille, il ne sera pas question de toi…

Elle se dirigea vers la porte.

— Geneviève, cria Mme Ernemont.

— Quoi, grand’mère ?

— Eh bien, pour moi, c’est la couturière, il n’y a pas de doute…

— Tu crois ? Nous en causerons tout à l’heure… Monsieur, dit-elle au prince, je sais que vous n’aimez pas les remerciements. Mais puis-je espérer tout au moins que vous me donnerez l’occasion en revenant ici de vous prouver ma reconnaissance ?

Il promit de revenir le lendemain soir, à la même heure. Elle sortit avec l’enfant.

La vieille dame resta un instant debout, chancelante, la figure convulsée. Puis, soudain, elle se jeta sur le prince, le saisit aux épaules et bégaya, la voix coupée de sanglots :

— C’est abominable… c’est ignoble, ce que tu me fais faire !… Une honnête femme comme moi !… Ah !… comment peux-tu ?… Tu n’as donc pas de cœur ?…

IV

Posément, sans brusquerie, le prince Sernine détacha l’une après l’autre les deux mains qui l’agrippaient, à son tour empoigna la vieille dame par les épaules, l’assit dans un fauteuil, se baissa vers elle, et, d’un ton très calme, lui dit :

— La barbe !

Elle essaya de se dégager.

— Oui… oui… abominable !… odieux !… Si tu la connaissais comme moi ! Un ange pareil !… Il n’y en a pas deux au monde comme cela… Mais tu n’as donc plus de cœur, plus rien. Voyons, réfléchis…

— C’est tout réfléchi.

— Et alors ?

— Alors, tu m’embêtes !

Et prenant son chapeau, il s’en alla sans plus d’explication, tandis que Mme Ernemont continuait de maugréer sur son fauteuil.

Le prince Sernine rejoignit son automobile au coin de la grand’route.

— Au Palace-Hôtel, dit-il au mécanicien. Quatrième vitesse.

Un quart d’heure après l’auto stoppait sur l’avenue.

Trois personnes attendaient le prince dans la chambre où il était venu s’installer au lendemain même de l’affaire Kesselbach, et qui était une des chambres du premier étage, devant lesquelles on avait trouvé le cadavre de Chapman.

— Vite, dit-il en entrant et en voyant les trois personnes, je suis pressé. Expédions le rapport. Varnier, tu as été reprendre la limousine avec Jules ?

― Oui, patron, elle est au garage.

— Et Jules ?

— Rentré chez lui.

— Eh bien, qu’il s’en aille de chez lui pendant quinze jours.

— Quelle raison lui donner ?

— Aucune. Tu lui diras seulement, et tu te diras à toi-même, que, quand vous aurez à parler, il faudra choisir un endroit plus sûr que la chambre de sa sœur Germaine. Ah ! un mot encore… L’enlèvement a été très bien combiné… Les deux dames n’ont aucun soupçon… Toutes mes félicitations…

— Ah ! patron, un compliment de vous !… Et puis, ça fait tellement plaisir de vous retrouver et de travailler de nouveau sous vos ordres !

— File, mon garçon.

Et, s’adressant aux deux autres personnes qui attendaient :

— Une minute. Je reviens.

Il frappa quatre fois du doigt la porte voisine. Elle s’ouvrit. Dans cette chambre il y avait deux jeunes gens, habillés avec une élégance un peu trop recherchée, les veux vifs, l’air sympathique.

Il leur dit :

— Bonjour, les frères Doudeville. Quoi de nouveau à la préfecture ?

— Pas grand’chose, patron.

M. Lenormand a toujours pleine confiance en vous ?

— Toujours. Après Gourel, nous sommes ses inspecteurs favoris. La preuve, c’est qu’il nous a installés ici, au Palace, pour surveiller les gens qui habitaient ce couloir au moment de l’assassinat de Chapman. Tous les matins, Gourel vient et nous lui faisons le même rapport qu’à vous.

— Parfait ! Il est essentiel que je sois au courant de tout ce qui se fait et de tout ce qui se dit à la préfecture de police. Tant que Lenormand vous croira ses hommes, je suis maître de la situation. Et, dans l’hôtel, avez-vous découvert une piste quelconque ?

Jean Doudeville, l’aîné, répondit :

— L’Anglaise, celle qui habitait en face de votre chambre actuelle, de l’autre côté du couloir, l’Anglaise est partie.

— Celle-là ne m’intéresse pas. J’ai mes renseignements. Mais son voisin, le major Parbury ?

Ils semblèrent embarrassés. Enfin l’un d’eux répondit :

— Ce matin, le major Parbury a commandé qu’on transportât ses bagages à la gare du Nord, pour le train de midi cinquante, et il est parti de son côté en automobile. Nous avons été au départ du train. Le major n’est pas venu.

— Et les bagages ?

— Il les a fait reprendre à la gare.

— Par qui ?

— Par un commissionnaire.

— De sorte que sa trace est perdue ?

— Oui.

— Enfin ! s’écria joyeusement le prince.

Les autres le regardèrent, étonnés.

— Eh ! oui, dit-il… depuis que vous êtes dans cet hôtel à surveiller les gens qui habitent cet étage, vous n’avez rien découvert. Voilà un indice !

— Vous croyez ?

— Évidemment. L’assassinat de Chapman n’a pu être commis que dans une des chambres ce couloir. C’est là, chez un complice, que le meurtrier de M. Kesselbach avait conduit le secrétaire, c’est là qu’il l’a tué, c’est là qu’il a changé de vêtements, et c’est le complice qui, une fois l’assassin parti, a déposé le cadavre dans le couloir. Mais quel complice ? La manière dont disparaît le major Parbury tendrait à prouver qu’il n’est pas étranger à l’affaire. Vite, téléphonez la bonne nouvelle à M. Lenormand ou à Gourel. Il faut qu’on soit au courant le plus vite possible à la préfecture.

Il leur fit encore quelques recommandations, concernant leur double rôle d’inspecteurs de la police au service du prince Sernine, et il retourna dans sa chambre.

Les deux hommes s’y trouvaient toujours.

— Mille excuses, docteur, dit-il à l’un eux. Je suis tout à toi. Comment va Pierre Leduc ?

— Mort !

— Oh ! Oh ! dit Sernine. Je m’y attendais depuis ton mot de ce matin. Mais, tout de même, le pauvre bougre n’a pas été long.

— Il était usé jusqu’à la corde. Une syncope, et c’était fini.

— Il n’a pas parlé ?

— Non.

— Tu es sûr que, depuis le jour où je l’ai arraché à Lenormand pour le remettre entre tes mains, personne dans ta clinique n’a soupçonné que c’était lui, ce mystérieux Leduc que la police recherche, que M. Kesselbach voulait trouver, et que j’avais repris à Lenormand ?

— Personne. Il occupait une chambre à part. En outre, j’avais enveloppé sa main gauche d’un pansement pour qu’on ne pût voir la blessure du petit doigt. Quant à la cicatrice de la joue elle est invisible sous la barbe.

— Et tu l’as surveillé toi-même ?

— Moi-même. Et, selon vos instructions, j’ai profité pour l’interroger de tous les instants où il semblait plus lucide. Mais je n’ai jamais pu obtenir que des balbutiements indistincts.

Le prince murmura pensivement :

— Mort… Pierre Leduc est mort… Toute l’affaire Kesselbach reposait évidemment sur lui et voilà qu’il disparaît… sans une révélation, sans un seul mot sur lui, sur son passé…

» Faut-il m’embarquer dans cette affaire à laquelle je ne comprends encore rien ? C’est dangereux… je puis sombrer… »

Il réfléchit un moment et s’écria :

— Ah ! tant pis, je marche quand même. Ce n’est pas une raison parce que Pierre Leduc est mort pour que j’abandonne la partie. Au contraire ! Au contraire ! Et l’occasion est trop tentante. Pierre Leduc est mort, vive Pierre Leduc ! Va, docteur. Rentre chez toi. Demain matin, je te téléphonerai.

Le docteur sortit.

— À nous deux, Philippe, dit Sernine au visiteur qui restait, un petit homme aux cheveux gris, habillé comme un garçon d’hôtel, mais d’hôtel de dixième ordre.

— Patron, commença Philippe, je vous rappellerai que la semaine dernière vous m’avez fait entrer comme valet de chambre à l’hôtel des Deux-Empereurs, à Versailles, pour surveiller un jeune homme.

— Eh oui, je sais… Gérard Baupré. Où en est-il ?

— À bout de ressources.

— Toujours des idées noires ?

— Toujours. Il veut se tuer.

— Est-ce sérieux ?

— Très sérieux. J’ai trouvé dans ses papiers cette petite note au crayon.

— Ah ! ah ! fit Sernine en lisant la note, il annonce sa mort… et ce serait pour demain soir !

— Oui, patron, la corde est achetée, et le crochet vissé au plafond. Alors, selon vos instructions, je suis entré en rapport avec lui, il m’a raconté sa détresse, et je lui ai conseillé de s’adresser à vous. « Le prince Sernine est riche, lui ai-je dit, il est généreux, peut-être vous aidera-t-il. »

— Tout cela est parfait. De sorte qu’il va venir ?

— Ce soir.

— Comment le sais-tu ?

— Je l’ai suivi. Il a pris le train de Paris, et maintenant il se promène de long en large dans l’avenue. D’un moment à l’autre il se décidera.

À cet instant la sonnerie du téléphone retentit. On annonçait du bureau qu’un monsieur Gérard Baupré demandait à voir le prince Sernine…

— Qu’il monte, répondit le prince.

Et s’adressant à Philippe :

— Toi, passe dans le cabinet de toilette, et ne bouge pas.

Resté seul, le prince murmura :

— Comment hésiterais-je ? C’est le destin qui l’envoie, celui-là.

Quelques minutes après entrait un grand jeune homme blond, mince, au visage amaigri, au regard fiévreux, et qui se tint sur le seuil, embarrassé, hésitant, dans l’attitude d’un mendiant qui voudrait tendre la main et qui n’oserait pas.

La conversation fut courte

— C’est vous M. Gérard Baupré ?

— Oui… oui… c’est moi.

— Je n’ai pas l’honneur…

— Voilà… monsieur… voilà… on m’a dit…

— Qui ?

— Un garçon d’hôtel… qui prétend avoir servi chez vous…

— Enfin, bref…

— Eh bien…

Le jeune homme s’arrêta, intimidé, bouleversé par l’attitude hautaine du prince. Celui-ci s’écria :

— Cependant, monsieur, il serait peut-être nécessaire…

— Voilà, monsieur… on m’a dit que vous étiez très riche… et très généreux… et j’ai pensé qu’il vous serait possible…

Il s’interrompit, incapable de prononcer la parole de prière et d’humiliation.

Sernine s’approcha de lui.

M. Gérard Baupré, n’avez-vous pas publié un volume de vers, intitulé Le sourire du printemps ?

— Oui, oui, s’écria le jeune homme dont le visage s’éclaira… Vous avez lu ?

— Oui… Très jolis, vos vers, très jolis… Seulement est-ce que vous comptez vivre avec ce qu’ils vous rapporteront ?

— Certes… un jour ou l’autre…

— Un jour ou l’autre, oui… et en attendant vous venez me demander de quoi vivre, n’est-ce pas ?

Gérard Baupré devint tout rouge. Le front baissé, il balbutia :

— De quoi manger, monsieur.

Sernine lui mit la main sur l’épaule, et, froidement :

— Les poètes ne mangent pas, monsieur. Ils se nourrissent de rimes et de rêves. Faites ainsi. Cela vaut mieux que de tendre la main.

Le jeune homme frissonna sous l’insulte. Sans une parole, il se dirigea vers la porte.

Sernine l’arrêta :

— Un mot encore, monsieur. Vous n’avez plus la moindre ressource ?

— Plus la moindre.

— Et vous ne comptez sur rien ?

— J’ai encore un espoir… J’ai écrit à un de mes parents, le suppliant de m’envoyer quelque chose. J’aurai sa réponse demain matin. C’est la dernière limite.

— Et si vous n’avez pas de réponse, vous êtes décidé, sans doute, le soir même, à…

— Oui, monsieur.

Ceci fut dit simplement et nettement.

Sernine éclata de rire.

— Dieu ! que vous êtes comique, brave jeune homme ! Et quelle conviction ingénue ! Revenez me voir l’année prochaine, voulez-vous ? Nous parlerons de tout cela… C’est si curieux, si intéressant… et si drôle surtout… Ah ! ah ! ah !

Et, secoué de rires, avec des gestes affectés et des salutations, il le mit à la porte.

— Philippe, dit-il en ouvrant au garçon d’hôtel, tu as entendu ?

— Oui, patron.

— Gérard Baupré attend demain matin une lettre, un secours…

— Oui, sa dernière cartouche.

— Cette lettre, il ne faut pas qu’il la reçoive. Si elle arrive, cueille-la au passage et déchire-la.

— Bien, patron.

— Tu es seul, dans ton hôtel ?

— Oui, seul avec la cuisinière, qui ne couche pas, et avec le patron M. Gossart.

— Je connais. J’ai pris mes renseignements. La famille de M. Gossart habite Barcelonnette. Eh bien, demain, M. Gossart recevra une dépêche de Barcelonnette lui annonçant que son père est à toute extrémité. Comme cela nous serons maîtres de l’hôtel durant trois jours.

— Ah ! patron, quel homme vous faites ! Vous pouvez tout, n’est-ce pas ?

— À peu près.

— Alors, patron, rassurez-moi. Vous savez que j’étais l’ami de Marco et de Jérôme. Est-il vrai que vous les ferez évader ?

— Oui.

— À quelle époque ?

— Comment, à quelle époque ! N’ai-je point fixé le vendredi 31 mai ? Je n’ai qu’une parole.

— De sorte que Marco et Jérôme seront libres ?

— Le vendredi 31 mai. Tu peux leur préparer un champagne d’honneur.