813 (1910, Le Journal)/01/04
Chapitre IV
Pierre Leduc est mort. Vive Pierre Leduc !
I
L’ombre s’étendait sur la campagne. La forme des choses s’évanouit peu à peu, et, seule, la silhouette des grands arbres se dressait dans un ciel noir où traînait encore un reste de clarté.
D’épaisses ténèbres enveloppaient le chemin qui conduisait de la route à l’école de Geneviève. Il y avait comme des trous, à droite et à gauche, où l’obscurité semblait s’accumuler de minute en minute, sous l’abri de feuillages plus lourds.
Un homme s’engagea lentement dans le sentier, puis s’arrêta et dit :
— Tu es là ?
— Oui, fit une voix qui partait de l’une des cachettes les plus sombres. Comment le sais-tu ?
— On me l’a dit à la villa.
— Ah ! tu y es passé ?
— Oui. J’ai voulu voir où en étaient les souterrains.
— Ça marche ?
— Oui, à merveille. Ces ouvriers italiens travaillent comme des démons. Encore deux jours et l’on aboutira aux caves du troisième pavillon, le pavillon Hortense, en plein jardin de la maison de retraite.
— Si on découvre…
— Impossible. Et puis j’ai une idée, toute une machination pour inonder le tunnel au besoin. Si quelqu’un s’avisait d’y descendre, il n’en sortirait pas vivant.
— Et pour le reste ?
— Pour le reste ?
— Oui, tu as les renseignements ?
— Ah ! c’est vrai. Eh bien…
— Tu parles trop fort. Viens ici… Courbe-toi… Ces renseignements ?
— Graves. Le prince Paul Sernine habite le Palace-Hôtel, juste en face de la chambre que j’occupais au premier étage. Il s’y est installé le lendemain même de l’affaire Kesselbach.
— Oh ! Oh ! il y est donc venu dans un but précis. Et qui est-ce ce prince ?
— Un prince authentique, paraît-il, connu de l’ambassade, membre de deux grands cercles…
— Ça se peut, mais il m’inquiète. Que vient-il faire dans notre jeu ? Ah ! qu’il ne s’avise pas… Toujours pas de nouvelles de Pierre Leduc ?
— Aucune, Lupin l’a bien caché.
— En voilà encore un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Ça lui portera malheur. Mais nous verrons cela plus tard. Pour le moment c’est le prince qui me tourmente.
— Qu’est-ce que tu attends ?
— Je surveille l’école. Le prince y est venu hier soir, après l’enlèvement. D’après mes informations, il doit y retourner ce soir.
L’homme murmura :
— Rudement gentille, cette Geneviève.
— Ah ! dis donc pas de bêtises, hein ? Avec toutes tes histoires de femmes, tu nous perdras.
— Pourquoi ? aucun danger de ce côté-là.
— Si, justement. Il y a des choses qui ne me semblent pas claires.
Un long silence entre eux. Ils écoutaient tous les bruits de la campagne, les bruits les plus proches et les bruits vagues et lointains qui peuvent annoncer le péril.
Soudain, le second des hommes tressauta et dit :
— Qu’est-ce que tiens à la main ? Non, ce n’est pas possible.
— Oui.
— Ton poignard ?
— Oui.
— Pour le prince ?
— Oui.
— Voyons, c’est de la folie. Encore celui-là ? À quoi bon ! Tu as donc une idée ?
— Oui.
— Laquelle ?
— Sernine et Lupin, c’est la même chose.
— Hein ! Qu’est-ce que tu chantes ?
— La vérité que je viens de découvrir. Il s’appelle Paul, n’est-ce pas ?
— Paul Sernine.
— Eh bien, Paul Sernine, Arsène Lupin, ce sont les mêmes lettres. Paul Sernine est l’anagramme d’Arsène Lupin.
— En effet… Tout de même, c’est rudement fort à toi d’avoir deviné cela… Et il ose porter ce nom ?
— Il ose tout, celui-là. C’est pourquoi nous avons tout à craindre de lui : si on ne le supprime pas dès maintenant, c’est lui qui nous écrasera.
— Et alors ?
— Alors, je frappe.
Le mot fut net et terrible. L’autre frissonna et se tut.
Il s’écoula dix minutes environ.
Puis un bruit d’auto gronda au loin, se rapprocha, et cessa tout d’un coup.
— Le voici, dit le premier des deux homes, le voici… il descend de voiture… Prends-moi la main. Au moment où je serrerai les doigts, tu lui accrocheras les jambes, et tu le feras tomber.
— Et toi ?
— Moi, je frapperai. Silence.
Quelqu’un s’avançait rapidement. On voyait la lueur d’une cigarette qui s’élevait et s’abaissait, et une voix chantonnait un air d’allégresse.
La silhouette se dessina, à dix pas peut-être, à cinq pas de la cachette d’ombre où les deux êtres attendaient.
Elle passa.
— Eh bien, dit le second des deux hommes, tu ne m’as pas donné le signal ?
— Non.
— Pourquoi ?
— J’aime mieux voir d’abord ce qu’il va faire et tâcher de surprendre ses paroles. Reste ici. Je te rejoindrai. Il faudra bien qu’il repasse par ici. Et alors, cette fois…
Deux minutes plus tard, le prince Paul Sernine, qui avait suivi le sentier et contourné la haie, parvenait derrière l’école, jusqu’à la porte…
Il ouvrit, traversa le jardin et pénétra dans le petit salon qui servait de parloir.
— Eh bien, la vieille, dit-il, on entre ici comme chez soi ?
Mme Ernemont se retourna, aperçut le prince et bondit sur lui.
— Toi ! encore toi ? Eh bien non, j’en ai assez. Tu m’as amené cette petite un jour en me disant : « Tiens, je te la confie… ses parents sont morts… prends-la sous ta garde. » Eh bien, elle y est sous ma garde, et je saurai la défendre contre toi et contre toutes tes manigances.
Le prince ne bougea point, impassible.
— Mais tu ne comprends donc pas, malheureux, que si elle avait deviné la vérité, j’étais perdue ? Elle me chassait.
Aucune réponse.
— Et elle était à deux doigts de la connaître ! Ton sacré Jules aurait tout aussi bien pu dire mon nom que m’appeler la vieille, et Germaine Caze le répétait. Ah ! ce que j’ai souffert !… Non, vois-tu, je serais morte de honte… Moi, la trahir !… Ah ! si tu la connaissais, ma pauvre chérie…
Elle s’apitoyait maintenant, toute faible, vaincue, et, croisant ses mains devant Sernine :
— Je t’en prie, ne nous mêle pas à toutes tes histoires. Nous étions si heureuses ! Je croyais que tu nous avais oubliées, et je bénissais le ciel chaque fois qu’un jour s’écoulait. Mais oui… je t’aime bien, cependant. Mais Geneviève… vois-tu, je ne sais pas ce que je ferais pour cette enfant ! Elle a pris ta place dans mon cœur.
— En ce cas, Victoire…
— Ne m’appelle pas ainsi, s’écria-t-elle, en frissonnant. Victoire est morte… ta vieille servante n’existe plus[1]. J’appartiens à Geneviève.
— En ce cas, madame Ernemont, pourquoi m’as-tu écouté avant-hier, quand je t’ai développé le plan de l’enlèvement, celui du sauvetage et le rôle que tu devais jouer auprès de Varnier, d’Hippolyte et de Jules ?
— Allons donc ! tu le sais bien, c’est de guerre lasse que j’ai cédé.
— Mais tu as cédé, et tu as prévenu Varnier que Geneviève serait à six heures moins cinq à la grille de Villeneuve avec Mme Kesselbach… Pourquoi as-tu fait cela ?
La vieille dame baissa la tête et, cachant son visage entre ses deux mains :
— Ah oui, pourquoi ai-je fait cela ? Pourquoi ai-je toujours fait tout ce que tu as voulu ?… toutes les infamies, toutes les saletés que tu exiges de moi ? Ça me soulève le cœur… et pourtant je vais quand même… sans raison… tout simplement parce que tu es toi, et que moi, j’ai été créée et mise au monde pour t’obéir…
Il se pencha sur elle et l’embrassa :
— Ma bonne vieille…
— Oui, des caresses, maintenant… des morceaux de sucre… Ah ! ta pauvre mère me le disait au temps jadis, quand je te nourrissais : « Ce marmot-là, tu l’aimes trop. Tu lui donnes ton lait aujourd’hui. Plus tard, il te demandera ton sang et tu le lui donneras… »
— Disait-elle vrai, Victoire ?
Elle soupira tristement :
— Ah ! mon pauvre petit, je t’ai donné bien plus que cela. Je t’ai donné ma conscience !
Ils se turent un moment tous deux, et elle lui dit :
— Alors, tu recommences ta vie d’autrefois ?
— Oui.
— Tu m’avais pourtant juré que c’était fini, que tu voulais devenir honnête.
— J’ai essayé. Voilà quatre ans que j’essaye… Tu ne prétendras point que pendant ces quatre ans j’aie fait parler de moi ?
— Eh bien ?
— Eh bien, ça m’ennuie.
Elle soupira et reprit :
— Tu es dans l’affaire Kesselbach ?
— Sans quoi, me serais-je donné la peine d’enlever Mme Kesselbach à six heures, pour avoir l’occasion, à six heures vingt-cinq, de l’arracher aux griffes de mes hommes ? Sauvée par moi, elle est obligée de me recevoir. J’ai été chez elle tantôt. Me voilà au cœur de la place, et, tout en protégeant la veuve, je surveille les alentours. Ah ! que veux-tu, la vie que je mène ne me permet pas de flâner et d’employer le régime des petits soins et des hors-d’œuvre. Il faut que j’agisse par coups de théâtre, par victoires brutales…
— Jésus-Marie ! soupira-t-elle. Mais enfin, soit, de ce côté-là, tout ce que tu veux. Mais Geneviève…
— Eh ! d’une pierre je faisais deux coups. Tant qu’à préparer un enlèvement et un sauvetage, autant marcher pour deux. Pense à ce qu’il m’eût fallu de temps, d’efforts, inutiles peut-être, pour me glisser dans l’intimité de cette enfant ! Qu’étais-je pour elle ? Que serais-je encore ? Un inconnu… un étranger. Maintenant, je suis le sauveur. Dans une heure je serai… l’ami.
Elle hocha la tête.
— Crois-tu donc qu’il faut tant de préparatifs et tant de détours pour être son ami ? Si tu la connaissais, tu rougirais de ce que tu as fait. Un enlèvement ! un sauvetage ! Que de complications pour gagner un cœur qui est si heureux de se donner !
— En es-tu bien sûre ?
— Je suis sûre qu’il suffisait de venir à elle ouvertement et de lui dire ce que tu as à lui dire.
— Ce que j’ai à lui dire exige plus de précautions. C’est un secret très grave, très émouvant.
— Que j’ignore ?
— Que tu ignores…
La vieille dame s’effara :
— Et qui lui fera de la peine, peut-être ? Oh ! je crains tout… je crains tout pour elle…
— La voilà, dit-il.
— Non, pas encore.
— Cependant… il y a du bruit… On dirait que c’est dans le jardin…
— Impossible ! Qui pourrait se promener dans le jardin à cette heure ? Non, ce doit être la porte du dortoir qu’on a refermée. Geneviève va descendre.
— Alors, essuie tes yeux et sois raisonnable.
— Écoute, fit-elle vivement, écoute, je ne sais pas quels sont les mots que tu vas prononcer, quel secret tu vas révéler à cette enfant que tu ne connais pas… mais moi qui la connais je te dis ceci : Geneviève est une nature vaillante, forte, mais très sensible. Fais attention à tes paroles… tu pourrais blesser en elle des sentiments… qu’il ne t’est pas possible de soupçonner…
— Et pourquoi, mon Dieu !
— Parce qu’elle est d’une race différente de la tienne, d’un autre monde… je parle d’un autre monde moral… Il y a des choses qu’il t’est défendu de comprendre maintenant. Entre vous deux, l’obstacle est infranchissable. Geneviève a la conscience la plus pure et la plus haute. Et toi…
— Et moi ?
— Et toi, tu n’es pas un honnête homme.
Geneviève entra, vive et charmante.
— Toutes mes petites sont au dortoir, j’ai dix minutes de répit… Ah ! bonjour, dit-elle au prince en l’apercevant, je suis contente de vous voir. Eh bien, grand’mère, qu’est-ce que c’est ? Tu as une figure tout émue… Est-ce encore cette maudite histoire de lettre ?
— Non, mademoiselle, dit Sernine, je crois avoir été assez heureux pour rassurer votre grand’mère. Seulement, nous causions de vous, de votre enfance, et c’est un sujet, semble-t-il, que votre grand’mère n’aborde pas sans émotion.
— De mon enfance ?… dit Geneviève en rougissant… Oh ! grand’mère !…
— Ne la grondez pas, mademoiselle, c’est le hasard qui a amené la conversation sur ce terrain. Il se trouve que j’ai passé souvent par le petit village où vous avez été élevée.
— Aspremont ?
— Oui, Aspremont, près de Nice. Vous habitiez là une maison neuve, toute blanche.
— Oui, dit-elle, toute blanche, avec un peu de peinture bleue autour des fenêtres… J’étais bien jeune, puisque j’ai quitté Aspremont à sept ans ; mais je me rappelle les moindres choses de ce temps-là. Et je n’ai pas oublié l’éclat du soleil sur la façade blanche, ni l’ombre de l’eucalyptus au bout du jardin.
— Au bout du jardin, mademoiselle, il y avait un champ d’oliviers, et, sous un de ces oliviers, une table où votre mère travaillait les jours de chaleur…
— C’est vrai, c’est vrai, dit-elle toute remuée… Moi, je jouais à côté…
— Et c’est là, dit-il, que j’ai vu votre mère plusieurs fois… Tout de suite, en vous voyant, j’ai retrouvé son image… mais une image plus gaie, plus heureuse.
— Ma pauvre mère, en effet, n’était pas heureuse. Mon père était mort le jour même de ma naissance, et rien n’avait pu la consoler. Elle pleurait beaucoup. J’ai gardé de cette époque un petit mouchoir avec lequel j’essuyais ses larmes.
— Un petit mouchoir à dessins roses.
— Quoi ! fit-elle, saisie d’étonnement, vous savez…
— J’étais là, un jour, quand vous la consoliez… et vous la consoliez si gentiment que la scène est restée précise dans ma mémoire.
Elle le regarda profondément et murmura presque en elle-même :
— Oui… oui… il me semble bien… l’expression de vos yeux… et puis le son de votre voix…
Elle baissa les paupières un instant et se recueillit comme si elle cherchait vainement à fixer un souvenir qui lui échappait.
Et elle reprit :
— Alors, vous la connaissiez ?
— J’avais des amis près d’Aspremont, chez qui je la rencontrais. La dernière fois, elle m’a paru plus triste encore… plus pâle. Et quand je suis revenu…
— C’était fini, n’est-ce pas ? dit Geneviève… oui, elle est partie très vite… en quelques semaines… et je suis restée seule avec des voisins qui la veillaient… et un matin on l’a emportée… Et le soir de ce jour, comme je dormais, il est venu quelqu’un, qui m’a prise dans ses bras, qui m’a enveloppée de couvertures…
— Un homme ? dit le prince.
— Oui, un homme. Il me parlait tout bas, très doucement… sa voix me faisait du bien… et en m’emmenant sur la route, puis en voiture dans la nuit, il me berçait et me racontait des histoires… de sa même voix… de sa même voix…
Elle s’était interrompue peu à peu, et elle le regardait de nouveau, plus profondément encore, et avec un effort plus visible pour saisir l’impression fugitive qui l’effleurait par instants. Il lui dit :
— Et après ? Où vous a-t-il conduite ?
— Là, mon souvenir est vague… c’est comme si j’avais dormi plusieurs jours… Je me retrouve seulement dans le bourg de Vendée où j’ai passé toute la seconde moitié de mon enfance, à Montégut, chez le père et la mère Izereau, de braves gens qui m’ont nourrie, qui m’ont élevée, et dont je n’oublierai jamais le dévouement et la tendresse.
— Et ils sont morts aussi, ceux-là ?
— Oui, dit-elle, une épidémie de fièvre typhoïde dans la région… mais je ne le sus que plus tard. Dès le début de la maladie, j’avais été emportée comme la première fois, et dans les mêmes conditions, la nuit, par quelqu’un qui m’enveloppa également de couvertures. Seulement, j’étais plus grande, je me débattais, je voulus crier… et il dut me fermer la bouche avec un foulard.
— Vous aviez quel âge ?
— Quatorze ans… il y a de cela quatre ans.
— Donc, vous avez pu distinguer cet homme ?
— Non, celui-là se cachait davantage, et il ne m’a pas dit un seul mot… Cependant j’ai toujours pensé que c’était le même… car j’ai gardé le souvenir de la même sollicitude, des mêmes gestes attentifs, pleins de précautions…
— Et après ?
— Après, comme jadis, il y a de l’oubli, du sommeil… Cette fois, j’ai été malade, paraît-il, j’ai eu la fièvre… Et je me réveille dans une chambre gaie, claire. Une dame à cheveux blancs est penchée sur moi et me sourit. C’est grand’mère… et la chambre c’est celle que j’occupe là-haut.
Elle avait repris sa figure heureuse, sa jolie expression lumineuse, et elle termina en souriant :
— Et voilà comme quoi Mme Ernemont m’a trouvée, un soir, au seuil de sa porte, endormie, paraît-il, comme quoi elle m’a recueillie, comme quoi elle est devenue ma grand’mère, et comme quoi, après quelques épreuves, la petite fille d’Aspremont goûte les joies d’une existence calme, et apprend le calcul et la grammaire à de petites filles rebelles ou paresseuses… mais qui l’aiment bien.
Elle s’exprimait gaiement, d’un ton à la fois réfléchi et allègre, et l’on sentait en elle l’équilibre d’une nature raisonnable.
Sernine l’écoutait avec une surprise croissante, et, sans chercher à dissimuler son trouble, il demanda :
— Vous n’avez jamais entendu parler de cet homme, depuis ?…
— Jamais.
— Et vous seriez contente de le revoir ?
— Oui, très contente… Grand’mère a fait des recherches pour le découvrir. Elle n’y a pas réussi.
— Eh bien, mademoiselle…
Geneviève tressaillit.
— Vous savez quelque chose !… La vérité, peut-être…
— Non… non… seulement…
Il se leva et se promena dans la pièce. De temps à autre, son regard s’arrêtait sur Geneviève, et il semblait qu’il était sur le point de répondre par des mots plus précis à la question qui lui était posée. Allait-il parler ?
Mme Ernemont attendait avec angoisse la révélation de ce secret, dont pouvait dépendre le repos de la jeune fille.
Il revint s’asseoir auprès de Geneviève, parut encore hésiter, et lui dit enfin :
— Non… non… tout à l’heure… une idée m’est venue… un souvenir…
— Un souvenir ?… Et alors ?
— Je me suis trompé. Il y avait dans votre récit certains détails qui m’ont induit en erreur.
— Vous en êtes sûr ?
— Absolument sûr.
— Ah ! dit-elle, désappointée… j’avais cru deviner que vous connaissiez…
Elle n’acheva pas, attendant une réponse à la question qu’elle lui posait, sans oser la formuler complètement.
Il se tut. Alors, n’insistant pas davantage, elle se pencha vers Mme Ernemont :
— Bonsoir, grand’mère, mes petites doivent être au lit, mais aucune d’elles ne pourrait dormir avant que je ne l’aie embrassée…
Elle tendit la main au prince.
— Merci encore…
— Vous partez ? dit-il vivement.
— Excusez-moi, grand’mère vous reconduira…
Il s’inclina devant elle et lui baisa la main. Au moment d’ouvrir la porte, elle se retourna et sourit.
Puis elle disparut.
Le prince écouta le bruit de ses pas qui s’éloignait et il ne bougeait point, la figure pâle d’émotion.
— Eh bien, dit la vieille dame, tu n’as pas parlé ?
— Non…
— Ce secret…
— Plus tard… aujourd’hui… c’est étrange… je n’ai pas pu.
— Était-ce donc si difficile ? Ne l’a-t-elle pas senti, elle, que tu étais l’inconnu, qui, deux fois, l’avait emportée ?… Il suffisait d’un mot…
— Plus tard… plus tard… dit-il en reprenant toute son assurance. Tu comprends bien… cette enfant me connaît à peine… Il faut d’abord que je conquière des droits à son affection, à sa tendresse… Quand je lui aurai donné l’existence qu’elle mérite, une existence merveilleuse, comme on en voit dans les contes de fées, alors je parlerai.
La vieille dame hocha la tête.
— J’ai bien peur que tu ne te trompes… Geneviève n’a pas besoin d’une existence merveilleuse… Elle a des goûts simples.
— Elle a les goûts de toutes les femmes, et la fortune, le luxe, la puissance donnent des joies qu’aucune d’elles ne méprise.
— Si, Geneviève. Et tu ferais bien mieux…
— Nous verrons bien. Pour l’instant laisse-moi faire. Et sois tranquille. Je n’ai nullement l’intention, comme tu dis, de mêler Geneviève à toutes mes manigances. C’est à peine si elle me verra… Seulement, quoi, il fallait bien prendre contact et…
Il s’interrompit et murmura, la voix inquiète :
— Écoute.
— Quoi ?
— Du bruit…
— Dans la maison ?…
— Écoute… non… dans le jardin…
— Ce sont les feuilles…
— Comme on les entend distinctement ! La fenêtre est pourtant fermée… et aussi les persiennes…
— Oui, mais un des carreaux a été brisé hier par le caillou, et on l’a enlevé, en attendant…
— Et tu ne m’as pas averti ?…
Il courut vers la fenêtre. À la même seconde un cri sourd jaillit dehors… puis des plaintes…
D’un geste il ouvrit les croisées, mais le crochet des persiennes résista.
— Cré nom ! jura-t-il, quel système !…
— Il y a une goupille, dit-elle, par dessous.
— Ça y est…
Les deux battants cédèrent. Au loin, dans l’ombre, une silhouette s’effaça.
— Tiens, là-bas, tu vois… fais le tour et rejoins-moi.
Il enjamba le balcon et, sans perdre de vue l’endroit du jardin par où la silhouette s’était enfuie, sauta.
Mais, à terre, sur le sol de la plate-bande, il avisa quelque chose qui remuait, et, tout de suite il perçut des gémissements étouffés.
Il se baissa. Un homme gisait.
— Blessé ? dit-il vivement…
— Oui… fichu… un sale coup…
— Comment : c’est toi, Jules ? Et l’autre, celui qui t’a frappé ?
L’homme ne répondit pas, évanoui sans doute.
Mais Mme Ernemont arrivait, munie d’une lanterne.
— C’est Jules, dit le prince, il est blessé… Aide-moi, nous allons le transporter… Et Geneviève ?
— Oh ! sa chambre et le dortoir donnent par derrière, au premier étage… elle n’aura rien entendu.
— Crebleu ! fit Sernine, qu’est-ce qu’il y a là ? Approche ta lanterne…
Elle obéit. Ils virent une échelle dressée contre la maison et dont le sommet aboutissait à côté d’une fenêtre aux volets fermés.
— C’est la fenêtre du petit salon, n’est-ce pas ? demanda Sernine.
— Oui.
— Et l’un des carreaux manque. Fichtre ! ça devient grave. Dépêchons !…
Ils transportèrent Jules dans le petit salon et le déposèrent sur un canapé.
Le jeune homme perdait beaucoup de sang d’une blessure qu’il avait au cou.
Le prince ordonna :
— Va me chercher de l’eau… et de la ouate.
Il se courba, et, pour mieux nettoyer la plaie, écarta les vêtements et la chemise. Mais, soudain, il eut un cri d’horreur.
— Quoi ? dit la vieille femme.
— Le couteau… regarde… ce stylet que je trouve.
— Eh bien ?
— Eh bien. C’est le même… c’est un couteau semblable à celui dont on a frappé les trois victimes du Palace-Hôtel.
— L’affaire Kesselbach ?
— Oui.
II
Par bonheur, la blessure n’intéressait aucun organe essentiel. Vingt minutes après, Jules, sous les soins actifs du prince, revenait à la vie.
— Va jusqu’à la grand’route, dit Sernine à Mme Ernemont. Tu trouveras l’auto et tu diras à Octave de l’amener le plus près possible de la barrière, mais sans bruit. Au besoin qu’il éteigne le moteur et qu’il pousse à la roue.
Mme Ernemont partie, le prince interrogea le blessé.
— Tu n’es pas trop faible ?
— Non, ça va mieux.
— Tu peux me répondre ?
— Oui.
— Comment se fait-il que tu sois là ?
— J’étais embêté de la gaffe que j’avais faite en causant devant ma sœur. Alors, je vous cherchais… j’espérais vous voir… m’expliquer avec vous.
— Après ?
— Eh bien, je suis venu par la campagne… j’ai trouvé la porte ouverte… je suis entré… et il m’a semblé voir quelqu’un qui rôdait dans le jardin… Je l’ai perdu… C’est après, en faisant le tour, que je l’ai retrouvé, du côté d’un bâtiment.
— La remise ?
— Sans doute. Il en sortait avec une échelle… Du moins, j’ai vu que c’était une échelle quand il l’a appliquée contre la maison.
— Il fallait venir, m’appeler…
— Comment aurais-je su que vous étiez dans cette maison ? Et si, pendant ce temps, il avait filé ?… Non, je me suis glissé entre les arbres… J’avais mon plan… arriver au pied de l’échelle et le faire tomber. Je me disais : « Si le patron est là, il saute par la fenêtre, et nous pinçons l’indiscret. »
— Eh bien ?
— Eh bien, voilà ! une branche morte a craqué sous mes pas. Oh ! ça n’a pas été long… il s’est laissé dégringoler du haut en bas de son échelle… J’ai couru… Seulement il était sur ses gardes… on s’est empoigné… et presque aussitôt, une douleur là…
— Tu ne pourrais pas le reconnaître ?
— Non… c’est un petit, qui est plutôt mince… et pas fort… je l’ai plié tout de suite… S’il n’y avait pas eu le couteau…
— Habillé… comment ?
— Ça m’a paru noir… et comme étoffe, au toucher, du drap… enfin, pas un ouvrier… un monsieur…
— Et selon toi, il est resté combien de temps sur l’échelle ?
— Trois minutes, pas davantage.
— Ne bouge pas, dit le prince à Mme Ernemont, qui revenait, et parle tout bas à Jules, comme nous parlions toi et moi, à la fin… tu te rappeles ? J’étais là, sur ce même canapé… et toi à genoux, près de mon oreille…
Il sortit, contourna la maison, grimpa sur l’échelle et, repoussant les volets contre le mur, il écouta.
L’épreuve terminée, il rejoignit Mme Ernemont.
— Et alors ? dit celle-ci.
— On entend le bruit de la voix… mais il est impossible que l’on distingue les paroles. De ce côté, je suis tranquille. Seulement…
— Seulement ?
— Eh bien, je suis filé, on m’espionne.
— Tu es inquiet ?
— Oui, très inquiet… il y a des choses qui m’échappent…
— Es-tu sûr que M. Lenormand n’ait rien découvert ?
Il haussa les épaules.
— Lenormand ? je m’en moque comme d’un fétu de paille. Heure par heure, tu entends, je sais ce qu’il trafique là-bas à la préfecture, tout ce qu’il dit ; tout ce qu’il pense, même. Le jour où Lenormand me gênera, je le briserai comme verre.
— Alors ?
— Alors, c’est lui qui m’épouvante, le monstre qui a tué trois fois au Palace, et qui frappe encore ce soir un des miens. Celui-là, vois-tu, il est formidable et infernal.
— Tu as peur de lui, toi ?
— Oui. Veille bien sur Geneviève. De mon côté, je fais garder la maison. À la moindre alerte, préviens-moi.
Avec l’aide d’Octave, Sernine transporta le blessé jusqu’à l’automobile et le conduisit à Pais où il l’installa dans un de ses nombreux logements.
— À Neuilly, maintenant, Octave, nous allons chercher le docteur. Quelle heure est-il ?
— Dix heures et demie.
— Fichtre ! Active !
Dix minutes après, l’automobile s’arrêtait à l’extrémité du boulevard d’Inkermann, devant une villa isolée. Au signal de la trompe, celui que la veille, dans sa chambre du Palace, Sernine avait appelé le docteur descendit. Le prince demanda :
— Tu as reçu mes instructions ?
— Oui.
— L’individu est prêt ?
— Empaqueté, ficelé, cacheté.
— En bon état ?
— Excellent. Si tout se passe comme vous l’avez dit, la police n’y verra que du feu.
— C’est son devoir. Embarquons-le.
Ils transportèrent dans l’auto une sorte de sac allongé qui avait la forme d’un individu et qui semblait assez lourd. Et le prince dit :
— À Versailles, Octave, rue de la Vilaine, devant l’hôtel des Deux-Empereurs.
— Mais c’est un hôtel borgne, fit remarquer le docteur, je le connais, un véritable bouge.
— À qui le dis-tu ? Et la besogne sera dure, pour moi, du moins… Mais sapristi, je ne donnerais pas ma place pour une fortune ! Qui donc prétendait que la vie est monotone ?
L’hôtel des Deux-Empereurs… une allée boueuse, deux marches à descendre, et l’on pénètre dans un couloir où veille la lueur d’une lampe.
Du poing, Sernine frappa contre une petite porte.
Un garçon d’hôtel apparut. C’était Philippe, celui-là-même à qui, la veille au soir, Sernine avait donné des instructions au sujet de Gérard Baupré.
— Il est toujours là ? demanda le prince.
— Oui.
— La corde ?
— Le nœud est fait.
— Il n’a pas reçu la lettre qu’il espérait ?
— La voici, je l’ai interceptée.
Sernine la prit. Elle était, en effet, adressée à Gérard Baupré.
— Il était temps, dit-il. On lui annonçait pour demain un billet de mille francs. Allons, le sort me favorise. Minuit moins un quart… Dans un quart d’heure, le pauvre diable s’élancera dans l’éternité. Conduis-moi, Philippe. Reste là, docteur…
Le garçon prit la bougie. Ils montèrent au troisième étage et suivirent, en marchant sur la pointe des pieds, un corridor bas et puant, garni de mansardes, et qui aboutissait à un escalier de bois où moisissaient les vestiges d’un tapis.
— Personne ne pourra m’entendre ? demanda Sernine.
— Personne. Les deux chambres sont isolées. Mais ne vous trompez pas, il est dans celle de gauche.
— Je sais, maintenant, redescends. À minuit, le docteur, Octave et toi, vous apporterez l’individu là où nous sommes, et vous attendrez.
L’escalier de bois avait dix marches que le prince gravit avec des précautions infinies… En haut, un palier et deux portes… Il fallut cinq longues minutes à Sernine pour ouvrir celle de droite sans qu’un grincement rompît le silence.
Une lumière luisait dans l’ombre de la pièce. À tâtons, pour ne pas heurter une des chaises, il se dirigea vers cette lumière. Elle provenait de la chambre voisine et filtrait à travers une porte vitrée que recouvrait un lambeau de tenture.
Le prince écarta ce lambeau. Les carreaux étaient dépolis, mais abîmés, rayés par endroits, de sorte que, en appliquant un œil, on pouvait voir aisément tout ce qui se passait dans l’autre pièce.
Un homme s’y trouvait, qu’il aperçut de face, assis devant une table. C’était le poète Gérard Baupré.
Il écrivait à la clarté d’une bougie.
Au-dessus de lui pendait une corde qui était attachée à un crochet fixé dans le plafond. À l’extrémité inférieure de la corde, un nœud coulant s’arrondissait.
Un coup léger tinta à une horloge de la ville.
— Minuit moins cinq, pensa Sernine… encore cinq minutes.
Le jeune homme écrivait toujours. Au bout d’un instant, il déposa sa plume, mit en ordre les dix ou douze feuillets de papier qu’il avait noircis d’encre, et se mit à les relire.
Cette lecture ne parut pas lui plaire, car une expression de mécontentement passa sur son visage. Il déchira son manuscrit et en brûla les morceaux à la flamme de la bougie.
Puis, d’une main fiévreuse, il traça quelques mots sur une feuille blanche, signa brutalement et se leva.
Mais, ayant aperçu, à dix pouces au-dessus de sa tête, la corde, il se rassit d’un coup avec un grand frisson d’épouvante.
Sernine voyait distinctement sa pâle figure, ses joues maigres contre lesquelles il serrait ses poings crispés. Une larme coula, une seule, lente et désolée. Les yeux fixaient le vide, des yeux effrayants de tristesse, qui semblaient voir déjà le redoutable néant.
Et c’était une figure si jeune ! des joues si tendres encore, que ne rayait la cicatrice d’aucune ride ! et des yeux bleus, d’un bleu de ciel oriental…
Minuit… les douze coups tragiques de minuit, auxquels tant de désespérés ont accroché la dernière seconde de leur existence !
Au douzième, il se dressa de nouveau, et bravement, cette fois, sans trembler, regarda la corde sinistre. Il essaya même un sourire, pauvre sourire, lamentable grimace du condamné que la mort a déjà saisi.
Rapidement, il monta sur la chaise et prit la corde d’une main.
Un instant il resta là, immobile, non point qu’il hésitât ou manquât de courage. Mais c’était l’instant suprême, la minute de grâce que l’on s’accorde avant le geste fatal.
Il contempla la chambre infâme où le mauvais destin l’avait acculé, l’affreux papier des murs, le lit misérable.
Sur la table, pas un livre : tout avait été vendu. Pas une photographie, pas une enveloppe de lettre ; il n’avait plus ni père, ni mère, plus de famille… Qu’est-ce qui l’attachait à l’existence ?
D’un mouvement brusque, il engagea sa tête dans le nœud coulant et tira sur la corde jusqu’à ce que le nœud lui serrât bien le cou.
Et, des deux pieds renversant la chaise, il sauta dans le vide.
III
Dix secondes, quinze secondes s’écoulèrent, vingt secondes formidables, éternelles…
Le corps avait eu deux ou trois convulsions. Les jambes avaient instinctivement cherché un point d’appui. Plus rien maintenant ne bougeait.
Quelques secondes encore… La petite porte vitrée s’ouvrit.
Sernine entra.
Sans la moindre hâte, il saisit la feuille de papier où le jeune homme avait apposé sa signature, et il lut :
Il remit la feuille sur la table, bien en vue, approcha la chaise et la posa sous les pieds du jeune homme. Lui-même il escalada la table et, tout en tenant le corps serré contre lui, il le souleva, élargit le nœud coulant et dégagea la tête.
Le corps fléchit entre ses bras. Il le laissa glisser le long de la table, et, sautant à terre, il l’étendit sur le lit.
Puis, toujours avec le même flegme, il entre-bâilla la porte de sortie.
— Vous êtes là tous les trois ? murmura-t-il.
Près de lui, au pied de l’escalier de bois, quelqu’un répondit :
— Nous sommes là. Faut-il hisser notre paquet ?
— Allez-y !
Il prit le bougeoir et les éclaira.
Péniblement, les trois hommes montèrent l’escalier en portant le sac où était ficelé l’individu.
— Déposez-le ici, dit-il, en montrant la table.
À l’aide d’un canif il coupa les ficelles qui entouraient le sac. Un drap blanc apparut, qu’il écarta.
Dans ce drap, il y avait un cadavre, le cadavre de Pierre Leduc.
— Pauvre Pierre Leduc, dit, Sernine, tu ne sauras jamais ce que tu as perdu en mourant si jeune ! Je t’aurais mené loin, mon bonhomme. Enfin, on se passera de tes services… Allons, Philippe, grimpe sur la table et toi, Octave, sur la chaise. Soulevez-lui la tête et engagez le nœud coulant.
Deux minutes plus tard, le corps de Pierre Leduc se balançait au bout de la corde.
— Parfait, ce n’est pas plus difficile que cela. Maintenant vous pouvez vous retirer, tous. Toi, docteur, tu repasseras ici demain matin, tu apprendras le suicide du sieur Gérard Baupré, tu entends, de Gérard Baupré — voici sa lettre d’adieu — tu feras appeler le médecin légiste et le commissaire, tu t’arrangeras pour que ni l’un ni l’autre ne constatent que le défunt a un doigt coupé et une cicatrice à la joue…
— Facile.
— Et tu feras en sorte que le rapport soit écrit aussitôt et sous ta dictée.
— Facile.
— Enfin, évite l’envoi à la Morgue. Qu’on donne le permis d’inhumer séance tenante !…
— Moins facile.
— Essaye. Tu as examiné celui-là ?
Il désignait le jeune homme qui gisait inerte sur le lit.
— Oui, affirma le docteur. La respiration redevient normale. Mais on risquait gros… La carotide eût pu…
— Qui ne risque rien… Dans combien de temps reprendra-t-il connaissance ?
— D’ici quelques minutes.
— Alors, va m’attendre en bas. J’aurai besoin de toi. Ton rôle n’est pas fini.
Resté seul, le prince alluma une cigarette et fuma tranquillement en lançant vers le plafond de petits anneaux de fumée bleue.
Un soupir le tira de sa rêverie. Il s’approcha du lit. Le jeune homme commençait à s’agiter et sa poitrine se soulevait et s’abaissait violemment, ainsi qu’un dormeur sous l’influence d’un cauchemar.
Il porta ses mains, à sa gorge, comme s’il éprouvait une douleur, et ce geste le dressa d’un coup, terrifié, pantelant, couvert de sueur…
Alors il aperçut, en face de lui, Sernine.
— Vous ? murmura-t-il, sans comprendre… Vous ?…
Il le contemplait d’un regard stupide, comme il eût contemplé un fantôme.
De nouveau, il toucha sa gorge, palpa son cou, sa nuque… Et soudain, il eut un cri rauque, une folie d’épouvante agrandit ses yeux, hérissa le poil de son crâne, le secoua tout entier comme une feuille : le prince s’était effacé, et il avait vu, il voyait, au bout de la corde, le pendu.
Il recula jusqu’au mur. Cet homme, ce pendu, c’était lui ! c’était lui-même ! Il était mort, et il se voyait mort ! Rêve atroce qui suit le trépas ?… Hallucination de ceux qui ne sont plus, et dont le cerveau bouleversé palpite encore d’un reste de vie ?…
Ses bras battirent l’air. Un moment il parut se défendre contre l’horrible vision. Puis, exténué, vaincu, une seconde fois il s’évanouit.
— À merveille, ricana le prince… nature sensible, impressionnable… Actuellement, le cerveau est désorbité… Allons, l’instant est propice… Mais si je n’enlève pas l’affaire en vingt minutes… il m’échappe…
Il poussa la porte qui séparait les deux mansardes, revint vers le lit, enleva le jeune homme et le transporta sur le lit de l’autre pièce.
Puis il lui bassina les tempes avec de l’eau fraîche et lui fit respirer des sels.
La défaillance, cette fois, ne fut pas longue.
Timidement, Gérard entr’ouvrit les paupières et leva les yeux vers le plafond. La vision était finie.
Mais la disposition des meubles, l’emplacement de la table et de la cheminée, certains détails encore, tout le surprenait, — et puis le souvenir de son acte… la douleur qu’il ressentait à la gorge…
Il dit au prince :
— J’ai fait un rêve, n’est-ce pas ?
— Non.
— Comment, non ?…
Et soudain, se rappelant :
— Ah ! c’est vrai, je me souviens… j’ai voulu mourir… et même…
Il se pencha anxieusement :
— Mais le reste, la vision…
— Quelle vision ?
— L’homme… la corde… cela, c’est un rêve ?
— Non, affirma Sernine, cela aussi c’est la réalité…
— Que dites-vous ? que dites-vous ?… oh ! non… non… je vous en prie… éveillez-moi si je dors… ou bien que je meure !… Mais je suis mort, n’est-ce pas ? et c’est le cauchemar d’un cadavre… Ah ! je sens ma raison qui s’en va… je vous en prie…
Sernine posa doucement sa main sur les cheveux du jeune homme, et, s’inclinant vers lui :
— Écoute-moi… écoute-moi bien, et comprends. Tu es vivant. Ta substance et ta pensée sont identiques et vivent. Mais Gérard Baupré est mort. Tu me comprends, n’est-ce pas ? L’être social qui avait mon Gérard Baupré n’existe plus. Tu l’as supprimé, celui-là. Demain, sur les registres de l’état civil, en face de ce nom que tu portais, on inscrira la mention : « décédé » et la date de ce décès.
— Mensonge ! balbutia le jeune homme terrifié, mensonge ! puisque me voilà, moi, Gérard Baupré !…
— Tu n’es pas Gérard Baupré, déclara Sernine…
Et désignant la porte ouverte :
— Gérard Baupré est là, dans la chambre voisine. Veux-tu le voir ? Il est suspendu au clou où tu l’as accroché. Sur la table se trouve la lettre par laquelle tu as signé sa mort. Tout cela est bien régulier, tout cela est définitif. Il n’y a plus à revenir sur ce fait irrévocable et brutal : Gérard Baupré n’existe plus !
Le jeune homme écoutait éperdument. Plus calme, maintenant que les faits prenaient une signification moins tragique, il commençait à comprendre…
— Et alors ? murmura-t-il.
— Et alors, causons.
— Oui…, oui…, causons…
— Une cigarette ? dit le prince… Tu acceptes ? Ah ! je vois que tu te rattaches à la vie. Tant mieux, nous nous entendrons, et cela rapidement.
Il alluma la cigarette du jeune homme, la sienne, et, tout de suite, en quelques mots, d’une voix sèche, il s’expliqua :
— Feu Gérard Baupré, tu étais las de vivre, malade, sans argent, sans espoir… Veux-tu être bien portant, riche, puissant ?
— Je ne comprends pas.
— C’est bien simple. Le hasard t’a mis sur mon chemin ; tu es jeune, joli garçon, poète, tu es intelligent et — ton acte de désespoir le prouve — d’une belle honnêteté. Ce sont là des qualités que l’on trouve rarement réunies. Je les estime… et je les prends à mon compte.
— Elles ne sont pas à vendre.
— Imbécile ! qui te parle de vente ou d’achat ? Garde ta conscience. C’est un joyau trop précieux pour que je t’en délivre.
— Alors, qu’est-ce que vous me demandez ?
— Ta vie !
Et désignant la gorge encore meurtrie du jeune homme :
— Ta vie ! ta vie que tu n’as pas su employer ! Ta vie que tu as gâchée, perdue, détruite, et que je prétends refaire, moi, et suivant un idéal de beauté, de grandeur et de noblesse qui te donnerait le vertige, mon petit, si tu entrevoyais le gouffre où plonge ma pensée secrète.
Il avait saisi entre ses mains la tête de Gérard, et il continuait ardemment :
— Tu es libre ! Pas d’entraves ! Tu n’as plus à subir le poids de ton nom ! Tu as effacé ce numéro matricule que la société avait imprimé sur toi comme un fer rouge sur l’épaule. Tu es libre ! Dans ce monde d’esclaves où chacun porte son étiquette, toi tu peux, ou bien aller et venir inconnu, invisible, comme si tu possédais l’anneau de Gygès, ou bien choisir ton étiquette, celle qui te plaît ! Comprends-tu ? Comprends-tu le trésor magnifique que tu représentes pour un artiste, pour toi si tu le veux ? Une vie vierge, toute neuve ! Ta vie, c’est de la cire que tu as le droit de modeler à ta guise, selon les fantaisies de ton imagination ou les conseils de ta raison.
Le jeune homme eut un geste de lassitude.
— Eh ! que voulez-vous que je fasse de ce trésor ? Qu’en ai-je fait jusqu’ici ? Rien.
— Donne-le moi.
— Qu’en pourrez-vous faire ?
— Tout. Si tu n’es pas un artiste, j’en suis un, moi, et enthousiaste, inépuisable, indomptable, débordant. Si tu n’as pas le feu sacré, je l’ai, moi ! Où tu as échoué, je réussirai. Donne-moi ta vie.
— Des mots ! des promesses ! s’écria le jeune homme dont le visage s’animait… Des songes creux ! Je sais bien ce que je vaux !… Je connais ma lâcheté, mon découragement, mes efforts qui avortent, toute ma misère. Pour recommencer ma vie, il me faudrait une volonté que je n’ai pas…
— J’ai la mienne…
— Des amis…
— Tu en auras…
— Des ressources…
— Je t’en apporte, et quelles ressources ! Tu n’auras qu’à puiser, comme on puiserait dans un coffre magique.
— Mais qui êtes-vous donc ? s’écria le jeune homme avec égarement.
— Pour les autres, le prince Sernine… Pour toi… qu’importe ! Je suis plus que prince, plus que roi, plus qu’empereur.
— Qui êtes-vous ?… qui êtes-vous ?… balbutia Baupré.
— Le Maître… celui qui veut et qui peut… celui qui agit… Il n’y a pas de limites à ma volonté, il n’y en a pas à mon pouvoir. Je suis plus riche que le plus riche, car sa fortune m’appartient… Je suis plus puissant que les plus forts, car leur force est à mon service.
Il lui saisit de nouveau la tête, et le pénétrant de son regard :
— Sois riche aussi… sois fort… c’est le bonheur que je t’offre… c’est la douceur de vivre… la paix pour ton cerveau de poète… c’est la gloire aussi… Acceptes-tu ?
— Oui… oui… murmura Gérard, ébloui et dominé… Que faut-il faire ?
— Rien.
— Cependant…
— Rien, te dis-je. Tout l’échafaudage de mes projets repose sur toi, mais tu ne comptes pas. Tu n’as pas à jouer de rôle actif. Tu n’es, pour l’instant, qu’un figurant, même pas, un pion que je pousse.
— Que ferai-je ?
— Rien, des vers ! Tu vivras à ta guise. Tu auras de l’argent. Tu jouiras de la vie. Je ne m’occuperai même pas de toi. Je te le répète, tu ne joues pas de rôle dans mon aventure.
— Et qui serai-je ?
Sernine tendit le bras et montra la chambre voisine.
— Tu prendras la place de celui-là. Tu es celui-là.
Gérard tressaillit de révolte et de dégoût.
— Oh ! non, celui-là est mort… et puis… c’est un crime… Non, je veux une vie nouvelle, faite pour moi, imaginée pour moi… un nom inconnu…
— Celui-là, te dis-je, s’écria Sernine, irrésistible d’énergie et d’autorité… tu seras celui-là et pas un autre ! Celui-là, parce que son destin qu’il a gâché lui aussi stupidement, parce que son destin est magnifique, parce que son nom est illustre et qu’il te transmet un héritage dix fois séculaire de noblesse et d’orgueil.
— C’est un crime, gémit Baupré, tout défaillant…
— Tu seras celui-là, proféra Sernine avec une violence inouïe… celui-là ! Sinon tu redeviens Baupré, et sur Baupré, j’ai droit de vie ou de mort. Choisis.
Il tira son revolver, l’arma et le braqua sur le jeune homme.
— Choisis, répéta-t-il.
L’expression de son visage était implacable. Gérard eut peur et s’abattit sur le lit en sanglotant.
— Je veux vivre.
— Tu le veux fermement, irrévocablement ?
— Oui, mille fois oui ! Après la chose affreuse que j’ai tentée, la mort m’épouvante… Tout… tout plutôt que la mort !… Tout !… la souffrance… la faim… la maladie… toutes les tortures, toutes les infamies… le crime même, s’il le faut… mais pas la mort.
Il frissonnait de fièvre et d’angoisse comme si la grande ennemie rôdait encore autour de lui et qu’il se sentît impuissant à fuir l’étreinte de ses griffes.
Le prince redoubla d’efforts, et d’une voix ardente, le tenant sous lui comme une proie :
— Je ne te demande rien d’impossible, rien de mal. S’il y a quelque chose, j’en suis responsable. Non, pas de crime, un peu de souffrance, tout au plus, un peu de ton sang qui coulera. Mais qu’est-ce que c’est auprès de l’effroi de mourir ?
— La souffrance m’est indifférente.
— Alors, tout de suite ! clama Sernine. Tout de suite ! Dix secondes de souffrance, et ce sera tout. Dix secondes, et la vie de l’autre t’appartiendra.
Il l’avait empoigné à bras-le-corps, et, courbé sur une chaise, il lui tenait la main gauche à plat sur la table, les cinq doigts écartés. Rapidement il sortit de sa poche un couteau, en appuya le tranchant contre de petit doigt entre la première et la deuxième jointure et ordonna :
— Frappe ! frappe toi-même ! un coup de poing, et c’est tout !
Il lui avait pris la main droite et cherchait à l’abattre sur l’autre comme un marteau.
Gérard se tordit, convulsé d’horreur. Il comprenait.
— Jamais ! bégaya-t-il, jamais !
— Frappe, un seul coup, et c’est fait, un seul coup, et tu seras pareil à cet homme, nul ne te reconnaîtra.
— Son nom…
— Frappe d’abord…
— Jamais ! oh ! quel supplice… Je vous en prie… plus tard…
— Maintenant… je le veux… il le faut…
— Non… non… je ne peux pas…
— Mais frappe donc, imbécile, c’est la fortune, la gloire, l’amour…
Gérard leva le poing, dans un élan…
— L’amour, dit-il… oui… pour cela, oui…
— Tu aimeras et tu seras aimé, proféra Sernine. Ta fiancée t’attend. C’est moi qui l’ai choisie. Elle est plus pure que les plus pures, plus belle que les plus belles. Mais il faut la conquérir… frappe !
Le bras se raidit pour le mouvement fatal, mais l’instinct fut plus fort. Une énergie surhumaine convulsa le jeune homme. Brusquement, il rompit l’étreinte de Sernine et s’enfuit.
Il courut comme un fou vers l’autre pièce. Un hurlement de terreur lui échappa à la vue de l’abominable spectacle, et il revint tomber auprès de la table, à genoux devant Sernine.
— Frappe ! dit celui-ci en étalant de nouveau les cinq doigts et en disposant la lame du couteau.
Ce fut mécanique. D’un geste d’automate, les yeux hagards, la face livide, le jeune homme leva son poing et frappa.
— Ah ! fit-il, dans un gémissement de douleur.
Le petit bout de chair avait sauté. Du sang coulait. Pour la troisième fois, il s’était évanoui.
Sernine le regarda quelques secondes et prononça doucement :
— Pauvre gosse !… Va, je te revaudrai ça, et au centuple. Je paye toujours royalement.
Il descendit et retrouva le docteur en bas :
— C’est fini. À ton tour, monte et fais-lui une incision dans la joue droite, pareille à celle de Pierre Leduc. Il faut que les deux cicatrices soient identiques. Dans une heure je viens le rechercher.
— Où allez-vous ?
— Prendre l’air… J’ai le cœur qui chavire.
Dehors, il respira longuement, puis il alluma une autre cigarette.
— Bonne journée, murmura-t-il. Un peu chargée, un peu fatigante, mais féconde, vraiment féconde. Me voici l’ami de Dolorès Kesselbach. Me voici l’ami de Geneviève. Je me suis confectionné un nouveau Pierre Leduc fort présentable et entièrement à ma dévotion. Et, enfin, j’ai trouvé pour Geneviève un mari comme on n’en trouve pas à la douzaine. Maintenant ma tâche est finie. Je n’ai plus qu’à recueillir le fruit de mes efforts. À vous de travailler, monsieur Lenormand ; moi, je suis prêt.
Et il ajouta en songeant au malheureux mutilé qu’il avait ébloui de ses promesses :
— Seulement… il y a un seulement… j’ignore tout à fait ce qu’était ce Pierre Leduc dont j’ai octroyé généreusement la place à ce bon jeune homme et qui doit lui « transmettre un héritage dix fois séculaire de noblesse et d’orgueil ». Je l’ignore tout à fait. Et ça c’est embêtant… Car, enfin, rien ne me prouve que Pierre Leduc n’était pas le fils d’un charcutier !…
- ↑ Arsène Lupin, pièce en quatre actes.