813 (1910, Le Journal)/02/01
CHAPITRE PREMIER
M. LENORMAND À L’OUVRAGE
I
Le 31 mai, au matin, tous les journaux rappelaient que Lupin, dans une lettre écrite à M. Lenormand, avait annoncé pour cette date l’évasion de l’huissier Jérôme, de Marco, de sa vieille bonne et de celui qui avait usurpé son nom, à lui, Lupin.
Et l’un de ces journaux résumait fort bien la situation à ce jour :
« L’affreux carnage du Palace-Hôtel remonte au 17 avril. Qu’a-t-on découvert depuis ? Rien.
» On avait trois indices : l’étui à cigarettes, les lettres L. et M., le paquet de vêtements oublié dans le bureau de l’hôtel. Quel profit en a t-on tiré ? Aucun.
» On soupçonne, paraît-il, un des voyageurs qui habitaient le premier étage, et dont la disparition semble suspecte. L’a-t-on retrouvé ? A-t-on établi son identité ? Non.
» À tout cela, la justice peut répondre : “Et les trois complices arrêtés ?”
» Permettez ; ce sont d’anciens complices de Lupin. Or, il est prouvé, tant par la lettre de Lupin que par les déclarations de M. Lenormand et par l’instruction de M. Formerie, que la bande de Lupin est absolument étrangère au triple assassinat.
» Donc, le drame est aussi mystérieux qu’à la première heure, les ténèbres aussi épaisses.
» Pour compléter le tableau, on nous assure qu’il y aurait désaccord entre le préfet de police et son subordonné, M. Lenormand, et que celui-ci, moins vigoureusement soutenu par le président du conseil, aurait virtuellement donné sa démission depuis plusieurs jours. L’affaire Kesselbach serait poursuivie par le sous-chef de la Sûreté, M. Weber, l’ennemi personnel de M. Lenormand.
» Bref, c’est le désordre, l’anarchie.
» En face, Lupin, c’est-à-dire la méthode, l’énergie, l’esprit de suite.
» Notre conclusion ? Elle sera brève. Lupin enlèvera ses quatre complices aujourd’hui 31 mai, ainsi qu’il l’a prédit. »
Cette conclusion, que l’on retrouvait dans toutes les autres feuilles, c’était celle également que le public avait adoptée. Et il faut croire que la menace n’avait pas été non plus sans porter en haut lieu, car le préfet de police, et, en l’absence de M. Lenormand, soi-disant malade, le sous-chef de la Sûreté, M. Weber, avaient pris les mesures les plus rigoureuses, tant au Palais de Justice qu’à la prison de la Santé, où se trouvaient les quatre prévenus.
Par pudeur, on n’osa point suspendre, ce jour-là, les interrogatoires de M. Formerie, mais de la prison au boulevard du Palais, une véritable mobilisation des forces de police gardait les rues du parcours.
Au grand étonnement de tous, le 31 mai se passa et l’évasion annoncée n’eut pas lieu.
Il y eut bien quelque chose, un commencement d’exécution qui se traduisit par un embarras de tramways, d’omnibus et de camions au passage de la voiture cellulaire, et le bris inexplicable d’une des roues de cette voiture. Mais la tentative ne se précisa point davantage.
C’était donc l’échec. Le public en fut presque déçu, et la police triompha bruyamment.
Or, le lendemain, samedi, un bruit incroyable se répandait dans le Palais, courait dans les bureaux de rédaction : Marco et ses amis avaient disparu.
Était-ce possible ?
Bien que les éditions spéciales confirmassent la nouvelle, on se refusait à l’admettre. Mais, à six heures, une note publiée par les Nouvelles du Soir la rendit officielle :
Nous recevons la communication suivante signée d’Arsène Lupin. Le timbre spécial qui s’y trouve apposé, conformément à la circulaire que Lupin adressait dernièrement à la presse, nous certifie l’authenticité du document.
» Veuillez m’excuser auprès du public de n’avoir point tenu ma parole hier. Au dernier moment je me suis aperçu que le 31 mai tombait un vendredi ! Pouvais-je, un vendredi, rendre la liberté à mes amis ? Je n’ai pas cru devoir assumer une telle responsabilité.
» Je m’excuse aussi de ne point donner ici, avec ma franchise habituelle, des explications sur la façon dont ce petit événement s’est effectué. Mon procédé est tellement ingénieux et tellement simple que je craindrais, en le dévoilant, que tous les malfaiteurs ne s’en inspirassent. Quel étonnement le jour où il me sera permis de parler ! C’est tout cela, dira-t-on ? Pas davantage, mais il fallait y penser.
» Je vous prie d’agréer, monsieur le directeur…
Une heure après, M. Lenormand recevait un coup de téléphone : Valenglay, le président du conseil, le demandait au ministère de l’intérieur.
— Quelle bonne mine vous avez, mon cher Lenormand ! Et moi qui vous croyais malade et qui n’osais pas vous déranger !
— Je ne suis pas malade, monsieur le président.
— Alors cette absence, c’était par bouderie ?… Toujours ce mauvais caractère ?…
— Que j’aie mauvais caractère, monsieur le président, je le confesse, mais que je boude, non.
— Mais vous restez chez vous ! et Lupin en profite pour donner la clef des champs à ses amis…
— Pouvais-je l’en empêcher ?
— Comment ! mais la ruse de Lupin est grossière. Selon son procédé habituel, il a annoncé la date de l’évasion, tout le monde y a cru, un semblant de tentative a été esquissé, l’évasion ne s’est pas produite, et, le lendemain, quand personne n’y pense plus, pffft ! les oiseaux s’envolent. Eh bien, j’affirme que si vous aviez été là, vous, Lenormand, vous eussiez pris le lendemain les mêmes précautions que la veille, et que les oiseaux seraient encore en cage.
— Oui, mais demain, ou après-demain, ou dans trois jours, ils n’y seraient plus.
— Que me chantez-vous là ?
— Monsieur le président, dit gravement le chef de la Sûreté, Lupin dispose de moyens tels que nous ne sommes pas en mesure d’empêcher ce qu’il a décidé. L’évasion était certaine, mathématique. J’ai préféré passer la main… et laisser le ridicule aux autres.
Valenglay ricana :
— Il est de fait que M. le préfet de police, à l’heure actuelle, et que M. Weber ne doivent pas se réjouir… Mais, enfin, pouvez-vous m’expliquer, Lenormand ?…
— Tout ce qu’on sait, monsieur le président, c’est que l’évasion s’est produite au Palais de Justice. Les quatre prévenus ont été amenés dans une voiture cellulaire et conduits dans le cabinet de M. Formerie, qui les a confrontés et interrogés. Ils sont sortis du cabinet de M. Formerie… mais ils ne sont pas sortis du Palais de Justice. Et cependant on ne sait ce qu’ils sont devenus.
— C’est ahurissant.
— Ahurissant.
— Et l’on n’a fait aucune découverte ?
— Si. Le couloir intérieur qui longe les cabinets d’instruction était encombré d’une foule absolument insolite de prévenus, de gardes, d’avocats, d’huissiers, et l’on a fait cette découverte que tous ces gens avaient reçu de fausses convocations à comparaître à la même heure. D’autre part, aucun des juges d’instruction qui les avaient soi-disant convoqués n’est venu ce jour-là à son cabinet, et cela par suite de fausses convocations du Parquet les envoyant dans tous les coins de Paris… et de la banlieue.
— C’est tout ?
— Non. On a vu une vieille femme traverser les cours, escortée de trois gardes municipaux. Dehors, un fiacre les attendait, où ils sont montés tous les quatre.
— Et votre hypothèse, Lenormand ?
— Mon hypothèse, monsieur le président, c’est que cette évasion n’a pu réussir que grâce à des circonstances si spéciales, à un ensemble de faits si étrange, que nous devons admettre comme certaines les complicités les plus inadmissibles. Au Palais, ailleurs, Lupin a des attaches qui déjouent tous nos calculs. Il a des agents dans votre ministère, il en a dans la Préfecture de police, il en a autour de moi. C’est une organisation formidable, un service de la Sûreté mille fois plus habile, plus audacieux, plus divers et plus souple que celui que je dirige.
— Et vous supportez cela, Lenormand !
— Non.
— Comment, non ? Vous le supportez si bien que vous vous inclinez et que vous désertez la lutte.
— Non.
— Alors pourquoi votre inertie depuis le début de cette affaire ? Qu’avez-vous fait contre Lupin ? Rien du tout.
— Si.
— En vérité ! Et voudriez-vous me dire ?
— J’ai préparé la lutte.
— Ah ! parfait ! Et pendant que vous prépariez, il agissait, lui.
— Moi aussi.
— Et vous savez quelque chose ?
— Beaucoup.
— Quoi ? Parlez donc.
M. Lenormand fit, en s’appuyant sur sa canne, une petite promenade méditative à travers la vaste pièce. Puis il s’assit en face de Valenglay et lui dit nettement :
— Monsieur le président, j’ai dans la main trois atouts. D’abord, je sais le nom sous lequel se cache actuellement Arsène Lupin, le nom sous lequel il vient de passer un mois au Palace-Hôtel, recevant chaque soir ses collaborateurs, reconstituant et dirigeant sa bande.
— Mais alors, nom d’un chien, pourquoi ne l’arrêtez-vous pas ?
— Je n’ai eu ces renseignements qu’après coup. Depuis le prince… appelons-le le Prince Trois-Étoiles a disparu. Il est à l’étranger pour d’autres affaires.
— Et s’il ne reparaît pas ?
— La situation qu’il occupe, la manière dont il s’est engagé dans l’affaire Kesselbach, exigent qu’il reparaisse, et sous le même nom.
— Néanmoins…
— Monsieur le président, j’en arrive à mon second atout. J’ai fini par découvrir la retraite où se cache Pierre Leduc depuis son départ de la rue Demours.
— Allons donc !
— Oui, Lupin l’a installé dans une petite villa aux environs de Paris.
— Fichtre mais comment avez-vous su…
— Oh ! facilement, Lupin a placé auprès de Pierre Leduc, comme surveillants et défenseurs, deux de ses complices. Or, ces complices sont des agents à moi, deux frères que j’emploie en grand secret et qui me le livreront à la première occasion.
— Bravo ! Bravo ! De sorte que…
— De sorte que, comme Pierre Leduc est, pourrait-on dire, le point central autour duquel convergent tous les efforts de ceux qui sont en quête du fameux secret Kesselbach, par Pierre Leduc, j’aurai un jour ou l’autre : 1o l’auteur du triple assassinat, puisque ce misérable s’est substitué à M. Kesselbach dans l’accomplissement d’un projet grandiose et jusqu’ici inconnu, et puisque M. Kesselbach avait besoin de retrouver Pierre Leduc pour l’accomplissement de ce projet ; 2o j’aurai Arsène Lupin, puisque Arsène Lupin poursuit le même but.
— À merveille. Pierre Leduc est l’appât que vous tendez à l’ennemi…
— Et le poisson mord, monsieur le président. Je viens de recevoir un avis par lequel on a vu tantôt un individu suspect qui rôdait autour de la petite villa que Pierre Leduc occupe sous la protection de mes deux agents secrets. Dans quatre heures, je serai sur les lieux.
— Et le troisième atout, Lenormand ?
— Monsieur le président, il est arrivé hier à l’adresse de M. Kesselbach une lettre que j’ai interceptée…
— Interceptée, vous allez bien !
— … que j’ai ouverte, et que j’ai gardée pour moi. La voici. Elle date de deux mois. Elle est timbrée du Cap et contient ces mots : « Mon bon Rudolf, je serai le 1er juin à Paris, et toujours aussi misérable que quand vous m’avez secouru. Mais j’espère beaucoup dans cette affaire de Pierre Leduc que je vous ai indiquée. Quelle étrange histoire ! L’avez-vous retrouvé, lui ? Où en sommes-nous ? J’ai hâte de le savoir. Ne m’avez-vous pas promis une véritable fortune le jour où vous pourriez tirer parti de tout cela ? — Signé : Votre fidèle Steinweg ».
» Le 1er juin, continua M. Lenormand, c’est aujourd’hui. J’ai chargé deux de mes inspecteurs de me dénicher ce nommé Steinweg. Je ne doute pas de la réussite. »
— Moi non plus, je n’en doute pas, s’écria Valenglay en se levant, et je vous fais toutes mes excuses, mon cher Lenormand, et mon humble confession : j’étais sur le point de vous lâcher… mais en plein ! Demain j’attendais le préfet de police et M. Weber.
— Je le savais, monsieur le président.
— Pas possible !
— Sans quoi, je ne me serais pas dérangé. Aujourd’hui vous voyez mon plan de bataille. D’un côté, je tends des pièges où l’assassin finira par se prendre : Pierre Leduc ou Steinweg me le livreront un jour. De l’autre côté je rôde autour de Lupin. Deux de ses agents sont à ma solde, et il les croit ses plus dévoués collaborateurs, puisqu’il les a placés auprès de Pierre Leduc. En outre, il travaille pour moi, puisqu’il poursuit comme moi l’auteur du triple assassinat. Seulement, il s’imagine me rouler, et c’est moi qui le roule. Donc, je réussirai, mais à condition…
— Laquelle ?
— C’est que j’aie les coudées franches, et que je puisse agir selon les nécessités du moment sans me soucier du public qui s’impatiente et de mes chefs qui intriguent contre moi.
— C’est convenu.
— En ce cas, monsieur le président, tout sera réglé d’ici quarante-huit heures… Sinon, c’est que je serai mort.
II
À Saint-Cloud. Une petite villa située sur l’un des points les plus élevés du plateau, le long d’un chemin peu fréquenté.
Il est onze heures du soir. M. Lenormand a laissé son automobile à Saint-Cloud, et, suivant le chemin avec précaution, il s’approche.
Une ombre se détache.
— C’est toi, Gourel ?
— Oui, chef.
— Tu as prévenu les frères Doudeville de mon arrivée ?
— Oui, votre chambre est prête, vous pouvez vous coucher et dormir… à moins qu’on n’essaie d’enlever Pierre Leduc cette nuit, ce qui ne m’étonnerait pas, étant donné le manège de l’individu que les Doudeville ont aperçu.
Ils franchirent le jardin, entrèrent doucement et montèrent au premier étage. Les deux frères Jacques et Jean Doudeville étaient là.
— Pas de nouvelles du prince Sernine ? leur demanda-t-il.
— Aucune, chef.
— Il ne vous soupçonne pas ?
— Nullement. Il sait que nous sommes à votre service, mais il croit fermement que nous travaillons pour lui.
— Et Pierre Leduc ?
— Il reste étendu toute la journée dans sa chambre du rez-de-chaussée, ou dans le jardin. Il ne monte jamais nous voir.
— Il va mieux ?
— Ah ! chef, s’écria Gourel, vous ne le reconnaîtrez pas. Ce qu’il a changé depuis que nous l’avons vu rue Demours, le soir de l’arrestation de Marco et de Jérôme ! Il est devenu presque gras, les joues pleines… Le repos l’a transformé. C’est à croire que ce n’est pas le même.
— Il est tout dévoué à Lupin ?
— Au prince Sernine plutôt, car il ne se doute pas que les deux ça ne fait qu’un. Du moins, je le suppose. On ne sait rien avec lui. Il ne parle jamais. Ah ! c’est un drôle de pistolet. Il n’y a qu’une personne qui ait le don de l’animer, de le faire causer et même rire. C’est une jeune fille de Garches, à laquelle le prince Sernine l’a présenté, Geneviève Ernemont. Elle est venue trois fois déjà… Encore aujourd’hui…
Il ajouta en plaisantant :
— Je crois bien qu’on flirte un peu… C’est comme S. A. le prince Sernine et Mme Kesselbach… Il paraît qu’il lui fait des yeux !… ce sacré Lupin !…
M. Lenormand ne répondit pas. On sentait que tous ces détails, dont il ne paraissait pas faire état, s’enregistraient au fond de sa mémoire pour l’instant où il lui faudrait en tirer les conclusions logiques.
Il posa encore deux ou trois questions, puis, tout habillé, il se jeta sur son lit.
— S’il y a la moindre chose, qu’on me réveille… Sinon, je dors. Allez ! chacun à son poste.
Les autres sortirent. Une heure s’écoula, deux heures.
Soudain, M. Lenormand sentit qu’on le touchait, et Gourel lui dit :
— Debout, chef, on a ouvert la barrière.
— Combien d’hommes ?
— Je n’en ai vu qu’un… La lune a apparu à ce moment… Il s’est accroupi contre un massif.
— Et les frères Doudeville ?
— Je les ai envoyés dehors, par derrière. Ils lui couperont la retraite quand le moment sera venu.
Gourel saisit la main de M. Lenormand, le conduisit en bas, puis dans une petite pièce obscure.
— Ne bougez pas, chef, nous sommes dans le cabinet de toilette… de Pierre Leduc. J’ouvre la porte de l’alcôve où il couche… Ne craignez rien… Il a pris son véronal, comme tous les soirs… Rien ne le réveille. Venez là… Hein, la cachette est bonne ?… Ce sont les rideaux de son lit… D’ici vous voyez la fenêtre et tout le côté de la chambre qui va du lit à la fenêtre.
Elle était grande ouverte, cette fenêtre, et une confuse clarté pénétrait, très précise par moments, lorsque la lune écartait le voile de nuages.
Les deux hommes ne quittaient pas des yeux le cadre vide de la croisée, certains que l’événement attendu se produirait par là.
Un léger bruit… un craquement…
— Il escalade le treillage, souffla Gourel.
— C’est haut ?
— Deux mètres… deux mètres cinquante.
Les craquements se précisèrent.
— Va-t’en, Gourel, murmura M. Lenormand, rejoins les Doudeville… ramène-les au pied du mur, et barrez la route à quiconque descendra d’ici.
Gourel s’en alla.
Au même moment, une tête apparut au ras de la fenêtre, puis une ombre enjamba le balcon. M. Lenormand distingua un homme mince, de taille au-dessous de la moyenne, vêtu de couleurs foncées, et sans chapeau.
L’homme se retourna et, penché au-dessus du balcon, regarda quelques secondes dans le vide, comme pour s’assurer qu’aucun danger ne le menaçait. Puis il se courba et s’étendit sur le parquet. Il semblait immobile. Mais, au bout d’un instant, M. Lenormand se rendit compte que la tache plus noire qu’il formait dans l’obscurité avançait, s’approchait
Elle gagna le lit.
Il eut l’impression qu’il entendait la respiration de cet être, et, même, qu’il devinait ses yeux, des yeux étincelants, aigus, qui perçaient les ténèbres comme des traits de feu, et qui voyaient, eux, à travers ces ténèbres.
Pierre Leduc eut un profond soupir et se retourna.
De nouveau, le silence.
L’être avait glissé le long du lit par mouvements insensibles, et la silhouette sombre se détachait sur la blancheur des draps qui pendaient.
Si M. Lenormand avait allongé le bras, il l’eût touché. Cette fois, il distingua nettement cette respiration nouvelle qui alternait avec celle du dormeur, et il eut l’illusion qu’il percevait aussi le bruit d’un cœur qui battait.
Tout à coup, un jet de lumière… L’homme avait fait jouer le ressort d’une lanterne électrique à projecteur, et Pierre Leduc se trouva éclairé en plein visage. Mais l’homme, lui, restait dans l’ombre, et M. Lenormand ne put voir sa figure.
Il vit seulement quelque chose qui luisait dans le champ de la clarté, et il tressaillit. C’était la lame d’un couteau, et ce couteau, effilé, menu, stylet plutôt que poignard, lui parut identique au couteau qu’il avait ramassé près du cadavre de Chapman, le secrétaire de M. Kesselbach.
De toute sa volonté, il se retint pour ne pas sauter sur l’homme. Auparavant, il voulait savoir ce que l’ennemi venait faire.
La main se leva. Allait-il frapper ? M. Lenormand calcula la distance pour arrêter le coup. Mais non, ce n’était pas un geste de meurtre, mais un geste de précaution. Si Pierre Leduc remuait, s’il tentait d’appeler, la main s’abattait.
Et l’homme s’inclina vers le dormeur, comme s’il examinait quelque chose.
— La joue droite… pensa M. Lenormand, la cicatrice de la joue droite… il veut s’assurer que c’est bien Pierre Leduc.
L’homme s’était un peu tourné, de sorte qu’on n’apercevait que les épaules. Mais les vêtements, le pardessus, étaient si proches qu’ils frôlaient les rideaux derrière lesquels se cachait M. Lenormand.
Alors, en cas d’événement imprévu, de fuite soudaine, il eut une idée. Il prit au revers de sa manche une épingle d’acier noir, allongea le bras — avec quelle prudence ! — et piqua l’épingle dans l’étoffe du paletot, tout en bas, et de façon qu’elle y fût presque invisible.
« Un mouvement de sa part, pensait-il, un frisson d’inquiétude, et je l’empoigne. »
Mais l’homme ne bougea pas, tout entier à son examen. Enfin, après avoir passé son poignard dans la main qui tenait la lanterne, il releva le drap du lit, à peine d’abord, puis un peu plus, puis davantage, de sorte qu’il advint que le bras gauche du dormeur fut découvert et que la main fut à nu.
Le jet de la lanterne éclaira cette main. Quatre doigts s’étalaient. Le cinquième était coupé à la seconde phalange.
Une deuxième fois, Pierre Leduc fit un mouvement. Aussitôt la lumière s’éteignit, et, durant un instant, l’homme resta auprès du lit, immobile, tout droit. Allait-il se décider à frapper ? M. Lenormand eut l’angoisse du crime qu’il pouvait empêcher si aisément, mais qu’il ne voulait prévenir cependant qu’à la seconde suprême.
Un long, très long silence. Subitement, il eut la vision, inexacte d’ailleurs, d’un bras qui se levait. Instinctivement, il bougea, tendant la main au-dessus du dormeur. Dans son geste, il heurta l’homme.
Un cri sourd. L’individu frappa dans le vide, se défendit au hasard, puis s’enfuit vers la fenêtre. Mais M. Lenormand avait bondi sur lui et lui encerclait les épaules de ses deux bras.
Tout de suite, il le sentit qui cédait et qui, plus faible, impuissant, se dérobait à la lutte et cherchait à glisser entre ses bras. De toutes ses forces il le plaqua contre lui, le ploya en deux et l’étendit à la renverse sur le parquet.
— Ah ! je te tiens… je te tiens, murmura-t-il, triomphant.
Et il éprouvait une singulière ivresse à emprisonner de son étreinte irrésistible ce criminel effrayant, ce monstre innommable. Il le sentait vivre et frémir, rageur et désespéré, leurs deux existences mêlées, leurs souffles confondus.
— Qui es-tu ? dit-il… qui es-tu ? Il faudra bien parler…
Et il serrait le corps de l’ennemi avec une énergie croissante, car il avait l’impression que ce corps diminuait entre ses bras, qu’il s’évanouissait. Il serra davantage… et davantage…
Et soudain, il frissonna des pieds à la tête. Il avait senti, il sentait une toute petite piqûre à la gorge. Exaspéré, il serra encore plus : la douleur augmenta ! Et il se rendit compte que l’homme avait réussi à tordre son bras, à glisser sa main jusqu’à sa poitrine et à dresser son poignard. Le bras, certes, était immobilisé, mais à mesure que M. Lenormand resserrait le nœud de l’étreinte, la pointe du poignard entrait dans la chair offerte.
Il renversa un peu la tête pour échapper à cette pointe : la pointe suivit le mouvement, et la plaie s’élargit.
Alors il ne bougea plus, assailli par le souvenir des trois crimes et par tout ce que représentait d’effarant, d’atroce et de fatidique cette même petite aiguille d’acier qui trouait sa peau et qui s’enfonçait, elle aussi, implacablement…
D’un coup, il lâcha prise et bondit en arrière. Puis, tout de suite, il voulut reprendre l’offensive. Trop tard ! L’homme enjambait la fenêtre et sautait.
— Attention, Gourel cria-t-il, sachant que Gourel était là, prêt à recevoir le fugitif.
Il se pencha. Un froissement de galets… une ombre entre deux arbres, le claquement de la barrière… Et pas d’autre bruit… aucune intervention…
Sans se soucier de Pierre Leduc, il appela :
— Gourel !… Doudeville !
Aucune réponse. Le grand silence nocturne de la campagne.
Malgré lui, il songea encore au triple assassinat, au stylet d’acier !… Mais non, c’était impossible, l’homme n’avait pas eu le temps de frapper, il n’en avait même pas eu besoin, ayant trouvé le chemin libre.
À son tour il sauta et, faisant jouer le ressort de sa lanterne, il fouilla l’obscurité.
Ce ne fut pas long. Tout près de lui gisait un corps, et, s’étant approché, il reconnut Gourel.
— Crébleu, jura-t-il… S’il est mort, on me le paiera cher.
Mais Gourel vivait, étourdi seulement, et, quelques minutes plus tard, revenant à lui, il grognait :
— Un coup de poing, chef… un simple coup de poing en pleine poitrine. Mais quel gaillard !
— Ils étaient deux alors ?
— Oui, un petit, qui est monté, et puis un autre qui m’a surpris pendant que je veillais.
— Et les Doudeville ?
— Pas vus.
On retrouva l’un d’eux, Jacques, près de la barrière tout sanglant, la mâchoire démolie. Il raconta que son frère et lui s’étaient heurtés à un individu qui les avait mis hors de combat avant qu’ils n’eussent le temps de se défendre.
— Mais ton frère Jean ?
— Quand l’individu est repassé près de nous, il était accompagné d’un camarade plus petit que lui. Alors Jean s’est relevé et m’a dit : « Je vais les pister… tu avertiras le chef… »
— As-tu reconnu l’individu qui t’a frappé ?
— À la carrure, ça m’a semblé l’Anglais du Palace-Hôtel, celui qui a quitté l’hôtel et dont nous avons perdu la trace.
— Le major ?
— Oui, le major Parbury.
III
Après un instant de réflexion, M. Lenormand prononça :
— Le doute n’est plus permis. Ils étaient deux dans l’affaire Kesselbach, l’homme au poignard, qui a tué, et son complice, le major.
— C’est l’avis du prince Sernine, murmura Jacques Doudeville.
— Et ce soir, continua le chef de la Sûreté, ce sont eux encore… les deux mêmes.
Et il ajouta :
— Tant mieux. On a cent fois plus de chances de prendre deux coupables qu’un seul.
M. Lenormand soigna ses hommes, chercha, de concert avec eux, si les assaillants n’avaient point perdu quelque objet ou laissé quelques traces, releva des empreintes de chaussures américaines, empreintes très nettes, dont les plus petites étaient à peine appuyées, et, au bout d’une heure il allait regagner sa chambre quand l’autre frère Doudeville survint.
De son rapport il résultait que les deux complices, après avoir fait un crochet dans Saint-Cloud, s’étaient dirigés vers Ville-d’Avray, où, tout à coup, se sentant probablement poursuivis, ils s’étaient mis à courir.
— As-tu reconnu le plus grand ?
— Oui, c’est le major du Palace-Hôtel.
En outre, Jean Doudeville exhiba un mouchoir qu’il avait ramassé, et qu’il estimait appartenir au plus petit.
Une lettre marquait ce mouchoir, la lettre M.
— La lettre M. dit à voix basse M. Lenormand, c’est une des initiales de l’étui à cigarettes trouvé le lendemain de l’assassinat Kesselbach. Comment ont-ils eu l’imprudence de se servir de mouchoirs marqués ainsi ?
Et, pensivement, tout en gagnant sa chambre, il continua :
— Bizarre… il y a dans cette affaire des choses déconcertantes… une atmosphère lourde… équivoque… Qui me donnera la première clarté réelle ?… le petit renseignement sur quoi j’établirai toute la vérité ?…
— Chef !
C’était Gourel qui le rejoignait.
— Chef, l’inspecteur Dieusy vient d’arriver à bicyclette. Il a mis la main sur le type du Cap que l’on attendait aujourd’hui, le nommé Steinweg.
— Parfait. Et où est-il, ce brave Dieusy ? Ah ! te voilà, Dieusy… Eh bien ?
— J’ai pigé le sieur Steinweg au débarqué du train et je l’ai suivi.
— Où est-il ?
— À l’hôtel d’Auvergne, près de la gare de Lyon.
— Surveille-le. Demain matin, va le trouver de ma part et dis-lui que j’ai à causer avec lui. Surtout, ne l’effarouche pas. À deux heures, amène-le moi à la Sûreté. Ah ! nom d’une pipe ! si celui-là pouvait seulement me fournir l’extrémité du fil ! Gourel, tu m’accompagneras. Vous, les frères Doudeville, vous battrez les environs, en quête de nos deux visiteurs de cette nuit. Jusque-là, dormons.
Dès le matin, M. Lenormand retournait à Paris pour expédier ses affaires et donner ses ordres.
Il déjeuna. Un peu avant deux heures, il attendait Dieusy et l’Allemand Steinweg, quand il reçut un coup de téléphone. Jean Doudeville le demandait à l’appareil. La communication fut rapide.
— C’est vous, chef ?
— Oui. Qu’y a-t-il ?
— Le major Parbury…
— Quoi ?
— Nous l’avons retrouvé. Il est devenu Espagnol et il s’est brûlé la peau. Nous venons de le voir. Il pénétrait dans l’école libre de Garches. Il a été reçu par cette demoiselle… vous savez la jeune fille qui connaît le prince Sernine, Geneviève Ernemont.
— Tonnerre !
M. Lenormand lâcha l’appareil, sauta sur son chapeau, se précipita dans le couloir, rencontra Dieusy, lui cria : « À cinq heures… rendez-vous ici », dégringola l’escalier suivi de trois inspecteurs qu’il avait cueillis au passage et s’engouffra dans son automobile.
— À Garches… dix francs de pourboire.
Un peu avant le parc de Villeneuve, au détour de la ruelle qui conduit à l’école, il fit stopper. Jean Doudeville, qui l’attendait, s’écria aussitôt :
— Il a filé par l’autre côté de la ruelle, il y a dix minutes.
— Seul ?
— Non, avec la jeune fille.
M. Lenormand empoigna Doudeville au collet :
— Misérable ! tu l’as laissé partir ! mais il fallait… il fallait…
— Mon frère est sur sa piste.
— Belle avance ! il le sèmera, ton frère. Est-ce que vous êtes de force ?
Il prit lui-même la direction de l’auto et s’engagea résolument dans la ruelle, insouciant des ornières et des fourrés. Très vite, ils débouchèrent sur un chemin vicinal qui les conduisit à un carrefour où s’embranchaient cinq routes. Sans hésiter, M. Lenormand choisit la route de gauche, celle de Saint-Cucufa. De fait, au haut de la côte qui descend vers l’étang, ils dépassèrent l’autre frère Doudeville qui leur cria :
— Ils sont en voiture… à un kilomètre !
Le chef n’arrêta pas. Il lança l’auto dans la descente, brûla les virages, contourna l’étang et soudain jeta une exclamation de triomphe.
Tout au haut d’une petite côte qui se dressait au-devant d’eux, il avait vu la capote d’une voiture.
Malheureusement, il s’était engagé sur une mauvaise route. Il dut faire machine en arrière.
Quand il fut revenu à l’embranchement, la voiture était encore là, arrêtée. Et tout de suite, pendant qu’il virait, il aperçut une femme qui sautait de la voiture. Un homme apparut sur le marchepied. La femme allongea le bras. Deux détonations retentirent.
Elle avait mal visé sans doute, car une tête surgit de l’autre côté de la capote, et l’homme, voyant l’automobile, cingla d’un grand coup de fouet son cheval qui partit au galop. Et aussitôt un tournant cacha la voiture.
En quelques secondes, M. Lenormand acheva la manœuvre, piqua droit sur la montée, dépassa la jeune fille sans arrêter, et, hardiment, tourna.
C’était un chemin forestier qui descendait, abrupt et rocailleux, entre des bois épais et qu’on ne pouvait suivre que très lentement, avec les plus grandes précautions. Mais qu’importait ! À vingt pas en avant, la voiture, une sorte de cabriolet à deux roues, dansait sur les pierres, traînée, retenue plutôt, par un cheval qui ne se risquait que prudemment et à pas comptés. Il n’y avait plus rien à craindre ; la fuite était impossible.
Et les deux véhicules roulèrent de haut en bas, cahotés et secoués. Un moment même ils furent si près l’un de l’autre que M. Lenormand eut l’idée de mettre pied à terre et de courir avec ses hommes. Mais il sentit le péril qu’il y aurait à freiner sur une pente aussi brutale, et il continua, serrant l’ennemi de près, comme une proie que l’on tient à portée de son regard, à portée de sa main.
— Ça y est, chef… ça y est… murmuraient les inspecteurs, étreints par l’imprévu de cette chasse.
En bas, la route s’amorçait à un chemin qui se dirigeait vers la Seine, vers Bougival.
Sur terrain plat, le cheval partit au petit trot, sans se presser, et en tenant le milieu de la voie.
Un effort violent ébranla l’automobile. Elle eut l’air, plutôt que de rouler, d’agir par bonds ainsi qu’un fauve qui s’élance, et, se glissant le long du talus, prête à briser tous les obstacles, elle rattrapa la voiture, se mit à son niveau, la dépassa…
Un juron de M. Lenormand… des clameurs de rage… La voiture était vide !…
La voiture était vide. Le cheval s’en allait paisiblement, les rênes sur le dos, retournant sans doute à l’écurie de quelque auberge environnante où on l’avait pris en location pour la journée…
Étouffant de colère, le chef de la Sûreté dit simplement :
— Le major aura sauté pendant les quelques secondes où nous avons perdu de vue la voiture, au début de la descente.
— Nous n’avons qu’à battre les bois, chef, et nous sommes sûrs…
— De rentrer bredouilles. Le gaillard est loin, allez ; il n’est pas de ceux qu’on pince deux fois dans la même journée.
Ils rejoignirent la jeune fille qu’ils trouvèrent en compagnie de Jacques Doudeville, et qui ne paraissait nullement se ressentir de son aventure.
M. Lenormand, s’étant fait connaître, s’offrit à la ramener chez elle, et tout de suite il l’interrogea sur le major anglais Parbury.
Elle s’étonna :
— Il n’est ni major ni Anglais, et il ne s’appelle pas Parbury.
— Alors il s’appelle ?
— Jean Ribeira, et il est Espagnol.
— Soit. Son nom et sa nationalité n’ont pas d’importance. C’est bien celui que nous cherchons. Il y a longtemps que vous le connaissez ?
— Une quinzaine de jours. Il avait entendu parler d’une école que j’ai fondée à Garches, et il s’intéressait à ma tentative, au point de me proposer une subvention annuelle, à la seule condition qu’il pût venir de temps à autre constater les progrès de mes élèves. Je n’avais pas le droit de refuser…
— Non, évidemment ; mais il fallait consulter autour de vous… N’êtes-vous pas en relations avec le prince Sernine ? C’est un homme de bon conseil.
— Oh ! j’ai toute confiance en lui ; mais actuellement il est en voyage.
— Vous n’aviez pas son adresse ?
— Non. Et puis, que lui aurais-je dit ? Ce monsieur se conduisait fort bien. Ce n’est qu’aujourd’hui… Mais je ne sais…
— Je vous en prie, mademoiselle, parlez-moi franchement… En moi aussi vous pouvez avoir confiance.
— Eh bien, M. Ribeira est venu tantôt. Il m’a dit qu’il était envoyé par une dame française, de passage à Bougival, que cette dame avait une petite fille dont elle voulait me confier l’éducation, et qu’elle me priait de venir sans retard. La chose me parut toute naturelle. Et, comme c’est aujourd’hui congé, comme M. Ribeira avait loué une voiture, qui l’attendait au bout du chemin, je ne fis point de difficulté pour y prendre place.
— Mais, enfin, quel était son but ?
— M’enlever, tout simplement. Au bout d’une demi-heure, il me l’avouait avec la plus grande tranquillité… non sans m’assurer de son amour. Et comme je voulais descendre, il me prit les poignets et me supplia de réfléchir. Cela se passait dans la montée, après l’étang de Saint-Cucufa. Le cheval allait au pas, et M. Ribeira me répétait : « Réfléchissez… réfléchissez bien… » Mais tout à coup, en haut de la côte, j’entendis le bruit de votre automobile, et je réussis à me dégager et à sauter de voiture. C’est alors que M. Ribeira essaya de me retenir et que je tirai sur lui deux coups de revolver.
— Vous aviez donc emporté cette arme… en prévision.
— Non. Mon revolver ne me quitte pas depuis… depuis une aventure… qu’il est inutile…
M. Lenormand n’insista pas. Il demanda :
— Mais ce Ribeira vous avait été présenté par quelqu’un ?
— Oui, par un de nos bons amis, M. Landat, l’instituteur de l’école des garçons. Nos écoles ne sont pas loin l’une de l’autre. Nous nous voyons souvent.
— Voulez-vous m’y conduire ? le monsieur pourra nous renseigner.
On trouva l’instituteur dans le petit jardin qui s’étend autour de son école. Il soignait un géranium grimpant dont il liait des branches à des baguettes disposées en échelle. Sa figure était jeune, sérieuse, d’une expression agréable et franche. Ses cheveux blonds rejetés en arrière découvraient un front large et bien modelé.
— Bonjour, monsieur Landat, fit Geneviève en lui offrant la main. Nous ne vous dérangeons pas trop ?
— Du tout. Seulement, avant de serrer votre main, vous me permettrez d’essuyer un peu la mienne.
Des yeux il chercha quelque chose qu’il ne trouva point. Mais M. Lenormand, avisant par terre un mouchoir que cachait une touffe de fleurs, le ramassa en disant :
— C’est cela sans doute que vous…
Il s’interrompit net. Au contact, à l’aspect, ce mouchoir lui rappelait subitement celui que Jacques Doudeville avait rapporté de sa poursuite nocturne, après l’agression des deux complices.
Il regarda l’initiale : un M.
Stupéfait, il demanda :
— Un mot seulement, monsieur… votre petit nom ?
— Marcel… Marcel Landat.
— Marcel, Marcel, murmura M. Lenormand avec une surprise croissante… Un M et un L…
Et en même temps il constatait que le jeune homme portait des vêtements noirs, qu’il était mince, de taille moyenne, et que ses cheveux étaient blonds.
Il l’observa avec une attention profonde. Puis, résolument, il passa derrière lui, saisit le bas de son veston et le retourna.
L’épingle, l’épingle d’acier noir qu’il avait fixée la nuit précédente au vêtement du mystérieux criminel, l’épingle était là.
IV
Jamais peut-être M. Lenormand n’eut à faire sur lui-même un effort plus violent pour résister à l’impulsion de son instinct. Malgré lui, il se tourna vers le groupe des inspecteurs, et malgré lui il commença l’ébauche d’un geste qui ordonnait l’arrestation immédiate, brutale, indispensable, de l’instituteur.
Mais ce geste, il ne l’acheva pas. Les paroles ne furent pas dites. Après un long silence, M. Lenormand s’assit, prit son visage dans ses mains et réfléchit, tandis qu’auprès de lui on se regardait avec stupeur.
Cela dura une longue minute. Puis son visage apparut, de nouveau calme, comme si nulle émotion n’en avait altéré les traits.
Et s’adressant au jeune homme :
— Monsieur Landat, nous cherchons les coupables du crime de l’Élysée-Palace. L’un d’eux, l’assassin, est blond comme vous, mince comme vous, et, comme vous, habillé de vêtements noirs. Cette nuit j’ai réussi à piquer son veston d’une épingle noire que je retrouve accrochée au vôtre. En outre, voici un mouchoir qui est tombé de sa poche et qui est exactement pareil à celui que vous tenez.
— Il n’est pas seulement pareil, dit le jeune homme stupéfait, c’est un mouchoir à moi. Comment se fait-il ?
— Monsieur Landat, l’autre coupable, le complice de l’assassin, est un de vos amis. Remarquant que vous étiez blond et mince et que vos mouchoirs portaient la lettre M, il vous a dérobé l’un d’eux, puis l’a jeté sur la route, cette nuit, pour faire dévier les soupçons sur vous. Enfin, ce matin, il est venu vous voir et vous a gratifié de cette épingle…
Il se mit à rire :
— Ah ! les deux bandits sont d’une rude force ! Mais ils ne voudraient tout de même point qu’un vieux renard comme moi tombât dans le piège… Non, mes agneaux, les initiales L M, ou M L, sont les plus courantes qui soient, et ce n’est pas une raison parce que monsieur s’appelle Marcel Landat, qu’il est blond et vêtu de noir, pour que je l’arrête. Ah ! non, non…
L’instituteur ne comprenait pas.
— Monsieur le chef de la Sûreté, vous vous trompez… Personne n’est venu me voir ce matin. Je n’ai eu qu’une visite, celle d’un représentant du gouvernement espagnol…
— Le sieur Ribeira est un des acteurs du drame de Kesselbach et l’un de ceux que nous poursuivions cette nuit. Aujourd’hui même, il a tenté d’enlever Mlle Ernemont, à qui vous l’aviez présenté.
— Quoi ! il a tenté… s’écria Marcel Landat, soudain pâle, la figure bouleversée… Oh ! le misérable !
Et il dit à Geneviève :
— Mademoiselle, est-ce possible ? Oh ! je vous demande pardon… moi qui donnerais ma vie pour vous épargner…
M. Lenormand l’interrompit :
— D’où connaissez-vous ce Ribeira ?
— Mais je le connais à peine. Il est venu chez moi un jour, en me disant qu’il était chargé par son gouvernement d’étudier le fonctionnement des écoles françaises. À sa seconde visite il me priait de le présenter à Mlle Ernemont. Depuis il est venu deux ou trois fois, en passant… entre autres ce matin…
— Vous n’en savez pas davantage sur lui ?
— Pas davantage.
— Il demeure à Paris ?
— Je le suppose.
— Il ne vous a pas écrit ? Vous n’avez pas quelques lignes de lui, un objet, un indice qui puisse nous servir ?
— Rien.
Geneviève fit remarquer :
— Cependant, monsieur Landat, vous m’avez dit, il y a deux jours, qu’il vous avait demandé la permission d’utiliser votre machine à écrire, et qu’il a composé — difficilement, car il n’était pas exercé — une lettre dont vous avez surpris par hasard l’adresse.
— En effet, il écrivit au Grand Journal, et il glissa dans l’enveloppe une vingtaine de timbres.
— Oui… la petite correspondance sans doute, fit M. Lenormand.
— J’ai le numéro d’aujourd’hui, chef, dit Gourel.
M. Lenormand déplia la feuille et consulta la huitième page. Après un instant il eut un sursaut. Il avait lu cette phrase rédigée avec les abréviations d’usage :
Nous informons toute personne connaissant M. Steinweg que nous voudrions savoir s’il est à Paris, et son adresse. Répondre par la même voie.
— Steinweg ! s’écria Gourel, mais c’est précisément l’individu que Dieusy nous amène.
— Oui, oui, fit M. Lenormand en lui-même, c’est l’homme dont j’ai intercepté la lettre à M. Kesselbach, l’homme qui a lancé celui-ci sur la piste de Pierre Leduc… Ainsi donc, eux aussi, ils ont besoin de renseignements sur Pierre Leduc et sur son passé ?… Eux aussi ils tâtonnent ?…
Il se frotta les mains. Steinweg était à sa disposition. Avant une heure, Steinweg aurait parlé. Avant une heure, le voile des ténèbres qui l’opprimaient et qui faisaient de l’affaire Kesselbach la plus angoissante et la plus impénétrable des affaires dont il eût poursuivi la solution, ce voile serait déchiré.
À six heures du soir, M. Lenormand rentrait dans son cabinet de la Préfecture de police.
Tout de suite, il manda Dieusy.
— Ton bonhomme est là ?
— Oui.
— Où en es-tu avec lui ?
— Pas bien loin. Il ne souffle pas mot. Je lui ai dit que, d’après une nouvelle ordonnance, les étrangers étaient tenus à une déclaration de séjour à la Préfecture, et je l’ai conduit ici, dans le bureau de votre secrétaire.
— Amène-le.
Mais, à ce moment, un garçon survint.
— C’est une dame, chef, qui demande à vous parler tout de suite.
— Sa carte ?
— Voici.
— Mme Kesselbach ! Fais entrer.
Lui-même il alla au-devant de la jeune femme et la pria de s’asseoir. Elle avait toujours son même regard désolé, sa mine maladive, et cet air d’extrême lassitude où se révélait la détresse de sa vie.
Elle tendit le numéro du Grand Journal, en désignant, à l’endroit de la petite correspondance, la ligne où il était question du sieur Steinweg.
— Le père Steinweg était un ami de mon mari, dit-elle, et je ne doute pas qu’il sache beaucoup de choses.
— Dieusy, fit M. Lenormand, amène la personne qui attend… Votre visite, madame, n’aura pas été inutile. Je vous prie seulement, quand cette personne entrera, de ne pas dire un mot.
La porte s’ouvrit. Un homme apparut, un vieillard à collier de barbe blanche, à figure striée de rides profondes, pauvrement vêtu, l’air traqué de ces misérables qui roulent à travers le monde, en quête de la pitance quotidienne.
Il resta sur le seuil, les paupières clignotantes, regarda M. Lenormand, sembla gêné par le silence qui l’accueillait, et tourna son chapeau entre ses mains avec embarras.
Mais soudain il parut stupéfait, ses yeux s’agrandirent, et il bégaya :
— Madame… madame Kesselbach.
Il avait vu la jeune femme.
Et, rasséréné, souriant, sans plus de timidité, il s’approcha d’elle et, avec, un mauvais accent :
— Ah ! je suis content… Enfin !… Je croyais bien que jamais… j’étais étonné… pas de nouvelles là-bas… pas de télégramme… Et comment va ce bon Rudolf Kesselbach ?
La jeune femme eut un geste de recul, comme frappée en plein visage, et, d’un coup, elle tomba sur une chaise et se mit à sangloter.
— Quoi ?… eh bien quoi ? fit Steinweg.
M. Lenormand s’interposa aussitôt.
— Je vois, monsieur, que vous ignorez certains événements qui ont eu lieu récemment. Il y a donc longtemps que vous êtes en voyage ?
— Oui, trois mois… J’étais remonté jusqu’aux mines. Ensuite, je suis revenu à Capetown, d’où j’ai écrit à Rudolf. Mais en route, j’ai accepté du travail à Port-Saïd. Rudolf a reçu ma lettre, je suppose ?
— Il est absent. Je vous expliquerai les raisons de cette absence. Mais, auparavant, il est un point sur lequel nous voudrions quelques renseignements. Il s’agit d’un personnage que vous avez connu et que vous désigniez dans vos entretiens avec M. Kesselbach sous le nom de Pierre Leduc.
— Pierre Leduc ! Quoi ! Qui vous a dit ?
Le vieillard était bouleversé.
Il balbutia de nouveau :
— Qui vous a dit ? Qui vous a révélé ?
— M. Kesselbach.
— Jamais ! c’est un secret que je lui ai confié, et Rudolf garde ses secrets, surtout celui-ci…
— Cependant, il est indispensable que vous nous répondiez. Nous faisons actuellement sur Pierre Leduc une enquête qui doit aboutir sans retard, et vous seul pouvez nous éclairer, puisque M. Kesselbach n’est plus là.
— Enfin, quoi, s’écria Steinweg, paraissant se décider, que vous faut-il ?
— Vous connaissez Pierre Leduc ?
— Je ne l’ai jamais vu, mais depuis longtemps, je suis possesseur d’un secret qui le concerne. À la suite d’incidents inutiles à raconter, et grâce à une série de hasards, j’ai fini par acquérir la certitude que celui dont la découverte m’intéressait vivait à Paris dans la débauche et qu’il se faisait appeler Pierre Leduc, ce qui n’est pas son véritable nom.
— Mais le connaît-il, lui, son véritable nom ?
— Je le suppose.
— Et vous ?
— Moi, je le connais.
— Eh bien, dites-le nous.
Il hésita, puis violemment :
— Je ne le peux pas… Je ne le peux pas…
— Mais pourquoi ?
— Je n’en ai pas le droit. Tout le secret est là. Or, ce secret, quand je l’ai dévoilé à Rudolf, il y a attaché tant d’importance qu’il m’a donné une grosse somme d’argent pour acheter mon silence, et qu’il m’a promis une fortune, une vraie fortune, pour le jour où il parviendrait d’abord à retrouver Pierre Leduc et ensuite à tirer parti du secret.
Il sourit amèrement :
— La grosse somme d’argent est perdue. Je venais prendre des nouvelles de ma fortune.
— M. Kesselbach est mort, prononça le chef de la Sûreté.
Steinweg bondit.
— Mort ! est-ce possible ! non, c’est un piège. Mme Kesselbach, est-il vrai ?
Elle baissa la tête.
Il sembla écrasé par cette révélation imprévue, et, en même temps, elle devait lui être infiniment douloureuse, car il se mit à pleurer.
— Mon pauvre Rudolf, je l’avais vu tout petit… il venait jouer chez moi à Augsbourg… Je l’aimais bien.
Et, invoquant le témoignage de Mme Kesselbach :
— Et lui aussi, n’est-ce pas, madame ? Il a dû vous le dire… son vieux père Steinweg, comme il m’appelait…
M. Lenormand s’approcha de lui, et de sa voix la plus nette :
— Écoutez-moi bien. M. Kesselbach est mort assassiné… Voyons, soyez calme… les cris sont inutiles… Il est mort assassiné, et toutes les circonstances du crime prouvent que le coupable était au courant de ce projet. Y avait-il quelque chose dans la nature de ce projet qui vous permettrait de deviner ?…
Steinweg restait interdit. Il balbutia :
— C’est de ma faute… si je ne l’avais pas lancé sur cette voie…
Mme Kesselbach s’avança, suppliante.
— Vous croyez, vous avez une idée… Oh ! je vous en prie, Steinweg…
— Je n’ai pas d’idée… je n’ai pas réfléchi, murmura-t-il… il faudrait que je réfléchisse…
— Cherchez dans l’entourage de M. Kesselbach, lui dit M. Lenormand… personne n’a été mêlé à vos conférences à ce moment-là ? Lui-même n’a pu se confier à personne ?
— À personne.
— Cherchez bien.
Tous deux, Dolorès et M. Lenormand, penchés sur lui, attendaient anxieusement sa réponse.
— Non, fit-il, je ne vois pas…
— Cherchez bien, reprit le chef de la Sûreté, le prénom et le nom de l’assassin ont comme initiales un L et un M.
— Un L, répéta-t-il… je ne vois pas… un L et un M ?…
— Oui, les lettres L et M en or marquent le coin d’un étui à cigarettes qui appartenait à l’assassin.
— Un étui à cigarettes ? fit Steinweg avec un effort de mémoire.
— En acier bruni… et l’un des compartiments intérieurs est divisé en deux parties, la plus petite pour le papier à cigarettes, l’autre pour le tabac…
— En deux parties, en deux parties, redisait Steinweg, dont les souvenirs semblaient réveillés par ce détail. Ne pourriez-vous me montrer cet objet ?
— Le voici, ou plutôt en voici une reproduction, dit M. Lenormand en lui donnant un étui à cigarettes.
— Hein ! Quoi !… fit Steinweg en prenant l’étui.
Il le contemplait d’un œil stupide, l’examinait, le retournait en tous sens, et soudain, il poussa un cri, le cri d’un homme que heurte une effroyable idée. Et il resta là, livide, les mains tremblantes, les yeux hagards.
— Parlez, mais parlez donc, ordonna M. Lenormand.
— Parlez, je vous en supplie, implorait Mme Kesselbach, s’attachant à lui avec désespoir.
— Oh ! fit-il, comme aveuglé de lumière, tout s’explique…
— Parlez, mais parlez donc…
Il les repoussa tous deux, marcha jusqu’aux fenêtres en titubant, puis revint sur ses pas, et se jetant sur le chef de la Sûreté :
— Monsieur, monsieur… l’assassin de Rudolf, je vais vous le dire… Eh bien…