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813 (1910, Le Journal)/02/02

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CHAPITRE II

M. LENORMAND SUCCOMBE

 I

Il s’interrompit.

— Eh bien ?… firent les autres.

Une minute de silence… Dans la grande paix du bureau, entre ces murs qui avaient entendu tant de confessions, tant d’accusations, le nom de l’abominable criminel allait-il résonner ? Il semblait à M. Lenormand qu’il était au bord de l’abîme insondable, et qu’une voix montait, montait jusqu’à lui… Quelques secondes encore et il saurait…

— Non, murmura Steinweg, non, je ne peux pas…

— Qu’est-ce que vous dites ? s’écria le chef de la Sûreté, furieux.

— Je dis que je ne peux pas.

— Mais vous n’avez pas le droit de vous taire ! La justice exige.

— Demain… je parlerai demain… il faut que je réfléchisse… Demain je vous dirai tout ce que je sais sur Pierre Leduc… tout ce que je suppose à propos de cet étui… Demain, je vous le promets…

On sentait en lui cette sorte d’obstination à laquelle se heurtent vainement les efforts les plus énergiques. M. Lenormand céda.

— Soit. Je vous donne jusqu’à demain, mais je vous avertis que si demain vous ne parlez pas, je serai obligé d’avertir le juge d’instruction.

Il sonna et, prenant Dieusy à part :

— Accompagne-le jusqu’à son hôtel… et restes-y… je vais t’envoyer deux camarades… Et surtout ouvre l’œil et le bon. On pourrait bien essayer de nous le prendre.

L’inspecteur emmena Steinweg, et M. Lenormand, revenant vers Mme Kesselbach que cette scène avait violemment émue, s’excusa :

— Croyez à tous mes regrets, madame… je comprends à quel point vous devez être affectée…

Il l’interrogea sur l’époque où M. Kesselbach était entré en relations avec le vieux Steinweg sur la durée de ces relations. Mais elle était si lasse qu’il n’insista pas.

— Dois-je revenir demain ? demanda-t-elle.

— Mais non, mais non. Je vous tiendrai au courant de tout ce que dira Steinweg. Voulez-vous me permettre de vous offrir mon bras, jusqu’à votre voiture ?… Ces trois étages sont un peu durs à descendre…

Il ouvrit la porte et s’effaça devant elle. Au même moment des exclamations se firent entendre dans le couloir, et des gens accoururent, des inspecteurs de service, des garçons de bureau…

— Chef ! chef !

— Qu’y a-t-il ?

— Dieusy…

— Mais il sort d’ici…

— On l’a trouvé dans l’escalier.

Mort ?

— Non, assommé, évanoui…

— Mais l’homme… l’homme qui était avec lui… le vieux Steinweg ?

— Disparu…

— Tonnerre !…

Il s’élança dans le couloir, dégringola l’escalier, et, au milieu d’un groupe de personnes qui le soignaient, il trouva Dieusy, étendu sur le palier du premier étage.

Il aperçut Gourel qui remontait.

— Ah ! Gourel, tu viens d’en bas ? Tu as rencontré quelqu’un ?

— Non, chef…

Mais Dieusy se ranimait, et tout de suite, les yeux à peine ouverts, il marmotta :

— Ici, sur le palier, la petite porte…

— Ah ! bon sang ! la porte de la septième chambre[1], s’écria le chef de la Sûreté… J’avais pourtant bien dit qu’on la ferme à clef… Il était certain qu’un jour ou l’autre…

Il se rua sur la poignée…

— Eh parbleu ! le verrou est poussé de l’autre côté, maintenant.

La porte était vitrée en partie. Avec la crosse de son revolver il brisa un carreau, puis tira le verrou et dit à Gourel :

— Galope jusqu’à la sortie de la place Dauphine… Toi, Bonavent, jusqu’à la sortie du boulevard du Palais.

Et revenant à Dieusy.

— Allons, Dieusy, cause. Comment t’es-tu laissé mettre dans cet état ?

— Un coup de poing, chef…

— Un coup de poing de ce vieux ? Mais il ne tient pas debout…

— Pas du vieux, chef, mais d’un autre qui se promenait dans le couloir, pendant que Steinweg était avec vous, et qui nous a suivis comme s’il s’en allait, lui aussi… Arrivé là, il m’a demandé si j’avais du feu… J’ai cherché ma boîte d’allumettes… Alors il en a profité pour m’allonger son poing dans l’estomac… Je suis tombé, et, en tombant, j’ai eu l’impression qu’il ouvrait cette porte et qu’il entraînait le vieux…

— Tu pourrais le reconnaître ?

— Ah oui, chef… Un gaillard solide, la peau noire… un type du Midi, pour sûr…

— Ribeira, grinça Lenormand… Toujours lui… Ribeira, alias Parbury… Ah ! le forban, quelle audace… Il avait peur du vieux Steinweg… Il est venu le cueillir ici même, à ma barbe !…

Et frappant du pied avec colère :

— Mais, cristi, comment a-t-il su que Steinweg était là, le bandit ! Il n’y a pas quatre heures, je le pourchassais dans les bois de Saint-Cucufa… et maintenant le voici… Comment a-t-il su ?… Il vit donc dans ma peau ?…

Il tomba dans un de ces accès de rêverie où il semblait ne plus rien entendre et ne plus rien voir. Mme Kesselbach, qui passait à ce moment, le salua sans qu’il répondît.

Mais un bruit de pas dans le couloir secoua sa torpeur.

— Enfin, c’est toi, Gourel ?…

— C’est bien cela, chef, dit Gourel tout essoufflé. Ils étaient deux. Ils ont suivi ce chemin, et ils sont sortis par la place Dauphine. Hartog les a vus.

— Hartog ?…

— Oui, un de mes hommes. Je l’ai amené… Raconte, Hartog.

— Voilà, chef. Je fumais une cigarette sous les arbres de la place Dauphine, et, en allant et venant, chaque fois je passais devant une automobile qui était arrêtée, un landau découvert, où il y avait d’abord un mécanicien, et puis, dans le fond, un monsieur et une femme… une femme sans chapeau, comme qui dirait une bonne… la bonne du monsieur… et jolie, très jolie… du moins, à mon idée… Alors, vous comprenez, je la regardais…

— Au but !

— Eh bien, elle est descendue tout à coup et elle a ouvert la portière… et je me suis aperçu seulement que le moteur marchait et qu’il n’avait pas cessé de marcher. Et en même temps, deux hommes qui venaient du Palais, en se donnant le bras, ont traversé la chaussée et, très vite, ils sont montés dans l’auto qui a piqué droit vers la Seine et tourné à gauche.

— Ces deux hommes… quelle figure ?

— L’un tout brun, grand, fort… l’autre, un petit vieux.

— Et les deux personnes qui attendaient ?

— La femme d’abord, blonde, un peu rousse… et jolie très jolie…

— Et l’homme ?

— Je ne voyais pas son visage… il avait un chapeau mou rabattu sur les yeux… Seulement il est blond… et vêtu de noir…

— C’est lui, l’assassin, murmura M. Lenormand, le complice de Ribeira-Parbury.

Et tout haut :

— Tu n’as pas surpris la moindre chose ?

— Si, quand ils sont montés, je n’étais pas loin, et j’ai pu entendre le plus grand qui disait en allemand… (je parle allemand) « Gertrude, ton gant par terre… ramasse… » La femme se baissa.

— Gertrude… Gertrude, répétait le chef de la Sûreté, rassemblant ses souvenirs… Gertrude… il me semble bien…

Soudain, il se retourna, examina les personnes qui l’entouraient, les bouscula, descendit l’escalier quatre à quatre, franchit les cours et déboucha sur le quai des Orfèvres.

— Halte, cria-t-il.

Une victoria à deux chevaux s’éloignait. C’était la voiture de Mme Kesselbach… Le cocher entendit et arrêta. Déjà M. Lenormand avait bondi sur le marchepied :

— Mille pardons, madame, votre concours m’est indispensable. Je vous demanderai la permission de vous accompagner… mais il nous faut agir rapidement. Gourel, mon auto… Tu l’as renvoyée ?… Une autre alors, n’importe laquelle…

Chacun courut de son côté. Mais il s’écoula une dizaine de minutes avant qu’on ramenât une auto de louage. M. Lenormand bouillait d’impatience. Mme Kesselbach, debout sur le trottoir, chancelait, son flacon de sels à la main.

Enfin, ils s’installèrent.

— Gourel, prends ta bicycelette et rattrape-nous. Toi aussi, Hartog — et droit sur Garches.

— Chez moi ? fit Dolorès, stupéfaite.

Il ne répondit pas. Il se montrait à la portière, agitait son coupe-file, se nommait aux agents qui réglaient la circulation des rues. Enfin, quand on parvint au cours la Reine, il se rassit et prononça :

— L’une de vos femmes de chambre se nomme Gertrude, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Tout me porte à croire que cette Gertrude est la complice de l’assassin.

— Oh ! fit-elle, en portant la main à son cœur, comme atteinte par cette accusation atroce… Oh ! comment peut-on dire… Gertrude !…

— Vous la connaissez depuis longtemps ?

— Sa sœur m’a toujours servie… et Gertrude est chez moi depuis des années… Comment peut-on dire !… C’est le dévouement en personne, la probité…

Et dans un accès de révolte :

— Monsieur, Gertrude est incapable, soyez-en sûr !… je réponds d’elle…

— Nous allons voir cela, madame…

À l’octroi il se pencha :

— Vous n’avez pas vu un landau automobile, avec quatre personne à l’intérieur, trois messieurs et une dame sans chapeau ?… il y a vingt minutes peut-être !…

— Non, monsieur.

— Ils auront pris la route du Bois, dit-il. Gourel, longe les fortifications et interroge aux sorties de Paris.

Il était sept heures et demie, et la lumière du jour commençait à s’atténuer, quand l’automobile arriva devant la maison de retraite. Sans s’occuper de sa compagne, le chef de la Sûreté se précipita chez le concierge.

— La bonne de Mme Kesselbach vient de rentrer, n’est-ce pas ?

— Qui ça, la bonne ?

— Oui, Gertrude ; une des deux sœurs.

— Mais Gertrude n’a pas dû sortir, monsieur, nous ne l’avons pas vue sortir.

— Cependant quelqu’un vient de rentrer.

— Oh ! non, monsieur, nous n’avons ouvert la porte à personne, depuis… depuis six heures du soir.

— Il n’y a pas d’autre issue que cette porte ?

— Aucune. Les murs entourent le domaine de toutes parts et ils sont hauts…

— Madame Kesselbach, dit M. Lenormand, nous irons jusqu’à votre pavillon

Ils s’en allèrent, suivis de l’inspecteur Hartog. Mme Kesselbach, qui n’avait pas la clef, sonna. Ce fut Suzanne, l’autre sœur, qui apparut.

— Gertrude est ici ? demanda Mme Kesselbach.

— Mais oui, madame, dans sa chambre.

— Ah ! vous voyez, monsieur ! s’écria victorieusement la pauvre femme.

— Faites-la venir, mademoiselle, donna le chef de la Sûreté.

Au bout d’un instant, Gertrude descendit, avenante et gracieuse avec son tablier blanc orné de broderies.

M. Lenormand se tourna vers Hartog.

— C’est elle, affirma celui-ci à voix basse…

— Vous me voyez désolé, madame, dit le chef de la Sûreté à Dolorès, mais il y a dans tout cela certaines coïncidences qui m’obligent à agir un peu… brutalement. Mademoiselle, veuillez me conduire dans votre chambre. Viens, Hartog.

La chambre, située au premier étage, était séparée par un cabinet de toilette de celle de Mme Kesselbach. Confortable, gaie, arrangée avec goût, elle n’offrait, à cette minute, aucune trace de désordre.

Gertrude sourit.

— Écoutez, monsieur, je ne sais pas trop ce que vous me voulez, mais je vois bien qu’on me soupçonne de quelque chose… Ne pouvez-vous pas me dire…

Elle s’interrompit. Une sonnerie de téléphone retentissait, et M. Lenormand, tout en constatant que l’appareil se trouvait dans cette chambre même, crut discerner en Gertrude un certain trouble et une hésitation.

— Vous ne répondez pas à l’appel, mademoiselle ?

— Si, si, voilà.

— Non, dit-il, en décrochant le cornet, il est préférable que je réponde moi-même.

Il appliqua le récepteur à son oreille, murmura :

— Allo… Allo…


et il perçut :

C’est toi Gertrude ?

— Oui.

Tout s’est bien passé ? Est-ce que…

La phrase ne s’acheva pas. Il attendit anxieusement, mais, le silence persistant, il sonna à son tour. Il sonna deux minutes de suite, trois minutes, il sonna avec une fureur croissante. Ce fut en vain. Du bureau de Garches, aucune réponse.

Il regarda Gertrude. Elle semblait fort calme et souriait de nouveau.

— Ça ne fonctionne pas ? dit-elle.

— Comment se fait-il, mademoiselle, que le téléphone soit dans votre chambre ?

— Madame déteste le bruit, et c’est moi qui suis chargée des communications.

M. Lenormand examina les quelques papiers d’un secrétaire, explora les robes d’un placard et le linge d’une commode. Et Gertrude assistait à la perquisition avec tant de naturel, avec l’air d’une personne que sa parfaite innocence met tellement à l’abri de toute surprise, que M. Lenormand, malgré toutes les présomptions, malgré sa conviction intime, malgré la phrase équivoque du téléphone, demeurait inquiet, indécis. Il dit tout bas à Hartog :

— Tu es sûr que c’est elle, n’est-ce pas ?

— Chef, vous voyez sur la cheminée ce gant de fil marron tout froissé ?

— Oui. Eh bien ?

— C’est le gant qu’elle a ramassé près de l’auto, en face du Palais de Justice.

II

L’affirmation de Hartog était positive, mais ne constituait pas encore une de ces preuves sur lesquelles M. Lenormand aimait à s’appuyer avant de prendre une décision irréparable. Il résolut donc de patienter.

— Allons-nous-en, Hartog.

En bas, il trouva Mme Kesselbach que soignait Suzanne et, l’ayant prise à part, il lui dit :

— Madame, je vous supplie de suivre mon conseil. Quittez votre pavillon, tout au moins pour cette nuit, et demandez une chambre à la maison de retraite.

— Non, monsieur, je ne bougerai pas. J’aurais l’air, en m’en allant, de suspecter une personne que j’aime et qui m’est entièrement dévouée. Je ne le ferai à aucun prix.

— Mon devoir est de vous avertir que votre obstination n’est pas sans danger.

Elle haussa les épaules avec lassitude, comme si cette menace de danger la laissait indifférente.

— Soit, dit-il, mais vous permettrez à l’un de mes hommes de passer la nuit ici, dans votre vestibule.

— À votre guise.

Il donna les instructions les plus sévères à Hartog.

— Tu pousseras le verrou derrière moi. Reste éveillé, le revolver au poing. Ne laisse sortir personne, et que personne n’entre.

En partant, il fit le tour du jardin et s’assura que l’enceinte des murs n’offrait pas d’autre issue que la porte. Toutefois, il constata que la porte, qui ouvrait généralement sur un coup de cordon des concierges, pouvait au besoin être ouverte par quelqu’un qui en aurait eu la clef. Était-il possible d’expliquer ainsi l’inexplicable retour de Gertrude ?

Il en était là de ses réflexions, quand une bicyclette apparut dans l’ombre, sur la route de Paris, et Gourel sauta de machine.

— Chef, leur auto est sortie de Paris par la porte Maillot. Mais il n’y avait plus dedans que l’homme au chapeau mou et la demoiselle en cheveux. Le signalement qu’on m’a donné de celle-ci est tout à fait conforme à celui que donne Hartog.

— Bien, fit M. Lenormand. C’est donc que Ribeira et Steinweig sont restés à l’intérieur de Paris. Marchons, Gourel. Conduis-moi au bureau de poste de Garches.

Bien que le bureau fut fermé, M. Lenormand obtint facilement de parler à l’une des buralistes, et, lui ayant montré sa carte d’identité :

— Mademoiselle, vous avez parmi vos abonnés un des pavillons de la maison de retraite, le pavillon de l’Impératrice.

— Oui, un nouvel abonné, le numéro 54.

— Vous m’avez transmis, il y a bientôt une heure, une communication qui fut coupée, sans doute par erreur…

— Par erreur ? Oh ! non, monsieur, car, sur la plainte de l’autre abonné, j’ai tout fait pour rappeler le 54 et le 54 n’a pas répondu…

— Alors ?

— Je suppose que cela provient de l’appareil ou des fils… L’un des fils est peut-être coupé…

M. Lenormand tressaillit.

— Oh ! la canaille ! c’est elle qui l’aura coupé derrière mon dos, pensa-t-il.

Et tout haut :

— Vous ne pourriez pas dire d’où parlait l’abonné demandeur ?

— De Paris. Quant à préciser davantage, c’est impossible.

— Votre nouvel abonné, le 54, a-t-déjà téléphoné aujourd’hui ?

La demoiselle consulta un registre :

— Oui.

— Et quel numéro a-t-il demandé ?

— Je l’ignore. Je l’ai mis en communication avec Paris. Et de Paris, on a répondu : « Pas libre ! »

— L’heure est marquée ?

— Oui, quatre heures dix.

— Je vous remercie.

Toujours suivi de Gourel, M. Lenormand prit le chemin de la villa occupée par Mme Ernemont et par Geneviève. Geneviève, qui venait de coucher les petites files, se présenta sur l’appel de sa grand’mère. M. Lenormand lui dit :

— Mademoiselle, si ce n’est pas indiscret, je vous prierai de me dire ce que vous avez fait tantôt, après notre entrevue avec l’instituteur Landat ?

— Ce n’est nullement indiscret, monsieur. J’ai été voir Mme Kesselbach.

— Gertrude, sa bonne, était là ?

— Oui, elle habillait sa maîtresse, laquelle se disposait à sortir on voiture.

— Et devant Gertrude vous avez raconté toute l’aventure de Ribeira ?

— Oui.

— De même que l’annonce du Grand Journal, la mention du nom de Steinweg, et mon rendez-vous avec ce Steinweg ?

— Oui et là-dessus, Mme Kesselbach, qui paraissait très émue par ce nom, déclara qu’elle allait vous voir aussitôt.

— Et vous êtes sûre que Gertrude assistait à cet entretien ?

— Absolument sûre.

— C’est bien, mademoiselle, excusez-moi.

Dehors, M. Lenormand alluma un cigare.

— File en avant, Gourel, va jusqu’à la maison de Pierre Leduc, à Saint-Cloud. Les deux frères Doudeville doivent y être. Je vous rejoins. On passera la nuit là.

Il n’arriva qu’une heure plus tard en mâchonnant un cigare éteint, et, dans la chambre où ils étaient réunis tous les quatre, il continua comme s’il résumait ses réflexions.

— Donc, tout cela est clair. Gertrude est complice des deux bandits qui manœuvrent autour de l’affaire Kesselbach, soit pour surprendre et pour exécuter le fameux projet, soit pour capter les millions de la veuve. Sans doute, l’autre sœur est-elle aussi complice du complot. Vers quatre heures, Gertrude, prévenue que je connais l’annonce du Grand Journal et qu’en outre j’ai rendez-vous avec Steinweg, essaye d’avertir Ribeira par téléphone, n’y réussit pas, et, en l’absence de sa maîtresse, court à Paris, retrouve Ribeira et l’homme au chapeau mou, et les entraîne au Palais, où Ribeira confisque à son profit le sieur Steinweg. Au retour, elle rentre, je ne sais comment, se présente quand j’arrive avec Mme Kesselbach, et tandis qu’au téléphone je vais avoir par Ribeira le mot de l’énigme, froidement, sous mon nez, elle coupe un des fils. Du feu, Gourel.

Il ralluma son cigare, et le jeta, sans même songer à le fumer.

— Tout cela nous prouve : 1o l’importance que l’assassin attachait à Steinweg et la frayeur que lui inspiraient ses révélations ; 2o qu’une véritable conspiration est ourdie autour de Mme Kesselbach ; 3o que je n’ai pas de temps à perdre — car la conspiration est mûre.

Il ajouta en riant :

— Cela prouve bien d’autres choses ; mais voilà deux jours quelque peu remplis, et j’ai besoin de repos.

Ils se couchèrent tous.

Or, il n’y avait pas une heure que Gourel et les Doudeville dormaient quand une main les secoua. C’était le chef.

— Je ne suis pas tranquille. Il me semble tout à fait imprudent de laisser Hartog seul pour défendre Mme Kesselbach.

— Cependant, chef…

— Gertrude doit se sentir perdue. Elle fera l’impossible pour prévenir ses complices, et ses complices l’impossible pour la sauver. Allons, debout !

Ils s’en allèrent tous les quatre par des chemins de traverse qu’illuminait une lune radieuse. M. Lenormand marchait très vite en marmottant des phrases dont les autres ne percevaient pas le sens. Ils rencontrèrent deux voitures de maraîchers, et, plus loin, trois hommes qui chantaient et que M. Lenormand laissa passer après un court interrogatoire.

Puis ce fut de nouveau la paix, la paix allègre et douce des belles nuits claires où les bruits se fondent en un silence harmonieux. Et soudain, au moment où ils rejoignaient la route de Garches, ils aperçurent deux cyclistes qui roulaient rapidement, sans lanternes.

— Halte ! leur cria M. Lenormand.

Les deux complices se couchèrent sur leur guidon dans un effort violent qui détacha l’une de l’autre leurs deux silhouettes, et l’on distingua nettement un homme et une femme. Moins forte, la femme resta un peu en arrière. Son compagnon ralentit, la saisit par le bras et l’entraîna.

Les inspecteurs s’étaient élancés, et ils étaient à dix pas du groupe quand celui-ci repartit.

— Halte ! ou je fais feu ! répéta M. Lenormand.

L’intervalle s’accrut. Une détonation retentit ; mais M. Lenormand, qui n’était point sûr encore de l’identité des fugitifs, avait tiré en l’air.

La distance encore augmenta, et, comme une descente se présentait, le couple sembla se perdre dans l’espace.

— Hardi ! les enfants, criait aux inspecteurs M. Lenormand, qui les précédait, extraordinaire d’agilité. Hardi ! On les aura dans la montée.

De fait, une côte s’offrit, assez raide, et tout de suite ils gagnèrent du terrain. Cinquante pas… trente pas… Mais la côte était courte, et, après le sommet, ce devait être la descente encore.

Le couple arriverait-il en haut ? Un suprême effort et c’était le salut. Vingt pas… dix pas… Il y eut un moment d’indécision… Puis ils disparurent subitement.

Quand M. Lenormand les revit, ils avaient regagné toute leur avance.

Au hasard, il tira deux fois, trois fois, bien qu’il les sût hors d’atteinte ; mais l’acte ne fut pas inutile, car la femme, troublée sans doute par les coups de feu, par la crainte des balles, fit une embardée qui l’éloigna de son compagnon. Elle voulut se redresser, se jeta d’un côté, de l’autre, et brusquement alla se précipiter contre le talus.

Des exclamations de victoire jaillirent. Enfin, celle-là, on la tenait !

Mais il se produisit un fait étrange. L’homme sauta de machine, traversa la route, s’abattit sur sa compagne au moment où elle cherchait à se lever et la renversa.

Un cri horrible, un cri de bête égorgée… L’homme se redressa et bondit sur sa machine.

Cela n’avait pas duré cinq secondes. Presque à bout portant, M. Lenormand tira une quatrième balle. Vainement. Sa main avait tremblé. L’homme s’éloigna, mince silhouette noire qui disparut.

À terre, de petits gémissements, un râle d’agonie…

— Ta lanterne, Gourel… Les vôtres, Doudeville…

Le chef de la Sûreté se pencha. C’était bien Gertrude. Du sang coulait sur les ruches de son corsage…

— Oh ! fit-il, la blessure, toujours la blessure à la gorge.

Elle respirait encore. Avec une délicatesse infinie, il souleva la tête et la plaça sur son bras étendu, et il demanda :

— Vous m’entendez ?… Vous pouvez me répondre ?

Elle eut un soubresaut. De tout ce qui lui restait de force, elle essaya de parler, et tout son être se tendait dans une volonté de vengeance contre l’abominable complice qui s’était débarrassé d’elle. Des syllabes, des mots indistincts passèrent entre ses lèvres.

Incliné sur elle, il répétait :

— Parlez… il est indispensable…

Les sons se succédaient, inintelligibles, cependant qu’une petite mousse de sang suintait, au coin de la bouche.

Deux ou trois convulsions la secouèrent.

Puis ce fut l’immobilité ; son visage se couvrit d’une pâleur mortelle, se détendit, s’imprégna de calme et de douceur. Pourtant les lèvres continuaient leur effort inconscient, le ton de la voix s’élevait, et une ou deux syllabes se précisèrent :

— Vil… villa… villa…

Un dernier spasme… Elle expira.

III

— Et Mme Kesselbach ! et Hartog ! s’exclama M. Lenormand… Dieu sait ce que ces bandits ont pu faire !

Il songea à repartir tout de suite, ou à détacher deux de ses compagnons. Mais, outre qu’il les savait exténués par la poursuite, il pensa qu’en définitive il ne servait à rien de se hâter, puisque tout était consommé là-bas, dans un sens ou dans l’autre.

Il fallut plus d’une heure pour trouver une auberge, réveiller le patron et les domestiques, faire atteler un break et placer le cadavre.

Enfin, au milieu de la nuit, la petite troupe s’en retourna vers Garches au trot d’un cheval poussif, que menait, en dormant, la femme de l’aubergiste.

— Ce qui m’agace, murmura M. Lenormand, c’est qu’il faudra prévenir le Parquet. On va mettre le nez dans nos affaires. Je n’aime pas ça.

Il ajouta :

— Enfin, nous allons tâcher de pousser la chose aussi loin que possible… sans quoi ces messieurs risqueraient fort d’embrouiller les fils… Et, sacré nom, ils le sont déjà suffisamment.

Il ne souffla plus mot, absorbé par toutes les réflexions que lui suggéraient le meurtre de Gertrude et les événements qui se multipliaient au cours de cette journée et de ces deux nuits dramatiques.

Parfois, malgré son sang-froid et son habitude des émotions, un frisson hérissait sa peau, à l’idée de l’effroyable personnage qui planait autour de cette affaire, sorte de vampire infâme, oiseau des ténèbres qui s’abattait sur sa proie et l’égorgeait sans pitié. Et il se rappelait encore en frémissant l’étreinte de la veille et la mystérieuse épouvante que lui avait causée le contact du monstre.

L’arrivée du convoi à la maison de retraite s’effectua dans le plus grand silence. On fit taire le concierge, qui s’effarait.

Mlle Gertrude !… morte ! Mais comment est-elle sortie ?

Il ne voulait pas que les inspecteurs transportassent le cadavre au pavillon de l’Impératrice qu’habitait Mme Kesselbach.

— La pauvre dame est déjà malade… ça va être un coup… Elle aimait tant Mlle Gertrude !… Non, tenez, il faut mettre le corps dans le pavillon d’avant… le pavillon Hortense, il est vide… c’est Mme Kesselbach qui l’a loué pour n’avoir pas de voisins, pas de bruit à côté d’elle. Ainsi donc, on a le droit…

M. Lenormand ne l’écoutait pas. Sans s’occuper du cadavre, et tandis que les inspecteurs, à la lueur des lanternes l’étendaient sur un brancard improvisé, il marchait rapidement vers la demeure de Mme Kesselbach avec une anxiété qui croissait à chaque pas. Qu’était-il advenu de la jeune femme ? Qu’était-il advenu de Hartog ?

Il frappa. Un bruit de pas aussitôt, puis de grincement de la serrure. Il eut une exclamation joyeuse.

— Ah ! c’est toi, Hartog ? Et Mme Kesselbach ?

— Ma foi, chef, je ne l’ai pas vue. Elle doit dormir.

— Comment… mais alors, Gertrude ?…

— Gertrude n’a pas bougé de sa chambre.

— Tu n’as rien entendu ?

— Rien.

M. Lenormand monta dans la chambre de Gertrude, constata que la fenêtre était ouverte et qu’une échelle de corde pendait au balcon, s’assura qu’il ne s’était pas trompé en accusant Gertrude d’avoir coupé le fil du téléphone, et il allait repartir quand la porte de la pièce voisine, qui était celle d’un cabinet de toilette, fut entre-bâillée.

— Qu’y a-t-il, Gertrude ?

C’était Mme Kesselbach, accompagnée de Suzanne. Elle balbutia, effarée par la présence de M. Lenormand.

— Quoi ? Pour quelle raison ?…

— Pour rien, madame, pour rien. Je voulais seulement savoir si Gertrude était toujours dans sa chambre. Elle n’y est pas.

— C’est qu’elle est dans la maison… Où voulez-vous qu’elle soit ?

— Elle est partie.

— Impossible !

— Très possible. Veuillez regarder cette échelle de corde accrochée au balcon et dites-moi s’il n’y a pas là une preuve de culpabilité suffisante…

Il n’acheva pas. Dolorès avait porté la main à son cœur en étouffant un cri de souffrance. Elle chancela, s’appuya sur une chaise, se redressa et tomba à la renverse dans les bras de Suzanne.

— Ah ! madame… madame… gémissait celle-ci… n’allez pas croire… Je connais Gertrude…

Mme Kesselbach était évanouie. On l’étendit sur son lit.

— Ne la quittez pas, mademoiselle, dit M. Lenormand à Suzanne… En cas de besoin, Hartog va rester ici dans ce cabinet de toilette… la porte ouverte, n’est-ce pas Hartog ? Et s’il y avait la moindre chose, appelle, nous sommes en bas.

Il descendit, au moment où les frères Doudeville déposaient le brancard dans le vestibule.

— Pas de bruit, dit-il, mettez-le dans ce salon. Mme Kesselbach est malade ; je ne la préviendrai qu’au réveil, ainsi que la sœur. Si Hartog vous appelle de là-haut, montez vite. Tu viens, Gourel ?…

Ce qui intriguait par-dessus tout M. Lenormand, c’était la façon dont Gertrude avait pu, une fois descendue de sa chambre au moyen de l’échelle, sortir du jardin. Il n’y avait plus à douter maintenant qu’elle ne passât pas par la porte et qu’il n’y eût une issue qui lui permît de s’en aller et de rentrer, sans être vue, à toute heure de la nuit et même du jour.

Mais comment avait-elle trouvé une issue ignorée de tout le monde ?

— Éteins ta lanterne, Gourel, il ne faut pas qu’on nous voie aller et venir.

— Qui, on, chef ?

— Ah ! si je le savais !

— Suzanne ?

— C’est admissible. Et cependant, non… non… je ne crois pas… Je verrai ça tantôt quand je la mettrai en présence du cadavre de sa sœur, de sa sœur tuée par l’inconnu…

Ils suivaient l’enceinte des murs. La lune s’était couchée, et si on ne pouvait guère discerner leurs deux silhouettes, ils y voyaient suffisamment, eux, pour examiner les pierres des murailles et pour s’assurer qu’aucune brèche, si habile qu’elle fût, n’avait été pratiquée.

— Une échelle, peut-être… insinua Gourel.

— Non, puisque Gertrude passe en plein jour. Or, une escalade eût forcé l’attention.

Ils arrivèrent près de la loge du concierge et ils s’apprêtaient à faire la seconde moitié du parcours quand Gourel murmura :

— Des lumières là-bas…

En effet, tout au bout du jardin, à côté du pavillon Kesselbach, des lumières s’agitaient, très vives et intermittentes.

— Ce sont nos hommes, avec leurs lanternes de poche, dit M. Lenormand.

Il s’élança. En route, il lui sembla passer non loin d’une ombre qui se dissimulait derrière un arbre. Emporté par sa course, il ne s’arrêta pas, et rejoignit un des frères Doudeville, qui lui dit aussitôt :

— Vous n’avez pas vu, chef ?

— Quoi ?

— Un type, un gosse qui vient de nous échapper…

À tout hasard, M. Lenormand retourna vers l’arbre et vers les buissons qui l’entouraient. Il ne trouva personne.

— Explique-toi, Doudeville… Il est venu quelqu’un ?

— Oui, comme nous étions dans le salon, nous avons entendu du bruit et il nous a semblé qu’on entrait.

— Vous aviez donc ouvert après mon départ ?

— Non, chef.

— Alors, c’est qu’on avait la clef ?

— Probable, et quelqu’un qui connaissait les lieux, car il a monté droit l’escalier, où nous l’avons aperçu à la lueur du gaz… un gamin de quinze ans peut-être.

— Et qu’est-ce qu’il a fait ?

— Vous pensez s’il s’est dépêché… Nous aussi… Et on l’a vu qui entrait dans la chambre de Gertrude… Bon, s’est-on dit, il va tomber sur Hartog… Mais pas du tout, il a filé de la chambre avant qu’on ait eu le temps de crier gare.

— Eh parbleu ! l’échelle de corde, déclara M. Lenormand.

À ce moment, l’autre Doudeville survint, avec un morceau de papier à la main.

— Tenez, chef, j’ai trouvé ça au pied de l’échelle, justement dans la plate-bande.

C’était une lettre, dont l’enveloppe, pliée en quatre et roulée, n’avait pas été décachetée.

La lettre, écrite au crayon, sur papier fin, contenait ces mots :

Je t’ai demandée au téléphone. Est-ce toi qui m’as répondu ? N’ai pu reprendre communication… Inquiet… Je viens… Si quelque chose, dis-le au petit.

— Parfait, parfait, conclut M. Lenormand. Ribeira, car ce doit être lui qui a écrit ce mot, de même que c’est lui à qui j’ai parlé au téléphone, Ribeira, inquiet de cette communication interrompue, arrive à la rescousse. Il envoie un émissaire, lequel, ignorant notre présence et croyant que Gertrude est là, lui apporte cette lettre… Allons, il y aura bientôt du nouveau.

— Vous avez donc une idée, chef ? dit Gourel.

— Et la bonne, encore… Maintenant, au travail. Les frères Doudeville, à votre poste, Gourel, trouvons l’issue. On se reposera après… du moins, je le suppose.

Le champ des investigations était plus restreint, maintenant que l’on avait aperçu l’émissaire de Ribeira à un point central du jardin. L’hypothèse d’un passage à travers les murs devait faire place à celle d’une communication plus mystérieuse, établie récemment par la bande et dans un but déterminé.

Une communication de ce genre ne pouvait évidemment pas aboutir en plein air. Il fallait que l’orifice en fût caché par quelque construction déjà existante. Et c’est cela que M. Lenormand chercha.

Il chercha longtemps, fouillant les massifs, explorant les allées, en quête d’une cabane isolée, d’un kiosque enfoui sous la verdure. Il y avait bien un hangar appuyé au pavillon Hortense… et même une galerie qui environnait le pavillon. Mais il était peu probable qu’on eût choisi le voisinage d’un bâtiment habité.

— Habité ? murmura M. Lenormand qui poursuivait sa pensée à haute voix… mais justement il ne l’est pas. Le concierge me l’a bien dit : par peur du bruit, Mme Kesselbach a loué ce pavillon. Or, qui sait si, en agissant ainsi, elle n’a pas subi l’influence de Gertrude ?

Il fit le tour de la maison. Les persiennes étaient fermées. À tout hasard, il souleva le loquet de la porte : la porte s’ouvrit.

— Ah ! dit-il involontairement, Gourel, je crois que nous y sommes. Entrons. Ta lanterne, maintenant. Le vestibule, le salon, la salle à manger, c’est bien inutile. Il doit y avoir un sous-sol, puisque la cuisine n’est pas à cet étage.

— Par ici, chef, voilà l’escalier de service.

Ils descendirent en effet dans une cuisine assez vaste, et encombrée de chaises de jardin et de guérites en jonc. Une buanderie, servant aussi de cellier, y attenait et présentait le même désordre d’objets entassés les uns par-dessus les autres.

— Qu’est-ce qui brille là, chef ?

Gourel, s’étant baissé, ramassa une épingle de cuivre à tête de perle fausse.

— La perle est toute brillante encore, dit M. Lenormand, ce qui ne serait point si elle avait séjourné longtemps dans cette cave. L’issue est ici, Gourel.

Gourel se mit à démolir un amoncellement de fûts vides, de casiers et de vieilles tables boiteuses.

— Tu perds ton temps, Gourel. Si l’envoyé de Ribeira s’est bien enfui par là, comment aurait-il eu le loisir, d’abord de déplacer tous ces objets, et ensuite de les replacer derrière lui. Tiens, voici un volet hors d’usage qui n’a aucune raison sérieuse d’être accroché au mur par un clou. Écarte-le.

Gourel obéit.

Derrière le volet, le mur était creusé. À la clarté de la lanterne, ils virent un souterrain, qui s’enfonçait.


IV

— Je ne me trompais pas, dit M. Lenormand, la communication est de date récente. Tu vois, ce sont des travaux faits à la hâte et pour une durée d’ailleurs limitée… Pas de maçonnerie… De place en place deux madriers en croix et une solive qui sert de plafond, et c’est tout. Ça tiendra ce que ça tiendra, mais toujours assez pour le but qu’on poursuit, c’est-à-dire…

— C’est-à-dire quoi, chef ?

— Eh bien, d’abord pour permettre les allées et venues entre Gertrude et ses complices… et puis, un jour, un jour prochain, l’enlèvement ou plutôt la disparition totale, miraculeuse, incompréhensible de Mme Kesselbach.

Ils avançaient avec précaution pour ne pas heurter certaines poutres dont la solidité ne semblait pas inébranlable. À première vue, la longueur du tunnel était de beaucoup supérieure aux cinquante mètres tout au plus qui séparaient le pavillon de l’enceinte du jardin. Il devait donc aboutir assez loin des murs et au delà d’un chemin qui longeait le domaine.

— Nous n’allons pas du côté de Villeneuve et de l’étang, par ici ? demanda Gourel.

— Du tout, juste à l’opposé, affirma M. Lenormand.

La galerie descendait en pente douce. Il y eut une marche, puis une autre, et l’on obliqua vers la droite. À ce moment, ils se heurtèrent à une porte qui était encastrée dans un rectangle de moellons soigneusement cimentés. M. Lenormand l’ayant poussée, elle s’ouvrit.

— Une seconde, Gourel, dit-il en s’arrêtant… Réfléchissons… Il vaudrait peut-être mieux prévenir les Doudeville.

— Et pourquoi ?

— Il faut penser que Ribeira est averti du péril par son émissaire et supposer qu’il a dû prendre ses précautions au cas où le souterrain serait démasqué. Or, admettons qu’ils nous attendent là et que nous tombions dans un guet-apens.

— Nous sommes deux, chef…

— Et s’ils sont vingt, eux ?

Il regarda. Le souterrain remontait, fermé par une autre porte qui était distante de cinq à six mètres.

— Allons jusqu’ici, dit-il, nous verrons bien.

Il passa, suivi de Gourel, auquel il recommanda de laisser la porte ouverte, et il marcha vers l’autre porte en se promettant bien de ne pas aller plus loin. Mais celle-ci était close, et, bien que la serrure parût fonctionner, il ne parvint pas à ouvrir.

— Le verrou est mis, dit-il. Ne faisons pas de bruit et revenons. D’autant que dehors nous établirons, d’après l’orientation de la galerie, la ligne sur laquelle il faudra chercher l’autre issue.

Ils revinrent donc sur leurs pas, vers la première porte, quand Gourel, qui marchait le premier, eut une exclamation de surprise.

— Tiens, elle est fermée…

— Comment ! mais je t’avais dit de la laisser ouverte.

— Je l’ai laissée ouverte, chef, mais le battant est retombé tout seul.

— Impossible ! nous aurions entendu le bruit.

— Alors ?…

— Alors… alors… je ne sais pas…

Il s’approcha.

— Voyons… il y a une clef ?… oui, elle tourne. Mais de l’autre côté, il doit y avoir un verrou…

— Qui l’aurait mis ?

— Eux, parbleu ! derrière notre dos… Ils ont peut-être une autre galerie qui longe ou qui domine celle-ci… ou bien, ils étaient restés dans ce pavillon inhabité. Enfin, quoi, nous sommes pris au piège.

Il s’acharna contre la serrure, introduisit son couteau dans la fente, chercha tous les moyens, puis, en un moment de lassitude, prononça :

— Rien à faire !

— Comment, chef, rien à faire ? En ce cas, nous sommes fichus ?

— Ma foi… dit-il.

Ils retournèrent à l’autre porte, puis revinrent à la première. Elles étaient toutes deux massives, en bois dur, renforcées par des traverses ; somme toute indestructibles.

— Il faudrait une hache, fit le chef de la Sûreté, ou tout au moins un instrument sérieux, un couteau même, avec lequel on essayerait de découper l’emplacement probable du verrou… et nous n’avons rien…

Il eut un accès de rage subit, et se rua contre l’obstacle, comme s’il espérait l’abolir. Puis, impuissant, vaincu, il dit à Gourel :

— Écoute, nous verrons ça dans une heure ou deux… Je suis éreinté… je vais dormir… Veille pendant ce temps-là… Et, si l’on venait nous attaquer…

— Ah ! si l’on venait, nous serions sauvés, chef ! s’écria Gourel, en homme qu’eût soulagé la bataille, si inégale qu’elle fût.

M. Lenormand se coucha par terre. Au bout d’une minute, il dormait.

Quand il se réveilla, il resta quelques secondes indécis, sans comprendre, et il se demandait aussi quelle était cette sorte de souffrance qui le tourmentait.

— Gourel ! appela-t-il… Eh bien, Gourel ?

N’obtenant pas de réponse, il fit jouer le ressort de sa lanterne, et il aperçut Gourel à côté de lui, qui dormait profondément.

— Qu’est-ce que j’ai à souffrir ainsi ? pensa-t-il… de véritables tiraillements… Ah ! çà, mais j’ai faim, tout simplement… je meurs de faim ! Quelle heure est-il donc ?

Sa montre marquait sept heures vingt, mais il se rappela qu’il ne l’avait pas remontée. La montre de Gourel ne marchait pas davantage.

Celui-ci, cependant, s’étant réveillé sous l’action des mêmes souffrances d’estomac, ils estimèrent que l’heure du déjeuner devait être largement dépassée et qu’ils avaient déjà dormi une partie du jour.

— J’ai les jambes tout engourdies, déclara Gourel… et les pieds comme s’ils étaient dans de la glace. Quelle drôle d’impression !

Il voulut se frictionner et reprit :

— Tiens, mais ce n’est pas dans la glace qu’ils étaient mes pieds, c’est dans l’eau… Regardez, chef, du côté de la première porte, c’est une véritable mare…

— Des infiltrations, répondit M. Lenormand. Remontons vers la seconde porte, tu te sècheras.

— Mais qu’est-ce que vous faites donc, chef ?

— Crois-tu que je me laisserai enterrer vivant dans ce caveau ?… Ah ! non, je ne suis pas encore d’âge. Puisque les deux portes sont fermées, tâchons de traverser les parois.

Une à une il détachait les pierres qui saillaient à hauteur de sa main, dans l’espoir de pratiquer une autre galerie qui s’en irait en pente jusqu’au niveau du sol. Mais le travail était long et pénible, car dans cette partie du souterrain, il s’en aperçut, les pierres étaient cimentées.

— Chef… chef… balbutia Gourel, d’une voix étranglée…

— Eh bien ?

— Vous avez les pieds dans l’eau.

— Allons donc ! Tiens, oui… Ma foi, que veux-tu… on se séchera au soleil…

— Mais vous ne voyez donc pas ?…

— Quoi ?

— Mais ça monte, chef, ça monte…

— Qu’est-ce qui monte ?

— L’eau…

Il sentit un frisson qui lui courait sur la peau. Il comprenait tout d’un coup. Ce n’étaient pas des infiltrations fortuites, mais une inondation habilement préparée et qui se produisait mécaniquement, irrésistiblement, grâce à quelque système infernal.

— Ah ! la fripouille, grinça-t-il… si jamais je le tiens, celui-là !…

— Oui, oui, chef, mais il faut d’abord se tirer d’ici… Et pour moi…

Gourel semblait complètement abattu, hors d’état d’avoir une idée, de proposer un plan.

M. Lenormand s’était agenouillé sur le sol et mesurait la vitesse avec laquelle l’eau s’élevait. Un quart de la première porte à peu près était couvert et l’eau s’avançait jusqu’à mi-distance de la seconde porte.

— Le progrès est lent, mais ininterrompu, dit-il. Dans quelques heures, nous en aurons par-dessus la tête.

— Mais c’est effroyable, chef, c’est horrible, gémit Gourel.

— Ah ! dis donc, tu ne vas, pas nous embêter avec tes jérémiades, n’est-ce pas ? Pleure si ça t’amuse, mais que je ne t’entende pas.

— C’est la faim qui m’affaiblit, chef, j’ai le cerveau qui tourne.

— Mange ton poing.

Comme disait Gourel, la situation était effroyable, et, si M. Lenormand avait eu moins d’énergie, il eût abandonné une lutte aussi vaine. Que faire ? Il ne fallait pas espérer que Ribeira eût la charité de leur livrer passage. Il ne fallait pas espérer davantage que les frères Doudeville et Hartog pussent les secourir, puisque les trois inspecteurs ignoraient l’existence de ce tunnel.

Donc, aucun espoir ne restait… aucun espoir que celui d’un miracle impossible…

— Voyons, voyons, répétait M. Lenormand, c’est trop bête ; nous n’allons pas crever ici ! Que diable, il doit bien y avoir quelque chose… Éclaire-moi, Gourel.

Collé contre la seconde porte, il l’examinait de bas en haut, dans tous les coins. Il y avait de ce côté, comme de l’autre, probablement, un verrou, un énorme verrou. Avec la lame de son couteau il en défit les vis et le verrou se détacha.

— Et après ? demanda Gourel.

— Après, dit-il, eh bien, ce verrou est en fer, assez long, presque pointu : ça ne vaut certes pas une pioche, mais, tout de même c’est mieux que rien…

Sans achever sa phrase, il enfonça l’instrument dans la paroi de la galerie, un peu avant le pilier de maçonnerie qui supportait les gonds de la porte. Ainsi qu’il s’y attendait, une fois traversée la première couche de ciment et de pierres, il trouva de la terre molle.

— À l’ouvrage, s’écria-t-il ?

— Je veux bien chef, mais expliquez-moi…

— C’est bien simple, il s’agit de creuser autour de ce pilier, un passage de trois ou quatre mètres de long qui rejoindra le tunnel au delà de la porte et nous permettra de filer.

— Mais il faudra des heures, et pendant ce temps l’eau monte.

— Éclaire-moi, Gourel.

— Dans vingt minutes, une demi-heure au plus, elle atteindra nos pieds.

— Éclaire-moi, Gourel.

L’idée de M. Lenormand était juste, et avec un peu d’effort, en attirant à lui et en faisant tomber dans le tunnel la terre qu’il attaquait d’abord avec l’instrument, il ne tarda pas à creuser un trou assez grand pour s’y glisser.

— Si je vous aidais, chef ? dit Gourel.

— Ah ! ah ! tu reviens à la vie ? Bien, travaille… Tu n’as qu’à te diriger sur le contour du pilier.

À ce moment l’eau montait jusqu’à leurs chevilles. Auraient-ils le loisir d’achever l’œuvre commencée ?

À mesure qu’on avançait, elle devenait plus difficile, car la terre remuée les encombrait davantage, et, couchés à plat ventre dans le passage, ils étaient obligés à tout instant de ramener les décombres qui l’obstruaient.

Au bout de deux heures, le travail en était peut-être aux trois quarts, mais l’eau recouvrait leurs jambes. Encore une heure elle gagnerait l’orifice du trou qu’ils creusaient.

Cette fois ce serait la fin…

Gourel, épuisé par le manque de nourrirure, et de corpulence trop forte pour aller et venir dans ce couloir de plus en plus étroit, avait dû renoncer. Il ne bougeait plus, tremblant d’angoisse de sentir cette eau glacée qui l’ensevelissait peu à peu.

M. Lenormand, lui, travaillait avec une ardeur inlassable. Besogne terrible, œuvre de termite qui s’accomplissait dans des ténèbres étouffantes. Ses mains saignaient. Il défaillait de faim. Il respirait mal un air insuffisant, et de temps à autre, les soupirs de Gourel lui rappelaient l’épouvantable danger qui le menaçait au fond de sa tanière.

Mais rien n’eût pu le décourager, car maintenant il retrouvait en face de lui ces pierres cimentées qui composaient la paroi de la galerie. C’était le plus difficile, mais le but approchait.

— Ça monte, cria Gourel, d’une voix étranglée, ça monte.

M. Lenormand redoubla d’efforts. Soudain la tige du verrou dont il se servait jaillit dans le vide. Le passage était creusé ! Il n’y avait plus qu’à l’élargir, ce qui devenait beaucoup plus facile, maintenant qu’il pouvait rejeter les matériaux devant lui.

Gourel, fou de terreur, poussait des hurlements de bête qui agonise. Il ne s’en émouvait pas. Le salut était à portée de sa main.

Il eut cependant quelques secondes d’anxiété, en constatant, au bruit des matériaux qui tombaient, que cette portion du tunnel était également remplie d’eau — ce qui était naturel, la porte ne constituant pas une digue suffisamment hermétique.

Mais qu’importait ! l’issue était libre. Un dernier effort… Il passa…

— Viens, Gourel, cria-t-il, en revenant chercher son compagnon.

Il le tira, à demi mort, par les poignets.

— Allons, secoue-toi, ganache, puisque nous sommes sauvés.

— Vous croyez, chef, vous croyez ?… Nous avons de l’eau jusqu’à la poitrine…

— Va toujours… tant que nous n’en aurons pas par-dessus la bouche… Et ta lanterne ?

— Elle ne va plus.

— Tant pis.

Il eut une exclamation de joie !

— Une marche… deux marches… Un escalier… Enfin !

Ils sortaient de l’eau, de cette eau maudite qui les avait presque engloutis, et c’était une sensation délicieuse, une délivrance qui les exaltait.

— Arrête, murmura M. Lenormand.

Sa tête avait heurté quelque chose. Les bras tendus, il s’arc-bouta contre l’obstacle, qui céda aussitôt. C’était le battant d’une trappe, et, cette trappe ouverte, on se trouvait dans une cave où filtrait, par une fenêtre, la lueur d’une nuit claire.

Il renversa le battant et escalada les dernières marches.

Un voile s’abattit sur lui. Des bras le saisirent. Il se sentit comme enveloppé d’une couverture, d’une sorte de sac, puis lié par des cordes.

— À l’autre, dit une voix.

On dut exécuter la même opération avec Gourel, et la même voix dit :

— S’ils crient, tue-les tout de suite. Tu as ton poignard ?

— Oui.

— En route. Vous deux, prenez celui-ci… vous deux celui-là… Pas de lumière et pas de bruit non plus… Ce serait grave : depuis ce matin, on fouille le jardin d’à côté… ils sont dix ou quinze qui se démènent.

M. Lenormand eut l’impression qu’on le soulevait et qu’on le portait, puis, après un instant, l’impression qu’on était dehors.

M. Lenormand entendit le bruit d’une voiture et d’un cheval.

— Approche la charrette, dit la voix.

On le coucha sur les planches, Gourel fut hissé près de lui. Le cheval partit au trot.

Le trajet dura une demi-heure environ.

— Halte ! ordonna la voix… Descendez-les. Eh ! le conducteur, tourne la charrette de façon à ce que l’arrière touche au parapet du pont… Bien… Pas de bateaux sur la Seine ? Non ? Alors, ne perdons pas de temps… Ah ! vous leur avez attaché des pierres ?

— Oui, des pavés.

— En ce cas, allez-y. Recommande ton âme à Dieu, monsieur Lenormand, et prie pour moi, Parbury-Ribeira, plus connu sous le nom de baron Altenheim. Ça y est ? Tu es prêt ? Eh bien, bon voyage, monsieur Lenormand !

M. Lenormand fut placé sur le parapet. On le poussa. Il sentit qu’il tombait dans le vide, et il entendit encore la voix qui ricanait :

— Bon voyage !

Dix secondes après, c’était le tour du brigadier Gourel.

  1. Depuis que M. Lenormand n’est plus à la Sûreté, deux malfaiteurs se sont enfuis par la même porte, après s’être débarrassés des agents qui les escortaient. La police a fait le silence sur cette double évasion. Il serait pourtant bien simple, si ce passage est indispensable, de supprimer, de l’autre côté, l’inutile verrou qui permet au fugitif de couper court à toute poursuite et de s’en aller tranquillement par le couloir de la septième chambre civile et par la galerie de la première présidence.