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813 (1910, Le Journal)/02/03

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CHAPITRE III

Parbury — Ribeira — Altenheim

 I

Les petites filles jouaient dans le jardin, sous la surveillance de Charlotte, l’amie et la collaboratrice de Geneviève. Mme Ernemont, qui arrivait de Garches, leur fit une distribution de gâteaux, puis rentra dans la pièce qui servait de salon et de parloir, et se mit à ranger un bureau encombré de papiers et de registres.

Soudain elle eut l’impression d’une présence étrangère dans la pièce. Inquiète, elle se retourna.

— Toi ! s’écria-t-elle… D’où viens-tu ? Par où ?…

— Chut, fit le prince Sernine. Écoute-moi, et ne perdons pas une minute… Geneviève ?

— En visite chez Mme Kesselbach.

— Elle sera ici ?

— Pas avant une heure.

— Alors je laisse venir les frères Doudeville. J’ai rendez-vous avec eux. Comment va-t-elle, Geneviève ?

— Très bien.

— Combien de fois a-t-elle revu Pierre Leduc depuis mon départ, depuis dix jours ?

— Trois fois, et elle doit le retrouver aujourd’hui chez Mme Kesselbach à qui elle l’a présenté, selon tes ordres.

— A-t-elle l’air de s’intéresser à lui ?

— Elle s’y intéresse puisque tu le lui as dit, et qu’il est malheureux. Seulement…

— Seulement quoi ?

— De l’intérêt à un sentiment plus vif, il y a loin.

— Laisse-moi faire, ça me regarde.

— Eh ! mon petit, ça me regarde bien un peu également. Et je te dirai même que ce Pierre Leduc ne me dit pas grand’chose, à moi. Geneviève aurait plutôt besoin de trouver quelque bon garçon, de sa classe. Tiens, l’instituteur, M. Landat…

— Tu es folle ! Geneviève, épouser un instituteur !

— Veux-tu que je te dise ? Eh bien, ce jeune homme ne lui est pas indifférent. Et si tu considérais d’abord le bonheur de Geneviève…

— Flute, Victoire ! Tu m’embêtes avec les papotages. Est-ce que j’ai le temps de faire du sentiment et de voir ce qui se passe en Geneviève et en Pierre Leduc ? Je joue une partie d’échecs et je pousse mes pièces sans me soucier de ce qu’elles pensent. Quand j’aurai gagné la partie je m’inquiéterai de savoir si le cavalier Pierre Leduc et la reine Geneviève ont un cœur…

Elle l’interrompit :

— Tu as entendu ? un coup de sifflet…

— Ce sont les deux Doudeville. Va les chercher, et laisse-nous.

Dès que les deux frères furent entrés, il les interrogea avec sa précision habituelle :

— Je sais ce que les journaux ont dit sur la disparition de Lenormand et de Gourel. En savez-vous davantage ?

— Non. Le sous-chef, M. Weber, a pris l’affaire en mains. Depuis huit jours nous fouillons le jardin de la maison de retraite, et l’on n’arrive pas à s’expliquer comment ils ont pu disparaître. Tout le service est en l’air… On n’a jamais vu ça… un chef de la Sûreté qui disparaît, et sans laisser de traces !

— Et pour Gertrude ?

— Gertrude était complice, c’est certain… quoique aucun fait nouveau ne soit venu l’attester.

— Sa sœur Suzanne ?

M. Weber et M. Formerie l’ont questionnée. Il n’y a rien contre elle. Quand nous lui avons appris, le matin, l’assassinat de sa sœur, elle a eu une crise de désespoir qui, certainement, n’était pas jouée. Depuis, elle passe son temps à pleurer dans sa chambre.

— Voilà tout ce que vous avez à me dire ?

— Oh ! non, il y a d’autres choses, tout ce que nous n’avons pas dit aux journaux.

Ils racontèrent alors les événements qui avaient marqué les deux derniers jours de M. Lenormand, la visite nocturne des deux bandits dans la maison de Pierre Leduc, puis, le lendemain, la tentative d’enlèvement commise par Ribeira et la chasse à travers les bois de Saint-Cucufa, puis les soupçons un instant détournés vers l’instituteur, puis l’arrivée du vieux Steinweg, son interrogatoire à la Sûreté devant Mme Kesselbach, son évasion du Palais, et enfin la dernière soirée, la poursuite de Gertrude et de son complice, tous deux fuyant à bicyclette, la chute de Gertrude, son agonie, et ces deux syllabes qu’elle avait prononcées en mourant : « Vil… la… Vil… la… »

— Et personne, sauf vous, ne connaît aucun de ces détails ?

— Personne, puisque M. Lenormand et Gourel ont disparu. Nous n’avons répété que ce qu’il nous était impossible de taire, c’est-à-dire les choses sur lesquelles Mme Kesselbach ou l’inspecteur Hartog ont déposé. Pour le reste, nous avons pensé qu’il fallait vous attendre.

— Et l’on a toujours confiance en vous, à la préfecture ?

M. Weber n’a confiance qu’en nous.

— Allons, dit le prince, tout n’est pas perdu. Si M. Lenormand a commis quelque imprudence qui lui aura coûté la vie, comme je le suppose, il avait tout de même fait auparavant de la bonne besogne et il n’y a qu’à continuer. L’ennemi a de l’avance, mais on le rattrapera.

— Nous aurons du mal, patron.

— En quoi ? Il s’agit tout simplement de retrouver le vieux Steinweg, puisque c’est lui qui a le mot de l’énigme.

— Oui, mais où Ribeira l’a-t-il coffré, le vieux Steinweg ?

— Chez lui, parbleu.

— Il faudrait donc savoir où Ribeira demeure ?

— Parbleu !

Les ayant congédiés, il se rendit à la maison de retraite. Des automobiles stationnaient à la porte et deux hommes allaient et venaient, comme s’ils montaient la garde.

Dans le jardin, près du pavillon de Mme Kesselbach, il aperçut sur un banc Geneviève, Pierre Leduc et un monsieur de taille épaisse qui portait un monocle. Tous trois causaient. Aucun d’eux ne le vit.

Mais plusieurs personnes sortirent du pavillon. C’étaient M. Formerie, M. Weber, un greffier et deux inspecteurs. Geneviève rentra, le monsieur au monocle adressa la parole au juge et au sous-chef de la Sûreté, et s’éloigna lentement avec eux.

Sernine vint à côté du banc où Pierre Leduc était assis, et murmura :

— Ne bouge pas, Pierre Leduc, c’est moi.

— Vous… vous…

C’était la troisième fois que le jeune homme voyait Sernine depuis l’horrible soir de Versailles, et chaque fois cela le bouleversait.

— Réponds. Qui est le monsieur au monocle ?

Pierre Leduc balbutia, tout pâle. Sernine lui pinça le bras.

— Réponds, crébleu ! Qui est-ce ?

— Le baron Altenheim.

— D’où vient-il ?

— C’était un ami de M. Kesselbach. Il est arrivé d’Autriche il y a six jours, et il s’est mis à la disposition de Mme Kesselbach.

Les magistrats cependant étaient sortis du jardin ainsi que le baron Altenheim. On entendit le départ des automobiles.

Le prince continua :

— Il t’a interrogé ?

— Oui, beaucoup. Mon cas l’intéresse. Il voudrait m’aider à retrouver ma famille, il fait appel à mes souvenirs d’enfance.

— Et tu réponds ?

— Rien, puisque je ne sais rien. Est-ce que j’ai des souvenirs, moi ? Vous m’avez mis à la place d’un autre, et je ne sais même pas qui est cet autre.

— Moi non plus ! ricana le prince, et voilà justement en quoi consiste la bizarrerie de ton cas.

— Ah ! vous riez… vous riez toujours… Mais moi, je commence à en avoir assez… Je suis mêlé à des tas de choses malpropres… sans compter le danger que je cours à jouer un personnage que je ne suis pas.

— Comment que tu n’es pas ? Tu es le duc pour le moins autant que je suis le prince… peut-être davantage même… Et puis, si tu ne l’es pas, deviens-le, sapristi ! Geneviève ne peut épouser qu’un duc. Regarde-la. Vaut-elle que tu vendes ton âme pour ses beaux yeux ?

Il ne l’observa même pas, indifférent à ce qu’il pensait. Elle apparaissait dans le cadre de la porte, gracieuse et souriante.

— Vous ! vous ! dit-elle au prince… vous voilà donc revenu ? Ah ! je suis contente de vous voir… Et puis j’ai des choses graves très graves… Pierre, montez donc tenir compagnie à Mme Kesselbach, nous vous suivons.

Elle saisit le bras du prince, et vivement :

— Vous l’avez vu tout à l’heure ?

— Qui ?

— Le baron Altenheim…, ce n’est pas son nom… ou du moins il en a un autre… je l’ai reconnu… il ne s’en doute pas…

— Du calme, Geneviève…

— C’est l’homme qui a voulu m’enlever… Sans ce pauvre M. Lenormand, j’étais perdue… Voyons, vous devez savoir, vous qui savez tout…

— Alors, son vrai nom ?

— Ribeira.

— Vous êtes sûre ?

— Il a eu beau changer sa tête, son accent, ses manières, je l’ai deviné tout de suite à l’horreur qu’il m’inspire. Mais je n’ai rien dit. J’attendais votre retour.

— Vous n’avez rien dit non plus à Mme Kesselbach ?

— Rien. Elle paraissait si heureuse de retrouver un ami de son mari ! Mais vous lui en parlerez, n’est-ce pas ? Vous la défendrez… je ne sais ce qu’il prépare contre elle, contre moi… Maintenant que M. Lenormand n’est plus là, il ne craint plus rien, il agit en maître. Qu’est-ce qui pourrait le démasquer ?

— Moi, Geneviève. Je réponds de tout. Mais pas un mot, à personne.

En entrant dans la chambre de Mme Kesselbach, le prince eut un saisissement. Dolorès était plus pâle encore, plus émaciée qu’au dernier jour où il l’avait vue. Couchée sur un divan, enveloppée d’étoffes blanches, elle avait l’air de ces malades qui renoncent à lutter. C’était contre la vie qu’elle ne luttait plus, elle, contre le destin qui l’accablait de ses coups.

Sernine la regardait avec une pitié profonde et avec une émotion qu’il ne cherchait pas à dissimuler. Elle le remercia de la sympathie qu’il lui témoignait. Elle parla aussi du baron Altenheim, en termes amicaux. Sa voix était brisée, ses gestes las. On sentait que l’infamie et la mort de Gertrude avaient achevé de l’abattre. En outre, il lui faudrait bientôt quitter la maison de retraite, où sa présence n’était plus possible après tant d’événements dramatiques.

Il hésita, puis dit :

— Vous connaissez le baron Altenheim ?

— De nom, oui, et par mon mari avec qui il était fort lié autrefois.

— J’ai rencontré un Altenheim qui demeure… rue de Rivoli. Pensez-vous que ce soit celui-là ?

— Oh ! non, celui-là demeure… Au fait je n’en sais trop rien ; il m’a donné son adresse, mais je ne pourrais dire…

Sernine tressaillit et pencha la tête. À trois pas de lui, au pied de la table, il y avait un bout de papier jaune, qui devait être une bande de journal déchirée, et, en examinant toutes les choses autour de lui, comme il avait l’habitude de le faire, ses yeux s’étaient accrochés à l’un des mots imprimés sur cette bande, le mot villa.

Un autre mot suivait qu’il ne distinguait pas bien.

Il se leva et prit congé de Mme Kesselbach, puis de Geneviève de manière à gagner la porte après avoir passé près du papier jaune.

Au même moment Suzanne entra, saisit un plateau qui se trouvait sur la table avec des tasses, et, en s’en allant, ramassa le bout de papier qu’elle jeta négligemment dans une des tasses vides.

Était-ce là simplement le geste inconscient de la ménagère ?

Sernine, en s’inclinant vers Geneviève, dit à voix basse :

— Appelez Suzanne immédiatement… n’importe quel prétexte.

Elle sonna, Suzanne reparut sur le seuil de la porte. Sernine eut l’impression que la bonne essayait de lui barrer le passage. Il dut la pousser un peu, et, en descendant l’escalier, il entendit Geneviève qui disait :

— Oh ! je vous demande pardon Suzanne, j’ai sonné par distraction. Je ne sais pas à quoi je pense.

Le plateau était posé sur un guéridon du vestibule. Sernine aperçut le papier jaune. Il eut juste le temps de lire :

« Baron Altenheim,

» 20, villa Dupont, Paris. »

— Enfin, se dit-il, j’ai un adversaire en face de moi. Ça va chauffer.

II

C’était le Grand-Steeple à Auteuil. Il y avait foule au pesage. Sous les grands arbres, devant les guichets du mutuel, autour du paddock, le long des barrières de la piste, dans les tribunes, partout, on se coudoyait et on se bousculait.

Un lourd soleil d’été embrasait l’espace. L’approche de la grande épreuve, particulièrement intéressante cette année-là, augmentait l’animation et le tumulte.

Le prince Sernine, serré dans une redingote grise d’excellente façon, sa lorgnette en bandoulière, l’aspect plus slave que jamais, circulait au milieu des groupes, échangeait des poignées de mains, saluait des dames, souriait aux interpellations.

— Comment, Sernine, vous voilà ! Il n’y a donc plus de panthères ni d’ours blancs dans ce bas monde ?

Il s’arrêtait un instant, causait et repartait.

De temps en temps, il croisait un jeune homme, plus loin un autre, et leur jetait quelques mots sans avoir l’air de les connaître.

Et ainsi, depuis une heure, il allait et venait dans tous les sens du pesage.

Et depuis une heure, quoi qu’il fît, ses yeux n’avaient pas quitté un personnage qui allait et venait aussi à travers la foule. C’était le baron Altenheim.

Et il y avait trois jours que durait la poursuite. Pendant ces trois jours, le baron n’avait pas fait un pas en dehors de chez lui, n’avait pas adressé la parole à une seule personne, sans que ce pas fût constaté et cette personne suivie à son tour. Le prince, les deux frères Doudeville, dix hommes de la bande s’employaient à cette besogne. Il fallait retrouver le vieux Steinweg.

Or le vieux Steinweg demeurait introuvable. Aucun indice n’avait été relevé. Aucun des actes du baron Altenheim ne pouvait fournir le moindre renseignement sur le captif.

Un des frères Doudeville passa.

— Tu ne le perds pas de l’œil, hein ? fit le prince.

— Pas de danger. Le spectacle est trop curieux.

— Ah ! tu as remarqué ?

— Parbleu ! Tous ces gens qui l’accostent, c’est du même panier.

— Tu les connais ?

— La plupart ; ils ont leur fiche à la préfecture. Pour les autres, on n’a qu’à voir leurs têtes.

À ce moment, un homme s’approcha d’Altenheim, lui montra quelque chose qu’il dissimulait dans l’étui de sa lorgnette, et s’éloigna.

— Suis-le, ordonna le prince.

Au bout de dix minutes, Doudeville était de retour, accompagné de son frère.

— L’homme a rejoint une grosse dame qui se tient au bout des tribunes et lui a remis son étui à lorgnette. Elle le lui a rendu après l’avoir ouvert et vidé.

— J’ai observé le même manège, dit l’autre frère Doudeville. Nous avons affaire à une bande de pickpockets, dont cette grosse dame est la receleuse.

— Et dont le baron est le chef, approuva Sernine.

— Dites-donc, patron, si on les signalait à l’officier de paix qui est de service ?

— Tu es fou. Mêler la police à nos histoires !

La cloche sonnait. Le prince se rendit dans une des tribunes réservées, sur le rang même où Altenheim avait pris place. Quatre messieurs seulement les séparaient l’un de l’autre. Mais il advint que, ces quatre messieurs s’en étant allés, il se trouva le voisin immédiat du baron.

Le Grand-Steeple tint ce qu’il avait promis. D’un bout à l’autre, la course fut disputée au milieu de l’enthousiasme et des vociférations, et le prince lui-même se passionna comme le public au beau spectacle qui se déroulait. Près de lui, Altenheim, également surexcité, hurlait et acclamait le vainqueur.

L’épreuve terminée, on se rua vers l’issue, et la moitié de la tribune se vida. Le reste s’écoula plus lentement, tous les sportsmen encombrant le passage. Quelques minutes encore, et Sernine, toujours sur les talons d’Altenheim, allait sortir, quand un tumulte se produisit devant lui, un bruit de voix en colère.

Un monsieur gesticulait et criait :

— J’affirme que j’avais encore mon portefeuille quand je suis entré dans cette tribune… et même au début de la course. C’est pendant la course qu’on me l’a volé.

Le contrôleur hasarda :

— Pourriez-vous préciser ?

— Parfaitement. Je me rappelle très bien qu’il y a eu un moment de presse où j’ai senti qu’on me touchait. Cela provenait des personnes qui étaient à ma gauche…

— Ces personnes sont encore là, nota le contrôleur, puisque vous les précédez maintenant.

Il y eut un silence. On ne bougeait pas. Une douzaine de messieurs attendaient, parmi lesquels Altenheim et le prince Sernine.

Dehors, la foule s’amassait autour de la sortie. L’officier de paix survint, escorté d’inspecteurs, et pria les douze messieurs de vouloir bien l’escorter au commissariat.

Sernine s’amusait beaucoup à l’idée que le baron allait être pris la main dans le sac, car il ne doutait pas que ce fût lui le voleur du portefeuille. Mais soudain, en examinant le monsieur volé, il eut la surprise de constater que ce monsieur était un de ceux avec qui il avait vu Altenheim s’entretenir plusieurs fois dans le pesage, un de ceux qu’il considérait comme les complices du baron. Que signifiait cette coïncidence, et quel tour l’un des compères avait-il machiné contre l’autre ?

Quant à lui, il était bien tranquille. Le prince Sernine, avec sa réputation, ses relations à l’ambassade russe, le prince Sernine était au-dessus de tout soupçon.

Dans la pièce qui servait de commissariat, l’officier de paix se fit expliquer l’affaire par le détail. Le monsieur donna son nom, un nom fort connu dans le monde des hippodromes, Charles Roze. Le portefeuille qu’on lui avait volé contenait huit billets de cent francs.

— Êtes-vous sûr que vous l’aviez encore pendant la course ?

— Absolument sûr.

— Alors, c’est que le vol a été commis par quelqu’un qui sera sorti aussitôt de la tribune.

— Cependant, objecta M. Roze, le contrôleur affirme que personne n’est sorti pendant la course.

— Soit. Mais on a pu sortir avant vous. En tout cas, messieurs, je vous demanderai simplement vos cartes de visite.

C’était un moyen poli de procéder à autant d’interrogatoires, mais l’enquête n’apporta aucun résultat.

L’officier de paix était fort embarrassé. Il insista de nouveau près du plaignant

— Enfin ne pourriez-vous préciser davantage…

Altenheim l’interrompit :

— Écoutez, monsieur, la situation devient intolérable. Il est entendu, n’est-ce pas, que vous ne suspectez aucun de nous ? Eh bien, finissons-en. Puisque ce monsieur semble avoir des doutes, mettons-lui le nez dans nos poches, et qu’il nous fiche la paix. Il n’y a rien de déshonorant pour un homme d’honneur à montrer à un imbécile qu’il se trompe.

Il ôta sa jaquette et son gilet et les posa sur la table.

— Voilà, je commence… et voilà l’étui de mes jumelles… il paraît que c’est une excellente cachette. Eh bien, les inspecteurs, que faites-vous ? Mais oui, fouillez… je l’exige… je ne tiens pas à passer pour un pickpocket. Allez-y.

Le geste était drôle. Un autre de ces messieurs l’imita, puis tous les autres, en riant de l’aventure.

Sernine n’avait pas bougé, une petite sueur froide aux tempes. Il comprenait.

Il comprenait ! Le voleur, celui qu’on allait pincer en flagrant délit, le voleur c’était lui-même. C’était lui que le baron Altenheim avait visé en simulant un vol, d’accord avec son complice. Et c’était sur lui, quelque part sur lui, qu’on allait trouver le portefeuille dérobé.

Mais où ? À quel endroit ? Était-il admissible que le baron Altenheim, si habile qu’il fût, eût réussi à glisser le portefeuille dans une de ses poches ? Il baissa les yeux, et tressaillit : la courroie qui fermait l’étui de sa lorgnette n’était pas passée dans la boucle. Or, il ne s’était pas servi de sa lorgnette. Le portefeuille était là, dans l’étui.

— Fichtre, pensa-t-il, je suis perdu.

Les assistants le regardaient, cependant, étonnés qu’il ne se dévêtît point comme les autres. Pourquoi hésitait-il ? L’abstention en l’occurrence était significative.

Ses yeux rencontrèrent ceux du baron. Altenheim souriait ironiquement.

— Ah ! le bandit, murmura Sernine, c’est bien à moi qu’il en veut.

— Eh bien, monsieur, dit l’officier de paix, l’exemple de ces messieurs ne vous décide point ?

— Ma foi, dit-il pour gagner du temps, je trouve la mesure un peu vexante. Je suis le prince Sernine, et il me semble que l’on peut se fier à ma parole.

— Évidemment, mais vous voyez que ces messieurs eux-mêmes, pour couper court à une situation fâcheuse…

— Ces messieurs ont agi à leur guise.

— Bref, vous refusez ?

— Je refuse.

Il s’approcha rapidement de la porte. Deux inspecteurs s’interposèrent, et même temps il sentit qu’on dépassait de son épaule la courroie de sa lorgnette. Il saisit cette courroie, et se retourna, furieux.

Mais, soudain, il lâcha prise et se mit à rire.

— Ah ! c’est trop bête, s’écria-t-il. Après tout, si ça vous amuse de voir la doublure de mes vêtements, je ne voudrais pas vous priver de cette joie.

Il enleva sa redingote et son gilet, les jeta sur la table, et, s’avançant vers M. Roze, le plaignant, il le souffleta violemment.

— Ça vaut bien ça, hein ? Qu’en dites-vous ?

Il y eut un grand vacarme. On sépara les deux adversaires. Pendant ce temps, des agents fouillaient les poches de la redingote et du gilet, tandis que les deux inspecteurs à qui Sernine avait abandonné si docilement sa lorgnette examinaient l’étui dans tous les sens.

Ces deux inspecteurs, c’étaient les frères Doudeville.

Ils remirent l’étui à l’officier de paix.

— Il n’y a rien, chef.

Les poches également étaient vides.

L’officier de paix s’excusa.

— Vous voyez, monsieur, la petite cérémonie n’était pas bien grave, et j’espère que vous oublierez…

— Oh ! je n’y pense déjà plus, dit le prince en riant, et l’affaire n’aura d’autres suites… que celle qu’il plaira à monsieur de lui donner.

Il attendit la réponse de M. Charles Roze. Celui-ci s’en alla en bougonnant, et sans répondre à l’offre de Sernine.

Les autres messieurs s’étaient rhabillés et sortaient ainsi que les inspecteurs. Sernine les suivit. En passant, d’un signe, il remercia les Doudeville pour la façon dont ils l’avaient tiré de ce mauvais pas, et il s’éloigna.

— Bien joué, Lupin !

Il sursauta. Altenheim était devant lui, Souriant et gouailleur.

Il lui fallut quelques secondes pour retrouver son sang-froid. Que le baron eût découvert en lui un ennemi qui le poursuivait, il lui était impossible de l’ignorer depuis l’incident du portefeuille… mais il ne s’attendait pas à être démasqué.

Les deux hommes se mesuraient du regard, violemment hostiles.

— Et après ? fit le prince.

— Après ? Ne penses-tu pas que nous avons besoin de nous voir ?

— Si tu tiens ?

— J’y tiens, d’abord parce que tu as à me rendre les huit cents francs que tes deux hommes ont subtilisés dans la sacoche, et ensuite et surtout parce que j’ai à te parler.

— Quel jour veux-tu ?

— Demain.

— À quelle heure ?

— À midi.

— Où ?

— Chez moi. Nous déjeunerons ensemble. Inutile de te donner mon adresse. Tu la connais.

— Je la connais.

Ils allaient se séparer. Altenheim s’arrêta.

— Ah ; un mot encore, prince. Emporte tes armes.

— Pourquoi ?

— J’ai quatre domestiques, et tu seras seul.

— J’ai mes poings, dit Sernine, la partie sera égale.

Il lui tourna le dos, puis, le rappelant :

— Ah ! un mot encore, baron. Engage quatre autres domestiques.

— Pourquoi ?

— J’ai réfléchi. Je viendrai avec ma cravache.

III

À midi précis, un cavalier franchissait la grille de la villa Dupont, paisible rue provinciale, dont l’unique issue donne sur la rue Pergolèse, à deux pas de l’avenue du Bois.

Des jardins et de jolis hôtels la bordent. Et tout au bout elle est fermée par une sorte de petit parc où s’élève une vieille et grande maison contre laquelle passe le chemin de fer de Ceinture.

C’est là, au numéro 29, qu’habitait le baron Altenheim.

Sernine jeta la bride de son cheval à un valet de pied qu’il avait envoyé d’avance, et lui dit :

— Tu le ramèneras à deux heures.

Il sonna. La porte du jardin s’étant ouverte, il se dirigea vers le perron où l’attendaient deux grands gaillards en livrée qui l’introduisirent dans un immense vestibule de pierre, froid et sans le moindre ornement. La porte se referma derrière lui avec un bruit lourd, et quel que fût son courage indomptable, il n’eut pas moins une impression pénible à se sentir seul, environné d’ennemis, dans cette prison isolée.

— Vous annoncerez le prince Sernine.

Le salon était proche. On l’y fit entrer aussitôt.

— Ah ! vous voilà, mon cher prince, fit le baron en venant au-devant de lui… eh bien, figurez-vous… — Dominique, le déjeuner à une heure exactement… d’ici là qu’on nous laisse… — figurez-vous, mon cher prince, que je ne croyais pas beaucoup à votre visite.

— Ah ! pourquoi ?

— Dame, votre déclaration de guerre, ce matin, est si nette que toute entrevue est inutile.

— Ma déclaration de guerre ?

Le baron déplia un numéro du Grand Journal et signala du doigt un article ainsi conçu :

Communiqué :

« La disparition de M. Lenormand n’a pas été sans émouvoir Arsène Lupin. Après une enquête sommaire, et, comme suite à son projet d’élucider l’affaire Kesselbach, Arsène Lupin a décidé qu’il retrouverait M. Lenormand, vivant ou mort, et qu’il livrerait à la justice le ou les auteurs de cette abominable série de forfaits. »

— C’est bien de vous, ce communiqué, mon cher prince ?

— C’est de moi, en effet.

— Par conséquent, j’avais raison, c’est la guerre.

— Oui.

Altenheim fit asseoir Sernine, s’assit, et lui dit d’un ton conciliant :

— Eh bien, non, je ne puis admettre cela. Il est impossible que deux hommes comme nous se combattent et se fassent du mal. Il n’y a qu’à s’expliquer, qu’à chercher les moyens ; nous sommes faits pour nous entendre.

— Je crois au contraire que deux hommes comme nous ne peuvent pas s’entendre.

L’autre réprima un geste d’impatience et reprit :

— Écoute, Lupin. À propos, veux-tu bien que je t’appelle Lupin ?

— Comment t’appellerai-je, moi ? D’Altenheim, Ribeira ou Parbury ?

— Oh ! oh ! je vois que tu es encore plus documenté que je ne croyais ! Peste, tu es d’attaque. Raison de plus pour nous accorder.

Et se penchant vers lui :

— Écoute, Lupin, réfléchis bien à mes paroles, il n’en est pas une que je n’aie mûrement pesée. Voici, nous sommes de force tous les deux, tu souris ? C’est un tort. Il se peut que tu aies des ressources que je n’ai pas, mais j’en ai, moi, que tu ignores. En plus, comme tu le sais, pas beaucoup de scrupules, de l’adresse, et une aptitude à changer de personnalité qu’un maître comme toi doit apprécier. Bref, les deux adversaires se valent. Mais il reste une question : pourquoi sommes-nous adversaires ? Nous poursuivons le même but, diras-tu ? Et après ? Sais-tu ce qu’il en adviendra de notre rivalité ? C’est que chacun de nous paralysera les efforts et détruira l’œuvre de l’autre, et que nous le raterons tous les deux, le but ! Au profit de qui ? D’un Lenormand quelconque, d’un troisième larron. C’est trop bête.

— C’est trop bête, en effet, confessa Sernine, mais il y a un moyen

— Lequel ?

— Retire-toi.

— Ne blague pas. C’est sérieux. La proposition que je vais te faire est de celles qu’on ne rejette pas sans les examiner. Bref, en deux mots, voici : associons-nous !

— Oh ! oh !

— Bien entendu, nous resterons libres, chacun de notre côté, pour tout ce qui nous concerne. Mais pour l’affaire en question, nous mettrons nos efforts en commun. Ça va-t-il ? La main dans la main, et part à deux.

— Qu’est-ce que tu apportes ?

— Moi ?

— Oui, tu sais ce que je vaux, moi ; j’ai fait mes preuves. Dans l’union que tu me proposes, tu connais pour ainsi dire le chiffre de ma dot… Quelle est la tienne ?

— Steinweg.

— C’est peu.

— C’est énorme. Par Steinweg, nous apprenons la vérité sur Pierre Leduc. Par Steinweg, nous savons ce qu’est le fameux projet Kesselbach.

Sernine éclata de rire.

— Et tu as besoin de moi pour cela ?

— Comment ?

— Voyons, mon petit, ton offre est puérile. Du moment que Steinweg est entre tes mains, si tu désires ma collaboration, c’est que tu n’as pas réussi à le faire parler. Sans quoi tu te passerais de mes services.

— Et alors ?

— Alors je refuse.

Les deux hommes se dressèrent de nouveau, implacables et violents.

— Je refuse, articula Sernine. Lupin n’a besoin de personne, lui, pour agir. Je suis de ceux qui marchent seuls. Si tu étais mon égal, comme tu le prétends, l’idée ne te serait jamais venue d’une association. Quand on a la taille d’un chef, on commande. S’unir, c’est obéir. Je n’obéis pas.

— Tu refuses ? tu refuses ? répéta Altenhein, tout pâle sous l’outrage.

— Tout ce que je puis faire pour toi, mon petit, c’est de t’offrir une place dans ma bande. Simple soldat pour commencer. Sous mes ordres, tu verras comment un général gagne une bataille… et comment il empoche le butin, à lui tout seul, et pour lui tout seul. Ça colle, pioupiou ?

Altenheim grinçait des dents, hors de lui. Il mâchonna :

— Tu as tort. Lupin… tu as tort… moi non plus je n’ai besoin de personne, et cette affaire-là ne m’embarrassera pas plus qu’un tas d’autres que j’ai menées jusqu’au bout… Ce que j’en disais, c’était pour arriver plus vite au but, et sans se gêner.

— Tu ne me gênes pas, dit Sernine dédaigneusement.

— Allons donc ! si l’on ne s’associe pas, il n’y en a qu’un qui arrivera.

— Ça me suffit.

— Et il n’arrivera qu’après avoir passé sur le corps de l’autre. Es-tu prêt à cette sorte de duel, Lupin ?… duel à mort, comprends-tu ? Le coup de couteau, c’est un moyen que tu méprises, mais si tu le reçois là, Lupin, en pleine gorge ?

— Ah ! ah ! en fin de compte, voilà ce que tu me proposes ?

— Non, je n’aime pas beaucoup le sang, moi… Regarde mes poings je frappe… et l’on tombe… j’ai des coups à moi… Mais l’autre tue, rappelle-toi… la petite blessure à la gorge… Ah ! celui-là, Lupin, prends garde à lui… Il est terrible et implacable… Rien ne l’arrête.

Il prononça ces mots à voix basse et avec une telle émotion que Sernine frissonna au souvenir abominable de l’Inconnu.

— Baron, ricana-t-il, on dirait que tu as peur de ton complice !

— J’ai peur pour les autres, pour ceux qui nous barrent la route, pour toi, Lupin. Accepte, ou tu es perdu. Moi-même, s’il le faut, j’agirai. Le but est trop près… j’y touche… Va-t’en, Lupin !

Il était puissant d’énergie et de volonté exaspérée, et si brutal qu’on l’eût dit prêt à frapper l’ennemi sur-le-champ.

Sernine haussa les épaules.

— Dieu que j’ai faim ! dit-il en bâillant. À quelle heure déjeune-t-on chez toi ?

La porte s’ouvrit.

— Monsieur est servi, annonça le maître d’hôtel.

— Ah ! que voilà une bonne parole !

Sur le pas de la porte, Altenheim lui agrippa le bras et, sans se soucier de la présence du domestique :

— Un bon conseil… accepte. L’heure est grave… et ça vaut mieux, je te jure, ça vaut mieux… accepte…

— Du caviar, s’écria Sernine… Ah ! c’est tout à fait gentil… Tu t’es souvenu que tu traitais un prince russe.

Ils s’assirent l’un en face de l’autre, et le lévrier du baron, une grande bête aux longs poils d’argent, prit place entre eux.

— Je vous présente Sirius, mon plus fidèle ami.

— Un compatriote, dit Sernine. Je n’oublierai jamais celui que voulut bien me donner le tsar quand j’eus l’honneur de lui sauver la vie.

— Ah vous avez eu l’honneur… Un complot terroriste, sans doute ?

— Oui, un complot que j’avais organisé. Figurez-vous que ce chien, qui s’appelait Sébastopol…

Le déjeuner se poursuivit gaiement. Altenheim avait repris sa bonne humeur, et les deux hommes firent assaut d’esprit et de courtoisie. Sernine raconta des anecdotes auxquelles le baron riposta par d’autres anecdotes, et c’étaient des récits de chasse, de sport, de voyage, où revenaient à tout instant les plus vieux noms d’Europe, grands d’Espagne, lords anglais, magyars hongrois, archiducs autrichiens.

— Ah ! dit Sernine, quel joli métier que le nôtre ! Il nous met en relations avec tout ce qu’il y a de bien sur terre. Tiens, Sirius, un peu de cette volaille truffée.

Le chien ne le quittait pas de l’œil, happant d’un coup de gueule tout ce que Sernine lui tendait.

— Un verre de chambertin, prince ?

— Volontiers, baron.

— Je vous le recommande, il vient des caves de François-Joseph.

— Un cadeau ?

— Oui, un cadeau que je me suis offert

— Il est délicieux… un bouquet !… Avec ce pâté de foie, c’est une trouvaille. Mes compliments, baron, votre chef est de premier ordre.

— Ce chef est une cuisinière, prince. Je l’ai enlevée à prix d’or à Levraud, le député socialiste. Tenez, goûtez-moi ce chaud-froid de glace au cacao, et j’attire votre attention sur les gâteaux secs qui l’accompagnent. Une invention de génie, ces gâteaux.

— Ils sont charmants de forme, en tout cas, dit Sernine qui se servit. Si leur ramage répond à leur plumage… Tiens, Sirius, tu dois adorer cela. Locuste n’aurait pas mieux fait.

Vivement il avait pris un des gâteaux et l’avait offert au chien. Celui-ci l’avala d’un coup, resta deux ou trois secondes immobile, comme stupide, puis tournoya sur lui-même et tomba foudroyé.

Sernine s’était jeté en arrière pour n’être pas pris en traître par un des domestiques, et, se mettant à rire :

— Quand tu veux empoisonner un de tes amis, tâche que ta voix reste calme et que tes mains ne frémissent pas. Sans quoi, on se méfie… Mais, dis donc, baron, je croyais que tu répugnais à l’assassinat ?

— Que veux-tu, dit celui-ci, sans se troubler, il faut bien se mettre en appétit. J’ai voulu voir quel goût ça avait.

— Bigre, mon bonhomme, tu choisis bien tes morceaux. Un prince russe !

Il s’approcha d’Altenheim et lui dit d’un ton confidentiel :

— Sais-tu ce qui serait arrivé si tu avais réussi, c’est-à-dire si mes amis ne m’avaient pas vu revenir à deux heures au plus tard ? Eh bien, à deux heures et demie, le préfet de police savait exactement à quoi s’en tenir sur le compte du soi-disant baron Altenheim, lequel baron était cueilli avant la fin de la journée et coffré au Dépôt.

— Bah ! dit Altenheim, de prison on s’évade… tandis qu’on ne revient pas dụ royaume où je t’envoyais.

— Évidemment, mais il eût d’abord fallu m’y envoyer, et cela ce n’est pas facile.

— Il suffisait d’une bouchée d’un de ces gâteaux.

— En es-tu bien sûr ?

— Essaye.

— Décidément, mon petit, tu n’as pas encore l’étoffe d’un grand maître de l’Aventure, et sans doute ne l’auras-tu jamais, puisque tu me tends des pièges de cette sorte. Quand on se croit digne de mener la vie que nous avons l’honneur de mener, on doit aussi en être capable, et, pour cela, être prêt à toutes les éventualités, tu entends, à toutes… Une âme intrépide dans un corps inattaquable, voilà l’idéal qu’il faut se proposer… et atteindre. Travaille, mon petit ; moi, je suis intrépide et inattaquable.

Et se rassevant :

— À table, maintenant ! Mais comme j’aime à prouver les vertus que je me décerne, et comme d’autre part je ne veux pas faire de peine à ta cuisinière, donne-moi donc cette assiette de gâteaux.

Il en prit un, le cassa en deux, et tendit une moitié au baron :

— Mange

L’autre eut un geste de recul.

— Froussard ! dit Sernine.

Et sous les yeux ébahis du baron et de ses acolytes, il se mit à manger la première, puis la seconde moitié du gâteau, tranquillement, consciencieusement, comme on mange une friandise dont on serait désolé de perdre la plus petite miette.

IV

Ils se revirent.

Le soir même le prince Sernine invitait le baron Altenheim au Cabaret Vatel, et le faisait dîner avec un poète, un musicien, un financier, et deux jolies comédiennes, sociétaires du Théâtre-Français.

Le lendemain, ils déjeunèrent ensemble au Bois, et le soir ils se retrouvèrent à l’Opéra.

Et chaque jour, durant une semaine, ils se revirent.

On eût dit qu’ils ne pouvaient se passer l’un de l’autre et qu’une grande amitié les unissait, faite de confiance, d’estime et de sympathie.

Ils s’amusaient beaucoup, buvaient de bons vins, fumaient d’excellents cigares, et riaient comme des fous.

En réalité, ils s’épiaient férocement. Ennemis mortels, séparés par une haine sauvage, chacun d’eux sûr de vaincre et le voulant avec une volonté sans frein, ils attendaient la minute propice, Altenheim pour supprimer Sernine, et Sernine pour précipiter Altenheim dans le gouffre qu’il creusait devant lui.

Tous deux savaient que le dénouement ne pouvait pas tarder. L’un ou l’autre y laisserait sa peau, et c’était une question d’heures, de jours tout au plus.

Drame passionnant, et dont un homme comme Sernine devait goûter l’étrange et puissante saveur. Connaître son adversaire et vivre à ses côtés, savoir qu’au moindre faux pas, à la moindre étourderie, c’est la mort qui vous guette, quelle volupté !

Un jour, dans le jardin d’un cercle dont ils faisaient partie, rue Cambon, ils étaient seuls à cette heure de crépuscule où l’on commence à dîner au mois de juin et où les joueurs du soir ne sont pas encore là.

Ils se promenaient autour d’une petite pelouse, le long de laquelle il y avait un mur bordé de massifs et que perçait une petite porte. Et soudain, pendant qu’Altenheim parlait, Sernine eut l’impression que sa voix devenait moins assurée, presque tremblante. Du coin de l’œil il l’observa. La main d’Altenheim était engagée dans la poche de son veston, et Sernine vit, à travers l’étoffe, cette main qui se crispait au manche d’un poignard, hésitante, indécise, tour à tour résolue et sans force.

Moment délicieux ! Allait-il frapper ? Qui l’emporterait, de l’instinct peureux et qui n’ose pas, ou de la volonté consciente, toute tendue vers l’acte de tuer ?

Le buste droit, les bras derrière le dos, Sernine attendait, avec des frissons d’angoisse et de plaisir. Le baron s’était tu, et dans le silence ils marchaient tous les deux, côte à côte.

— Mais frappe donc ! s’écria le prince avec impatience.

Il s’était arrêté, et, tourné vers son compagnon :

— Frappe donc disait-il, c’est l’instant ou jamais. Personne ne peut te voir. Tu files par cette petite porte dont la clef se trouve par hasard accrochée au mur, et bonjour, baron… ni vu ni connu… Mais j’y pense, tout cela était combiné… c’est toi qui m’as amené ici… Et tu hésites ? Mais frappe donc !

Il le regardait au fond des yeux. L’autre était livide, tout frémissant d’énergie impuissante.

— Poule mouillée ! ricana Sernine. Je ne ferai jamais rien de toi. La vérité, veux-tu que je te la dise ? Eh bien, je te fais peur. Mais oui, mon bonhomme, tu n’es jamais très sûr de ce qui va t’arriver quand tu es en face de moi. C’est toi qui veux agir, et ce sont mes actes, mes actes possibles qui dominent la situation. Non, décidément, tu n’es pas encore celui qui fera pâlir mon étoile.

Il n’avait pas achevé ce mot qu’il se sentit pris au cou et attiré en arrière. Quelqu’un qui se cachait dans le massif, près de la petite porte, l’avait happé par la tête. Il vit un bras qui se levait, armé d’un couteau dont la lame était toute brillante. Le bras s’abattit, la pointe du couteau l’atteignit en pleine gorge.

Au même moment Altenheim sauta sur lui pour l’achever, et ils roulèrent dans les plates-bandes. Ce fut l’affaire de vingt à trente secondes, tout au plus. Si fort qu’il fût, si entraîné aux exercices de lutte, Altenheim céda presque aussitôt, en poussant un cri de douleur. Sernine se releva et courut vers la petite porte, qui venait de se refermer sur une silhouette sombre. Trop tard. Il entendit le bruit de la clef dans la serrure. Il ne put ouvrir.

— Ah ! bandit jura-t-il, le jour où je t’aurai, ce sera le jour de mon premier crime ! Mais pour Dieu !…

Il revint, se baissa, et recueillit les morceaux du poignard, qui s’était brisé en le frappant.

Altenheim commençait à bouger. Il lui dit :

— Eh bien, baron, ça va mieux ? Encore un peu étourdi ? Tu ne le connaissais pas ce coup-là, hein ? C’est ce que j’appelle le coup direct au plexus solaire, c’est-à-dire que ça vous mouche votre soleil vital, comme un chandelle. C’est propre, rapide, sans douleur… et infaillible. Tandis qu’un coup de poignard ?… Peuh ! il n’y a qu’à porter un petit gorgerin à mailles d’acier, comme j’en porte moi-même, et l’on se fiche de tout le monde, surtout de ton petit camarade noir, puisqu’il frappe toujours à la gorge, le monstre idiot ! Tiens, regarde son joujou favori… Des miettes !

Il lui tendit la main.

— Allons, relève-toi, baron. Je t’invite à dîner. Et veuille bien te rappeler le secret de ma supériorité : une âme intrépide dans un corps inattaquable.

Il rentra dans les salons du cercle et commanda le dîner. En attendant, il s’assit sur un canapé, vit passer Altenheim, et alluma une cigarette dont il tira trois bouffées et qu’il jeta. Ce devait être un signal, car deux jeunes gens vinrent s’asseoir à côté de lui, qu’il semblait ne point connaître, mais avec lesquels il s’entretint à voix basse.

C’étaient les frères Doudeville, en hommes du monde, ce jour-là.

Il leur dit :

— Tout est prêt ? Tous vos hommes sont réunis ?

— Comme chaque soir, patron. Ils attendent les ordres.

Il réfléchit longtemps en silence, et il reprit à haute voix, comme s’il continuait sa méditation :

— Oui, au fond, il n’y a d’intéressant dans tout cela que la découverte du vieux Steinweg. Si je me cramponne au baron, depuis qu’il a confisqué le bonhomme en plein Palais de Justice, c’est que j’espère toujours recueillir un indice quelconque. Or, jusqu’ici, rien. Pourtant il est hors de doute qu’il est en communication quotidienne avec le vieux Steinweg. Il est hors de doute qu’il fait l’impossible pour lui arracher des informations sur le projet Kesselbach. Mais où le voit-il ? Où l’a-t-il enfermé ? Chez des amis ? Non, Steinweg doit être chez lui, villa Dupont. Au sortir du Palais de Justice, l’auto les a déposés là tous les deux, avant de filer à Garches. La preuve c’est qu’ils n’étaient plus dans l’automobile quand elle a franchi l’octroi.

— Alors, patron ?

— Alors, prenez tous vos hommes et entrez.

— Fichtre ! Comment ?

— Au nom de la loi. N’êtes-vous pas inspecteurs de la Sûreté ?

— Mais nous n’avons pas le droit…

— Prenez-le.

— Et les domestiques ? S’ils résistent ?

— Ils ne sont que quatre.

— S’ils crient ?

— Ils ne crieront pas.

— Si Altenheim revient ?

— Il ne reviendra pas avant minuit. Je m’en charge. Ça vous fait trois heures et demie. C’est plus qu’il ne vous en faut pour fouiller la maison de fond en comble, pour trouver et pour emmener ce vieillard. Prenez l’auto. Toi, Jacques, tu reviendras ici toutes les heures, et tu me tiendras au courant.

Le baron s’approchait, il alla au-devant de lui.

— Nous dînons, n’est-ce pas ? Le petit incident du jardin m’a creusé l’estomac. À ce propos, mon cher baron, j’aurais quelques conseils à vous donner…

Ils se mirent à table. Durant tout le repas, Sernine fut gouailleur, agressif. On aurait dit qu’il cherchait à piquer le baron. Celui-ci, parfois, regimbait, blessé au vif. Mais rien ne calmait l’humeur narquoise du prince.

— Une partie de billard, maintenant, ça vous va ? Garçon, de quoi fumer…

Jacques Doudeville passa et, pendant qu’Altenheim allumait son cigare, il lui chuchota :

— C’est fait. Les quatre larbins sont ligotés.

— Steinweg ?

— On cherche.

— File !

Au billard, Sernine fut étourdissant d’adresse, et toujours ironique, cinglant. Altenheim l’eût giflé avec plaisir, tellement ce persiflage l’exaspérait.

— Je m’en vais, dit-il, j’ai affaire.

— Allons donc ? fit Sernine.

— Si, si, je rentre chez moi.

— Mais non… Tiens, passons dans la salle de baccara.

Le croupier justement clamait :

— La banque est à cinquante louis… Personne ne met davantage ?

— Cent louis, dit Sernine.

— Cent cinquante, dit Altenheim.

— Deux cents, reprit Sernine.

— Banco, riposta Altenheim.

— Maintenant, je te tiens, pensa Sernine en s’asseyant… Jusqu’à minuit, tu ne démarres pas.

Il demanda d’autres jeux, les battit longtemps — un peu trop longtemps, même, se dit le baron, qui suivait passionnément les gestes de son adversaire et qui, pourtant, ne remarqua rien de suspect — pria Altenheim de couper, et répartit les cartes.

— J’en donne.

— Non.

— Sept.

— Six. J’ai perdu, dit le baron. Banco du double.

— Soit, dit Sernine.

Il distribua les cartes.

— Huit, fit Altenheim.

— Neuf, abattit le prince.

Altenheim prit une chaise vacante, s’assit avec rage, et la partie générale commença.

Il y eut pour le banquier une série de coups heureux, que suivit une série de coups malheureux, puis la chance revint à Sernine et ne l’abandonna plus.

Il reprit une seconde banque, une troisième. La série persista, avec des contre-passes insignifiantes.

Altenheim s’acharnait, moins par désir de se rattraper que par amour-propre, un amour-propre maladif, fait de colère et de haine contre Sernine, et que celui-ci s’ingéniait à surexciter depuis le début de la soirée. Il finissait par jouer au hasard, pontant stupidement, doublant sa mise à chaque coup.

À onze heures, il perdait cent mille francs.

Quelqu’un s’approcha de Sernine et lui dit dans l’oreille :

— C’est moi. Doudeville. On a fouillé.

— Steinweg ?

— Introuvable.

— Recommencez et reviens à minuit. Je t’attends.

Altenheim s’était levé.

— Comment, baron, dit-il, j’espère que vous ne partez pas ?

— Si. J’ai besoin d’argent pour vous régler.

— Bah ! nous verrons cela demain. Et puis la chance va tourner.

— Soit. Mais alors, je prends la banque.

— À combien ?

— Cinq cents louis.

— Banco.

Au bout d’un instant, Altenheim abattait son jeu.

— Neuf.

« La fripouille, se dit le prince en prenant place à la table, il triche aussi. Ça va me couter chaud. »

Pour la galerie qui observait le duel implacable et qui comptait les coups, il ne pouvait pas, lui, prince Sernine, lui qu’on avait vu gagner, il ne pouvait pas ponter par petites mises… Il fallait jouer à portefeuille ouvert.

Il joua.

À onze heures vingt, il reperdait cinquante mille francs. À onze heures trente, il n’avait plus de bénéfice.

— Fripouille, fripouille, répétait-il en lui-même, tu me voles comme dans un bois. J’en ai assez de ce métier de dupe. Encore neuf ? Canaille ! Si je m’en allais ? Il s’en irait aussi et tomberait là-bas en plein travail.

À onze heures trois quarts, il perdait vingt-cinq mille francs.

L’autre taillait toujours, l’air goguenard.

Trois fois il dit au prince :

— Vous ne jouez plus, Sernine ?

— Si, si, voilà.

En trois fois, Sernine joua cinq cents louis sur parole. Les trois fois il perdit.

— Fripouille, fripouille, ronchonnait-il.

Il regarda sa montre. Minuit. Il perdit encore un coup. Mais Doudeville apparut, et il se leva.

— Vous serez payé demain, baron, demain, dans la matinée.

Et dès que Doudeville l’eut rejoint dans le vestibule :

— Eh bien, vous l’avez trouvé ?

— Non.

— Ah ! tonnerre ! et j’y suis de trente-cinq mille francs !

— Alors, patron ?

— Alors, j’y vais moi-même.

— Et s’il arrive, le baron ?

— Nous avons toujours bien dix minutes d’avance ?… Ça me suffit.

V

Son auto le mena jusqu’à la villa Dupont à une allure vertigineuse.

Jean Doudeville et tous les hommes étaient réunis sur le seuil de la maison, attendant le retour de Jacques.

Il demanda :

— Où sont les quatre domestiques ?

— Là, dans l’office, attachés, ainsi que la cuisinière.

— Bien. J’aime autant n’être pas vu. Vous pouvez partir tous. Jean, reste en bas et fais le guet. Jacques, fais-moi visiter la maison au galop, que je me rende compte de la disposition des lieux. Tu éteindras l’électricité dès que nous aurons passé.

Rapidement, il parcourut la cave, le rez-de-chaussée, le premier et le second étage et le grenier. Il ne s’arrêtait pour ainsi dire point, sachant bien qu’il ne découvrirait pas en quelques minutes ce que ses hommes n’avaient pu découvrir en trois heures. Mais il enregistrait fidèlement la forme et l’enchaînement des pièces.

Quand il eut fini, il revint vers une chambre que Doudeville lui avait indiquée comme celle d’Altenheim, et l’examina attentivement.

— Voilà qui fera mon affaire, dit-il en soulevant un rideau qui masquait un cabinet noir rempli de vêtements. D’ici, je vois toute la chambre.

— Et si le baron fouille sa maison ?

— Pourquoi ?

— Mais il saura que l’on est venu, par ses domestiques.

— Oui, mais il n’imaginera pas que l’un de nous s’est installé chez lui. Il se dira que la tentative a manqué, voilà tout. Par conséquent, je reste.

— Et comment sortirez-vous ?

— Ah ! tu m’en demandes trop. L’essenfiél était d’entrer. Va, Doudeville, ferme les portes. Demain matin, tu feras parvenir trente-cinq mille francs à cette fripouille de baron.

— Trente-cinq mille francs ?

— Pas un sou de moins. C’est une dette de jeu. C’est sacré. Pense à l’honneur de la maison princière des Sernine !

Il s’assit sur une petite caisse placée au fond du placard. Une quadruple rangée de vêtements suspendus le protégeait. Sauf le cas d’investigations, il était évidemment là en toute sûreté.

Dix minutes s’écoulèrent. Il entendit le trot sourd d’un cheval, du côté de la villa, et le bruit d’un grelot. Une voiture s’arrêta, la porte d’en bas claqua, et, presque aussitôt, il perçut des voix, des exclamations, toute une rumeur qui s’accentuait au fur et à mesure, probablement, qu’un des captifs était délivré de son bâillon.

— On s’explique, pensa-t-il… La rage du baron doit être à son comble… Il comprend maintenant la raison de ma conduite de ce soir, au cercle, et que je l’ai roulé proprement… Roulé, ça dépend ; car, enfin, Steinweg m’échappe toujours… Voilà la première chose dont il va s’occuper : lui a-t-on repris Steinweg ? Pour le savoir, il va courir à la cachette. S’il monte, c’est que la cachette est en haut. Si descend, c’est qu’elle est dans les sous-sols.

Il écouta. Le bruit des voix continuait dans les pièces du rez-de-chaussée, mais il ne semblait point que l’on bougeât. Altenheim devait interroger ses acolytes. Ce ne fut qu’après une demi-heure que Sernine entendit des pas qui montaient l’escalier.

— Ce serait donc en haut, se dit-il ; mais pourquoi ont-ils tant tardé ?

— Que tout le monde se couche, dit la voix d’Altenheim.

Le baron entra dans la chambre avec un de ses hommes et referma la porte.

— Et moi aussi, Dominique, je me couche. Quand nous discuterions toute la nuit, nous n’en serions pas plus avancés.

— Moi, mon avis, fit l’autre, c’est qu’il est venu pour chercher Steinweg.

— C’est mon avis aussi, et c’est pourquoi je rigole, au fond, puisque Steinweg n’est pas là.

— Mais, enfin, où est-il ? Qu’est-ce que vous avez pu en faire ?

— Ça, c’est mon secret, et tu sais que mes secrets, je les garde pour moi. Tout ce que je peux te dire, c’est que la prison est bonne et qu’il n’en sortira qu’après avoir parlé.

— Alors, bredouille, le prince ?

— Je te crois. Et encore il a dû casquer pour arriver à ce beau résultat. Non, vrai, ce que je rigole !… Infortuné prince !…

— N’importe, reprit l’autre, il faudrait bien s’en débarrasser.

— Sois tranquille, mon vieux, ça ne tardera pas. Avant huit jours, je t’offrirai un portefeuille d’honneur, fabriqué avec de la peau de Lupin. Laisse-moi me coucher, je tombe de sommeil.

Un bruit de porte qui se ferme. Puis Sernine entendit le baron qui mettait le verrou, puis qui vidait ses poches, qui remontait sa montre et qui se déshabillait.

Il était joyeux, sifflotait et chantonnait, parlant même à haute voix :

— Oui, en peau de Lupin… et avant huit jours… avant quatre jours !… sans quoi c’est lui qui nous boulottera, le sacripant !… Ça ne fait rien, il a raté son coup, ce soir… Le calcul était juste, pourtant… Steinweg ne peut être qu’ici… Seulement, voilà…

Il se mit au lit et tout de suite éteignit l’électricité.

Sernine s’était avancé près du rideau, qu’il souleva légèrement, et il voyait la lumière vague de la nuit qui filtrait par les fenêtres, laissant le lit dans une obscurité profonde.

— Décidément, c’est moi la poire, se dit-il. Je me suis blousé jusqu’à la gauche. Dès qu’il ronflera, je m’esquive…

Mais un bruit étouffé l’étonna, un bruit dont il n’aurait pu préciser la nature et qui venait du lit. C’était comme un grincement, à peine perceptible d’ailleurs.

— Eh bien, Steinweg, où en sommes-nous ?

C’était le baron qui parlait ! Il n’y avait aucun doute que ce fût lui qui parlât ! Mais comment se pouvait-il qu’il parlât à Steinweg, puisque Steinweg n’était pas dans la chambre ?

Et Altenheim continua :

— Es-tu toujours intraitable ?… Oui ?… Imbécile ! Il faudra pourtant bien que tu te décides à raconter ce que tu sais… Non ?… Bonsoir, alors, et à demain…

— Je rêve, je rêve, se disait Sernine. Ou bien c’est lui qui rêve à haute voix. Voyons, Steinweg n’est pas à côté de lui, il n’est pas dans la chambre voisine… il n’est même pas dans la maison, Altenheim l’a dit… Alors, qu’est-ce que c’est que cette histoire ahurissante ?

Il hésita. Allait-il sauter sur le baron, le prendre à la gorge et obtenir de lui par la force et la menace, ce qu’il n’avait pu obtenir par la ruse ? Absurdité ! Jamais, Altenheim ne se laisserait intimider.

— Allons, je pars, murmura-t-il, j’en serai quitte pour une soirée perdue.

Il ne partit point. Il sentit qu’il lui était impossible de partir, qu’il devait attendre, que le hasard pouvait encore le servir.

Il décrocha avec des précautions infinies quatre ou cinq costumes et paletots, les étendit par terre, s’installa, et, le dos appuyé au mur, s’endormit le plus tranquillement du monde.

Le baron ne fut pas matinal. Une horloge quelque part sonna neuf coups quand il sauta du lit et fit venir son domestique.

Il lut le courrier que celui-ci lui apportait, s’habilla sans dire un mot, et se mit à écrire des lettres pendant que le domestique suspendait soigneusement dans le placard les vêtements de la veille, et que Sernine, les poings en bataille, se disait :

— Voyons, faut-il que je défonce le plexus solaire de cet individu ?

À dix heures, le baron ordonna :

— Va-t-en !

— Voilà, encore ce gilet…

— Va-t-en, je te dis. Tu reviendras quand je t’appelleral… pas avant.

Il poussa la porte lui-même sur le domestique, attendit, en homme qui n’a guère confiance dans les autres, et s’approchant d’une table où se trouvait un appareil téléphonique, il décrocha le récepteur.

Allo… mademoiselle, je vous prie de me donner Garches… C’est cela, mademoiselle, vous me sonnerez…

Il resta près de l’appareil tout en écrivant d’autres lettres.

Sernine frémissait d’impatience. Le baron allait-il demander le 54, c’est-à-dire le numéro de Suzanne, de Suzanne complice probable depuis la mort de sa sœur Gertrude ? Ou bien allait-il communiquer avec son mystérieux compagnon de crime ?

La sonnerie retentit.

Allo, fit Altenheim… Ah ! c’est Garches… parfait… mademoiselle, je voudrais le numéro 38… oui, 38 deux fois quatre…

Et au bout de quelques secondes, la voix plus basse, aussi basse et aussi nette que possible, il prononça :

— Le numéro 38 ?… C’est moi, pas de mots inutiles… Hier ?… Oui, tu l’as manqué dans le jardin… Une autre fois, évidemment… mais ça presse… il a fait fouiller la maison hier soir… je te raconterai… Rien trouvé, bien entendu… Quoi ?… Allo ! Non, le vieux refuse de parler… j’essaierai encore cette nuit, mais j’ai bien peur… Tu as raison… il faudrait se voir… pour l’instant, c’est dangereux… Quel jour veux-tu ?… mardi ?… Entendu… Je viendrai vers deux heures. Du reste, on se téléphonera d’ici-là tous les matins.

Il remit l’appareil en place, prit ses lettres et sortit. Sernine l’entendit qui donnait des ordres.

— Attention, cette fois, hein ? ne vous laissez pas pincer bêtement comme hier, je ne rentrerai pas avant la nuit.

La lourde porte du vestibule se referma, puis ce fut le claquement de la grille dans le jardin et le grelot d’un cheval qui s’éloignait.

Après vingt minutes, deux domestiques survinrent, qui ouvrirent les fenêtres et firent la chambre, en bavardant de choses quelconques.

Quand ils furent partis, Sernine attendit encore assez longtemps, jusqu’à l’heure présumée de leur repas. Puis les supposant dans la cuisine, attablés, il se glissa hors du placard et se mit à inspecter le lit et la muraille à laquelle ce lit était adossé.

— Bizarre, dit-il, vraiment bizarre… il n’y a rien là de particulier. Le lit n’a aucun double fond… dessous, pas de trappe. Voyons la chambre voisine.

Doucement, il passa à côté. C’était une pièce vide, sans aucun meuble.

— Ce n’est pas là que gîte le vieux… Dans l’épaisseur de ce mur ? Impossible, c’est plutôt une cloison très mince. Sapristi je n’y comprends rien, moi.

Pouce par pouce, il interrogea le plancher, le mur, le lit, perdant son temps à des expériences inutiles. Décidément, il y avait là un truc, fort simple peut-être, mais que pour l’instant il ne saisissait pas.

— À moins que, se dit-il, Altenheim n’ait positivement déliré… C’est la seule supposition acceptable. Et pour la vérifier, je n’ai qu’un moyen, C’est de rester. Et je reste. Advienne que pourra.

De crainte d’être surpris, il réintégra son repaire et n’en bougea plus, rêvassant et sommeillant, tourmenté, d’ailleurs, par une faim violente.

Et le jour baissa. Et l’obscurité vint.

Altenheim ne rentra qu’après minuit. Il monta dans sa chambre, seul, cette fois, se dévêtit, se coucha, et, aussitôt, comme la veille éteignit l’électricité.

Même attente anxieuse. Même petit grincement inexplicable. Et de sa même voix railleuse, Altenheim articula :

— Et alors, comment ça va, l’ami ?… Des injures ?… Mais non, mais non, mon vieux, ce n’est pas du tout ce qu’on te demande ! Tu fais fausse route. Ce qu’il me faut, ce sont de bonnes confidences, bien complètes, bien détaillées, concernant tout ce que tu as révélé à Kesselbach… l’histoire de Pierre Leduc, etc...., etc.... C’est clair ?…

Sernine écoutait avec stupeur. Il n’y avait pas à se tromper cette fois : le baron s’adressait réellement au vieux Steinweg. Colloque impressionnant ! Il lui semblait surprendre le dialogue mystérieux d’un vivant et d’un mort, une conversation avec un être innommable, respirant dans un autre monde, un être invisible, impalpable, inexistant.

Le baron reprit, ironique et cruel :

— Tu as faim ? Mange donc, mon vieux. Seulement, rappelle-toi que je t’ai donné d’un coup toute ta provision de pain, et qu’en la grignotant, à raison de quelques miettes en vingt-quatre heures, tu en as tout au plus pour une semaine… Mettons dix jours !… Dans dix jours, couic, il n’y aura plus de père Steinweg. À moins que d’ici-là tu n’aies consenti à parler. Non ? On verra ça demain… Dors, mon vieux.

Le lendemain, à une heure, après une nuit et une matinée sans incident, le prince Sernine sortait paisiblement de la villa Dupont, et, la tête un peu faible, les jambes molles, tout en se dirigeant vers le plus proche restaurant, il résumait la situation :

— Ainsi, mardi prochain, Altenheim et l’assassin du Palace-Hôtel ont rendez-vous à Garches dans une maison dont le téléphone porte le numéro 38. Donc, c’est ce jour-là que je livrerai les deux bandits à la justice, et que je délivrerai M. Lenormand, comme je l’ai promis. Le soir même, ce sera le tour du vieux Steinweg, et j’apprendrai enfin si Pierre Leduc est oui ou non le fils d’un charcutier, et si je peux en faire le mari de Geneviève. Ainsi soit-il