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813 (1910, Le Journal)/02/04

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CHAPITRE IV

LA REDINGOTE OLIVE

 I

— Monsieur Weber, s’écria Valenglay, dès que l’on eut introduit dans son cabinet présidentiel le sous-chef de la Sûreté, monsieur Weber, les quelques paroles que vous m’avez dites au téléphone, en réponse à mes questions, m’ont vivement ému. Ce pauvre Lenormand — je dis « ce pauvre » bien que tout espoir ne soit pas perdu, n’est-ce pas ? — ce pauvre Lenormand avait l’habitude de me tenir au courant des grosses affaires, et celle-ci m’intéresse beaucoup. Voyons, où en sommes-nous ?

— Monsieur le président du conseil, votre temps est précieux. Je n’en abuserai pas. Si vous voulez me permettre…

Il sortit et revint avec deux jeunes gens.

— Monsieur le président, je tiens à vous présenter deux de mes inspecteurs les plus actifs, les frères Doudeville, grâce auxquels cette affaire entre enfin dans une nouvelle voie. Les deux frères se trouvaient avec M. Lenormand et Gourel le soir même où ceux-ci disparurent, et, depuis, ils n’ont pas cessé leurs investigations. Doudeville, résumez le rapport que vous m’avez soumis hier.

— Voilà. La nuit même de cette disparition, un cabaretier de Bougival, qui demeure au bord de la Seine, fermait les volets de sa fenêtre, quand il entendit un bruit de voix sur le pont voisin. Il discerna des hommes, une voiture et un cheval qui étaient arrêtés.

» Il descendit dans son jardin et traversa la route. Au moment où il arrivait sur la berge, un gros paquet fut jeté par-dessus le parapet, et il entendit le plongeon dans l’eau. Tout de suite après, la voiture repartait. Mais, une minute plus tard, en s’approchant, le cabaretier perçut un clapotement et avisa quelqu’un qui nageait. Il détacha aussitôt sa barque et rama vigoureusement, assez surpris de constater que l’individu n’avançait pas et qu’il semblait tout au plus se soutenir à la surface.

» — Courage, cria-t-il, me voilà.

» — Ils sont partis, là-haut ? dit l’homme.

» — Oui.

» — Tant mieux… Vite, dépêchez-vous, j’ai les jambes attachées.

» Le cabaretier, en effet, quand il l’eut hissé dans sa barque, vit que les jambes étaient emprisonnées dans un sac.

» Il le délia aussitôt. Et l’homme lui dit, comme si c’était sa première pensée :

» — Pas un mot de tout cela, n’est-ce pas ? Une bonne récompense si vous vous taisez…

» Et il s’évanouit. »

— Tiens, c’est bizarre, fit Valenglay… Pourquoi exigeait-il le silence ?… Et après ? Le cabaretier n’a repêché qu’un homme ?

— Il n’en a même vu qu’un. L’autre fut-il jeté pendant qu’il descendait de sa maison ? En tout cas, un seul fut sauvé, mais dans un état de faiblesse tel que le cabaretier pensait qu’il n’en reviendrait pas. Il l’a soigné chez lui sans en parler à personne. Le malade eut trois ou quatre jours de délire, puis se remit assez vite.

— Eh bien, qu’est-il advenu ? demanda Valenglay vivement.

— Il est advenu, monsieur le président, qu’un matin, le cabaretier n’a plus trouvé son hôte chez lui.

— Parti, alors ?

— Ou enlevé, plutôt… Car enfin, pourquoi le malade n’aurait-il pas dit adieu à son sauveur ?

— En effet… en effet… Et depuis, aucune nouvelle ?

— Aucune…

— Mais qui vous permet de supposer que ce soit là M. Lenormand ?

— J’ai été voir moi-même, ce matin, le cabaretier de Bougival, dit M. Weber, je lui ai montré des photographies de M. Lenormand. Il s’est écrié : « C’est lui. Je réponds que c’est lui ! » En outre, le cabaretier m’a montré un foulard que j’ai reconnu pour appartenir à M. Lenormand.

— Mais où est-il passé ? Vous n’avez pas le moindre indice ?

— Si, affirma Doudeville. D’après notre enquête, d’après certains témoignages, comme celui d’un maraîcher, il résulterait que le malade a été ramené à Garches, à l’endroit même où ses ennemis l’avaient pris.

— Où donc ?

— À côté de la maison de retraite, dans une autre partie de l’ancien domaine de Villeneuve, qu’on appelle « Les Glycines ». Sans doute M. Lenormand avait-il été attiré là, le soir de sa première disparition. Nous avons découvert l’espèce de camion qui l’a transporté vers la Seine avec Gourel. Or, ce camion, on l’a vu rentrer la nuit où M. Lenormand a été repris chez le cabaretier.

— Et qui habite les Glycines ?

— Nous ne savons pas. Le propriétaire est en voyage depuis longtemps. Et c’est par correspondance qu’il a loué. Cependant nous avons vu un monsieur qui en sortait avec précaution et qui a sonné ensuite à la maison de retraite des dames, un monsieur assez fort, l’air étranger, avec un monocle. Nous ignorons encore son nom, mais il paraîtrait que c’était un ami de M. Kesselbach.

— Oh ! oh ! fit Valenglay, l’enquête se resserre. Savez-vous ce qu’il nous faudrait ? Ce sont des renseignements directs, provenant de l’entourage de Mme Kesselbach.

— Je suis heureux, monsieur le président, dit M. Weber que nous ayons eu la même pensée. Je viens justement de convoquer un ami très dévoué de Mme Kesselbach.

— Mais c’est que je n’ai guère le temps… Un conseil de cabinet…

— Une minute, monsieur de président.

M. Weber sortit de nouveau, et revint accompagné d’un monsieur à favoris, sanglé dans sa redingote. Il présenta :

— Le prince Sernine, monsieur le président.

— Tiens, mais s’écria celui-ci, n’ai-je pas eu le plaisir de dîner avec vous, mon cher prince ?

— En effet, monsieur le président, l’autre soir, à l’ambassade de Russie.

Sans plus tarder, M. Weber expliqua le motif de la convocation à Sernine, et lui donna le signalement du personnage au monocle.

— Ma foi, dit Sernine, je ne vois guère que le baron Altenheim qui réponde à ce signalement.

— Il va chez Mme Kesselbach ?

— C’est là que je l’ai rencontré. Nous sommes en bonnes relations, mais je ne saurais fournir sur lui le moindre renseignement.

— Où habite-t-il ? demanda M. Weber.

— Villa Dupont.

— Doudeville, il faudra voir ça tantôt.

— Si c’est pour le voir, dit Sernine, vous ne le trouverez pas tantôt.

— Comment le savez-vous ?

— Oh ! un hasard. Hier j’étais chez lui, je l’ai entendu prendre par téléphone un rendez-vous à Garches.

— À Garches ?

— Oui. Je me souviens même du numéro qu’il a demandé, le 38.

— Le 38 ! s’écria Doudeville, mais c’est précisément le numéro de téléphone des Glycines.

Il y eut un silence.

Valenglay le rompit en se frottant les mains.

— Passionnant tout s’enchaîne avec une rigueur… Et vous n’avez rien surpris… d’équivoque dans cette conversation ?

— Ma foi non. Altenheim disait : « C’est convenu. Je viendrai mardi, et nous règlerons cet animal-là. Il nous embête. » Il s’agissait évidemment d’un fournisseur. Le mot « régler » devait concerner une facture.

— Ou autre chose, murmura M. Weber en regardant le président du conseil.

Et il ajouta :

— Le nom de l’individu que l’on doit « régler » n’a pas été prononcé devant vous ?

— Je n’ai pas remarqué. Une fois, il fut désigné d’après son origine provinciale : le Normand.

— Hein ! fit Valenglay tout ému… mais alors ?… mais alors…

M. Weber hocha la tête.

— Monsieur le président, votre émotion me paraît tout à fait légitime. Il est très probable que celui que nous cherchons se trouve emprisonné dans la villa des Glycines, et que nous arriverons tout juste pour le sauver. À quelle heure le rendez-vous ?

— À deux heures de l’après-midi, répliqua Sernine.

— Et il est onze heures du matin. C’est parfait, nous arriverons, et la chose me fera d’autant plus de plaisir que c’est aujourd’hui qu’Arsène Lupin, suivant sa promesse, devait livrer à la justice les assassins du Palace-Hôtel et nous rendre M. Lenormand, mort ou vif.

Valenglay s’exclama :

— Mais oui, mais oui, je me rappelle. Eh bien, ce serait vraiment drôle, monsieur Weber, si c’était vous qui teniez la promesse d’Arsène Lupin. Quelle humiliation pour notre grand homme.

Il se mit à rire. Et le prince Sernine riait aussi de bon cœur.

— Il est de fait que cela le rendrait quelque peu ridicule.

M. Weber jouit un instant de l’effet qu’il avait produit. Mais le temps pressait. Et il s’écria :

— Maintenant il faut agir, Doudeville. Vous irez tous deux à Garches et vous surveillerez la villa des Glycines. On ne saurait prendre trop de précautions. Moi, j’arriverai à deux heures exactement, avec six hommes. Nous serons neuf, c’est suffisant. Rendez-vous à la porte de la maison de retraite.

Et s’adressant à Sernine :

— Vous serait-il possible, monsieur, de nous prêter votre concours ?

— Comment donc ! Mais avec plaisir. Seulement, en quoi puis-je vous être utile ?

— Vous connaissez le sieur Altenheim, vous connaissez la maison de retraite… En plus, comme ami de Mme Kesselbach…

— À ce titre, je vous suis tout acquis, déclara Sernine.

Et, lui tendant la main :

— J’avoue même que je serais fier de contribuer pour ma part à votre succès, monsieur. Tout ce que je viens d’entendre me donne à penser qu’Arsène Lupin a enfin trouvé son maître !

Il salua Valenglay.

— Monsieur le président !…

Et il sortit en même temps que les deux inspecteurs.

— Beaucoup d’allure, ce prince Sernine, dit M. Weber.

Valenglay sourit.

— De l’allure et de la clairvoyance. Ce qu’il a dit sur vous est absolument juste. Et si sa prédiction se réalise, mon cher monsieur Weber, si vous « tombez » Lupin, si vous arrêtez les bandits du Palace, eh bien…

— Monsieur le président ?

— Eh bien, il y aura beaucoup de chances pour que vous succédiez à M. Lenormand… et tout de suite même, si nous acquérons la preuve de sa mort…

— Oh ! monsieur le président, balbutia le sous-chef avec émotion.

On frappa à la porte. C’était un huissier.

— Monsieur le président, c’est un exprès que M. le préfet de police envoie à M. le sous-chef de la Sûreté. Il apporte un pli. C’est urgent.

— Lisez donc, monsieur Weber.

L’huissier se retira. M. Weber ouvrit la lettre.

— Oh ! fit-il en pâlissant et en s’appuyant sur la table.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ?

M. Weber tendit à Valenglay la lettre du préfet de police. Elle était ainsi conçue :

« Mon cher Weber,

« Je reçois à l’instant une communication téléphonique anonyme dont je vous adresse au plus tôt la teneur. Connaissez-vous le prince Paul Sernine ? Il paraîtrait que c’est le nom sous lequel se cache actuellement Arsène Lupin. J’ai rencontré souvent le prince Sernine, et je ne crois guère à cette dénonciation. Pourtant on m’en donne une preuve assez curieuse et que vous pouvez vérifier comme je l’ai fait : Paul Sernine est l’anagramme d’Arsène Lupin. Pas une lettre de plus, pas une lettre de moins. Il y a là une coïncidence que nous ne pouvons négliger. Par conséquent, faites surveiller le prince Sernine. Il habite, me dit-on, l’hôtel Ritz… »

Les deux hommes se regardaient, ahuris et stupides.

Valenglay marmottait :

— Paul Sernine… Arsène Lupin… en effet, ce sont les mêmes lettres… C’est lui… Ce doit être lui.

Et, soudain, il partit d’un fou rire.

— Oh ! que c’est drôle ! Mais il y a de quoi en être malade… Comprenez-vous l’ironie délicieuse de l’aventure, mon cher monsieur Weber ? Lupin, chef de notre expédition ! Lupin ne pouvant tenir lui-même sa promesse et s’adressant à la police pour l’y aider ! Lupin vous félicitant ! Lupin vous prédisant un bel avenir… Dieu ! que c’est amusant !

Mais il s’arrêta court, soudain grave.

— Dites donc, mon cher, ce n’est pas une blague au moins ?… Vous croyez que Sernine est Lupin, et que Lupin est Sernine ? En vérité, pour la beauté de la chose, il serait dommage que ce ne fût pas vrai…

Assez penaud, M. Weber se taisait. Il examinait la question sous toutes ses faces, pesait le pour et le contre, évoquait aussi l’attitude du prince, son accent un peu ironique. De petits détails lui revinrent à la mémoire.

Il conclut, indécis encore :

— Monsieur le président, je crois que vous pouvez être satisfait. Il y a bien des chances pour que le prince Sernine soit Lupin. Et je m’en félicite.

— Pourquoi ?

— Parce que, au lieu de prendre tantôt deux bandits, j’en prendrai trois. La journée sera bonne. Seulement…

— Seulement ?

— Seulement ce n’est pas huit hommes que j’emmènerai au rendez-vous.

— Ah ! et combien ?

— Deux cents.

II

— À qui donc viens-tu de dire bonjour dans l’antichambre du ministère ? demanda Sernine à Doudeville, comme ils sortaient de la place Beauvau.

— Un camarade de la Sûreté. Il apportait au sous-chef une lettre urgente.

— Ah ! fit Sernine d’un ton soucieux… Qu’est-ce que ça peut bien être !

— Vous craignez quelque chose, patron ?

— Je crains toujours quelque chose… Cependant, non, cette fois mes précautions sont bien prises…

— Il est de fait, déclara Doudeville, que le coup est rudement combiné. L’idée de nous faire demander tous les deux par Weber comme témoins, et de vous faire appeler en consultation devant Valenglay, c’est de premier ordre. Vous voilà à la tête de l’expédition. Seulement, il y a un point que je ne comprends pas.

— Parle.

— Les bandits ont jeté M. Lenormand et Gourel dans la Seine. M. Lenormand s’est sauvé et Gourel y est resté… Soit. Là-dessus pas d’erreur. La déposition du cabaretier est formelle. De même il est certain qu’après une maladie de plusieurs jours, M. Lenormand a disparu de l’auberge. Mais pourquoi m’avez-vous fait raconter que la bande d’Altenheim l’avait repris et qu’il est sans doute prisonnier dans la villa des Glycines ?

— Pour attirer l’attention de la police sur la villa des Glycines et pour faire pincer Altenheim et son compère à l’heure fixée.

— Parfait. Ainsi M. Lenormand n’y est pas.

— Non.

— Alors où se trouve-t-il ? Car enfin, actuellement il se balade comme vous et moi. Pourquoi ne se montre-t-il pas ?

— Il a ses raisons pour cela.

— Vous les connaissez ?

— Oui.

— Et s’il nous tombe sur le dos ?

— Impossible.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est prisonnier dans la villa des Glycines.

— Quoi ! mais vous venez de nous dire qu’il n’y est pas.

— Il n’y est pas, et il y est.

— En chair et en os ?

— Oui.

— Donc, il est vivant !

— Oui.

— Donc, il n’est pas mort ?

— Si.

— Ah ! patron, c’est à se casser la tête. Jamais je n’ai rien vu d’aussi embrouillé. Ce M. Lenormand, qui est mort et vivant, qui se trouve dans la villa des Glycines et qui ne s’y trouve pas… nous, qui sommes sous vos ordres et sous les ordres de la Sûreté…, vous, qui êtes notre chef et qui êtes le prince Sernine… je commence à ne pas m’y reconnaître. Et, vous, patron ?

— C’est limpide comme le jour, mais il faut posséder le mot de l’énigme.

— Et le mot patron ?

— Tu ne tarderas pas à le savoir, Doudeville. En attendant, j’ai faim. Il est midi, mangeons.

Ils entrèrent dans un restaurant de la Madeleine, où ils déjeunèrent en silence et rapidement. À midi trois-quarts, ils partaient en automobile.

Arrivés à Garches, ils renvoyèrent la voiture et marchèrent jusqu’au sentier qui conduisait à l’école de Geneviève. Là, Sernine s’arrêta.

— Écoutez-moi bien, les enfants. Voici qui est de la plus haute importance. Vous allez sonner à la maison de retraite. Comme inspecteurs, vous avez vos entrées, n’est-ce pas ? Vous irez au pavillon Hortense, celui qui est inoccupé, Là, vous descendrez dans l’arrière-cave et vous trouverez un vieux volet qu’il suffit de soulever pour dégager l’orifice d’un tunnel que j’ai découvert ces jours-ci et qui établit une communication directe avec la villa des Glycines. C’est par là que la défunte Gertrude et que le baron Altenheim se rejoignaient. Et c’est par là que M. Lenormand a passé pour, en fin de compte, tomber entre les mains de ses ennemis.

— Vous croyez, patron ?

— Je le crois. Et maintenant, voilà de quoi il s’agit. Vous allez vous assurer que le tunnel est exactement dans l’état où je l’ai laissé cette nuit, que les deux portes qui le barrent sont ouvertes, et qu’il y a toujours, dans un trou situé près de la deuxième porte, un paquet enveloppé de serge noire que j’y ai déposé moi-même. Tout cela au galop, et sans vous faire remarquer. Je vous attends.

Dix minutes plus tard, ils étaient de retour.

— Les deux portes sont ouvertes, fit Doudeville.

— Le paquet de serge noire ?

— À sa place, près de la deuxième porte.

— Parfait ! il est une heure vingt-cinq. À deux heures, Weber arrive avec ses champions. J’y serai, on ne s’embêtera pas.

Et Sernine les ayant congédiés, s’en alla par le sentier de l’école, tout en monologuant :

— Tout est pour le mieux. La bataille va se livrer sur le terrain choisi par moi. Je la gagne facilement, je me débarrasse de mes deux adversaires, et je me trouve seul engagé dans l’affaire Kesselbach, seul avec deux beaux atouts : Pierre Leduc et Steinweg… En plus, le Roi… c’est-à-dire Bibi. Seulement, il y a un cheveu… Qu’est-ce que peut bien faire Altenheim ? Évidemment, il a, lui aussi, son plan d’attaque. Par où m’attaquera-t-il ? Et comment admettre qu’il ne m’ait pas encore attaqué ? C’est inquiétant.

Il traversa le petit jardin de l’école, dont les élèves étaient alors en vacances, et il heurta la porte d’entrée.

— Tiens, te voilà ? dit Mme Ernemont en ouvrant. Tu as donc laissé Geneviève à Paris ?

— Pour cela il eût fallu que Geneviève fût à Paris, répondit-il…

— Mais elle y a été, puisque tu l’as fait venir.

— Qu’est-ce que tu dis ? s’exclama-t-il, en lui empoignant le bras.

— Comment ! Mais tu le sais mieux que moi !…

— Je ne sais rien… je ne sais rien… Parle !…

— N’as-tu pas écrit à Geneviève de te rejoindre à la gare Saint-Lazare ?

— Et elle est partie ?

— Mais oui… vous deviez déjeuner ensemble à l’hôtel Ritz…

— La lettre… fais voir la lettre.

Elle monta la chercher et la lui donna.

— Mais, malheureuse, tu n’as donc pas vu que c’était un faux ? L’écriture est bien imitée… mais c’est un faux… Cela saute aux yeux.

Il se colla les poings contre les tempes avec rage :

— Le voilà, le coup que je demandais. Ah ! la fripouille. C’est par elle qu’il m’attaque… Mais comment sait-il ? Eh ! non, il ne sait pas… Voilà deux fois qu’il tente l’aventure… et c’est pour Geneviève, parce qu’il s’est pris de béguin pour elle… Oh ! cela, non, jamais ! Écoute. Victoire… Tu es sûre qu’elle ne l’aime pas ?… Ah ! ça, mais je perds la tête ! Voyons… voyons… il faut que je réfléchisse… Ce n’est pas le moment…

Il consulta sa montre.

— Une heure et demie… Le rendez-vous est à deux heures… j’ai le temps… Imbécile ! Le temps de quoi faire ? Est-ce que je sais où elle est ?

Il allait et venait, comme un fou, et sa vieille nourrice semblait stupéfaite de le voir aussi agité, aussi peu maître de lui.

— Après tout, dit-elle, rien ne prouve qu’elle n’ait pas flairé le piège au dernier instant…

— Où serait-elle ?

— Je l’ignore… Peut-être chez Mme Kesselbach…

— C’est vrai… c’est vrai… tu as raison, s’écria-t-il, plein d’espoir soudain.

Et il partit en courant vers la maison de retraite.

Sur la route, près de la porte, il rencontra les frères Doudeville qui entraient chez la concierge, dont la loge avait vue sur la route, ce qui leur permettait de surveiller les abords des Glycines. Sans s’arrêter, il alla droit au pavillon de l’Impératrice, appela Suzanne et se fit conduire chez Mme Kesselbach.

— Geneviève ? dit-il.

— Geneviève ?

— Oui, elle n’est pas venue ?

— Non, voici même plusieurs jours…

— Mais elle doit venir, n’est-ce pas ?

— Vous croyez ?

— Mais j’en suis sûr. Où voulez-vous qu’elle soit ? Rappelez-vous ?…

— J’ai beau chercher. Je vous assure que Geneviève et moi nous ne devions pas nous voir.

Et soudain, effrayée :

— Mais vous n’êtes pas inquiet ? Il n’est rien arrivé à Geneviève ?

— Non rien.

Il était parti déjà. Une idée l’avait heurté. Si le Baron Altenheim n’était pas à la villa des Glycines ? Si l’heure du rendez-vous avait été changée ?

— Il faut que je le voie… se disait-il… il le faut, à tout prix.

Et il courait, l’allure désordonnée, indifférent à tout. Mais, devant la loge, il recouvra instantanément son sang-froid : il avait aperçu le sous-chef de la Sûreté qui parlait avec les frères Doudeville.

En le voyant, M. Weber eut un sursaut ; mais, se dominant, il dit :

— Altenheim est aux Glycines.

— Ah !

— Oui, Doudeville vient de le voir entrer. Moi, je rejoins mes hommes derrière les arbres, là-bas.

— Combien en avez-vous ?

— Trois. J’attends les autres ; mais s’ils ne viennent pas, tant pis. Nous sommes en nombre.

Il s’éloigna.

— Doudeville, va avec lui, dit Sernine, occupe-le deux minutes… le temps que j’entre aux Glycines… et puis, après, retarde l’assaut… le plus possible… invente des prétextes… il me faut une demi-heure… qu’on cerne la villa, je m’en moque, mais qu’on n’y pénètre pas…

— Et quand on y pénétrera ?

— Je filerai par l’issue que j’ai découverte et que tu viens d’explorer. À tout hasard, vas-y avec ton frère pendant l’assaut. Et si un autre que moi voulait sortir par là, empoignez-le… et même tirez dessus.

Doudeville s’en alla.

Aussitôt le prince se glissa le long du mur, jusqu’à une haute grille, blindée de fer, qui était l’entrée des Glycines.

Il hésita. Sonnerait-il ?

Autour de lui, personne. D’un bond il s’élança sur la grille, en posant son pied au rebord de la serrure, et, s’accrochant aux barreaux, s’arc-boutant avec ses genoux, se hissant à la force des poignets, il parvint, au risque de retomber sur la pointe aiguë des barreaux, à franchir la grille et à sauter.

Il y avait une cour pavée qu’il traversa rapidement, et il monta les marches d’un péristyle à colonnes sur lequel donnaient des fenêtres, qui, toutes, étaient recouvertes, jusqu’aux impostes, de volets pleins.

Comme il réfléchissait au moyen de s’introduire dans la maison, la porte fut entrebâillée avec un bruit de fer qui lui rappela la porte de la villa Dupont, et Altenheim apparut.

— Dites-donc, prince, c’est comme cela que vous pénétrez dans les propriétés particulières ? Je vais être contraint de recourir aux gendarmes, mon cher.

Sernine le saisit à la gorge, et le renversant contre une banquette :

— Geneviève… Où est Geneviève ? Si tu ne me dis pas ce que tu as fait d’elle, misérable !…

— Je te prie de remarquer, bégaya le baron, que tu me coupes la parole.

Sernine le lâcha.

— Au fait !… et vite… Réponds… Geneviève ?…

— Il y a une chose, répliqua de baron, qui est beaucoup plus urgente, surtout quand il s’agit de gaillards de notre espèce, c’est d’être chez soi…

Et soigneusement, il repoussa la porte qu’il barricada de verrous. Puis, conduisant Sernine dans le salon voisin, un salon sans meubles, sans rideaux, il lui dit :

— Maintenant, je suis ton homme. Qu’y a-t-il pour ton service, prince ?

— Geneviève ?

— Elle se porte à merveille…

— Ah ! tu avoues ?…

— Parbleu ! Je te dirai même que ton imprudence à cet égard m’a étonné. Comment n’as-tu pas pris quelques précautions ? Il était inévitable…

— Assez ! Où est-elle ?

— Tu n’es pas poli.

— Où est-elle ?

— Entre quatre murs, libre…

— Libre ?…

— Oui, libre d’aller d’un mur à l’autre.

— Villa Dupont, sans doute ?… dans la prison que tu as imaginée pour Steinweg ?

— Ah ! tu sais ? Non, elle n’est pas là.

— Mais où, alors ? Parle, sinon…

— Voyons, mon prince, crois-tu que je serai assez bête pour te livrer le secret par lequel je te tiens. Tu aimes la petite…

— Tais-toi ! s’écria Sernine, hors de lui. Je te défends…

— Et après ? c’est donc un déshonneur ? Je l’aime bien, moi, et j’ai bien risqué…

Il n’acheva pas, intimidé par la colère effrayante de Sernine, colère contenue, silencieuse qui lui bouleversait les traits.

Ils se regardèrent longtemps, chacun d’eux cherchant le point faible de l’adversaire. À la fin, Sernine s’avança et, d’une voix nette, en homme qui menace plutôt qu’il ne propose un pacte :

— Écoute-moi. Tu te rappelles l’offre d’association que tu m’as faite ? L’affaire Kesselbach pour nous deux… on marcherait ensemble… on partagerait les bénénéfices… J’ai refusé… J’accepte aujourd’hui…

— Trop tard.

— Attends. J’accepte mieux que cela : j’abandonne l’affaire… je ne me mêle plus de rien… tu auras tout… au besoin je t’aiderai.

— La condition ?

— Dis-moi où se trouve Geneviève ?

L’autre haussa les épaules.

— Tu radotes, Lupin. Ça me fait de la peine… à ton âge…

Une nouvelle pause entre les deux ennemis, terrible. Le baron ricana.

— C’est tout de même une sacrée jouissance de te voir ainsi, pleurnichant et demandant l’aumône. Dis done, j’ai idée que le simple soldat est en train de flanquer une pile à son général.

— Imbécile, murmura Sernine.

— Prince, je t’enverrai mes témoins ce soir… si tu es encore de ce monde.

— Imbécile ! répéta Sernine avec un mépris infini.

— Tu aimes mieux en finir tout de suite ? À ta guise, mon prince, ta dernière heure est venue. Tu peux recommander ton âme à Dieu. Tu souris ? C’est un tort. J’ai sur toi un avantage immense : je tue, au besoin…

— Imbécile ! redit encore une fois Sernine.

Il tira sa montre.

— Deux heures, baron. Tu n’as plus que quelques minutes. À deux heures cinq, deux heures dix au plus tard, M. Weber et une dizaine d’hommes solides, sans scrupules, forceront l’entrée de ton repaire et te mettront la main au collet… Ne souris pas, toi non plus. L’issue sur laquelle tu comptes est découverte, je la connais, elle est gardée. Tu es donc bel et bien pris. C’est l’échafaud, mon vieux.

Altenheim était livide. Il balbutia :

— Tu as fait ça ?… Tu as eu l’infamie ?…

— La maison est cernée. L’assaut est imminent. Parle et je te sauve.

— Comment ?

— Les hommes qui gardent l’issue du pavillon Hortense sont à moi. Je te donne un mot pour eux, et tu es sauvé. Parle.

Altenheim réfléchit quelques secondes, parut hésiter, mais, soudain résolu, déclara :

— C’est de la blague. Tu n’aurais pas été assez naïf pour te jeter toi-même dans la gueule du loup.

— Tu oublies Geneviève. Sans elle, crois-tu que je serais là ? Parle.

— Non.

— Soit. Attendons, dit Sernine. Une cigarette ?

— Volontiers.

III

— Tu entends ? dit Sernine après quelques secondes.

— Oui… Oui… fit Altenheim en se levant.

Des coups retentissaient à la grille. Sernine prononça :

— Même pas les sommations d’usage… aucun préliminaire… Tu es toujours décidé ?

— Plus que jamais.

— Tu sais qu’avec les instruments qu’ils ont, il n’y en a pas pour longtemps ?

— Ils seraient dans cette pièce que je te refuserais.

La grille céda. On entendit le grincement des gonds.

— Se laisser pincer, reprit Sernine, je l’admets, mais qu’on tende soi-même les mains aux menottes, c’est trop bête. Voyons ne t’entête pas. Parle, et file.

— Et toi ?

— Moi, je reste. Qu’ai-je à craindre ?

— Regarde.

Le baron lui désignait une fente à travers les volets. Sernine y appliqua son œil et recula avec un sursaut :

— Ah ! bandit, toi aussi, tu m’as dénoncé ! Ce n’est pas dix hommes, c’est cinquante, cent, deux cents hommes que Weber amène…

Le baron riait franchement.

— Et s’il y en a tant, c’est qu’il s’agit de Lupin, évidemment ? Une demi-douzaine suffisaient pour moi.

— Une lettre que tu as écrite au préfet de police, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Quelle preuve as-tu donnée ?

— Ton nom… Paul Sernine, c’est-à-dire Arsène Lupin.

— Et tu as découvert ça tout seul, toi ?… ce à quoi personne n’a jamais pensé ? Allons donc, c’est l’autre, avoue-le.

Il regardait par la fente. Des nuées d’agents se répandaient autour de la villa, et ce fut à la porte maintenant que des coups résonnèrent.

Il fallait cependant songer, ou bien à la retraite, ou bien à l’exécution du projet qu’il avait imaginé. Mais, s’éloigner, ne fût-ce qu’un instant, c’était laisser Altenheim, et qui pouvait assurer que le baron n’avait pas à sa disposition une autre issue pour s’enfuir ? Cette idée bouleversait Sernine. Le baron libre ! le baron maître de retourner auprès de Geneviève, et de la torfurer, et de l’asservir à son odieux amour !

Entravé dans ses desseins, contraint d’improviser un nouveau plan, à la seconde même, et en subordonnant tout au danger que courait Geneviève, Sernine passa là un moment d’indécision atroce. Les yeux fixés aux yeux du baron, il eût voulu lui arracher son secret et partir, et il n’essayait même plus de le convaincre, tellement toute parole lui semblait inutile. Et tout en poursuivant ses réflexions, il se demandait ce que pouvaient être celles du baron, quelles étaient ses armes, ses chances de salut.

La porte du vestibule, quoique fortement verrouillée, quoique blindée de fer, commençait à s’ébranler.

Les deux hommes étaient devant cette porte, immobiles. Le bruit des voix, le sens des mots leur parvenaient.

— Tu parais bien sûr de toi, dit Sernine.

— Parbleu, s’écria l’autre en lui donnant un croc-en-jambe qui le fit tomber, et en prenant la fuite.

Sernine se releva aussitôt, franchit sous le grand escalier une petite porte par où Altenheim avait disparu, et, dégringolant des marches de pierre, descendit au sous-sol…

Un couloir… une salle vaste et basse, presque obscure ; le baron était là à genoux, soulevant le battant d’une trappe.

— Idiot, s’écria Sernine en se jetant sur lui, tu sais bien que nous trouverons mes hommes au bout de ce tunnel, et ils ont l’ordre de te tuer comme un chien… à moins que… à moins que tu n’aies une issue qui s’amorce sur celle-là… Eh ! voilà, pardieu ! j’ai deviné… et tu t’imagines…

La lutte était acharnée. Altenheim, véritable colosse, doué d’une musculature exceptionnelle, avait ceinturé son adversaire et le pressait contre lui, lui paralysant les bras et cherchant à l’étouffer.

— Évidemment… évidemment… articulait celui-ci avec peine, évidemment, c’est bien combiné… Tant que je ne pourrai pas me servir de mes mains pour te casser quelque chose, tu auras l’avantage… Mais seulement, pourras-tu ?

Il eut un frisson. La trappe, qui s’était refermée, et sur le battant de laquelle ils pesaient de tout leur poids, la trappe paraissait bouger sous eux. Il sentait les efforts que l’on faisait pour la soulever, et le baron devait le sentir aussi, car il essayait désespérément de déplacer le terrain du combat pour que la trappe pût s’ouvrir.

— C’est l’autre !… pensa Sernine avec la sorte d’épouvante irraisonnée que lui causait cet être mystérieux… C’est l’autre… S’il passe, je suis perdu.

Par des gestes insensibles, Altenheim avait réussi à se déplacer, et il tâchait d’entraîner son adversaire. Mais celui-ci s’accrochait par les jambes aux jambes du baron, en même temps que, peu à peu, il s’ingéniait à dégager une de ses mains.

Au-dessus d’eux, de grands coups, comme des coups de bélier.

— J’ai cinq minutes, pensa Sernine… Dans une minute, il faut que ce gaillard-là

Et, tout haut :

— Attention, mon petit. Tiens-toi bien.

Il rapprocha ses genoux l’un de l’autre, avec une énergie incroyable. Le baron hurla, l’une de ses cuisses tordues.

Alors, Sernine, mettant à profit la souffrance de son adversaire, fit un effort, dégagea sa main droite et le prit à la gorge.

— Parfait !… Comme cela, nous sommes bien mieux à notre aise… Non, pas la peine de chercher ton couteau… sans quoi je t’étrangle comme un poulet. Tu vois, j’y mets des formes… je ne serre pas trop… juste assez pour que tu n’aies pas envie de gigoter.

Tout en parlant, il sortait de sa poche une cordelette très fine, et d’une seule main, avec une habileté extrême, il lui attachait les poignets. À bout de souffle, d’ailleurs, le baron n’opposait plus aucune résistance. En quelques gestes précis, Sernine le ficela solidement.

— Comme tu es sage ! À la bonne heure ! Je ne te reconnais plus. Tiens, au cas où tu voudrais t’échapper, voilà un rouleau de fil de fer qui va compléter mon petit travail… Les poignets d’abord… les chevilles, maintenant… Ça y est… Dieu ! que tu es gentil !

Le baron s’était remis peu à peu. Il bégaya :

— Si tu me livres, Geneviève mourra.

— Vraiment ?… Et comment ?… Explique-toi ?

— Elle est enfermée. Personne ne connaît sa retraite. Moi supprimé, elle mourra de faim.

Sernine frissonna. Il reprit :

— Oui, mais tu parleras.

— Jamais !

— Si, tu parleras. Pas maintenant, c’est trop tard. Mais cette nuit.

Il se pencha sur lui et tout bas, à l’oreille, il prononça :

— Écoute, Altenhein, et comprends-moi bien. Tout à l’heure tu vas être pincé. Ce soir, tu coucheras au Dépôt. Cela est fatal, irrévocable. Moi-même je n’y puis plus rien changer. Et, demain, on t’emmènera à la Santé, et plus tard, tu sais où ?… Eh bien, je te donne encore une chance de salut. Cette nuit, tu entends, cette nuit, je pénétrerai dans ta cellule, au Dépôt, et tu me diras où est Geneviève. Deux heures après, si tu n’as pas menti, tu seras libre. Sinon… c’est que tu ne tiens pas beaucoup à ta tête.

L’autre ne répondit pas. Sernine se releva et écouta. Là-haut, un grand fracas. La porte d’entrée cédait. Des pas martelèrent les dalles du vestibule et le plancher du salon. M. Weber et ses hommes cherchaient.

— Adieu, baron, réfléchis jusqu’à ce soir. La cellule est bonne conseillère.

Il poussa son prisonnier, de façon à dégager la trappe et il souleva celle-ci. Comme il s’y attendait, il n’y avait plus personne en dessous sur les marches de l’escalier.

Il descendit, en ayant soin de laisser la trappe ouverte derrière lui, comme s’il avait eu l’intention de revenir.

Il y avait vingt marches, puis, en bas, c’était le commencement du couloir que M. Lenormand et Gourel avaient parcouru en sens inverse.

Il s’y engagea et poussa un cri. Il lui avait semblé deviner la présence de quelqu’un.

Il alluma sa lanterne de poche. Le couloir était vide.

Alors, il arma son revolver et dit à haute voix :

— Tant pis pour toi… je fais feu.

Aucune réponse. Aucun bruit.

— C’est une illusion, sans doute, pensa-t-il… cet être-là m’obsède. Allons, si je veux réussir mon coup et gagner la partie, il faut me hâter… Le trou où j’ai mis le paquet de vêtements n’est pas loin. Je prends le paquet… et le tour est joué… Et quel tour ! Un des meilleurs de Lupin…

Il rencontra une porte qui était ouverte et tout de suite s’arrêta. À droite, il y avait une excavation, celle que M. Lenormand avait pratiquée pour échapper à l’eau qui montait.

Il se baissa et projeta sa lumière dans l’ouverture.

— Oh ! fit-il, en tressaillant… Non, ce n’est pas possible… C’est Doudeville qui l’aura poussé plus loin.

Mais il eut beau chercher, scruter les ténèbres. Le paquet n’était plus là, et il ne douta pas que ce fût encore l’être mystérieux qui l’eût dérobé.

— Dommage ! la chose était si bien arrangée ! l’aventure reprenait son cours naturel, et j’arrivais au but plus sûrement… Maintenant, il s’agit de me trotter au plus vite… Les Doudeville sont au pavillon Hortense… Ma retraite est assurée… Plus de blagues… Il faut se dépêcher et remettre la chose sur pied, si possible… Et après, on s’occupera de lui… Ah ! qu’il se gare de mes griffes, celui-là.

Mais une exclamation de stupeur lui échappa ; il arrivait à l’autre porte, et cette porte, la dernière avant le pavillon Hortense, était fermée.

Il se rua contre elle. À quoi bon ? Que pouvait-il faire ?

— Cette fois-ci, murmura-t-il, je suis bien fichu.

Et, pris d’une sorte de lassitude, il s’assit. Il avait l’impression de sa faiblesse en face de l’être mystérieux. Altenheim ne comptait guère. Mais l’autre, ce personnage de ténèbres et de silence, l’autre le dominait, bouleversait toutes ses combinaisons et l’épuisait par ses attaques sournoises et infernales.

Il était vaincu.

Weber le trouverait là, comme une bête acculée, au fond de sa caverne. Et Geneviève…

IV

— Ah ! non, non fit-il en se redressant d’un coup.

» S’il n’y avait que moi, peut-être !… mais il y a Geneviève, Geneviève qu’il faut sauver cette nuit… Après tout, rien n’est perdu… Si l’autre s’est éclipsé tout à l’heure, c’est qu’il existe une seconde issue dans les parages. Allons, allons, Weber et sa bande ne me tiennent pas encore. »

Déjà il explorait le tunnel, et sa lanterne en main, étudiait les briques dont les parois étaient formées, quand un cri parvint jusqu’à lui, un cri horrible, abominable, qui le fit frémir d’angoisse.

Cela provenait du côté de la trappe.

Et il se rappela soudain qu’il avait laissé cette trappe ouverte, alors qu’il avait l’intention de remonter dans la villa des Glycines.

Il se hâta de retourner, franchit la première porte. En route, sa lanterne étant éteinte, il sentit quelque chose, quelqu’un plutôt qui frôlait ses genoux, quelqu’un qui rampait le long du mur. Et aussitôt, il eut l’impression que cet être disparaissait, s’évanouissait, il ne savait par où.

À cet instant, il heurta une marche.

— C’est là l’issue, pensa-t-il, la seconde issue par où il passe.

En haut, le cri retentit de nouveau, moins fort, suivi de gémissements, de râles…

Il monta l’escalier en courant, surgit dans la salle basse et se précipita sur le baron.

Altenheim agonisait, la gorge en sang. Ses liens étaient coupés, mais les fils de fer qui attachaient ses poignets et ses chevilles étaient intacts. Ne pouvant le délivrer, son complice l’avait égorgé.

Sernine contemplait ce spectacle avec effroi. Une sueur le glaçait. Il songeait à Geneviève emprisonnée, sans secours, vouée à la plus atroce des morts, puisque le baron, seul, connaissait sa retraite.

Distinctement, il entendit que les agents ouvraient la petite porte dérobée du vestibule. Distinctement, il les entendit qui descendaient l’escalier de service.

Il n’était plus séparé d’eux que par une porte, celle de la salle basse où il se trouvait. Il la verrouilla au moment même où les agresseurs empoignaient le loquet.

La trappe était ouverte à côté de lui ; c’était le salut possible, puisqu’il restait la seconde issue.

— Non, se dit-il, Geneviève d’abord. Après, si j’ai le temps, je songerai à moi.

Et, s’agenouillant, il posa la main sur la poitrine du baron.

Le cœur palpitait encore.

Il s’inclina davantage.

— Tu m’entends, n’est-ce pas ?

Les paupières battirent faiblement.

Il y avait un souffle de vie dans le moribond. De ce semblant d’existence pouvait-on tirer quelque chose ?

La porte, dernier rempart, fut attaquée par les agents.

Sernine murmura :

— Je te sauverai… J’ai des remèdes infaillibles… Un mot, seulement… Geneviève ?…

On eût dit que cette parole d’espoir suscitait de la force. Altenheim essaya d’articuler.

— Réponds, exigeait Sernine, réponds et je te sauve… Réponds… C’est la vie aujourd’hui… la liberté demain… Réponds !

La porte tremblait sous les coups.

Le baron ébaucha des syllabes inintelligibles. Penché sur lui, effaré, toute son énergie, toute sa volonté tendues, Sernine haletait d’angoisse. Les agents, sa capture inévitable, la prison, il n’y songeait même pas… Mais Geneviève… Geneviève mourant de faim, et qu’un mot de ce misérable pouvait délivrer !…

— Réponds… il le faut…

Il ordonnait, il suppliait. Altenheim bégaya, comme hypnotisé, vaincu par cette autorité indomptable :

— Rivoli…

— Rue de Rivoli, n’est-ce pas ? Tu l’as enfermée dans une maison de cette rue, n’est-ce pas ? Quel numéro ?

Un vacarme… des hurlements de triomphe… La porte s’était abattue.

— Sautez dessus, cria M. Weber, qu’on l’empoigne !… Qu’on les empoigne tous les deux !

Et Sernine, à genoux :

— Le numéro… Réponds… Si tu l’aimes, réponds… Pourquoi te taire, maintenant ?

— Vingt… vingt-sept… souffla le baron.

Des mains touchaient Sernine. Dix revolvers le menaçaient.

Il fit face aux agents, qui reculèrent avec une peur instinctive.

— Si tu bouges, Lupin, cria M. Weber, l’arme braquée, je te brûle.

— Ne tire pas, dit Sernine gravement ; c’est inutile, je me rends.

— Des blagues ! C’est encore un truc de ta façon.

— Non, reprit Sernine, la bataille est perdue. Tu n’as pas le droit de tirer. Je ne me défends pas.

Il sortit deux revolvers, qu’il jeta sur le sol.

— Des blagues ! reprit M. Weber implacable. Droit au cœur, les enfants ! Au moindre geste : feu ! Au moindre mot : feu !

Dix hommes étaient là. Il en posta quinze. Il dirigea les quinze bras vers la cible. Et, rageur, tremblant de joie et de crainte, il grinçait :

— Au cœur ! À la tête ! Et pas de pitié ! S’il remue, s’il parle… à bout portant, feu !

Les mains dans ses poches, impassible, Sernine souriait. À deux pouces de sa poitrine, à deux pouces de ses tempes, la mort le guettait. Des doigts se crispaient aux gâchettes.

— Ah ! ricana M. Weber, ça fait plaisir de voir ça… et j’imagine que, cette fois, nous avons mis dans le mille, et d’une sale façon pour toi, monsieur Lupin…

Il ouvrit, tout grands, les volets de la fenêtre et se retourna vers Altenheim. Mais, à sa grade stupeur, le baron, qu’il croyait mort, ouvrit les yeux, des yeux ternes, effroyables, déjà remplis du néant. Il regarda M. Weber. Puis il sembla chercher, et apercevant Sernine, il eut une convulsion de colère. On eût dit qu’il se réveillait de sa torpeur, et que sa haine, soudain ranimée, lui rendait une partie de ses forces.

Il s’appuya sur ses deux poignets et tenta de parler.

— Vous le reconnaissez, hein ? dit M. Weber.

— Oui.

— C’est Lupin, n’est-ce pas ?

— Oui… Lupin…

Sernine, toujours souriant, écoutait.

— Vous avez d’autres choses à dire ? demanda M. Weber qui voyait les lèvres du baron s’agiter désespérément.

— Oui.

— À propos de M. Lenormand, peut-être ?

— Oui.

— Vous l’avez enfermé ? Où cela ? Répondez…

De tout son être soulevé, de tout son regard, Altenheim désigna un placard, au coin de la salle.

— Là… là… dit-il.

M. Weber ouvrit. Sur l’une des planches il y avait un paquet enveloppé de serge noire. Il le déplia et trouva un chapeau, une petite boîte, des vêtements. Il tressaillit. Il avait reconnu la redingote olive de M. Lenormand.

— Ah ! les misérables ! s’écria-t-il, ils l’ont assassiné.

— Non, fit Altenheim d’un signe.

— Alors ?

— C’est lui… lui…

— Comment, lui ?… C’est Lupin qui a tué le chef ?…

― Non…

Avec une obstination farouche, Altenheim se raccrochait à l’existence, avide de parler et d’accuser. Le secret qu’il voulait dévoiler était au bout de ses lèvres et il ne pouvait pas, il ne savait plus le traduire en mots.

— Voyons, insista le sous-chef, M. Lenormand est bien mort, pourtant ?

— Non.

— Il vit ?

— Non.

— Je ne comprends pas… Voyons, ces vêtements ? cette redingote ?…

Altenheim tourna les yeux du côté de Sernine. Une idée frappa M. Weber.

— Ah ! je comprends ! Lupin avait dérobé les vêtements de M. Lenormand, et il comptait s’en servir pour s’échapper…

— Oui… oui…

— Pas mal ! s’écria le sous-chef. C’est bien un coup de sa façon. Dans cette pièce, on aurait trouvé Lupin déguisé en M. Lenormand, enchaîné sans doute. C’était le salut pour lui. Seulement, il n’a pas eu le temps. C’est bien cela, n’est-ce pas ?

— Oui… oui…

Mais, au regard du mourant, M. Weber sentit qu’il y avait autre chose, et que ce n’était pas encore tout à fait cela, le secret.

Qu’était-ce alors ? Qu’était-ce, l’étrange et indéchiffrable énigme que le mourant voulait révéler avant de mourir ?

Il interrogea :

— Et M. Lenormand, où est-il ?

— Là…

— Comment, là ?

— Oui.

— Mais il n’y a que nous dans cette pièce !

— Il y a… il y a…

— Mais parlez donc…

— Il y a… Ser… Sernine.

— Sernine ! Hein ! Quoi ?

— Sernine… Lenormand…

M. Weber bondit. Une lueur subite le heurtait.

— Non, non, ce n’est pas possible, murmura-t-il, c’est de la folie.

Il épia son prisonnier. Sernine semblait s’amuser beaucoup, et assister à la scène en amateur qui se divertit et qui voudrait bien connaître le dénouement.

Épuisé, Altenheim était retombé tout de son long. Allait-il mourir avant d’avoir donné le mot de l’énigme que posaient ses étranges paroles ? M. Weber, secoué par une hypothèse absurde, invraisemblable, dont il ne voulait pas, et qui s’acharnait après lui, M. Weber se précipita de nouveau.

— Expliquez-nous… Qu’y a-t-il là-dessous ? Quel mystère ?…

L’autre ne semblait pas entendre, inerte, les yeux fixes.

M. Weber se coucha contre lui et scanda nettement de façon à ce que chaque syllabe pénétrât au fond même de cette âme noyée d’ombre déjà.

— Écoute… j’ai bien compris, n’est-ce pas ? Lupin et monsieur Lenormand…

Il lui fallut un effort pour continuer, tellement la phrase lui paraissait monstrueuse. Pourtant les yeux ternes du baron semblaient le contempler avec angoisse. Il acheva, palpitant d’émotion, comme s’il eût prononcé un blasphème :

— C’est cela, n’est-ce pas ? Tu en es sûr ? Tous les deux, ça ne fait qu’un ?…

Les yeux ne bougeaient pas. Un filet de sang suintait au coin de la bouche… Deux ou trois hoquets… Une convulsion suprême. Ce fut tout.

Dans la salle basse, encombrée de monde, il y eut un long silence.

Presque tous les agents qui gardaient Sernine s’étaient détournés et, stupéfaits, sans comprendre ou se refusant à comprendre, ils écoutaient encore l’incroyable accusation que le bandit n’avait pu formuler.

M. Weber prit la petite boîte trouvée dans le paquet de serge noire et l’ouvrit. Elle contenait une perruque grise, des lunettes à branches d’argent, un foulard marron, et, dans un double fond, des pots de maquillage et un casier avec de menues boucles de poils gris — bref, de quoi se faire la tête exacte de M. Lenormand.

Il s’approcha de Sernine et, l’ayant contemplé quelques instants sans mot dire, pensif, reconstituant toutes les phases de l’aventure, il murmura :

— Alors, c’est vrai ?

Sernine qui ne s’était pas départi de son calme souriant répliqua :

— L’hypothèse ne manque ni d’élégance ni de hardiesse. Mais avant de répondre, dis à tes hommes de me fiche la paix avec leurs joujoux.

— Soit, accepta monsieur Weber, en faisant un signe à ses hommes. Et maintenant, réponds.

— À quoi ?

— Es-tu M. Lenormand ?

— Oui.

Des exclamations s’élevèrent. Jean Doudeville, qui était là, pendant que son frère surveillait l’issue secrète, Jean Doudeville, le complice même de Sernine, le regardait avec ahurissement. M. Weber, suffoqué, indécis, eut un geste de désespoir comme s’il renonçait à se faire une opinion raisonnable.

— Les menottes, dit-il, soudain alarmé.

— Si ça t’amuse, dit Sernine.

Et avisant Doudeville au premier rang de ses agresseurs, il lui tendit les mains.

— Tiens, l’ami, à toi l’honneur, et pas la peine de t’éreinter… Je joue franc jeu… puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement…

Il disait cela d’un ton qui fit comprendre à Doudeville que la lutte était finie pour l’instant, et qu’il n’y avait qu’à se soumettre.

Doudeville lui passa les menottes.

Sans remuer les lèvres, sans une contraction du visage, Sernine chuchota :

— 27, rue de Rivoli… Geneviève.

M. Weber ne put réprimer un mouvement de satisfaction à la vue d’un tel spectacle.

— En route, dit-il, à la Sûreté !

— C’est cela, à la Sûreté, s’écria Sernine. M. Lenormand va écrouer Arsène Lupin, lequel va écrouer le prince Sernine.

— Tu as trop d’esprit, Lupin.

— C’est vrai, Weber, nous ne pouvons pas nous entendre.

Durant le trajet dans l’automobile, que trois autres automobiles chargées d’agents escortaient, il ne souffla pas mot.

On ne fit que passer à la Sûreté. M. Weber, se rappelant les évasions organisées par Lupin, le fit monter aussitôt à l’anthropométrie, puis l’amena au Dépôt, d’où il fut dirigé sur la prison de la Santé.

Prévenu par téléphone, le directeur attendait. Les formalités de l’écrou et le passage dans la chambre de la fouille furent rapides.

À sept heures du soir, le prince Paul Sernine franchissait le seuil de la cellule 14, deuxième division.

— Pas mal, votre appartement… pas mal du tout… déclara-t-il. La lumière électrique, le chauffage central, les water-closets… Parfait, nous sommes d’accord… Monsieur le directeur, j’arrête cet appartement.

Il se jeta sur le lit.

— Ah ! monsieur le directeur, j’ai une petite prière à vous adresser.

— Laquelle ?

— Qu’on ne m’apporte pas mon chocolat demain matin avant dix heures… Je tombe de sommeil.

Il se retourna vers le mur.

Cinq minutes après, il dormait profondément.