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813 (1910, Le Journal)/03/02

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CHAPITRE II

UNE PAGE DE L’HISTOIRE MODERNE

I

— Allo !… allo ! le service de la Sûreté ?… Voulez-vous dire à M. Weber que j’ai à lui parler ? C’est de la part de M. Formerie, juge d’instruction. Tout de suite, n’est-ce pas ? la chose est urgente. Allo ! c’est vous, monsieur Weber ?… Ah ! bien… je suis M. Formerie… lui-même… Vous reconnaissez ma voix, n’est-ce pas ?… Oui, oui, je reconnais la vôtre… Ah ! c’est que l’on ne saurait prendre trop de précautions par ce temps… par ce temps de turlupinades !

M. Formerie se mit à rire de bon cœur, le mot lui semblant très drôle et fort original. Mais, redevenant grave :

— Il s’agit précisément de ce monsieur… Comment ?… Mais je vous remercie infiniment, Mme Formerie va tout à fait bien… Oui, oui, les journaux d’hier soir ont dit la vérité ; Mme Formerie a passé cette nuit-là dans une automobile, dans l’automobile qu’elle avait trouvée à sa porte et qui appartenait à la bande. On l’a d’ailleurs traitée avec beaucoup d’égards… je vous raconterai ça… Pour l’instant, il s’agit d’une autre affaire de la plus haute importance… une dénonciation qui me bouleverse… Figurez-vous qu’on m’avise par lettre… une lettre signée L. M. Mais je vais vous la lire ; c’est préférable…

Et M. Formerie lut :

Je vous avertis que Lupin a des intelligences parmi vos hommes. Il est hors de doute, par exemple, que les deux frères Doudeville sont ses complices. Surveillez-les.

» Hein ? Qu’en dites-vous ?… Impossible ?… Et pourquoi ?… Tout est possible avec ce maudit personnage… Moi, ça m’a donné un coup… les Doudeville ! les plus fins limiers de votre brigade ! À qui se fier ? Mais combien de choses s’expliqueraient ainsi !… Comme on comprendrait le pouvoir de Lupin !… Allo… allo… N’est-ce pas, c’est inquiétant ?… Ah je suis heureux de voir que vous êtes de mon avis… Eh bien, alors, que faire ? Les interroger ?… En effet, vous avez raison… Ce serait inutile… Alors ?… Oui, j’écoute… Tiens, tiens… l’idée est curieuse… Mais oui… parfaitement… tout cela est logique… Ils tomberont dans le piège… c’est inévitable. Et quelle preuve, alors… Entendu… Eh bien, organisez cela, mon cher Weber… Moi, je prends mon chapeau et je viens au Palais. À tout à l’heure… Ah ! l’excellente idée !

Lupin lança violemment ses deux poings de droite et de gauche, puis les ramena sur la poitrine, puis les lança de nouveau et de nouveau les ramena.

Ce mouvement, qu’il exécuta trente fois de suite, fut remplacé par une flexion du buste en avant et en arrière, laquelle flexion fut suivie d’une élévation alternative des jambes, puis d’un moulinet alternatif des bras.

Cela dura un quart d’heure, le quart d’heure qu’il consacrait chaque matin, pour dérouiller ses muscles, à des exercices de gymnastique suédoise.

Cela fait, il s’installa devant sa table, prit des feuilles de papier blanc, qui étaient disposées en paquets numérotés, et, pliant l’une d’elles, il en fit une enveloppe — ouvrage qu’il recommença avec une série de feuilles successives.

C’était la besogne qu’il avait acceptée et à laquelle il s’astreignait tous les jours, les détenus ayant le droit de choisir les travaux qui leur plaisaient : collage d’enveloppes, confection d’éventails en papier, de bourses en métal, etc.

Et de la sorte, tout en occupant ses mains à un exercice machinal, tout en assouplissant ses muscles par des flexions mécaniques, Lupin ne cessait pas de songer à ses affaires.

Et ses affaires étaient compliquées.

Il y en avait une pour l’instant, qui dominait toutes les autres et pour laquelle il lui fallait déployer toutes les ressources de son génie. Comment avoir avec le vieux Steinweg une longue et tranquille conversation ? C’était là une nécessité immédiate. Dans deux ou trois jours, Steinweg serait remis de ses fatigues, recevrait des interviewers, oublierait peut-être l’ordre de Lupin, bavarderait… sans compter l’intervention inévitable de l’Ennemi.

Or, il fallait que le secret Kesselbach, le secret de Pierre Leduc, ne fût livré qu’à Lupin, à lui seul. Divulgué, le secret n’aurait plus de valeur.

Et Lupin cherchait le moyen simple, ingénieux et infaillible par lequel il pourrait arriver à cette chose invraisemblable et formidable : l’entrevue d’un prisonnier, très justement suspect et très étroitement gardé, avec un vieillard malade, que l’on devait surveiller sans doute aussi rigoureusement.

— Et voilà, dit-il, en manière de conclusion, les problèmes qui font que la vie vaut la peine d’être vécue… et aimée…

Le grondement des verrous, le fracas de la serrure…

— Ah ! c’est vous, excellent geôlier. Est-ce la minute de la toilette suprême ? la coupe de cheveux qui précède la grande coupe finale ?

— L’instruction, fit l’homme d’un ton laconique.

— Ah ! je vais au Palais ? tant mieux.

Dans le couloir deux inspecteurs attendaient, les frères Doudeville.

Tout de suite, il remarqua, dans leur attitude, quelque chose de spécial, une allégresse inusitée, une sorte de joie qu’ils pouvaient à peine contenir.

— Bonjour, mes amis… Et vos camarades ? Ils sont en bas, n’est-ce pas ? Et ce brave Weber ?

Ils passèrent tous trois devant le poste central, puis ils arrivèrent à la cour.

— Eh bien quoi, murmura Arsène Lupin, personne ?

— Silence, fit l’un des Doudeville.

— Ah ! dis donc, tu m’embêtes ! Parle… j’en ai assez de tes mystères.

— Silence, reprit l’autre.

Dehors il y avait un fiacre fermé, et sur le siège un cocher qui fumait sa pipe.

— Crébleu ! mais c’est Charolais ! marmotta Lupin, en reconnaissant le cocher.

Les frères Doudeville l’empoignèrent par les deux bras, et, brutalement, le fourrèrent dans la voiture.

— Va, Charolais, et ne te presse pas.

Le cheval se mit à trotter tout doucement, traversa le boulevard Arago.

— Eh bien quoi ! s’écria Lupin, consentirez-vous à m’expliquer ?…

— Ça y est… ça y est, balbutia l’aîné des frères, qui suffoquait.

— Qu’est-ce-qui y est ?

— Une chance imprévue !… un coup du bon Dieu !… un miracle…

— Doudeville, je te donne vingt secondes…

L’autre frère raconta, posément :

— C’est un hasard, patron. Nous étions convoqués à midi à la Sûreté, ainsi qu’une douzaine de camarades, pour venir vous prendre comme tous les jours. Or, au moment de partir avec le sous-chef, voilà un coup de téléphone qui annonce la découverte de deux cadavres venue du Bois. L’assassin s’est réfugié dans une mansarde, et menace de tirer si l’on entre. Aussitôt le sous-chef emmène les camarades, et c’est nous deux qui sommes chargés de vous faire la conduite.

— Vous pensez, patron, continua l’autre, si nous avons bondi sur l’occasion. Charolais et son fiacre sont toujours d’office sur le boulevard du Palais. Je hèle Charolais. En route, nous téléphonons à Octave de sauter dans son automobile et de nous rejoindre… Et voilà !

Ils s’agitaient tous les deux, exubérants et loquaces, Ils ouvrirent un des carreaux de devant.

— Vite, Charolais ! tu peux trotter maintenant… plus de danger.

Charolais fouetta son cheval.

— Plus vite… et puis, lâche la rue de la Santé pour le boulevard Saint-Michel.

Charolais tourna.

— File ton chemin maintenant. Bien. Attention ! Tu vois l’automobile, là-bas, le long du Luxembourg ? C’est l’auto d’Octave… Il est sur son siége, le bougre… et le moteur est en marche, pas d’erreur, va ! Ralentis, Charolais… Oblique à gauche et accoste…

La voiture obliqua… ralentit…

D’un geste, Lupin saisit les deux Doudeville, les rabattit de force sur les banquettes et cria :

— Droit devant toi, Charolais… Pas un signe à Octave… Et ne bronche pas jusqu’à la Souricière.

Les Doudeville s’indignèrent.

— Mais c’est de la folie, patron… vous étiez libre…

— J’étais foutu ! Et vous aussi, vous surtout !

— Nous !

— Eh ! bougres d’idiots ; vous ne comprenez donc pas que c’était un coup monté, mon évasion ? Weber vous a fichus dedans comme des collégiens. Les cadavres du bois de Boulogne, l’assassin que l’on attaque… autant de blagues… On vous a roulés, mes enfants…

— Voyons, patron, pourquoi ?

— Parce qu’on se méfie de vous, parce que vous aves été signalés… Dix secondes de plus, on vous pinçait les mains dans le sac.

— Mais qui ?

— Les cinquante escogriffes qui nous guettent, qui nous suivent, en auto, à cheval ou en bicyclette. Si nous filions, on nous canardait… Lupin mort, quel débarras !…

— Mais personne…

— Toute la police, vous dis-je ! Pas la peine de lorgner aux carreaux… Je les vois… comme si je les voyais !

— Mais…

— Assez ! Et causons… c’est la dernière fois avant longtemps, et il faut tout dire… en deux minutes… Écoutez-moi, et comprenez.

Quand ils arrivèrent au Palais de Justice, Lupin avait donné les instructions nécessaires à ses deux complices et envisagé toutes les éventualités qui pouvaient se produire.

M. Formerie l’accueillit avec un certain étonnement. M. Weber rejoignit aussitôt le juge d’instruction, et Lupin entendit le sous-chef qui murmurait :

— J’étais sûr… D’autres peut-être, mais ces deux-là…

— En tout cas, répondit le juge, il a des accointances.

— Si j’en ai, s’écria Lupin ! Mais pensez donc, cher monsieur, que j’ai été quatre ans grand-maître de la police… Il n’y a pas un de ces braves gens qui ne se ferait tuer pour M. Lenormand. Ce sont mes créatures… ils me doivent leur situation, leurs grades…

— Aussi, cher monsieur, déclara M. Formerie, ai-je pris une résolution radicale. À partir de demain, je vous interrogerai dans votre cellule même. C’est la justice qui se dérangera pour le criminel.

— Elle ne fera que son devoir, dit-il. Il s’agit de Lupin !

Le coup était dur tout de même, et malgré son affectation d’insouciance, Lupin se sentait touché. Les rencontres quotidiennes qu’il avait avec les frères Doudeville constituaient un avantage inappréciable. Désormais il lui fallait compter avec le hasard, lequel pouvait, à tout instant, déjouer ses combinaisons les plus savantes.

Il ne tarda pas à s’en apercevoir. M. Formerie, malade, ne vint pas l’interroger. Le plan qu’il avait organisé pour correspondre avec ses amis ne semblait pas réussir. Durant quatre jours il resta sans nouvelles.

Il subit une assez violente dépression et un peu de fièvre l’abattit. Les heures d’attente lui paraissaient interminables. Ce qu’il avait préparé se réaliserait-il ? Les instructions qu’il avait si rapidement données aux frères Doudeville pourraient-elles s’exécuter ?

Sa haine contre l’Ennemi s’exacerba en ces jours d’énervement. C’était lui qui s’opposait ainsi à toutes ses volontés, lui qui contrariait ses desseins, lui qui le dénonçait avec une clairvoyance vraiment infernale.

Et Lupin le voyait aussi qui rôdait autour de Steinweg, qui se glissait jusqu’au vieillard, lui arrachait sa confession et l’égorgeait.

Oh ! cette lutte inégale et féroce contre l’Invisible et l’Inaccessible ! Ce duel effrayant de deux adversaires, dont l’un était enchaîné.

Un jour, à deux heures, le gardien entra :

— Une visite pour vous, dit-il.

— Ah ! fit Lupin, d’un ton détaché.

Pas un muscle de son visage ne bougea. Personne n’aurait pu croire que cette visite l’intéressât.

En lui, cependant, son cœur battait à grands coups, et il se dit :

— Nom d’un chien ! si c’est ce que je crois, et si j’arrive à ce que je veux, je suis un rude type !

II

Munis d’une permission en règle, signée par le directeur de la première division à la Préfecture de police, les visiteurs sont introduits dans les étroites cellules qui servent de parloirs. Ces cellules, coupées au milieu par deux grillages, que sépare un intervalle de cinquante centimètres, ont deux portes, qui donnent sur deux couloirs différents. Le détenu entre par une porte, le visiteur par l’autre. Ils ne peuvent donc ni se toucher, ni parler à voix basse, ni opérer entre eux le moindre échange d’objets. En outre, dans certains cas, un gardien peut assister à l’entrevue.

En l’occurrence, ce fut le gardien-chef qui eut cet honneur.

— Qui diable a obtenu l’autorisation de me faire visite ? s’écria Lupin en entrant. Ce n’est pourtant pas mon jour de réception.

Pendant que le gardien fermait la porte, il s’approcha du grillage et examina la personne qui se tenait derrière l’autre grillage et dont les traits se discernaient confusément dans la demi-obscurité.

— Ah ! fit-il avec joie, c’est vous, monsieur Stripani ! Quelle heureuse chance !

— Oui, c’est moi, mon cher prince.

— Non, pas de titre, je vous en supplie, cher monsieur. Ici, j’ai renoncé à tous ces hochets de la vanité humaine. Appelez-moi Lupin, c’est plus de situation.

— Je veux bien, mais c’est le prince Sernine que j’ai connu, c’est le prince Sernine qui m’a sauvé de la misère, et qui m’a rendu le bonheur et la fortune, et vous comprendrez que, pour moi, vous resterez toujours le prince Sernine.

— Au fait ! monsieur Stripani… Au fait ! Les instants du gardien-chef sont précieux, et nous n’avons pas le droit d’en abuser. En deux mots, qu’est-ce qui vous amène ?

— Ce qui m’amène ? Oh ! mon Dieu, c’est bien simple. Il m’a semblé que vous seriez mécontent de moi si je m’adressais à un autre qu’à vous pour compléter l’œuvre que vous avez commencée. Et puis, seul, vous avez eu en mains tous les éléments qui vous ont permis, à cette époque, de reconstituer la vérité et de concourir à mon salut. Par conséquent, seul, vous êtes à même de parer au nouveau coup qui me menace. C’est ce que M. le préfet de police a compris lorsque je lui ai exposé la situation…

— Je m’étonnais, en effet, qu’on vous eût autorisé…

— Le refus était impossible, mon cher prince. Votre intervention est nécessaire dans une affaire où tant d’intérêts sont en jeu, et des intérêts qui ne sont pas seulement les miens, mais qui concernent les personnages haut placés que vous savez…

Lupin observait le gardien du coin de l’œil. Il écoutait avec une vive attention, le buste incliné, avide de surprendre la signification secrète des paroles échangées.

— De sorte que ?… demanda Lupin.

— De sorte que, mon cher prince, je vous supplie de rassembler tous vos souvenirs au sujet de ce document imprimé, rédigé en quatre langues, et dont le début tout au moins avait rapport…

Un coup de poing sur la mâchoire, un peu en dessous de l’oreille… le gardien-chef chancela deux ou trois secondes et, comme une masse, sans un gémissement, tomba dans les bras de Lupin.

— Bien touché, Lupin, dit celui-ci. C’est de l’ouvrage proprement « faite ». Dites donc, Steinweg, vous avez le chloroforme ?

— Êtes-vous sûr qu’il est évanoui ?

— Tu parles ! Il en a pour trois ou quatre minutes… mais ça ne suffirait pas.

L’Allemand sortit de sa poche un tube de cuivre qu’il allongea comme un télescope et au bout duquel était fixé un minuscule flacon.

Lupin prit le flacon, en versa quelques gouttes sur un mouchoir, et appliqua ce mouchoir sous le nez du gardien-chef.

— Parfait !… le bonhomme a son compte… J’écoperai pour ma peine huit ou quinze jours de cachot… Mais ça, ce sont les petits bénéfices du métier.

— Et moi ?

— Vous ? Que voulez-vous qu’on vous fasse ?

— Dame ! le coup de poing…

— Vous n’y êtes pour rien.

— Et l’autorisation de vous voir ? C’est un faux, tout simplement.

— Vous n’y êtes pour rien.

— J’en profite.

— Pardon ! Vous avez déposé avant-hier une demande régulière au nom de Stripani. Ce matin, vous avez reçu une réponse offcielle. Le reste ne vous regarde pas. Mes amis seuls, qui ont confectionné la réponse, peuvent être inquiétés. Va-t-en voir s’ils viennent !…

— Et si l’on nous interrompt ?

— Pourquoi ?

— On a eu l’air suffoqué, ici, quand j’ai sorti mon autorisation de voir Lupin. Le directeur m’a fait venir et l’a examinée dans tous les sens. Je ne doute pas que l’on téléphone à la préfecture de police.

— Et moi j’en suis sûr.

— Alors ?

— Tout est prévu, mon vieux. Ne te fais pas de bile, et causons. Je suppose que, si tu es venu ici, c’est que tu sais ce dont il s’agit ?

— Oui. Vos amis m’ont expliqué…

— Et tu acceptes ?

— Oui.

— À la bonne heure, tu n’hésites pas.

— Je n’ai pas hésité une seconde. L’homme qui m’a sauvé de la mort peut disposer de moi comme il l’entend. Quels que soient les services que je pourrai lui rendre, je resterai encore son débiteur.

— Soit. Mais ce n’est pas la peine non plus de faire une mauvaise affaire. Avant de livrer ton secret, réfléchis à la position où je me trouve… prisonnier… impuissant…

Steinweg se mit à rire :

— Non, je vous prie, ne plaisantons pas. Tenez, j’avais livré mon secret à Kesselbach parce qu’il était riche et qu’il pouvait mieux qu’un autre en tirer parti ; mais, tout prisonnier que vous êtes, et tout impuissant, je vous considère comme cent fois plus fort que Kesselbach avec ses cent millions.

— Oh ! oh !

— Et vous le savez bien ! Cent millions n’auraient pas suffi pour découvrir le trou où j’agonisais, pas plus que pour m’amener ici, pendant une heure, devant le prisonnier impuissant que vous êtes. Il faut autre chose. Et cette autre chose, vous l’avez.

— Tes conditions, Steinweg ?

— Ce sont les vôtres.

— Non. Dis ce que tu désires.

Steinweg montra quelque embarras.

— Allons, parle, répéta Lupin. Que veux-tu ?

— Une situation.

— Quoi ! une situation ?

— Oui, reprit le vieillard avec plus d’assurance, une situation d’honnête homme. J’ai roulé ma bosse dans tous les coins du monde, j’ai fait des tas de métiers plus ou moins propres, riche un jour, crevant de misère le lendemain. Maintenant je voudrais une situation tranquille, certaine, régulière, sans aléa, avec un revenu fixe.

— Un bureau de tabac, quoi ?

— À peu près… Une place d’huissier dans un ministère, de gardien dans un square…

— Enfin, tu voudrais être quelque chose dans le gouvernement ?

— C’est ça.

— Bigre tu vises haut ! Eh bien, c’est entendu. Veux-tu un papier ?

— Avec vous, pas besoin.

— En ce cas, tout est réglé. Tu n’as plus qu’à me raconter ce que tu sais. Procédons par ordre, et n’oublie rien… nous avons le temps.

Il se penche sur le gardien-chef, s’assure que tout allait bien et que le cœur battait normalement, et il commença :

— Tout d’abord, le nom de l’assassin, de l’homme noir ?

— Impossible.

— Comment ! impossible… Mais puisque tu le connais, et que tu dois tout me révéler.

— Tout, mais pas cela.

— Cependant…

— Plus tard.

— Tu es fou ! Mais pourquoi ?

— Je n’ai pas de preuves. Plus tard ?… quand vous serez libre… Nous chercherons ensemble… À quoi bon, d’ailleurs ?… Et puis, vraiment… je ne peux pas…

— Tu as peur de lui ?

— Oui.

— Soit, dit Lupin. Après tout, ce n’est pas cela le plus urgent. Pour le reste, tu es résolu à parler ?

— Ah ! certes.

— Sur tout ?

— Oui.

— Eh bien, réponds. Comment s’appelle Pierre Leduc ?

— Hermann IV, grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz, prince de Berncastel, comte de Fistingen, seigneur de Wiesbaden et autres lieux.

Lupin eut un petit frisson de joie en apprenant que, décidément, son protégé n’était pas le fils d’un charcutier.

— Fichtre ! murmura-t-il, nous avons du titre !… Autant que je sache, le grand-duché de Deux-Ponts-Veldenz est en Prusse ?

— Oui, sur la Moselle. La maison de Veldenz est un rameau de la maison palatine des Deux-Ponts. Le grand-duché fut occupé par les Français après la paix de Lunéville et fit partie du département du Mont-Tonnerre. En 1814, on le reconstitua au profit d’Hermann Ier, bisaïeul de Pierre Leduc.

» Le fils d’Hermann II eut une jeunesse orageuse, se ruina, dilapida les finances de son pays, se rendit insupportable à ses sujets qui finirent par brûler en partie le vieux château de Veldenz et par chasser leur maître de ses États, le grand-duché fut alors administré et gouverné par trois régents, au nom d’Hermann II, qui, anomalie assez curieuse, n’abdiqua pas et garda son titre de grand-duc régnant. Il vécut assez pauvre à Berlin, plus tard il fit la campagne de France, aux côtés de Bismarck dont il était l’ami, fut emporté par un éclat d’obus au siége de Paris, et, en mourant, confia à Bismarck son fils Hermann. »

— Le père, par conséquent, de notre Leduc, dit Lupin.

— Oui. Ce jeune homme, âgé de vingt-cinq ans, fut pris en affection par le chancelier qui, à plusieurs reprises, se servit de lui comme envoyé secret auprès de personnalités étrangères, missions que le jeune homme remplissait avec une réelle intelligence. À la chute de son protecteur, il quitta Berlin, voyagea et revint se fixer à Dresde. Quand Bismarck mourut, Hermann III était là. Lui-même mourait quatre ans plus tard. Voilà les faits publics, connus de tous en Allemagne, voilà l’histoire des trois Hermann, grands-ducs, de Deux-Ponts-Veldenz au dix-neuvième siècle.

— Mais, le quatrième, Hermann IV, celui qui nous occupe ?

— Nous en parlerons tout à l’heure. Passons maintenant aux faits ignorés.

— Et connus de vous seul, dit Lupin.

— De moi seul, et de quelques autres.

— Comment, de quelques autres ? Le secret n’a donc pas été gardé ?

— Si, si, le secret est bien gardé par ceux qui le détiennent. Soyez sans crainte, ceux-là ont tout intérêt, je vous en réponds, à ne pas le divulguer.

— Alors, comment le connaissez-vous ?

— Par hasard. Il y a quelques années, comme je résidais à San-Remo, j’eus l’occasion de rendre quelques services à l’un de mes compatriotes, du même âge que moi, et qui, pour des raisons de santé, habitait le Midi.

» Au cours de nos conversations, j’appris que c’était l’ancien domestique et secrétaire intime du grand-duc Hermann III, dernier du nom. Il me raconta, en grande confidence, que son maître s’était marié secrètement quelque temps après la chute de Bismarck, qu’il avait eu un fils, et que ce mariage avait été pour lui une cause d’infortune. »

— En quoi donc ?

— Voici. Bismarck lui avait promis de le réintégrer dans ses États et de lui rendre toutes ses prérogatives de grand-duc. Les négociations étaient même sur le point d’aboutir avec les régents, lorsque Bismarck tomba.

— Eh bien ?

— Eh bien, l’empereur, ayant eu connaissance du mariage d’Hermann, fit cesser les négociations et maintint le grand-duché de Deux-Ponts dans la sorte de séquestre où il se trouve encore.

— Pourquoi ? Hermann avait donc contracté une mésalliance ?

— Pas précisément, sa jeune femme était de bonne et vieille famille. Mais les amis du chancelier en disgrâce n’étaient pas bien vus, on les soupçonnait d’entretenir les rancunes du maître.

— Mais, depuis ?

— Depuis, la colère impériale eut une autre raison de s’exercer, une raison d’une gravité exceptionnelle, et dont le secret me fut révélé par mon vieil ami de San-Remo, le jour où, succombant à la longue maladie qui le minait, il s’éteignit dans mes bras.

— Ce secret, c’est celui-là même que tu dévoilas plus tard à Kesselbach ?

— Oui.

— Parle.

À l’instant même où il disait cette parole, on entendit un bruit de clef dans la serrure.

III

— Pas un mot, murmura Lupin.

Il s’effaça contre le mur, auprès de la porte. Le battant s’ouvrit, Lupin le referma violemment, bousculant un homme, un geôlier qui poussa un cri.

Lupin le saisit à la gorge.

— Tais-toi, mon vieux. Si tu rouspètes, tu es fichu.

Il le coucha par terre.

— Es-tu sage ?… Comprends-tu la situation ? Oui ? Parfait… Où est ton mouchoir ? Donne tes poignets maintenant… Bien, je suis tranquille. Écoute… On t’a envoyé par précaution, n’est-ce pas ? pour assister le gardien-chef en cas de besoin ?… Excellente mesure, mais un peu tardive. Tu le vois, le gardien-chef est mort !… Si tu bouges, si tu appelles, tu y passes également.

Il prit les clefs de l’homme et introduisit l’une d’elles dans la serrure.

— Comme ça nous sommes tranquilles.

— De votre côté… mais du mien ? observa le vieux Steinweg.

— Pourquoi viendrait-on ?

— Si l’on a entendu le cri qu’il a poussé ?

— Je ne crois pas. Mais, en tout cas, mes amis t’ont donné les fausses clefs ?

— Oui.

— Alors, bouche la serrure… C’est fait ? Eh bien, maintenant nous avons, pour le moins, dix bonnes minutes devant nous. Tu vois, mon cher, comme les choses les plus difficiles en apparence sont simples en réalité. Il suffit d’un peu de sang-froid et de savoir se plier aux circonstances.

— Oui, mais, moi, j’en ai pour quelques mois de prison.

— Mais non, mais non, et puis qu’est-ce que ça peut te faire ? C’est une retraite excellente et de tout repos, jusqu’au jour où je t’aurai octroyé le bureau de tabac de tes rêves. À propos, aimes-tu mieux une petite perception ? Allons, ne t’émeus pas, et cause. En allemand, veux-tu ? Il est inutile que ce type-là participe aux secrets d’État que nous agitons. Va mon vieux, et posément. Nous sommes ici chez nous.

Steinweg reprit :

— Le soir même de la mort de Bismarck le grand-duc Herman III et son fidèle domestique — mon ami de San-Remo — montèrent dans un train qui les conduisit à Munich à temps pour prendre le rapide de Vienne. De Vienne, ils allèrent à Constantinople, puis au Caire, puis à Naples, puis à Tunis, puis en Espagne, puis à Paris, puis à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Varsovie et dans aucune de ces villes ils ne s’arrêtaient. Ils montaient dans un fiacre, faisaient charger leurs deux valises, galopaient à travers les rues, filaient vers une station voisine ou vers l’embarcadère, et reprenaient le train ou le paquebot.

— Bref, suivis, ils cherchaient à dépister, conclut Arsène Lupin.

— Étaient-ils suivis ? Rien ne le leur prouva, mais ils pouvaient l’être, ils devaient, l’être et ils agissaient en conséquence.

— Abrège.

— Un soir de cette même année, ils quittaient la ville de Trèves, vêtus de blouses et de casquettes d’ouvriers, un bâton sur le dos, un paquet au bout du bâton. Ils firent à pied les 35 kilomètres qui les séparaient de Veldenz où se trouve le vieux château des Deux-Ponts, ou plutôt les ruines du vieux château.

— Pas de description, surtout.

— Tout le jour, ils restèrent cachés dans une forêt avoisinante. La nuit d’après, ils s’approchèrent des anciens remparts. Là, Hermann ordonna à son domestique de l’attendre et il escalada le mur à l’endroit d’une brèche nommée la Brèche-au-Loup. Une heure plus tard, il revenait. La semaine suivante, après de nouvelles pérégrinations, il retournait chez lui, à Dresde. L’expédition était finie.

— Et le but de cette expédition ?

— Le grand-duc n’en souffla pas mot à son domestique. Mais celui-ci, par certains détails, par la coïncidence des faits qui se produisirent, put reconstituer la vérité, du moins en partie.

— Vite, Steinweg, le temps presse maintenant, et je suis avide de savoir.

— Quinze jours après l’expédition, le comte de Valdemar, officier de la garde de l’empereur et l’un de ses amis personnels, se présentait chez le grand-duc, accompagné de six hommes. Il resta là toute la journée, enfermé dans le bureau du grand-duc. À plusieurs reprises, on entendit le bruit d’altercations, de violentes disputes. Cette phrase même fut perçue par le domestique, qui passait dans le jardin, sous les fenêtres : « Ces papiers vous ont été remis, Sa Majesté en est sûre. Si vous ne voulez pas me les remettre de votre plein gré… » Le reste de la phrase, le sens de la menace et, de cette scène d’ailleurs, se devinent aisément par la suite : la maison d’Hermann fut visitée de fond en comble.

— Mais c’était illégal.

— C’eût été illégal si le grand-duc s’y fût opposé, mais il accompagna lui-même le comte dans sa perquisition.

— Et que cherchait-on ? Les mémoires de Bismarck ?

— Non, ces mémoires, on le savait, étaient à l’étranger, du vivant même de Bismarck.

— Alors ?

— On cherchait une liasse de papiers secrets dont on connaissait l’existence par des indiscrétions commises, et dont on savait de façon certaine, qu’ils avaient été confiés au grand-duc Hermann.

Lupin était appuyé des deux coudes contre le grillage, et ses doigts se crispaient aux mailles de fer. Il murmura, la voix émue :

— Des papiers secrets… et très importants, sans doute…

— De la plus haute importance. La publication de ces papiers aurait des résultats que l’on ne peut prévoir, non seulement au point de vue de la politique intérieure, mais au point de vue des relations étrangères.

— Oh ! répétait Lupin, tout palpitant… oh ! est-ce possible ! Quelle preuve as-tu ?

— Quelle preuve ? Le témoignage même de la femme du grand-duc, les confidences qu’elle fit au domestique après la mort de son mari.

— En effet… en effet…, balbutia Lupin… C’est le témoignage même du grand-duc que nous avons.

— Mieux que cela, s’écria Steinweg.

— Quoi ?

— Un document ! un document écrit de sa main, signé de sa signature, et qui contient…

— Qui contient ?

— La liste des papiers secrets qui furent confiés.

— Tu l’as cette liste ?

— Oui. Elle me fut léguée à San-Remo.

— Elle est en sûreté ?

— Oui. Et qu’importe, d’ailleurs, j’en connais tous les termes, toutes les syllabes…

— En deux mots ?…

— En deux mots, c’est impossible. Le document est long, entremêlé d’annotations, de remarques quelquefois incompréhensibles. Que je vous cite seulement deux titres qui correspondent évidemment à deux liasses de papiers secrets : « Lettres originales du kronprinz à Bismarck. » Les dates montrent que ces lettres furent écrites pendant les trois mois du règne de Frédéric III. Pour imaginer ce que peuvent contenir ces lettres, rappelez-vous la maladie de Frédéric III, ses démêlés avec son fils, le kronprinz, l’empereur actuel…

— Oui… oui… je sais… Et l’autre titre ?

— « Photographies des lettres de Frédéric III et de l’impératrice Victoria à la reine Victoria d’Angleterre… »

— Il y a cela ?… il y a cela ?… fit Lupin, la gorge étranglée.

— Écoutez les annotations du grand-duc : « Texte du traité avec l’Angleterre et la France. » Et ces mots un peu obscurs : « Alsace-Lorraine… Colonies… limitation navale… ? »

— Il y a ça, bredouilla Lupin… et c’est obscur, dis-tu ?… des mots éblouissants, au contraire !… Ah ! est-ce possible !…

Du bruit à la porte. On frappa.

— On n’entre pas, dit-il, je suis occupé.

On frappa à l’autre porte, du côté de Steinweg.

Lupin cria :

— Un peu de patience. Nous aurons fini dans cinq minutes.

Et, reprenant l’entretien :

— Alors, selon toi, l’expédition du grand-duc et de son domestique au château de Veldenz, n’avait d’autre but que de cacher ces papiers ?

— Le doute n’est pas admissible…

— Soit. Mais le grand-duc a pu les retirer, depuis.

— Non, il n’a pas quitté Dresde jusqu’à sa mort.

— Mais les ennemis du grand-duc, ceux qui avaient tout intérêt à les reprendre et à les anéantir, ceux-là ont pu les chercher là où ils étaient, ces papiers.

— Leur enquête les a menés, en effet, jusque-là.

— Comment le sais-tu ?

— Vous comprenez bien que je ne suis pas resté inactif, et que mon premier soin, quand ces révélations m’eurent été faites, fut d’aller à Veldenz et de me renseigner moi-même dans les villages voisins. Or, j’appris, que deux fois déjà, le château avait été envahi par une douzaine d’hommes venus de Berlin et accrédités auprès des régents.

— Eh bien ?

— Eh bien, ils n’ont rien trouvé, car, depuis cette époque, la visite du château n’est pas permise.

— Mais qui empêche d’y pénétrer ?

— Un poste de trente soldats qui veillent jour et nuit.

— Des soldats du grand-duché ?

— Non, des soldats détachés de la garde personnelle de l’empereur.

Des voix s’élevèrent dans le couloir, et de nouveau l’on frappa, en interpellant le gardien-chef.

— Il dort, monsieur de directeur, cria Lupin, qui reconnut la voix de M. Borély.

— Ouvrez ! Je vous ordonne d’ouvrir.

— Impossible, monsieur le directeur, la serrure est mêlée. Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de pratiquer une incision tout autour de ladite serrure.

— Ouvrez !

— Et le sort de l’Europe que nous sommes en train de discuter, qu’est-ce que vous en faites ?

Il se retourna vers le grillage :

— De sorte que tu n’as pas pu entrer dans le château ?

— Non.

— Mais tu es persuadé que les fameux papiers y sont cachés ?

— Voyons ! Ne vous ai-je pas donné toutes les preuves ? N’êtes-vous pas convaincu ?

— Si, si, murmura Lupin, c’est là qu’ils sont cachés… Il n’y a pas de doute… C’est là qu’ils sont cachés !

Il semblait voir le château. Il semblait évoquer la cachette mystérieuse. Et la vision d’un trésor inépuisable, l’évocation de coffres emplis de pierres précieuses et de richesses, ne l’auraient pas ému plus que l’idée de ces quelques chiffons de papier sur lesquels veillait la garde du kaiser. Quelle merveilleuse conquête à entreprendre ! et combien digne de lui ! et comme il avait une fois de plus fait preuve de clairvoyance et d’intuition en se lançant au hasard sur cette piste inconnue !

Dehors, on « travaillait » la serrure.

Il demanda au vieux Steinweg :

— De quoi le grand-duc est-il mort ?

— D’une pleurésie, en quelques jours. C’est à peine s’il put reprendre connaissance, et ce qu’il y avait d’horrible, c’est que l’on voyait, paraît-il, les efforts inouïs qu’il faisait, entre deux accès de délire, pour rassembler ses idées et prononcer des paroles. De temps en temps, il appelait sa femme, la regardait d’un air désespéré et agitait vainement ses lèvres.

— Bref, il parla ? dit brusquement Lupin, que le « travail » fait autour de la serrure commençait à inquiéter.

— Non, il ne parla pas. Mais dans une minute plus lucide, à force d’énergie, il réussit à tracer des signes sur une feuille de papier que sa femme lui présenta.

— Eh bien, ces signes ?…

— Indéchiffrables, pour la plupart…

— Pour la plupart… mais les autres ? dit Lupin, avidement… Les autres ?

— Il y a d’abord trois chiffres parfaitement distincts, un 8, un 1, et un 3…

— 813… oui, je sais… après ?

— Après, des lettres… plusieurs lettres parmi lesquelles il n’est possible de reconstituer en toute certitude qu’un groupe de trois et immédiatement après un groupe de deux lettres.

— « Apoon » n’est-ce pas ?

— Ah ! vous savez…

La serrure s’ébranlait, presque toutes les vis ayant été retirées. Lupin demanda, anxieux soudain à l’idée d’être interrompu :

— De sorte que… ?

— De sorte que ce mot incomplet « Apoon » et ce chiffre 813, sont des formules que le grand-duc léguait à sa femme et à son fils pour leur permettre de retrouver les papiers secrets.

IV

Lupin se cramponna des deux mains à la serrure pour l’empêcher de tomber.

— Monsieur le directeur, vous allez réveiller le gardien-chef. Ce n’est pas gentil. Une minute encore, voulez-vous ? Steinweg, qu’est devenue la femme du grand-duc ?

— Elle est morte, peu après son mari, de chagrin, pourrait-on dire.

— Et l’enfant fut recueilli par la famille ?

— Quelle famille ? Le grand-duc n’avait ni frères ni sœurs. En outre, il n’était marié que morganatiquement et en secret. Non, l’enfant fut emmené par le vieux serviteur d’Hermann, qui l’éleva sous le nom de Robert Leduc. C’était un assez mauvais garçon, indépendant, fantasque, difficile à vivre. Un jour, il partit, on ne l’a plus revu.

— Il connaissait le secret de sa naissance ?

— On lui montra la feuille de papier sur laquelle Hermann avait écrit des lettres et des chiffres, 813, etc.... Seulement, il était si jeune !… Il a dû oublier.

— Et cette révélation, par la suite, ne fut faite qu’à toi ?

— Oui.

— Et toi, tu ne t’es confié qu’à M. Kesselbach ?

— À lui seul. Mais, par prudence, tout en lui montrant la feuille des signes et des lettres, ainsi que la liste dont je vous ai parlé, j’ai gardé ces deux documents. L’événement a prouvé que j’avais raison.

— Et ces documents, tu les as ?

— Oui.

— Ils sont en sûreté ?

— Absolument.

— À Paris ?

— Non.

— Tant mieux. N’oublie pas que ta vie est en danger et qu’on te poursuit.

— Je le sais. Au moindre faux pas je suis perdu.

— Justement. Donc prends tes précautions. Dépiste l’ennemi, va prendre tes papiers et attends mes instructions. L’affaire est dans le sac. D’ici un mois au plus tard, nous irons visiter ensemble le château de Veldenz.

— Si je suis en prison ?

— Je t’en ferai sortir.

— Est-ce possible ?

— Le lendemain même du jour où j’en sortirai. Non, je me trompe, le soir même… une heure après.

— Vous avez donc un moyen ?

— Depuis dix minutes, oui, et infaillible. Tu n’as rien à me dire ?

— Non.

— Alors, enlève la clef de la serrure. Moi, j’ouvre de mon côté.

Il tira la porte et, s’inclinant devant M. Borély :

— Monsieur le directeur, je ne sais comment m’excuser…

Il n’acheva pas. L’irruption du directeur, du sous-directeur et de trois hommes ne lui en laissa pas le temps.

M. Borély était pâle de colère et d’indignation. La vue des deux hommes étendus le bouleversa.

— Morts ! s’écria-t-il.

— Mais non, mais non, ricana Lupin. Tenez, celui-là bouge. Parle donc, animal.

— Mais l’autre ? reprit M. Borély en se précipitant sur le gardien-chef.

— Endormi seulement, monsieur le directeur. Il était très fatigué, alors je lui ai accordé quelques instants de repos. J’intercède en sa faveur. Je serais désolé que ce pauvre homme…

— Assez de blague, dit M. Borély violemment.

Et, s’adressant aux gardiens :

— Qu’on le reconduise dans sa cellule… en attendant. Quant à ce visiteur…

Lupin n’en sut pas davantage sur les intentions de M. Borély par rapport au vieux Steinweg. Mais c’était pour lui une question absolument insignifiante. Il emportait dans sa solitude des problèmes d’un intérêt autrement considérable que le sort du vieillard.

À son grand étonnement, le cachot lui fut épargné. M. Borély, en personne, vint lui dire, quelques heures plus tard, qu’il jugeait cette punition inutile.

— Plus qu’inutile, monsieur le directeur, dangereuse, répliqua Lupin… dangereuse, maladroite et séditieuse.

— Et en quoi ? fit M. Borély, que son pensionnaire inquiétait décidément de plus en plus.

— En ceci, monsieur le directeur. Vous arrivez à l’instant de la préfecture de police à qui vous avez raconté à qui de droit la révolte du détenu Lupin et où vous avez exhibé le permis de visite accordé au sieur Stripani.

» Votre excuse était toute simple, puisque, quand le sieur Stripani vous avait présenté le permis, vous aviez eu la précaution de téléphoner à la préfecture et de manifester votre surprise, et qu’à la préfecture on vous avait répondu que l’autorisation était parfaitement valable. »

— Ah ! vous savez…

— Je le sais d’autant mieux que c’est un de mes agents qui vous a répondu. À la préfecture, et sur votre demande, enquête immédiate de qui-de-droit, lequel qui-de-droit découvre que l’autorisation n’est autre chose qu’un faux établi… on est en train de chercher par qui… et soyez tranquille, on ne découvrira rien…

M. Borély sourit, en manière de protestation.

— Aussitôt, continua Lupin, on interroge mon ami Stripani qui ne fait aucune difficulté pour avouer son vrai nom : Steinweg ! Est-ce possible ! Mais alors le détenu Lupin aurait réussi à introduire quelqu’un dans la prison de la Santé et à converser une heure avec lui ! Quel scandale ! Mieux vaut l’étouffer, n’est-ce pas ? On relâche Steinweg, et l’on envoie M. Borély comme ambassadeur auprès du détenu Lupin, avec tous pouvoirs pour acheter son silence. Est-ce vrai, monsieur le directeur ?

— Absolument vrai ! dit M. Borély, qui prit le parti de plaisanter pour cacher son embarras. On croirait que vous avez le don de double vue. Et alors, vous acceptez nos conditions ?

Lupin éclata de rire.

— C’est-à-dire que je souscris à vos prières ! Oui, monsieur le directeur, rassurez ces messieurs de la préfecture. Je me tairai. Après tout, j’ai assez de victoires à mon actif, pour vous accorder la faveur de mon silence. Je ne ferai aucune communication à la presse… du moins sur ce sujet-là.

C’était se réserver la liberté d’en faire sur d’autres sujets. Toute l’activité de Lupin, en effet, allait converger vers ce double but : correspondre avec ses amis, et, par eux, mener une de ces campagnes de presse où il excellait.

Dès l’instant de son arrestation, d’ailleurs, il avait donné les instructions nécessaires aux deux Doudeville, et il estimait que les préparatifs étaient sur le point d’aboutir.

Tous les jours il s’astreignait consciencieusement à la confection des enveloppes dont on lui apportait chaque matin les matériaux en paquets numérotés, et qu’on remportait chaque soir, pliées et enduites de colle.

Or, la distribution des paquets numérotés s’opérant toujours de la même façon entre les détenus qui avaient choisi ce genre de travail, inévitablement le paquet distribué à Lupin devait chaque jour porter le même numéro d’ordre.

À l’expérience, le calcul se trouva juste. Il ne restait plus qu’à suborner un des employés de l’entreprise particulière à laquelle étaient confiées la fourniture et l’expédition des enveloppes.

Ce fut facile.

Lupin, sûr de la réussite, attendait donc tranquillement que le signe convenu entre ses amis et lui apparût sur la feuille supérieure du paquet.

Le temps, d’ailleurs, s’écoulait rapide. Vers midi, il recevait la visite quotidienne de M. Formerie, et, en présence de maître Bourdaloue, son avocat, témoin taciturne, Lupin subissait un interrogatoire serré.

C’était sa joie. Ayant fini par convaincre M. Formerie de sa non-participation à l’assassinat du baron Altenheim, il avait avoué au juge d’instruction des forfaits absolument imaginaires, et les enquêtes, aussitôt ordonnées par M. Formerie, aboutissaient à des résultats ahurissants, à des méprises scandaleuses, où le public reconnaissait la façon personnelle du grand-maître en ironie qu’était Lupin.

Petits jeux innocents, comme il disait. Ne fallait-il pas s’amuser ?

Mais l’heure des occupations plus graves approchait. Le cinquième jour, Arsène Lupin nota, sur le paquet qu’on lui apporta le signe convenu, une marque d’ongle en travers de la seconde feuille.

— Enfin, s’écria-t-il, nous y sommes.

Il sortit d’une cachette une fiole minuscule, la déboucha, humecta l’extrémité de son index avec le liquide qu’elle contenait et passa son doigt sur la troisième feuille du paquet.

Au bout d’un moment, des jambages apparurent, puis des lettres et des phrases.

Il lut :

« Tout va bien. Steinweg libre. Se cache en province. Geneviève Ernemont en bonne santé. Elle va souvent hôtel Bristol voir Mme Kesselbach malade. Elle y rencontre chaque fois Pierre Leduc. »

Ainsi donc, les communications avec l’extérieur étaient établies. Lupin n’avait qu’à exécuter son plan.

Trois jours plus tard, paraissaient dans le Grand Journal ces quelques lignes.

« En dehors des mémoires de Bismarck, qui, d’après les gens bien informés, ne contiennent que l’histoire officielle des événements auxquels fut mêlé le grand chancelier, il existe une série de lettres confidentielles d’un intérêt considérable.

» Ces lettres ont été retrouvées. Nous savons de bonne source qu’elles vont être publiées incessamment. »

On se rappelle le bruit que souleva dans le monde entier cette note énigmatique, les commentaires auxquels on se livra, les suppositions émises, en particulier les polémiques de la presse allemande. Qui avait inspiré ces lignes ? De quelles lettres était-il question ? Quelles personnes les avaient écrites au chancelier, ou qui les avait reçues de lui ? Était-ce une vengeance posthume ? ou bien une indiscrétion commise par un correspondant de Bismarck ?

Une seconde note fixa l’opinion sur certains points, mais en la surexcitant d’étrange manière.

Elle était ainsi conçue :

« Santé-Palace, cellule 14, 2e division.
 » M. le directeur du Grand Journal,

» Vous avez inséré dans votre numéro de mardi dernier un entrefilet rédigé d’après quelques mots qui m’ont échappé l’autre jour, au cours d’une conférence que j’ai faite à la Santé sur la politique étrangère. Cet entrefilet, véridique en ses parties essentielles, nécessite cependant une petite rectification. Les lettres existent bien et nul ne peut en contester l’importance exceptionnelle, puisqu’elles sont l’objet de recherches ininterrompues de la part du gouvernement intéressé (on appréciera ma discrétion). Mais personne ne sait où elles sont et personne ne connaît un seul mot de ce qu’elles contiennent…

» Le public, j’en suis sûr, ne m’en voudra pas de le faire attendre, avant de satisfaire sa légitime curiosité. Outre que je n’ai pas en mains tous les éléments nécessaires à la recherche de la vérité, mes occupations actuelles ne me permettent pas de consacrer à cette affaire le temps que je voudrais.

» Tout ce que je puis dire pour le moment, c’est qu’elles furent confiées par le mourant à l’un de ses amis les plus fidèles, et que cet ami eut à subir, par la suite, les lourdes conséquences de son dévouement. Espionnage, perquisitions domiciliaires, rien ne lui fut épargné.

» J’ai donné l’ordre aux deux meilleurs agents de ma police secrète de reprendre cette piste à son début, et je ne doute pas qu’avant deux jours, je ne sois en mesure de percer à jour ce passionnant mystère.

» Signé : Arsène Lupin. »

Ainsi donc, c’était Arsène Lupin qui menait l’affaire ! C’était lui qui, du fond de sa prison, mettait en scène la comédie ou la tragédie annoncée dans la première note. Quelle aventure ! On se réjouit. Avec un artiste comme lui, le spectacle ne pouvait manquer de pittoresque et d’imprévu.

Mais au jour annoncé, déception générale : les renseignements promis ne parurent pas. Le lendemain, le Grand Journal garda le même silence, et le surlendemain également.

Qu’était-il donc advenu ? Les amis d’Arsène Lupin avaient-ils échoué dans leur mission ? Les circonstances s’opposaient-elles à la réussite de ses plans ?

La vérité était tout autre. Un matin, le directeur de la Santé avait reçu la lettre suivante :

« Monsieur.

» Intrigué, autant que vous devez l’être, par les moyens que pouvait employer Lupin pour communiquer avec ses complices, j’ai fait une enquête minutieuse dont voici le résultat : Arsène Lupin se sert, à l’arrivée comme au départ, des paquets d’enveloppes qu’il confectionne et dont la maison Charmot a l’entreprise. — Signé : L. M. »

Très ému, le directeur fit examiner les paquets. Il ne découvrit rien. Mais à tout hasard il fit avertir le détenu Lupin qu’il eût à choisir un autre travail que la confection des enveloppes.

Le détenu Lupin répondit simplement que puisqu’il n’avait plus rien à faire, il allait sérieusement travailler à son évasion.