813 (1910, Le Journal)/03/03
CHAPITRE III
CHARLEMAGNE
I
Le gardien entra.
— Votre avocat est au parloir.
— Mon avocat ?
— Mais oui. Vous savez bien qu’il vient tous les deux jours et que vous le renvoyez chaque fois.
— Malheureux Bourdaloue ! Une si belle cause !… et il la rate…
— Alors ?
— J’y vais. Après tout, je m’embête aujourd’hui… Un peu de distraction ne nuira pas au pauvre détenu.
Lupin descendit à l’un des parloirs réservés aux avocats. On laissa la porte ouverte, en souvenir sans doute de l’aventure Steinweg.
Me Bourdaloue parut stupéfait.
— Quoi ! vous consentez…
— Il faut bien, maître, s’écria Lupin. M. le juge d’instruction me pousse dans mes derniers retranchements, et votre éloquence seule…
Il s’assit à côté de lui, et tout bas :
— Tu as vu Doudeville ?
— Oui, patron, et Doudeville a jugé que le moment était venu de mettre à profit ma situation d’avocat pour rétablir les communications.
— Plus bas, nous sommes sûrement épiés.
— Vous êtes sûr ?
— Tu es naïf, Bourdaloue ! Voyons, l’avocat que j’ai choisi est inévitablement suspect. D’autant que tu es un avocat d’espèce particulière, ne plaidant pas, et n’ayant même pas de cabinet de consultation. Aussi je n’ai voulu t’utiliser qu’en cas d’extrême urgence. C’est le cas aujourd’hui. Vas-y, Bourdaloue, prends ta plume et du papier. Je dicte.
— Vos instructions ?
— Oui.
— Voilà. Je suis prêt. En sténographie, n’est-ce pas ?
— Tu parles, Bourdaloue !
Quand ce fut fini, l’avocat demanda :
— Je reviens demain ?
— Pas la peine. Comme la première des notes que je te confie aura été publiée par le Grand Journal, il est certain qu’on ne t’admettrait pas.
— Cependant…
— Bourdaloue, tu n’es qu’un idiot. Si tu n’étais pas un idiot, tu comprendrais que l’on n’hésitera pas une seconde à faire un rapprochement entre ta visite et l’apparition d’une nouvelle note.
— De sorte que je suis cuit.
— Qu’est-ce que ça peut faire, Bourdaloue ? J’ai préparé trois notes, et un nouveau plan pour communiquer. Je suis tranquille.
— Pas moi.
— File à la gare du Nord. Envoie mes instructions sous enveloppe pneumatique à Doudeville, et prends le train de Bruxelles. Je t’offre un mois de vacances.
— Toujours généreux, patron, merci.
— Au revoir, Bourdaloue.
Et le lendemain, les communications avec la presse rétablies de la sorte, Lupin recommença cette fameuse campagne qui émut si profondément le monde entier :
« Je m’excuse auprès du public d’avoir manqué à ma parole. Le service postal de Santé-Palace est déplorable. Mais le fait ne se reproduira pas : j’ai pris mes précautions.
» Le public, d’ailleurs, me pardonnera aisément en raison du succès de mes démarches.
» Le nom de l’ami dévoué auquel j’ai fait allusion m’a été livré. Il s’agit du grand-duc Hermann III, prince régnant (quoique dépossédé) du grand-duché de Deux-Ponts-Veldenz, et confident de Bismarck, dont il avait toute l’amitié.
» Une perquisition fut faite à son domicile par le comte de Waldemar, accompagné de douze hommes. Le résultat de cette perquisition fut négatif, mais la preuve n’en fut pas moins établie que le grand-duc était en possession des papiers.
» Où les a-t-il cachés ? C’est une question que nul au monde, probablement, ne saurait résoudre à l’heure actuelle.
» Je demande vingt-quatre heures pour la résoudre.
La promesse était formelle. Lupin avait pris toutes ses précautions, assurait-il, pour la tenir. Donc, il la tiendrait. Personne n’en douta une seconde.
La note promise parut en effet.
« Les fameuses lettres sont cachées dans le château féodal de Veldenz, chef-lieu du grand-duché des Deux-Ponts, château en partie dévasté au cours du dix-neuvième siècle.
» Je me trompais en disant que ce fait était inconnu de tout le monde. Le même comte Waldemar fut chargé de fouiller le château après la mort du grand-duc.
» Cette fois encore on ne découvrit rien. Mais des troupes de la garde impériale séjournent de façon constante dans les ruines.
» C’est là que se trouvent les lettres.
» À quel endroit exact ? Et que sont au juste ces lettres ? Tels sont les deux problèmes que je m’occupe à déchiffrer.
Deux jours après, une autre note :
« Un peu de lumière encore. Avant de mourir, le grand-duc traça d’une main tremblante quelques lignes où l’on a pu reconstituer le chiffre 813 et le mot Apoon. Mes renseignements particuliers m’autorisent à déclarer que ce sont là les deux formules grâce auxquelles on peut retrouver la cachette.
» Remarquons que ces deux formules sont justement celles qui furent recueillies dans les papiers de M. Kesselbach et concluons, ce qui est la vérité, que M. Kesselbach poursuivait, comme moi, la solution de ce mystère. »
Là, nouvelle interruption de quatre jours. Lupin, qui voulait, dans ses communications à la presse, se guider d’après l’effet produit sur le public, et d’après les commentaires que suscitaient ces communications, n’avait donné que trois notes à Me Bourdaloue.
Le cinquième jour, il reçut la visite de M. Formerie qui lui révéla, d’un air navré, la disparition de son avocat et le pria de choisir un autre conseil.
Lupin consulta donc la liste et désigna Me Quimbel.
— À la bonne heure, s’écria le juge d’instruction. Me Quimbel est une des sommités du barreau. Vos intérêts seront en bonnes mains. Dès l’instant je vais le prévenir.
— Et dites-lui que je fixe ses honoraires à cent mille francs, ricana Lupin, exigibles la veille même du procès.
Le soir même, Me Quimbel mandait Lupin au parloir des avocats.
C’était un homme âgé, qui portait des lunettes dont les verres très grossissants lui faisaient des yeux énormes. Il posa son chapeau sur la table, étala sa serviette et adressa tout de suite une série de questions qu’il avait préparées soigneusement.
Lupin y répondit avec une extrême complaisance, se perdant même en une infinité de détails que Me Quimbel notait aussitôt sur des fiches épinglées les unes au-dessus des autres.
— Et alors, reprenait l’avocat, la tête penchée sur son papier, vous dites qu’à cette époque…
— Je dis qu’à cette époque, répliquait Lupin…
Insensiblement, par petits gestes tout naturels, il s’était accoudé à la table. Il baissa le bras peu à peu, glissa la main sous le chapeau de Me Quimbel, introduisit son doigt à l’intérieur du cuir et saisit une de ces bandes de papier pliées en long que l’on insère entre le cuir et la doublure quand le chapeau est trop grand.
Il déplia le papier. C’était un message de Doudeville, rédigé en termes convenus :
« Jusqu’ici, tout va bien, patron. Je suis engagé comme valet de chambre chez Me Quimbel. Vous pouvez sans crainte me répondre par la même voie. »
Suivait un compte rendu minutieux de tous les faits et commentaires suscités par les divulgations de Lupin.
Lupin sortit de sa poche une bande de papier analogue contenant ses instructions, la substitua doucement à l’autre et ramena sa main vers lui.
Le tour était joué.
La correspondance reprit sans plus de retard.
« Il m’a fallu quelques jours pour recevoir les derniers renseignements et pour coordonner mes réflexions. Maintenant, tout mon système est construit, je connais la vérité et je possède tous les documents qui l’établissent sur des bases indiscutables.
» Ces documents, je ne les publierai pas, je ne peux pas les publier, retenu que je suis par les convenances internationales… quoique un jour ou l’autre, il faudra bien… Enfin, pour l’instant, qu’on sache ceci : parmi les lettres, il en est qui furent adressées au chancelier par celui qui se déclarait alors son élève et son admirateur, et qui devait, plusieurs années après, se débarrasser de ce tuteur gênant et gouverner par lui-même.
» Me fais-je suffisamment comprendre ? »
Et le lendemain :
« Ces lettres furent écrites pendant la maladie de l’empereur Frédéric III. Est-ce assez dire toute leur importance ? »
Deux jours plus tard :
« Mes découvertes sont chaque jour plus graves. J’ai la preuve certaine qu’il s’agit également de toute une correspondance échangée entre l’empereur Frédéric, sa femme et le roi d’Angleterre. »
Quatre jours de silence, et puis cette dernière note dont on n’a pas oublié le retentissement :
« Mon enquête est finie. Maintenant je connais tout.
» À force de réfléchir, j’ai deviné le secret de la cachette.
» Mes amis vont se rendre à Veldenz, et, malgré tous les obstacles, pénétreront dans le château par une issue que je leur indique.
» Les journaux publieront alors la photographie de ces lettres, dont je connais déjà la teneur, mais que je veux reproduire dans leur texte intégral.
» Cette publication certaine, inéluctable, aura lieu dans deux semaines, jour pour jour, le 22 août prochain.
» D’ici là, je me tais… et j’attends. »
Les communications au Grand Journal furent, en effet, interrompues, mais Lupin ne cessa point de correspondre avec ses amis, par la voie « du chapeau », comme ils disaient entre eux. C’était si simple ! Aucun danger. Qui pourrait jamais pressentir que le chapeau de Me Quimbel servait à Lupin de boîte aux lettres ?
Tous les deux ou trois matins, à chaque visite, le célèbre avocat apportait fidèlement le courrier de son client, lettres de Paris, lettres de province, lettres d’Allemagne, tout cela réduit, condensé par Doudeville, en formules brèves et en langage chiffré.
Et une heure après, Me Quimbel remportait gravement les ordres de Lupin.
Or, un jour, le directeur de la Santé reçut un message téléphonique signé L. M. l’avisant que Me Quimbel devait, selon toutes probabilités, servir à Lupin de facteur inconscient, et qu’il y aurait intérêt à surveiller les visites du bonhomme.
Le directeur avertit Me Quimbel, qui résolut alors de se faire accompagner par son secrétaire.
Ainsi, cette fois encore, malgré tous les efforts de Lupin, malgré sa fécondité d’inventions, malgré les miracles d’ingéniosité qu’il renouvelait après chaque défaite, une fois de plus Lupin se trouvait séparé du monde extérieur par le génie infernal de son formidable adversaire.
Et il s’en trouvait séparé à l’instant le plus critique, à la minute solennelle où, du fond de sa cellule, il jouait son dernier atout contre les forces coalisées qui l’accablaient si terriblement.
Le 13 août, comme il était assis en face de ses deux avocats, son attention fut attirée par un journal qui enveloppait certains papiers de Me Quimbel.
Comme titre, en gros caractères : « 813 ». Comme sous-titres : « Un nouvel assassinat. — L’agitation en Altemagne. — Le secret de l’Apoon serait-il découvert ? »
Lupin pâlit d’angoisse. En dessous il avait lu ces mots :
« Deux dépêches sensationnelles nous arrivent en dernière heure. On a retrouvé, près d’Augsbourg, le cadavre d’un vieillard égorgé d’un coup de couteau. Son identité a pu être établie : c’est le sieur Steinweg, dont il a été souvent question dans l’affaire Kesselbach.
» D’autre part, on nous télégraphie que le fameux détective anglais Herlock Sholmès a été mandé en toute hâte à Cologne. Il s’y rencontrera avec l’empereur, et de là ils se rendront tous deux au château de Veldenz.
» Herlock Sholmès aurait pris l’engagement de découvrir le secret de l’Apoon.
» S’il réussit, ce sera l’avortement pitoyable de l’incompréhensible campagne qu’Arsène Lupin mène depuis un mois de façon si étrange. »
II
Pour la cinquième fois, avec une ténacité rageuse, sans qu’aucune défaite, aucune humiliation, ne rebutassent sa volonté de combattre, et de toujours combattre, Herlock Sholmès tentait de barrer la route à son invincible ennemi[1].
Duel invisible en la circonstance, anonyme, pourrait-on dire, où tout se passerait dans l’ombre, où l’on ne jugerait les coups que d’après le résultat définitif. Mais duel impressionnant par l’enjeu que se disputaient les adversaires, et par tout le scandale qui se produisait autour de l’aventure.
Jamais peut-être la curiosité n’avait été secouée à ce point. Il ne s’agissait pas de petits intérêts particuliers, d’insignifiants cambriolages, de misérables passions individuelles, mais d’une affaire vraiment mondiale, où la politique des trois grandes nations de l’Occident était engagée, et qui pouvait troubler la paix de l’univers.
On attendait anxieusement et l’on ne savait pas au juste ce que l’on attendait. Car enfin, si le détective sortait vainqueur du duel, s’il trouvait les lettres, qui le saurait ? Quelle preuve aurait-on de ce triomphe ?
Au fond, l’on n’espérait qu’en Lupin, en son habitude bien connue de prendre le public à témoin de ses actes. Qu’allait-il faire ? Comment pourrait-il conjurer l’effroyable danger qui le menaçait ? En avait-il seulement connaissance ? Voilà les questions qu’on se posait.
Entre les quatre murs de sa cellule, le détenu numéro 14 se posait à peu près les mêmes questions, et ce n’était pas une vaine curiosité qui le stimulait, lui, mais une inquiétude réelle, une angoisse de tous les instants.
Il se sentait irrévocablement seul, avec des mains impuissantes, une volonté impuissante, un cerveau impuissant. Qu’il fût habile, ingénieux, intrépide, héroïque, cela ne servait à rien. La lutte se poursuivait en dehors de lui. Maintenant son rôle était fini. Il avait assemblé toutes les pièces et tendu tous des ressorts de la grande machine qui devait produire, qui devait en quelque sorte fabriquer mécaniquement sa liberté, et il lui était impossible de faire aucun geste pour perfectionner et surveiller son œuvre.
À date fixe le déclanchement aurait lieu. D’ici là, mille incidents contraires pouvaient surgir, mille obstacles se dresser sans qu’il eût le moyen de combattre ces incidents ni d’aplanir ses obstacles.
Lupin connut alors les heures les plus douloureuses de sa vie. Il douta de lui. Il se demanda si son existence ne s’enterrerait pas dans l’horreur du bagne.
Ne s’était-il pas trompé dans ses calculs ? N’était-ce pas enfantin de croire que, à date fixe, se produirait l’événement libérateur ?
— Folie ! s’écriait-il, mon raisonnement est faux. Comment admettre pareil concours de circonstances ? Il y aura un petit fait qui détruira tout… le grain de sable…
La mort de Steinweg et la disparition des documents que le vieillard devait lui remettre ne le troublaient point. Les documents, il lui eût été possible, à la rigueur, de s’en passer, et, avec les quelques paroles que lui avait dites Steinweg, il pouvait, à force de divination et de génie, reconstituer ce que contenaient les lettres de l’empereur, et dresser le plan de bataille qui lui donnerait la victoire.
Mais il songeait à Herlock Sholmès qui était là-bas, lui, au centre même du champ de bataille, et qui cherchait et qui trouverait les lettres, démolissant ainsi l’édifice si patiemment bâti.
Et il songeait à l’Autre, à l’Ennemi implacable, embusqué autour de la prison, caché dans la prison peut-être, et qui devinait ses plans les plus secrets, avant même qu’ils ne fussent éclos dans le mystère de sa pensée.
Le dix-sept août… le dix-huit août… le dix-neuf… Encore deux jours… Deux siècles, plutôt ! Oh ! les interminables minutes ! Si calme d’ordinaire, si maître de lui, si ingénieux à se divertir, Lupin était fébrile, tout à tour exubérant et déprimé, sans force contre l’ennemi, défiant de tout, morose.
Le vingt août…
Il eût voulu agir et il ne le pouvait pas. Quoi qu’il fît, il lui était impossible d’avancer l’heure du dénouement. Ce dénouement aurait lieu ou n’aurait pas lieu, mais Lupin n’aurait point de certitude avant que la dernière heure du dernier jour se fût écoulée, jusqu’à la dernière minute. Seulement alors, il saurait l’échec définitif de sa combinaison.
— Échec inévitable, ne cessait-il de répéter, la réussite dépend de circonstances trop subtiles et ne peut être obtenue que par des moyens trop psychologiques… Il est hors de doute que je m’illusionne sur la valeur et sur la portée de mes armes… et pourtant…
L’espoir lui revenait. Il pesait ses chances. Elles lui semblaient soudain réelles et formidables. Le fait allait se produire ainsi qu’il l’avait prévu, et pour les raisons mêmes qu’il avait escomptées. C’était inévitable…
Oui, inévitable. À moins, toutefois, que Sholmès ne trouvât la cachette.
Et de nouveau, il pensait à Sholmès, et de nouveau un immense découragement l’accablait.
Le dernier jour…
Il se réveilla tard, après une nuit de mauvais rêves.
Il ne vit personne, ce jour-là, ni le juge d’instruction ni son avocat.
L’après-midi se traîna lent et morne, et le soir vint, le soir ténébreux des cellules… Il eut la fièvre. Son cœur dansait dans sa poitrine comme le battant d’une cloche.
Et les minutes passaient, irréparables…
À neuf heures, rien. À dix heures, rien.
De tous ses nerfs tendus comme la corde d’un arc, il écoutait les bruits indistincts de la prison, tâchait de saisir à travers ces murs inexorables tout ce qui pouvait sourdre de la vie extérieure.
Oh ! comme il eût voulu arrêter la marche du temps, et laisser au destin un peu plus de loisirs !
Mais à quoi bon ? Tout n’était-il pas fini, puisque Sholmès…
— Ah ! s’écria-t-il, je deviens fou. Que tout cela finisse… ça vaut mieux. Je recommencerai autrement… j’essaierai autre chose… mais je ne peux plus, je ne peux plus…
Il se tenait la tête à pleines mains, serrant de toutes ses forces, s’enfermant en lui-même, et concentrant toute sa pensée sur un même objet, comme s’il voulait provoquer, comme s’il voulait créer l’événement formidable, stupéfiant, inadmissible, auquel il avait attaché son indépendance et sa fortune.
— Il faut que cela soit, murmura-t-il, il le faut, et il le faut non pas parce que je le veux, mais parce que c’est logique. Et cela sera… cela sera si Sholmès…
Il se frappa le crâne à coups de poing, et des injures lui montèrent aux lèvres.
La serrure grinça. Dans sa rage il n’avait pas entendu le bruit des pas dans le couloir, et voilà tout à coup qu’un rayon de lumière pénétrait dans sa cellule et que la porte s’ouvrait.
Trois hommes entrèrent.
Lupin n’eut pas un instant de surprise.
Le miracle inouï s’accomplissait, et cela lui parut immédiatement naturel, normal, en accord parfait avec la vérité et la justice.
Mais un flot d’orgueil l’inonda. À cette minute, vraiment, il eut la sensation nette de sa force et de son intelligence.
— Je dois allumer l’électricité ? dit un des trois hommes, en qui Lupin reconnut le directeur de la prison.
— Non, répondit le plus grand de ses compagnons, avec un accent étranger… cette lanterne suffit.
— Je dois partir ?
— Faites selon votre devoir, monsieur, déclara le même individu.
— D’après les instructions que m’a données le préfet de police, je dois me conformer entièrement à vos désirs.
— En ce cas, monsieur, il est préférable que vous vous retiriez.
M. Borély s’en alla, laissant la porte entr’ouverte, et resta dehors, à portée de la voix.
Le visiteur s’entretint un moment avec celui qui n’avait pas encore parlé, et Lupin tâchait vainement de distinguer dans l’ombre leurs physionomies. Il ne voyait que des silhouettes noires, vêtues d’amples manteaux d’automobilistes, et coiffées de casquettes aux pans rabattus.
— Vous êtes bien Arsène Lupin ? dit l’homme, en lui projetant en pleine face la lumière de la lanterne.
Il sourit.
— Oui, je suis le nommé Arsène Lupin, actuellement détenu à la Santé, cellule 14, deuxième division.
— C’est bien vous, continua de visiteur, qui avez publié dans le Grand Journal une série de notes, plus ou moins fantaisistes, où il est question de soi-disant lettres…
Lupin l’interrompit :
— Pardon, monsieur, mais avant de continuer cet entretien, dont le but, entre nous, ne m’apparaît pas bien clairement, je vous serais très reconnaissant de me dire à qui j’ai l’honneur de parler ?
— Absolument inutile, répliqua l’étranger.
— Absolument indispensable, affirma Lupin.
— Pourquoi ?
— Pour des raisons de politesse, monsieur. Vous savez mon nom, je ne sais pas le vôtre ; il y a là un manque de correction que je ne puis souffrir.
L’étranger s’impatienta.
— Le fait seul que le directeur de cette prison nous ait introduits prouve…
— Que M. Borely ignore les convenances, dit Lupin. M. Borély devait nous présenter l’un à l’autre. Nous sommes ici de pair, monsieur, il n’y a pas un supérieur et un subalterne, un prisonnier et un visiteur qui condescend à le voir. Il y a deux hommes, et l’un de ces deux hommes a sur la tête un chapeau qu’il ne devrait pas avoir.
— Ah ! çà, mais…
— Prenez la leçon comme il vous plaira, monsieur, dit Lupin.
L’étranger s’approcha et voulut parler :
— Le chapeau d’abord, reprit Lupin, le chapeau…
— Vous m’écouterez !
— Non.
— Si.
— Non.
Les choses s’envenimaient stupidement. Celui des deux étrangers qui s’était tu, posa sa main sur l’épaule de son compagnon et lui dit en allemand :
— Laisse-moi faire.
— Comment ! Il est entendu…
— Tais-toi et va-t’en !
— Que je vous laisse seul ?…
— Oui.
— Mais la porte ?…
— Tu la fermeras et tu t’éloigneras…
— Mais cet homme… vous le connaissez… Arsène Lupin…
— Va-t’en !…
L’autre sortit en maugréant.
— Tire donc la porte, cria le second visiteur… Mieux que cela… tout à fait… Bien.
Alors il se retourna, prit la lanterne et, avant de l’élever :
— Dois-je vous dire qui je suis ? demanda-t-il.
— Non, répondit Lupin.
— Et pourquoi ?
— Parce que je le sais.
— Ah !
— Vous êtes celui que j’attendais.
— Moi ?
— Oui, sire.
III
— Silence ! dit vivement l’étranger. Ne prononcez pas ce mot-là.
— Comment dois-je appeler Votre… ?
— D’aucun nom.
Ils se turent tous les deux, et ce moment de répit n’était pas de ceux qui précèdent la lutte de deux adversaires prêts à combattre. L’étranger allait et venait en maître qui a coutume de commander et d’être obéi. Lupin, immobile, n’avait plus son attitude ordinaire de provocation, ni son sourire d’ironie. Il attendait, grave et déférent. Mais au fond de son être, ardemment, follement, il jouissait de la situation prodigieuse où il se trouvait, là, dans cette cellule de prisonnier, lui, détenu ; lui, l’aventurier ; lui, l’escroc et le cambrioleur ; lui, Arsène Lupin… et, en face de lui, ce demi-dieu du monde moderne, entité formidable, héritier de César et de Charlemagne !
Sa propre puissance le grisa un moment. Il eut des larmes aux yeux en songeant à son triomphe.
L’étranger s’arrêta.
Et, tout de suite, dès la première phrase, on fut au cœur de la position.
— C’est demain le vingt-deux août. Les lettres doivent être publiées demain, n’est-ce pas ?
— Cette nuit même, dans deux heures, mes amis doivent déposer au Grand Journal non pas encore les lettres, mais la liste exacte de ces lettres, annotée par le grand-duc Hermann.
— Cette liste ne sera pas déposée.
— Elle ne le sera pas.
— Vous me la remettrez.
— Elle sera remise entre les mains de Votre… entre vos mains.
— Toutes les lettres également.
— Toutes les lettres également.
— Sans qu’aucune ait été photographiée.
— Sans qu’aucune ait été photographiée.
L’étranger parlait d’une voix très calme, où il n’y avait pas le moindre accent de prière, pas la moindre inflexion d’autorité. Il n’ordonnait, ni ne questionnait ; il énonçait les actes inévitables d’Arsène Lupin. Cela serait ainsi. Et cela serait, quelles que fussent les exigences d’Arsène Lupin, quel que fût le prix auquel il taxerait l’accomplissement de ces actes. D’avance les conditions étaient acceptées.
— Bigre, se dit Lupin, c’est rudement fort. Si l’on s’adresse à ma générosité, je suis perdu.
La façon même dont la conversation était engagée, la franchise des paroles, la séduction de la voix et des manières, tout lui plaisait infiniment.
Il se raidit pour ne pas faiblir et pour ne pas abandonner les avantages qu’il avait conquis si âprement.
— Allons, Lupin, se disait-il, sois maître de toi… De l’aplomb, Lupin ! Il s’agit de faire croire que tu as tous les atouts en main… alors que tu n’as rien du tout…
Et l’étranger reprit :
— Vous avez lu ces lettres ?
— Non.
— Mais quelqu’un des vôtres les a lues ?
— Non.
— Alors ?
— Alors, j’ai la liste et les annotations du grand-duc. Et, en outre, je connais la cachette où il a mis tous ses papiers.
— Pourquoi ne les avez-vous pas pris déjà ?
— Je ne connais le secret de la cachette que depuis mon séjour ici. Actuellement, mes amis sont en route.
— Le château est gardé. Deux cents de mes hommes, les plus sûrs, l’occupent maintenant.
— Dix mille ne suffiraient pas.
Après une minute de réflexion, le visiteur demanda :
— Comment connaissez-vous le secret ?
— Je l’ai deviné.
— Mais vous aviez d’autres informations, des éléments que les journaux n’ont pas publiés ?
— Rien.
— Cependant, durant quatre jours, j’ai fait fouiller le château…
— Herlock Sholmès a mal cherché.
— Ah ! fit l’étranger en lui-même, c’est bizarre… c’est bizarre… Et vous êtes sûr que votre supposition est juste ?
— Ce n’est pas une supposition, c’est une certitude.
— Tant mieux, tant mieux, murmura-t-il… il n’y aura de tranquillité que quand ces papiers n’existeront plus.
Et se plaçant brusquement en face d’Arsène Lupin :
— Combien ?
— Quoi ? dit Lupin interloqué.
— Combien, pour les papiers ? Combien, pour la révélation du secret ?
Il attendait un chiffre. Il proposa lui-même :
— Cinquante mille ?… cent mille ?…
Et, comme Lupin ne répondait pas, il dit avec un peu d’hésitation :
— Davantage ? Deux cent mille ? Soit ! J’accepte.
Lupin sourit et dit à voix basse :
— Le chiffre est joli. Mais n’est-il point probable que tel monarque, mettons le roi d’Angleterre, irait jusqu’au million ? En toute sincérité ?
— Je le crois.
— Et que ces lettres, pour l’empereur, n’ont pas de prix, qu’elles valent aussi bien deux millions que deux cent mille francs… aussi bien trois millions que deux millions ?
— Je le pense.
— Et s’il le fallait, l’empereur les donnerait ces trois millions ?
— Oui.
— Alors, l’accord sera facile.
— Sur cette base ? s’écria l’étranger non sans inquiétude.
Lupin sourit de nouveau.
— Sur cette base, non… Je ne cherche pas l’argent. C’est autre chose que je désire, une autre chose qui vaut beaucoup plus pour moi que des millions.
— Quoi ?
— La liberté.
L’étranger sursauta :
— Hein ! votre liberté… mais je ne puis rien… Cela regarde votre pays… La justice… je n’ai aucun pouvoir…
Lupin s’approcha et, baissant encore la voix :
— Vous avez tout pouvoir, sire… ma liberté n’est pas un événement si exceptionnel qu’on doive vous opposer un refus.
— Il me faudrait donc la demander ?
— Oui.
— À qui ?
— À Valenglay, président du conseil des ministres.
— Mais M. Valenglay lui-même ne peut pas plus que moi.
— Il peut m’ouvrir les portes de cette prison.
— Ce serait un scandale.
— Quand je dis : ouvrir… entr’ouvrir me suffirait. On simulerait une évasion… Le public s’y attend tellement qu’il n’exigerait aucun compte.
— Soit… soit… mais jamais M. Valenglay ne consentira…
— Il consentira.
— Pourquoi ?
— Parce que vous lui en exprimerez le désir.
— Mes désirs ne sont pas des ordres pour lui…
— Non, sire, mais une occasion pour lui d’être agréable à l’empereur en les réalisant. Et Valenglay est trop politique…
— Allons donc ! Vous croyez que le gouvernement français va commettre un acte aussi arbitraire pour la seule joie de m’être agréable ?
— Cette joie ne sera pas la seule.
— Quelle sera l’autre ?
— La joie de servir la France en acceptant la proposition qui accompagnera la demande de liberté.
— Je ferai une proposition, moi ?
— Oui, sire.
— Laquelle ?
— Je ne sais pas, mais il me semble qu’il existe toujours un terrain favorable pour s’entendre. Il y a des possibilités d’accord.
L’étranger le regardait sans comprendre. Lupin se pencha, et, comme s’il cherchait ses paroles, comme s’il imaginait une hypothèse :
— Je suppose que deux grands pays soient divisés par une question insignifiante ; qu’ils aient un point de vue différent sur une affaire secondaire, une affaire coloniale, par exemple, où leur amour-propre soit en jeu plutôt que leurs intérêts. Est-il impossible que le chef d’un de ces pays en arrive de lui-même à traiter cette affaire dans un esprit de conciliation nouveau, et à donner les instructions nécessaires pour…
— Pour que je laisse le Maroc à la France, dit l’étranger en éclatant de rire.
L’idée que suggérait Lupin lui semblait la chose du monde la plus comique, et il riait de bon cœur. Il y avait une telle disproportion entre le but à atteindre et les moyens offerts :
— Évidemment… évidemment ! reprit l’étranger, s’efforçant en vain de reprendre son sérieux, évidemment l’idée est originale, toute la politique moderne bouleversée pour qu’Arsène Lupin soit libre ! Les desseins de l’empire détruits, pour permettre à Arsène Lupin de continuer ses exploits ! Non, mais pourquoi ne me demandez-vous pas !’Alsace-Lorraine ?
— J’y ai pensé, sire, répondit Lupin avec calme.
L’étranger redoubla d’allégresse.
— Admirable ! Et vous m’avez fait grâce ?
— Pour cette fois, oui.
Lupin s’était croisé les bras. Lui aussi s’amusait à exagérer son rôle, et il continua avec un sérieux affecté :
— Il peut se produire un jour une série de circonstances telles que j’aie entre les mains le pouvoir de réclamer et d’obtenir cette restitution. Ce jour-là, je n’y manquerai certes pas. Pour l’instant, les armes dont je dispose m’obligent à plus de modestie. La paix au Maroc me suffit.
— Rien que cela ?
— Rien que cela.
— Le Maroc contre votre liberté ?
— Pas davantage… Ou plutôt, car il ne faut pas perdre absolument de vue l’objet même de cette conversation, ou plutôt : un peu de bonne volonté de la part de l’un des deux grands pays en question… et, en échange, l’abandon des lettres qui sont en mon pouvoir.
— Ces lettres !… ces lettres !…, murmura l’étranger avec irritation… Après tout, elles ne sont peut-être pas d’une valeur…
— Il en est de votre main, sire, et auxquelles vous avez attribué assez de valeur pour venir jusque dans cette cellule.
— Eh bien, qu’importe ?
— Mais il en est d’autres dont vous ne connaissez pas la provenance, et sur lesquelles je puis vous fournir quelques renseignements.
— Ah ! répondit l’étranger, l’air inquiet.
Lupin hésita.
— Parlez, parlez sans détours, ordonna l’étranger… parlez nettement.
Dans le silence profond, Lupin déclara avec une certaine solennité :
— Il y a quelque vingt ans, un projet de traité fut élaboré entre l’Allemagne, l’Angleterre et la France.
— C’est faux ! c’est impossible ! qui aurait pu ?…
— Le père de l’empereur et la reine d’Angleterre, sa grand’mère, tous deux sous l’influence de l’impératrice…
— Impossible ! je répète que c’est impossible !
— La correspondance est dans la cachette du château de Veldenz, cachette dont je suis seul à savoir le secret.
L’étranger allait et venait avec agitation.
Il s’arrêta et dit :
— Le texte du traité fait partie de votre correspondance ?
— Oui, sire. Il est de la main même de votre père.
— Et que dit-il ?
— Par ce traité l’Angleterre et la France concédaient et promettaient à l’Allemagne un empire colonial immense, cet empire qu’elle n’a pas et qui lui est indispensable aujourd’hui pour assurer sa grandeur.
— Et contre cet empire, l’Angleterre exigeait ?
— La limitation de la flotte allemande.
— Et la France ?
— L’Alsace et la Lorraine.
L’empereur se tut, appuyé contre la table, pensif. Lupin poursuivit :
— Tout était prêt. Les cabinets de Paris et de Londres, pressentis, acquiesçaient. C’était chose faite. Le grand traité d’alliance allait se conclure, fondant la paix universelle et définitive. La mort de votre père anéantit ce beau rêve. Mais je demande à Votre Majesté ce que pensera son peuple, ce que pensera le monde, quand on saura que Frédéric III, un des héros de 70, un Allemand, un pur et loyal Allemand, respecté de tous, admiré pour la noblesse de son caractère, acceptait, et par conséquent considérait comme juste la restitution de l’Alsace-Lorraine ?
Il se tut un instant, laissant le problème se poser en termes précis devant la conscience de l’empereur, devant sa conscience d’homme, de fils et de souverain.
Puis il conclut :
— C’est à Sa Majesté de savoir si elle veut ou si elle ne veut pas que l’histoire enregistre ce traité. Quant à moi, sire, vous voyez que mon humble personnalité n’a pas beaucoup de place dans ce débat.
Un long silence suivit les paroles de Lupin. Il attendit, l’âme angoissée. C’était son destin qui se jouait, en cette minute qu’il avait conçue et qu’il avait en quelque sorte mise au monde avec tant d’efforts et tant d’obstination… Minute historique, née de son cerveau, et où son « humble personnalité », quoi qu’il en dît, pesait lourdement sur le sort des empires et sur la paix du monde…
En face, dans l’ombre, César méditait.
Qu’allait-il dire ? Quelle solution allait-il donner au problème ?
Il marcha en travers de la cellule, pendant quelques instants qui parurent interminables à Lupin.
Puis il s’arrêta et dit :
— Il y a d’autres conditions ?
— Oui, sire, mais insignifiantes.
— Lesquelles ?
— J’ai retrouvé le fils du grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz. Le grand-duché lui sera rendu.
— Et puis ?
— Il aime une jeune fille, qui l’aime également, la plus belle et la plus vertueuse des femmes. Il épousera cette jeune fille.
— Et puis ?
— C’est tout.
— Il n’y a plus rien ?
— Rien. Il ne reste plus à Votre Majesté qu’à faire porter cette lettre au directeur du Grand Journal pour qu’il détruise, sans le lire, l’article qu’il va recevoir d’un moment à l’autre.
Lupin tendit la lettre, le cœur serré, la main tremblante. Si l’empereur la prenait, c’était la marque de son acceptation.
L’empereur hésita, puis, d’un geste brusque, il prit la lettre, remit son chapeau, s’enveloppa dans son vêtement et sortit sans un mot.
Lupin demeura quelques secondes chancelant, comme étourdi…
Puis, tout à coup, il tomba sur sa chaise en criant de joie et d’orgueil…
IV
— Monsieur le juge d’instruction, c’est aujourd’hui que j’ai le regret de vous faire mes adieux.
— Comment, monsieur Lupin, vous avez donc l’intention de nous quitter ?
— À contre-cœur, monsieur le juge d’instruction, soyez-en sûr, car nos relations étaient d’une cordialité charmante. Mais il n’y a pas de plaisir sans fin. Ma cure à Santé-Palace est terminée. D’autres devoirs me réclament. Il faut que je m’évade cette nuit.
— Bonne chance donc, monsieur Lupin.
— Je vous remercie, monsieur le juge d’instruction. À la prochaine fois, car j’espère bien que nous aurons le plaisir de nous revoir. Ah ! surtout, déposez mes hommages aux pieds de Mme Formerie, et veuillez lui dire qu’elle me garde son premier cotillon.
— Je n’y manquerai pas.
Ses adieux faits, Lupin attendit patiemment l’heure de son évasion, non sans se demander comment elle s’effectuerait, et par quels moyens la France et l’Allemagne, réunies pour cette œuvre méritoire, arriveraient à la réaliser sans trop de scandale.
Puis il prépara ses plans. Comptant sur une évasion nocturne, il se promit quelques bonnes heures de sommeil dans des draps de toile fine. Dès le lendemain il s’arrangerait pour voir de loin, hélas ! Geneviève et Dolorès Kesselbach. Enfin, le soir, il sauterait dans un train.
Une agréable surprise le tira de ses rêves. À quatre heures de l’après-midi le gardien fui annonça qu’on l’attendait dans la cour. Il s’y rendit allègrement et trouva le directeur qui le remit entre les mains de M. Weber, lequel M. Weber le fit monter dans une automobile où quelqu’un déjà avait pris place.
Tout de suite, Lupin eut un accès de fou rire.
— Comment ! c’est toi, mon pauvre Weber, c’est toi qui écopes de la corvée ! C’est toi qui seras responsable de mon évasion ? Avoue que tu n’as pas de veine ! Ah ! mon pauvre vieux, quelle tuile ! Illustré par mon arrestation, te voilà immortel, maintenant, par mon évasion.
Il regarda l’autre individu.
— Allons, bon, monsieur le préfet de police, vous êtes aussi dans l’affaire ? Fichu cadeau qu’on vous a fait là, hein ? Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de rester dans la coulisse. À Weber, tout l’honneur ! Ça lui revient de droit… Il est solide, le bougre !…
On filait vite, le long de la Seine et par Boulogne. À Saint-Cloud on traversa.
— Parfait, s’écria Lupin, nous allons à Garches ! On a besoin de moi pour reconstituer la mort d’Altenheim. Nous descendrons dans les souterrains, je disparaîtrai, et l’on dira que je me suis évanoui par une autre issue, connue de moi seul. Dieu ! que c’est idiot !
Il semblait désolé.
— Idiot, du dernier idiot ! je rougis de honte… et voilà les gens qui nous gouvernent !… Quelle époque ! Mais, malheureux, il fallait vous adresser à moi. Je vous aurais confectionné une petite évasion de choix, genre miracle ; j’ai ça dans mes cartons ! Le public aurait hurlé au prodige et se serait trémoussé de contentement. Au lieu de cela… Enfin il est vrai que vous avez été pris un peu de court… mais tout de même…
Le programme était tel que Lupin l’avait prévu. On pénétra par la maison de retraite jusqu’au pavillon Hortense. Lupin et ses deux compagnons descendirent et traversèrent le souterrain.
À l’extrémité, le sous-chef lui dit :
— Vous êtes libre.
— Et voilà ! dit Lupin, ce n’est pas plus malin que ça ! Tous mes remerciements, mon cher Weber, et au revoir. Veux-tu me tendre la main ? Non ? Pas chic… T’as de la rancune… Et je comprends ça… Au fond, ce qui est rigolo, c’est que tu me donnes la clef des champs, sans même savoir pourquoi. Car tu n’y fiches goutte à tout cela, hein ? Ça se passe au-dessus de la tête…
Il s’interrompit, avec un peu de pitié pour un homme auquel il allait faire tant de mal par son évasion. Et il murmura doucement :
— Excuse-moi, mon vieux Weber…
Le sous-chef s’éloigna sans répondre.
Lupin lui cria, de nouveau railleur :
— Pleure pas, Weber. On te revaudra ça. J’ai un bureau de tabac libre, depuis la mort du vieux Steinweg. Je te le réserve. Adieu, Weber.
Il remonta l’escalier qui conduisait à la villa des Glycines, souleva la trappe, et sauta dans la pièce.
Une main s’abattit sur son épaule.
En face de lui se trouvait son premier visiteur de la veille, celui qui accompagnait l’empereur. Quatre hommes le flanquaient de droite et de gauche.
— Ah ! çà, mais, dit Lupin, qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Je ne suis donc pas libre ?
— Si, si, grogna l’Allemand de sa voix rude ; vous êtes libre… libre de voyager avec nous cinq… si ça vous va.
Lupin le contempla une seconde, avec l’envie folle de lui apprendre la valeur d’un coup de poing sur le nez. Mais les cinq hommes semblaient diablement résolus.
Leur chef n’avait pas pour lui une tendresse exagérée, et il pensa que le gaillard serait trop heureux d’employer les moyens extrêmes. Et puis, après tout, que lui importait ?
Il ricana :
— Si ça me va ? Mais c’était mon rêve !
Dans la cour, une forte limousine attendait. Deux hommes montèrent en avant, deux autres à l’intérieur. Lupin et l’étranger s’installèrent sur la banquette du fond.
— En route, s’écria Lupin en allemand, en route pour Veldenz.
L’étranger lui dit :
— Silence ! ces gens-là ne doivent rien savoir. Parlez français. Ils ne comprennent pas. Mais pourquoi parler ?
— Au fait, se dit Lupin, pourquoi parler ?
Tout le soir et toute la nuit on roula, sans aucun incident. Deux fois on fit de l’essence dans de petites villes endormies.
À tour de rôle, les Allemands veillèrent leur prisonnier, qui, lui, n’ouvrit les yeux qu’au petit matin.
On s’arrêta pour le premier repas, dans une auberge située sur une colline, près de laquelle il y avait un poteau indicateur. Lupin vit qu’on se trouvait à égale distance de Metz et de Luxembourg. Là, on prit une route qui obliquait vers le nord-est, du côté de Trèves.
Lupin dit à son compagnon de voyage :
— C’est bien au comte de Waldemar que j’ai l’honneur de parler, au confident de l’empereur, à celui qui fouilla la maison d’Hermann III, à Dresde ?
L’étranger resta muet.
— Toi, mon petit, tu as une tête qui ne me revient pas. Je me la paierai un jour ou l’autre. Tu es laid, tu es gros, tu es massif, bref tu me déplais.
Et il ajouta à haute voix :
— Monsieur le comte a tort de ne pas me répondre. Je parlais dans son intérêt : j’ai vu, au moment où nous remontions, une automobile qui débouchait derrière nous à l’horizon. Vous l’avez vue ?
— Non, pourquoi ?
— Pour rien.
— Cependant…
— Mais non, rien du tout… une simple remarque. D’ailleurs, nous avons dix minutes d’avance… et notre voiture est pour le moins une quarante-chevaux.
— Une soixante, dit l’Allemand, qui l’observa du coin de l’œil avec inquiétude.
— Oh ! alors, nous sommes tranquilles.
On escalada une petite rampe. Tout en haut, le comte se pencha à la portière.
— Sacré nom ! jura-t-il.
— Quoi ? fit Lupin.
Le comte se retourna vers lui d’une voix menaçante.
— Gare à vous ; s’il arrive quelque chose, tant pis.
— Eh ! eh ! il paraît que l’autre approche… Mais que craignez-vous, mon cher comte ? C’est sans doute un voyageur… peut-être même du secours qu’on nous envoie.
— Je n’ai pas besoin de secours, grogna l’Allemand.
Il se pencha de nouveau. L’auto n’était plus qu’à deux ou trois cents mètres.
Il dit à ses hommes en leur désignant Lupin :
— Qu’on l’attache. Et s’il résiste…
Il tira son revolver.
— Pourquoi résisterais-je, doux Teuton ? ricana Lupin.
Et il ajouta, tandis qu’on lui liait les mains :
— Il est vraiment curieux de voir comme les gens prennent des précautions quand c’est inutile, et n’en prennent pas quand il le faut. Que diable peut vous faire cette auto ? Des complices à moi ? Quelle idée !
Sans répondre, l’Allemand donnait des ordres au mécanicien :
— À droite !… Ralentis… Laisse-les passer… S’ils ralentissent aussi, halte !
Mais, à son grand étonnement, l’auto semblait au contraire redoubler de vitesse. Comme une trombe, elle passa devant la voiture, dans un nuage de poussière.
Debout, à l’arrière de la limousine qui était en partie découverte, on distingua la forme d’un homme vêtu de noir.
Il leva le bras.
Deux coups de feu retentirent.
Le comte, qui masquait toute la portière de gauche, s’affaissa dans la voiture.
Avant même de s’occuper de lui, les deux compagnons sautèrent sur Lupin et achevèrent de le ligoter.
— Gourdes ! butors ! cria Lupin qui tremblait de rage… Lâchez-moi, au contraire ! Allons, bon, voilà qu’on arrête ! Mais, triples idiots, courez donc dessus… rattrapez-les !… c’est l’homme noir… l’assassin… Ah ! les imbéciles…
On le bâillonna. Puis on s’occupa du comte. La blessure ne paraissait pas grave et l’on eut vite fait de la panser. Mais le malade, très surexcité, fut pris d’un accès de fièvre et se mit à délirer.
Il était huit heures du matin. On se trouvait en rase campagne, loin de tout village. Les hommes n’avaient aucune indication sur le but exact du voyage. Où aller ? Qui prévenir ?
On rangea l’auto le long d’un bois, et l’on attendit.
Toute la journée s’écoula de la sorte. Ce n’est qu’au soir qu’un peloton de cavalerie arriva, envoyé de Trèves à la recherche de l’automobile.
Deux heures plus tard, Lupin descendait de la limousine, et, toujours escorté de ses deux Allemands, montait, à la lueur d’une lanterne, les marches d’un escalier qui conduisait dans une petite chambre aux fenêtres barrées de fer.
Il y passa la nuit.
Le lendemain matin un officier le mena, à travers une cour encombrée de soldats, jusqu’au centre d’une longue série de bâtiments qui s’arrondissaient au pied d’un monticule où l’on apercevait des ruines monumentales.
On l’introduisit dans une vaste pièce sommairement meublée. Assis devant un bureau, son visiteur de l’avant-veille lisait des journaux et des rapports qu’il biffait à gros traits de crayon rouge.
— Qu’on nous laisse, dit-il à l’officier.
Et s’approchant de Lupin :
— Les papiers.
Le ton n’était plus le même. C’était maintenant le ton impérieux et sec du maître qui est chez lui et qui s’adresse à un inférieur, — et quel inférieur ! un escroc, un aventurier de la pire espèce, devant lequel il avait été contraint de s’humilier !
— Les papiers, répéta-t-il.
Lupin ne se démonta pas. Il dit calmement :
— Ils sont dans le château de Veldenz.
— Nous sommes dans les communs du château. Voilà les ruines de Veldenz.
— Les papiers sont dans ces ruines.
— Allons-y. Conduisez-moi.
Lupin ne bougea pas.
— Eh bien ?
— Eh bien, sire, ce n’est pas aussi simple que vous le croyez. Il faut un certain temps pour mettre en jeu les éléments nécessaires à l’ouverture de cette cachette, et, entre les différentes phases de cette mise en jeu, il faut des intervalles assez longs.
— Combien d’heures vous faut-il ?
— Vingt-quatre.
Un geste de colère, vite réprimé :
— Ah ! il n’avait pas été question de cela entre nous.
— Rien n’a été précisé, sire, cela pas plus que le petit voyage que Sa Majesté m’a fait faire entre cinq gardes du corps. Je dois remettre les papiers, voilà tout.
— Et moi je ne dois vous donner la liberté que contre la remise de ces papiers.
— Question de confiance, sire. Je me serais cru tout aussi engagé à rendre ces papiers si j’avais été libre, au sortir de prison, et Votre Majesté peut être sûre que je ne les aurais pas emportés sous mon bras. L’unique différence c’est qu’ils seraient déjà en votre possession, sire. Car nous avons perdu un jour. Et un jour, dans cette affaire… c’est un jour de trop… Seulement, voilà, il fallait avoir confiance.
L’empereur regardait avec une certaine stupeur ce déclassé, ce bandit, qui semblait vexé qu’on se défiât de sa parole.
Sans répondre, il sonna.
— L’officier de service, ordonna-t-il.
Le comte de Waldemar apparut, très pâle.
— Ah ! c’est toi, Waldemar ? Tu es donc remis ?
— À votre service, sire.
— Prends cinq hommes avec toi… les mêmes, puisque tu es sûr d’eux. Tu ne quitteras pas ce… monsieur jusqu’à demain matin.
Il regarda sa montre.
— Jusqu’à demain matin, dix heures… Non, je lui donne jusqu’à midi. Tu iras où il lui plaira d’aller ; tu feras ce qu’il te dira de faire. Enfin, tu es à sa disposition. À midi, je te rejoindrai. Si, au dernier coup de midi, il ne m’a pas remis le paquet de lettres, tu le remontes dans ton auto, et, sans perdre une seconde, tu le ramènes tout droit à la prison de la Santé.
— S’il cherche à s’évader ?…
— Arrange-toi.
Il sortit.
Lupin prit un cigare sur la table et se jeta dans un fauteuil.
— À la bonne heure ! J’aime infiniment cette façon d’agir. C’est franc et catégorique.
Le comte avait fait entrer ses hommes. Il dit à Lupin :
— En marche !
Lupin alluma son cigare et ne bougea pas.
— Liez-lui les mains, fit le comte.
Et lorsque l’ordre fut exécuté, il répéta :
— Allons, en marche !
— Non.
— Comment, non ?
— Je réfléchis.
— À quoi ?
— À l’endroit où peut se trouver cette cachette.
Le comte sursauta. Et Lupin ricanait :
— Car c’est ce qu’il y a de plus joli dans l’aventure, je n’ai pas la plus petite idée sur cette fameuse cachette ni sur les moyens de la découvrir. Hein ! qu’en dites-vous, mon cher Waldemar ? Elle est drôle, celle-là… pas la plus petite idée…
- ↑ Aventures d’Arsène Lupin.