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813 (1910, Le Journal)/03/04

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CHAPITRE IV

LES LETTRES DE L’EMPEREUR

I

Les ruines de Veldenz, bien connues de tous ceux qui visitent les bords du Rhin et de la Moselle, comprennent les vestiges de l’ancien château féodal construit en 1277 par l’archevêque de Fistingen, et, près d’un énorme donjon éventré par les troupes de Turenne, les murs intacts d’un vaste palais de la Renaissance, où les grands-ducs de Deux-Ponts habitaient depuis trois siècles.

C’est ce château qui fut saccagé par les sujets révoltés d’Hermann II. Les fenêtres vides ouvrent deux cents trous béants sur les quatre façades. Toutes les boiseries, les tentures, la plupart des meubles furent brûlés. On marche sur les poutres calcinées des parquets, et le ciel apparaît de place en place au travers des plafonds démolis.

Au bout de deux heures, Lupin, suivi de son escorte, avait tout parcouru.

— Je suis très content de vous, mon cher Waldemar. Je ne pense pas avoir jamais rencontré un cicerone aussi documenté, et, ce qui est rare, aussi taciturne. Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons déjeuner.

Au fond, Lupin n’en savait pas plus qu’à la première minute, et son embarras ne faisait que croître. Pour sortir de prison et pour frapper l’imagination de son visiteur, il avait bluffé, affectant de tout connaître, et il était encore à chercher par où il commencerait à chercher.

— Ça va mal, se disait-il parfois, ça va on ne peut plus mal.

Il n’avait d’ailleurs pas sa lucidité habituelle. Une idée l’obsédait, celle de l’inconnu, de l’assassin, du monstre qu’il savait encore attaché à ses pas.

Comment le mystérieux personnage était-il encore sur ses traces ? Comment avait-il appris sa sortie de prison et sa course vers le Luxembourg et l’Allemagne ? Était-ce intuition miraculeuse, ou bien le résultat d’informations précises ? Il ne doutait plus que le gardien qui veillait sur lui, en prison, n’eût été acheté. Mais alors, à quel prix ? Par quelles promesses ou par quelles menaces l’assassin l’avait-il gagné à sa cause ?

Toutes ces questions hantaient l’esprit de Lupin. Vers quatre heures, cependant, après une nouvelle promenade dans les ruines au cours de laquelle il avait inutilement examiné les pierres, mesuré l’épaisseur des murailles, scruté la forme et l’apparence des choses, il demanda au comte :

— Il n’est resté aucun serviteur du grand-duc ?

— Hermann III ?

— Non, celui-là n’a pas régné. Je veux dire Hermann II, le dernier grand-duc qui ait habité le château.

— Tous les domestiques de ce temps-là se sont dispersés. Un seul a continué à vivre dans la région.

— Eh bien ?

— Il est mort il y a deux années.

— Sans enfants ?

— Il avait un fils qui se maria et qui fut chassé, ainsi que sa femme, pour conduite scandaleuse. Ils laissèrent le plus jeune de leurs enfants, une petite fille, Isilda.

— Où habite-t-elle ?

— Elle habite ici, au bout des communs. Le vieux grand-père servait de guide aux visiteurs, à l’époque où l’on pouvait visiter le château. La petite Isilda, depuis, a toujours vécu dans ces ruines, où on la tolérait par pitié : c’est un pauvre petit être innocent, qui parle à peine et qui ne sait ce qu’il dit.

— A-t-elle toujours été ainsi ?

— Il paraît que non. C’est vers l’âge de dix ans que sa raison s’en est allée peu à peu.

— À la suite d’un chagrin, d’une peur ?

— Non, sans motif, m’a-t-on dit. Le père était alcoolique et la mère s’est tuée dans un accès de folie.

Lupin réfléchit et conclut :

— Je voudrais la voir.

Le comte eut un sourire assez étrange.

— Vous pouvez la voir, certainement.

Elle se trouvait justement dans une des pièces qu’on lui avait abandonnées.

Lupin fut surpris de trouver une mignonne créature, trop mince, trop pâle, mais presque jolie, avec ses cheveux blonds et sa figure délicate. Ses yeux d’un vert d’eau avaient l’expression vague, rêveuse, des yeux d’aveugles.

Il lui posa quelques interrogations auxquelles Isilda ne répondit pas, et d’autres auxquelles elle répondit par des phrases incohérentes, comme si elle ne comprenait ni le sens des paroles qu’on lui adressait, ni celui des paroles qu’elle prononçait.

Il insista, lui prenant la main avec beaucoup de douceur, et la questionnant, d’une voix affectueuse, sur l’époque où elle avait encore sa raison, sur son grand-père, sur les souvenirs que pouvait évoquer en elle sa vie d’enfant, en liberté parmi les ruines majestueuses du château.

Elle se taisait, les yeux fixes, impassible, émue peut-être, mais sans que son émotion pût éveiller son intelligence endormie.

Lupin demanda un crayon et du papier. Avec le crayon il inscrivit sur la feuille blanche « 813 ».

Le comte sourit encore.

— Ah çà ! qu’est-ce qui vous fait rire, s’écria Lupin agacé.

— Rien… rien… ça m’intéresse… ça m’intéresse beaucoup…

La jeune fille regarda la feuille qu’on tendait devant elle, et tourna la tête d’un air distrait.

— Ça ne prend pas, fit le comte, narquois.

Lupin écrivit les lettres A p o o n.

Même inattention chez Isilda.

Il ne renonça pas à l’épreuve et il traça à diverses reprises les mêmes lettres, mais en laissant chaque fois entre elles des intervalles qui variaient. Et chaque fois, il épiait le visage de la jeune fille.

Elle ne bougeait pas, les yeux attachés au papier avec une indifférence que rien ne paraissait troubler.

Mais, soudain, elle saisit le crayon, arracha la dernière feuille aux mains de Lupin et, comme si elle était sous le coup d’une inspiration subite, elle inscrivit deux l au milieu de l’intervalle laissé par Lupin.

Celui-ci tressaillit.

Un mot se trouvait formé : Apollon.

Cependant elle n’avait point lâché le crayon ni la feuille, et les doigts crispés, les traits tendus, elle s’efforçait de soumettre sa main à l’ordre hésitant de son pauvre cerveau.

Lupin attendait, tout fiévreux.

Elle marqua rapidement, comme hallucinée un mot, le mot : Diane.

— Un autre mot !… un autre mot ! s’écria-t-il avec violence.

Elle tordit ses doigts autour du crayon, cassa la mine, dessina de la pointe un grand J et lâcha le crayon à bout de forces.

— Un autre mot ! je le veux ! ordonna Lupin, en lui saisissant le bras.

Mais il vit à ses yeux, de nouveau indifférents, que ce fugitif éclair de sensibilité ne pouvait plus luire.

— Allons-nous-en, dit-il.

Déjà il s’éloignait, quand elle se mit à courir et lui barra la route. Il s’arrêta.

— Que veux-tu ?

Elle tendit sa main ouverte.

— Quoi ? de l’argent ? Est-ce donc son habitude de mendier ? dit-il en s’adressant à Waldemar.

— Non, dit celui-ci, et je ne m’explique pas du tout…

Isilda sortit de sa poche deux pièces d’or qu’elle fit tinter l’une contre l’autre, joyeusement.

Lupin les examina.

C’étaient des pièces françaises, toutes neuves, au millésime de l’année.

— Où as-tu pris ça ? s’exclama Lupin avec agitation… Des pièces françaises… Qui te les a données ?… Et quand ?… Est-ce aujourd’hui ? Parle !… Réponds !…

Il haussa les épaules.

— Imbécile que je suis ! Comme si elle pouvait répondre !… Mon cher comte, veuillez me prêter quarante marks… Merci. Tiens, Isilda, c’est pour toi…

Elle prit les deux pièces, les fit sonner avec les deux autres dans le creux de sa main, puis, tendant le bras, elle montra les ruines du palais Renaissance, d’un geste qui semblait désigner plus spécialement l’aile gauche et le sommet de cette aile.

Était-ce un mouvement machinal, ou fallait-il le considérer comme un remerciement pour les deux pièces d’or ?

Il observa le comte. Celui-ci ne cessait de sourire.

— Qu’est-ce qu’il a donc à rigoler, cet animal-là ? se dit Lupin. On croirait qu’il se paye ma tête…

À tout hasard, il se dirigea vers le palais, suivi de son escorte.

Le rez-de-chaussée se composait d’immenses salles de réception, qui se commandaient les unes les autres, et où l’on avait réuni les quelques meubles échappés à l’incendie.

Au premier étage, c’était, du côté nord, une longue galerie sur laquelle s’ouvraient douze belles salles exactement pareilles.

La même galerie se répétait au second étage, mais avec vingt-quatre chambres, également semblables les unes aux autres. Tout cela vide, délabré, lamentable.

En haut, rien. Les mansardes avaient été brûlées.

Durant une heure, Lupin marcha, trotta, galopa, infatigable, l’œil aux aguets.

Au soir tombant, il courut vers l’une des douze salles du premier étage, comme s’il la choisissait pour des raisons particulières connues de lui seul.

Il fut assez surpris d’y trouver l’empereur, qui fumait, assis dans un fauteuil qu’il s’était fait apporter.

Sans se soucier de sa présence, Lupin commença l’inspection de la salle, selon les procédés qu’il avait coutume d’employer en pareil cas, divisant la pièce en secteurs qu’il examinait tour à tour.

Au bout de vingt minutes, il dit :

— Je vous demanderais, sire, de bien vouloir vous déranger. Il y a là, une cheminée…

L’empereur hocha la tête.

— Est-il bien nécessaire que je me dérange ?

— Oui, sire, cette cheminée…

— Cette cheminée est comme toutes les autres, et cette salle ne diffère pas de ses voisines.

Lupin regarda l’empereur sans comprendre. Celui-ci se leva et dit en riant :

— Je crois, monsieur Lupin, que vous vous êtes quelque peu moqué de moi.

— En quoi donc, sire ?

— Oh mon Dieu, ce n’est pas grand’chose ! Vous avez obtenu la liberté sous condition de me remettre des papiers qui m’intéressent, et vous n’avez pas la moindre notion de l’endroit où ils se trouvent. Je suis bel et bien… comment dites-vous, en français ? roulé ?

— Vous croyez, sire ?

— Dame ! ce que l’on connaît, on ne le cherche pas. Et voilà dix bonnes heures que vous cherchez. N’êtes-vous pas d’avis qu’un retour immédiat vers la prison s’impose ?

Lupin parut stupéfait :

— Sa Majesté n’a-t-elle pas fixé demain, midi, comme limite suprême ?

— Pourquoi attendre ?

— Pourquoi ? Mais pour me permettre d’achever mon œuvre.

— Votre œuvre ? Mais elle n’est même pas commencée, monsieur Lupin.

— En cela, Votre Majesté se trompe.

— Prouvez-le, et j’attendrai demain midi.

Lupin réfléchit, et prononça gravement :

— Puisque Sa Majesté a besoin de preuves pour avoir confiance en moi, voici. Les douze salles qui donnent sur cette galerie portent chacune un nom différent, dont l’initiale est marquée à la porte de chacune. L’une de ces inscriptions, moins effacée que les autres par les flammes, m’a frappé lorsque je traversai la galerie. J’examinai les autres portes : je découvris, à peine distinctes, autant d’initiales, toutes gravées dans les galeries, au-dessus des frontons.

» Or une de ces initiales était un D, première lettre de Diane ; une autre était un A, première lettre d’Apollon. Et ces deux noms sont les noms de divinités mythologiques. Les autres initiales offriraient-elles le même caractère ? Je découvris un J, initiale de Jupiter ; un V, initiale de Vénus ; un M, initiale de Mercure ; un S, initiale de Saturne,  etc. Cette partie du problème était résolue : chacune des douze salles porte le nom d’une divinité de l’Olympe, et la combinaison Apoon, complétée par Isilda, désigne la salle d’Apollon.

» C’est donc ici, dans la salle où nous sommes, que sont cachées les lettres. Il suffit peut-être de quelques minutes maintenant pour les découvrir.

— … De quelques minutes ou de quelques années… et encore !… dit l’empereur en riant.

Il semblait s’amuser beaucoup, et le comte aussi affichait une grosse gaieté.

Lupin demanda :

— Sa Majesté veut-elle m’expliquer ?

— Monsieur Lupin, la passionnante enquête que vous avez menée aujourd’hui, et dont vous nous donnez les brillants résultats, je l’ai déjà faite… oui, il y a deux semaines, en compagnie de votre ami Herlock Sholmès. Ensemble, nous avons interrogé la petite Isilda ; ensemble, nous avons employé à son égard la même méthode que vous, et c’est ensemble que nous avons relevé les initiales de la galerie et que nous sommes venus ici, dans la salle d’Apollon.

Lupin était livide. Il balbutia :

— Ah ! Sholmès est parvenu… jusqu’ici ?

— Jusqu’ici. Il est vrai que cela ne nous a guère avancés, puisque, après quatre jours de recherches dans cette salle, nous n’avons rien découvert. Mais, tout de même, je sais deux choses : d’abord que les lettres n’y sont pas, et ensuite qu’il est inutile de perdre plus de temps avec monsieur Lupin, puisque monsieur Lupin se contente de répéter ce que font les autres.

Tremblant de rage, atteint au plus profond de son orgueil, Lupin se cabrait sous l’ironie, comme s’il avait reçu des coups de cravache. Jamais il ne s’était senti humilié à ce point. Dans sa fureur, il aurait étranglé le gros Waldemar, dont le rire l’exaspérait.

— De la tenue, monsieur Lupin ! s’écria l’empereur. De la tenue ! Vrai, je vous croyais plus de ressort. Le sage se reconnait dans l’adversité.

Et, s’adressant au comte :

— Comte, en route pour Paris… à Santé-Palace, comme dit M. Lupin.

II

C’était la défaite, la ruine irrémédiable de tous ses projets. Lupin ne l’accepta pas.

— Un mot, sire, je vous en supplie ; une simple question, si vous le permettez… Après quoi…

— Dites.

— Combien de temps Herlock Sholmès a-t-il mis pour arriver à ce même résultat ?

— Trois jours.

— Et moi, quelques heures, sire. Et j’aurais mis encore moins si je n’avais été contrarié dans mes recherches.

— Et par qui, mon Dieu ? Par mon fidèle comte ? J’espère bien qu’il n’aura pas osé.

— Non, sire, mais par le plus terrible et le plus puissant de mes ennemis, par cet être infernal qui a tué M. Kesselbach, qui a tué son complice Altenheim.

— Il est là ? Vous croyez ? s’écria l’empereur avec une agitation qui montrait qu’aucun détail de cette dramatique histoire ne lui était étranger.

— Il est partout où je suis. Il me menace de sa haine constante. C’est lui qui m’a deviné sous M. Lenormand, chef de la Sûreté, c’est lui qui m’a fait jeter en prison, c’est encore lui qui me poursuit, le jour où j’en sors. Hier, pensant m’atteindre dans l’automobile, il blessait le comte de Waldemar.

— Mais, qui vous assure, qui vous dit qu’il soit à Veldenz ?

— Isilda a reçu deux pièces d’or, sire ; qui les lui aurait données ?

L’empereur haussa les épaules.

— Les pièces d’or ? mais c’est Herlock Sholmès ; j’étais là.

— Pardon, sire, Sholmès arrivait d’Angleterre. L’or qu’il portait ne pouvait être qu’anglais ou allemand. Les deux pièces d’aujourd’hui sont des louis de France.

L’argument frappa l’empereur. Il dit :

— Que viendrait-il faire ? Dans quel but ?

— Je ne sais pas, sire, mais c’est l’esprit même du mal. Que Votre Majesté se méfie. Il est capable de tout.

— Impossible ! J’ai deux cents hommes dans ces ruines. Il n’a pu entrer. On l’aurait vu.

— Quelqu’un l’a vu fatalement.

— Qui ?

— Isilda.

— Qu’on l’interroge !

— Permettez que je le fasse moi-même, sire.

— Soit. Waldemar, conduis ton prisonnier chez cette jeune fille.

Lupin fit un geste.

— Non, sire.

— Comment, non ?

— Je ne suis pas un prisonnier. Je suis un homme qui cherche, comme les autres… comme vous, sire… Je demande qu’on me traite autrement

Il montra ses mains liées.

— La bataille sera rude. Puis-je me battre ainsi ?

L’empereur dit au comte :

— Détache-le… et tiens-moi au courant.

Ainsi donc, par un brusque effort, en mêlant au débat, hardiment, sans aucune preuve, la vision abhorrée de l’assassin, Arsène Lupin gagnait du temps et reprenait la direction des recherches.

— Encore seize heures, se disait-il. C’est plus qu’il ne m’en faut.

Et cependant était-il absolument sincère avec lui en affectant cette tranquillité ? Si réellement il se heurtait à l’assassin, si réellement l’assassin ne voulait pas qu’il trouvât les lettres, était-il sûr de réussir ?

Ils arrivèrent au local occupé par Isilda, à l’extrémité des anciens communs, bâtiments qui servaient de caserne aux deux cents gardiens des ruines, et dont toute l’aile gauche, celle-ci, prcisément, était réservée aux officiers et aux femmes de quelques-uns de ces officiers.

Isilda n’était pas là.

Le comte envoya deux de ses hommes. Ils revinrent. Personne n’avait vu la jeune fille.

Pourtant, elle n’avait pas dû sortir de l’enceinte des ruines. Quant au palais de la Renaissance, il était, pour ainsi dire, investi par la moitié des troupes, et nul n’y pouvait entrer.

Enfin, la femme d’un lieutenant qui habitait le logis voisin déclara qu’elle n’avait pas quitté sa fenêtre et que la jeune fille n’était pas sortie.

— Si elle n’était pas sortie, s’écria Waldemar, elle serait là, et elle n’est pas là.

Lupin observa :

— Il y a un étage au-dessus.

— Oui, mais, de cette chambre à l’étage, il n’y a pas d’escalier.

— Si, il y a un escalier.

— Où ?

Lupin désigna une petite porte ouverte sur un réduit obscur. Dans l’ombre, on apercevait les premières marches d’un escalier, abrupt comme une échelle.

— Je vous en prie, mon cher comte, dit-il à Waldemar, qui voulait monter, laissez-moi cet honneur.

— Pourquoi ?

— Il y a du danger.

Il s’élança et tout de suite sauta dans une soupente étroite et basse.

Un cri lui échappa :

— Oh ! c’est horrible !

— Qu’y a-t-il ? fit le comte débouchant à son tour.

— Ici… sur le plancher… Isilda…

— Morte ?

— Ça m’en a tout l’air, la pauvre fille.

Il s’agenouilla, mais aussitôt, au premier examen, il reconnut qu’elle était tout simplement étourdie, et qu’elle ne portait aucune trace de blessure, sauf quelques égratignures aux poignets et aux mains.

Dans sa bouche, formant bâillon, il y avait un mouchoir.

— C’est bien cela, dit-il. L’assassin était ici, avec elle. Quand nous sommes arrivés, il l’a étourdie d’un coup de poing, et il l’a bâillonnée pour que nous ne pussions entendre les gémissements.

— Mais par où s’est-il enfui ?

— Par là…, tenez…, il y a un couloir qui fait communiquer toutes les mansardes du premier étage.

— Et de là ?

— De là, il est descendu par l’escalier d’un des logements.

— Mais on l’aurait vu ?

— Bah ! est-ce qu’on sait ? Cet être-là est invisible. N’importe ! Envoyez vos hommes aux renseignements. Qu’on fouille toutes les mansardes et tous les logements du rez-de-chaussée.

Il hésita. Irait-il, lui aussi, à la poursuite de l’assassin ?

Mais un bruit le ramena vers la jeune fille. Elle s’était relevée et une douzaine de pièces d’or roulaient de ses mains. Il les examina. Toutes étaient françaises.

— Allons, dit-il, je ne m’étais pas trompé. Seulement, pourquoi tant d’or ? En récompense de quoi ?

— Probablement, dit le comte, en récompense de ses réponses aux questions posées.

— Isilda ne répond pas. Non, il a fallu qu’elle donnât quelque chose qu’on lui demandait.

Soudain, il aperçut un livre à terre et se baissa pour le ramasser. Mais, d’un mouvement plus rapide, la jeune fille se précipita, saisit le livre et le serra contre elle avec une énergie sauvage, comme si elle était prête à le défendre contre toute entreprise.

— C’est cela, dit-il, des pièces d’or ont été offertes contre le volume, mais elle refuse de s’en défaire. D’où les égratignures aux mains. L’intéressant serait de savoir pourquoi l’assassin voulait posséder ce livre. Avait-il pu, auparavant, le parcourir ?

Il dit à Waldemar :

— Mon cher comte, donnez l’ordre, s’il vous plaît…

Waldemar fit un signe. Trois de ses hommes se jetèrent sur la jeune fille, et, après une lutte acharnée où la malheureuse trépigna de colère et se tordit sur elle-même en poussant des cris, on lui arracha le volume.

— Tout doux, l’enfant, disait Lupin, du calme… C’est pour la bonne cause, tout cela… Maintenant, sois raisonnable… et vous autres, surveillez-la, mais sans lui faire du mal. Pendant ce temps, je vais examiner l’objet du litige.

C’était, dans une vieille reliure qui datait au moins d’un siècle, un tome dépareillé de Montesquieu, qui portait ce titre : Voyage au Temple de Gnide. Mais à peine l’eut-il ouvert que Lupin s’exclama :

— Tiens, tiens, c’est bizarre. Sur le recto de chacune de ces pages, une feuille de parchemin a été collée, et sur cette feuille, sur ces feuilles, il y a des lignes d’écriture, très serrées et très fines.

Il lut, tout au début :

« Journal du chevalier Gilles de Malrèche, domestique français de S. A. R. le prince de Deux-Ponts-Veldenz, commencé en l’an de grâce 1794. »

— Comment, il y a cela ? dit le comte.

— Qu’est-ce qui vous étonne ?

— Le grand-père d’Isilda, le vieux qui est mort il y a deux ans, s’appelait Malreich, c’est-à-dire le même nom germanisé.

— À merveille ! Le grand-père d’Isilda devait être le fils ou le petit-fils du domestique français qui écrivait son journal sur un tome dépareillé de Montesquieu. Et c’est ainsi que ce journal est passé aux mains d’Isilda. Nous en prendrons connaissance tout à l’heure. Peut-être y trouvera-t-on quelques détails précieux.

Il feuilleta au hasard :

« 15 septembre 1796. — Son Altesse a chassé.

» 20 septembre. — Son Altesse est sortie à cheval. Elle montait Cupidon. »

— Bigre, murmura Lupin, jusqu’ici, ce n’est pas palpitant.

Il alla plus avant :

« 12 mars 1803. — J’ai fait passer dix écus à Hermann. Il est cuisinier à Londres. »

— Oh ! Oh ! Hermann est détrôné. Le respect dégringole.

— Le grand-duc régnant, observa Waldemar, fut, en effet, chassé de ses États par les troupes françaises.

Lupin continua :

« 1809. — Aujourd’hui mardi, Napoléon a couché à Veldenz. C’est moi qui ai fait le lit de Sa Majesté, et qui, le lendemain ai vidé ses eaux de toilette. »

— Ah ! dit Lupin, Napoléon s’est arrêté à Veldenz ?

— Oui, oui, en rejoignant son armée, lors de la campagne d’Autriche qui devait aboutir à Wagram. C’est un honneur dont la famille ducale, par la suite, était très fière.

Lupin reprit :

« 28 octobre 1814. — Son Altesse Royale est revenue dans ses États.

» 29 octobre. — Cette nuit j’ai conduit Son Altesse jusqu’à la cachette, et j’ai été heureux de lui montrer que personne n’en avait deviné l’existence. D’ailleurs, comment se douter qu’une cachette pouvait être pratiquée dans… »

Un arrêt brusque… Un cri de Lupin… Isilda avait subitement échappé aux hommes qui la gardaient, s’était jetée sur lui, et avait pris la fuite en emportant le livre.

— Ah ! la coquine ! Courez donc, faites le tour par en bas. Moi, je la chasse par le couloir.

Mais elle avait clos la porte sur elle et poussé un verrou. Il dut redescendre et longer les communs avec les autres, en quête d’un escalier qui le ramenât au premier étage.

Des appels retentirent, qui venaient du rez-de-chaussée, vers l’aile droite. Ils s’élancèrent. C’était une des femmes d’officier qui leur faisait signe, au bout du couloir, et qui leur raconta que la jeune fille devait être chez elle.

— Comment le savez-vous ? demanda Lupin.

— J’ai voulu entrer dans ma chambre. La porte était fermée, et j’ai entendu du bruit.

Lupin, en effet, ne put ouvrir.

— La fenêtre, s’écria-t-il, il doit y avoir une fenêtre.

On le conduisit dehors, et tout de suite, prenant le sabre du comte, d’un coup, il cassa la vitre.

Puis, soutenu par deux hommes, il s’accrocha au mur, passa le bras, tourna l’espagnolette et tomba dans la chambre.

Accroupie devant la cheminée, Isilda lui apparut au milieu des flammes.

— Oh ! la misérable ! proféra Lupin, elle l’a jeté au feu !

Il la repoussa brutalement, voulut prendre le livre, et se brûla les mains. Alors, à l’aide des pincettes, il attira le livre hors du foyer et le recouvrit avec le tapis de la table pour étouffer les flammes.

Mais il était trop tard. Les pages du vieux manuscrit, toutes consumées, tombèrent en cendres.

III

Lupin regarda longuement la jeune fille. Le comte dit :

— On croirait qu’elle sait ce qu’elle fait…

— Non, non, elle ne le sait pas. Seulement son grand-père a dû lui confier ce livre comme un trésor, un trésor que personne ne devait contempler, et dans son instinct stupide, elle a mieux aimé le jeter aux flammes que de s’en dessaisir.

— Et alors ?

— Alors, quoi ?

— Vous n’arriverez pas à la cachette.

— Ah ! ah ! mon cher comte, vous avez donc un instant envisagé mon succès comme possible ? et Lupin ne vous paraît pas tout à fait un charlatan ? Soyez tranquille, Waldemar, Lupin a plusieurs cordes à son arc. J’arriverai.

— Avant la douzième heure demain ?

— Avant la douzième heure, ce soir. Mais pour l’instant je meurs d’inanition. Et si c’était un effet de votre bonté…

On le conduisit dans une salle des communs, affectée au mess des sous-officiers, et un repas substantiel lui fut servi, tandis que le comte allait faire son rapport à l’empereur.

Vingt minutes après, Waldemar revenait. Et ils restèrent ensemble l’un en face de l’autre, silencieux et pensifs.

— Waldemar, un bon cigare serait le bienvenu. Je vous remercie. Celui-là craque comme il sied aux havanes qui se respectent.

Il alluma son cigare, et au bout d’une ou deux minutes :

— Vous pouvez fumer, comte, cela ne me dérange pas.

Une heure se passa. Waldemar somnolait, et de temps à autre, pour se réveiller, avalait un verre de fine champagne.

Des soldats allaient et venaient, faisant le service.

— Du café, demanda Lupin.

On lui apporta du café.

— Ce qu’il est mauvais, grogna-t-il… Si c’est celui-là que boit César !… Encore une tasse, tout de même, comte. La nuit sera peut-être longue. Oh ! quel sale café !

Il alluma un autre cigare et ne dit plus un mot.

Les minutes s’écoulèrent. Il ne bougeait toujours pas et ne parlait point.

Soudain, Waldemar se dressa sur ses jambes, et dit à Lupin d’un air furieux :

— Eh ! là, debout !

À ce moment, Lupin sifflotait. Il continua paisiblement à siffloter.

— Debout ! vous dit-on.

Lupin se retourna. Sa Majesté venait d’entrer.

Il se leva.

— Où en sommes-nous ? dit l’empereur.

— Je crois, sire, qu’il me sera possible avant peu de donner satisfaction à Votre Majesté.

— Quoi ? Vous connaissez…

— La cachette ? À peu près, sire… Quelques détails encore qui m’échappent… mais sur place, tout s’éclaircira, je n’en doute pas.

— Nous devons rester ici ?

— Non, sire, je vous demanderai de m’accompagner jusqu’au palais Renaissance. Mais nous avons le temps, et, si Sa Majesté m’y autorise, je voudrais, dès maintenant, réfléchir à deux ou trois points.

Sans attendre la réponse, il s’assit, à la grande indignation de Waldemar.

Vingt minutes après, l’empereur qui s’était éloigné et conférait avec le comte, se rapprocha.

— Monsieur Lupin est-il prêt, cette fois ?

Lupin garda le silence. Une nouvelle interrogation : il baissa la tête.

— Mais il dort, en vérité, on croirait qu’il dort.

Hors de lui, Waldemar le secoua vivement par l’épaule. Lupin tomba de sa chaise, s’écroula sur le parquet, eut deux ou trois convulsions et ne remua plus.

— Qu’est-ce qu’il a donc ? s’écria l’empereur… il n’est pas mort, j’espère !

Il prit une lampe et se pencha.

— Ce qu’il est pâle ! Une figure de cire !… Regarde donc, Waldemar… tâte le cœur… Il vit, n’est-ce pas ?

— Oui, sire, dit le comte après un instant, le cœur bat très régulièrement.

— Alors, quoi ? je ne comprends plus… Que s’est-il produit ?

— Si j’allais chercher le médecin ?

— Va, cours…

Le docteur trouva Lupin dans le même état, inerte et paisible. Il le fit étendre sur un lit, l’examina longtemps, et s’informa de ce que le malade avait mangé.

— Vous craignez donc un empoisonnement, docteur ?

— Non, Sire, il n’y a pas de traces d’empoisonnement ! Mais je suppose… Qu’est-ce que c’est que ce plateau et cette tasse ?

— Du café, dit le comte.

— Pour vous ?

— Non, pour lui. Moi, je n’en ai pas bu.

Le docteur se versa du café, le goûta et conclut :

— Je ne me trompais pas : le malade a été endormi à l’aide d’un narcotique.

— Mais par qui ? s’écria l’empereur avec irritation… Voyons, Waldemar, c’est exaspérant tout ce qui se passe  ici !

— Sire…

— Eh oui, j’en ai assez !… Je commence à croire vraiment que cet homme a raison, et qu’il y a quelqu’un dans le château… ces pièces d’or, ce narcotique…

— Si quelqu’un avait pénétré dans cette enceinte, on le saurait, sire… Voilà trois heures que l’on fouille de tous côtés.

— Cependant, ce n’est pas moi qui ai préparé le café, je te l’assure… Et à moins que ce ne soit toi…

— Oh ! sire !

— Eh bien, cherche… perquisitionne… Tu as deux cents hommes à ta disposition, et les communs ne sont pas si grands ! Car enfin, le bandit rôde par là, autour de ces bâtiments… du côté de la cuisine… que sais-je ? Va ! Remue-toi !

Toute la nuit, le gros Waldemar se remua, consciencieusement, puisque c’était l’ordre du maître, mais sans conviction, puisqu’il était impossible qu’un étranger se dissimulât parmi des ruines si bien surveillées. Et de fait, l’événement lui donna raison : les investigations furent inutiles et l’on ne put découvrir la main mystérieuse qui avait préparé le breuvage soporifique.

Cette nuit, Lupin la passa sur son lit, inanimé. Au matin, le docteur qui ne l’avait pas quitté répondit à un envoyé de l’empereur que le malade dormait toujours.

À neuf heures cependant, il fit un premier geste, une sorte d’effort pour se réveiller.

Un peu plus tard il balbutia :

— Quelle heure est-il ?

— Neuf heures trente-cinq.

Il eut un nouvel effort, et l’on sentait que, dans son engourdissement, tout son être se tendait pour revenir à la vie.

Une pendule sonna dix coups.

Il tressaillit et prononça :

— Qu’on me porte… qu’on me porte au palais.

Avec l’approbation du médecin, Waldemar appela ses hommes et fit prévenir l’empereur.

On déposa Lupin sur un brancard, et l’on se mit en marche vers le palais.

— Au premier étage, murmura-t-il.

On le monta.

— Au bout du couloir, dit-il, la dernière chambre à gauche.

On le porta dans la dernière chambre, la chambre de Minerve, qui était la douzième, et on lui donna une chaise sur laquelle il s’assit, épuisé.

L’empereur arriva : il ne bougea point, l’air inconscient, le regard sans expression.

Puis, après quelques minutes, il sembla s’éveiller, regarda autour de lui les murs, le plafond, les gens, et dit :

— Un narcotique, n’est-ce pas ?

— Oui, déclara le docteur.

— On a trouvé… l’homme ?

— Non.

Il parut méditer et, plusieurs fois, il hocha la tête d’un air pensif, mais on s’aperçut bientôt qu’il dormait.

L’empereur s’approcha de Waldemar.

— Donne les ordres pour qu’on fasse approcher ton auto.

— Ah ! mais alors, sire ?…

— Eh quoi ! je commence à croire qu’il se moque de nous et que tout cela n’est qu’une comédie pour gagner du temps.

— Peut-être… en effet… approuva Waldemar.

— Évidemment ! Il exploite certaines coïncidences curieuses, mais il ne sait rien, et son histoire de pièces d’or, son narcotique, autant d’inventions… Si nous nous prêtons davantage à ce petit jeu, il va te filer entre les mains. Ton auto, Waldemar.

Le comte donna les ordres et revint. Lupin ne s’était pas réveillé. L’empereur, qui inspectait la salle, dit à Waldemar :

— C’est la salle de Minerve, ici, n’est-ce pas ?

— Oui, sire.

— Mais alors, pourquoi cet N, à deux endroits ?

Il y avait en effet deux N, l’un au-dessus de la cheminée, l’autre au-dessus d’une vieille horloge encastrée dans le mur, toute démolie, et dont on voyait le mécanisme compliqué, les poids inertes au bout de leurs cordes.

— Ces deux N, dit Waldemar…

L’empereur n’écouta pas la réponse. Lupin s’était encore agité, ouvrant les yeux et articulant des syllabes indistinctes. Il se leva, marcha à travers la salle, et retomba exténué.

Ce fut alors la lutte, la lutte acharnée de son cerveau, de ses nerfs, de sa volonté, contre cette torpeur affreuse qui le paralysait, lutte de moribond contre la mort, lutte de la vie contre le néant.

Et c’était un spectacle infiniment douloureux.

— Il souffre, murmura Waldemar.

— Ou du moins il joue la souffrance, déclara l’empereur, et il la joue à merveille. Quel comédien !

Lupin balbutia :

— Une piqûre, docteur, une piqure de caféine… tout de suite…

— Vous permettez, sire ? demanda le docteur.

— Certes… Jusqu’à midi, tout ce qu’il veut, on doit le faire. Il a ma promesse…

— Combien de minutes… jusqu’à midi ? reprit Lupin.

— Quarante, lui dit-on.

— Quarante ?… J’arriverai… il est certain que j’arriverai… il le faut…

Il empoigna sa tête à deux mains.

— Ah ! si j’avais mon cerveau, le vrai, mon bon cerveau qui pense ! ce serait l’affaire d’une seconde ! Il n’y a plus qu’un point de ténèbres… mais je ne peux pas… ma pensée me fuit… je ne peux pas la saisir… c’est atroce…

Ses épaules sursautaient. Pleurait-il ?

On l’entendit qui répétait :

— 813… 813…

Et, plus bas :

— 813… un 8… un 1… un 3…, oui, évidemment… Mais pourquoi ? ça ne suffit pas…

L’empereur murmura ::

— Il m’impressionne. J’ai peine à croire qu’un homme puisse ainsi jouer un rôle.

La demie… les trois quarts…

Lupin demeurait immobile, les poings plaqués aux tempes.

L’empereur attendait, les yeux fixés sur un chronomètre que tenait Waldemar.

Encore dix minutes… encore cinq…

— Waldemar, l’auto est là ?… tes hommes sont prêts ?

— Oui, sire.

— Tonchronomètre sonne ?

— Oui, sire.

— Au dernier coup de midi, alors…

— Pourtant…

— Au dernier coup de midi, Waldemar.

Vraiment, la scène avait quelque chose de tragique, cette sorte de grandeur et de solennité que prennent les heures, à l’approche d’un miracle possible. Il semble que c’est la voix même du destin qui va s’exprimer.

L’empereur ne cachait pas son angoisse. Cet aventurier bizarre, qui s’appelait Arsène Lupin, et dont il connaissait la vie prodigieuse, cet homme le troublait… et, quoique, résolu à en finir avec toute cette histoire équivoque, il ne pouvait s’empêcher d’attendre… et d’espérer.

Encore deux minutes… Encore une minute. Puis ce fut par secondes que l’on compta.

Lupin paraissait endormi.

— Allons, prépare-toi, dit l’empereur au comte.

Celui-ci s’avança vers Lupin et lui mit la main sur l’épaule. La sonnerie argentine du chronomètre vibra : une, deux, trois, quatre, cinq…

— Waldemar, tire les poids de la vieille horloge.

Un moment de stupeur. C’était Lupin qui avait parlé, très calme. Waldemar haussa les épaules, indigné du tutoiement.

— Obéis, dit l’empereur.

— Mais oui, obéis, mon cher comte, insista Lupin qui retrouvait son ironie, c’est dans les cordes, et tu n’as qu’à tirer sur celles de l’horloge… alternativement : une, deux, à merveille… Voilà comment ça se remontait dans l’ancien temps.

De fait, le balancier fut mis en train, et l’on en perçut le tic-tac régulier.

— Les aiguilles, maintenant, dit Lupin, mets-les un peu avant midi… Ne bouge plus… Laisse-moi faire…

Il se leva et s’avança vers le cadran, à un pas de distance, tout au plus, les yeux fixes, tout son être attentif. Les douze coups retentirent, douze coups lourds, profonds.

Un long silence. Rien ne se produisit. Pourtant, l’empereur attendait, comme s’il était certain que quelque chose allait se produire. Et Waldemar ne bougeait pas, les yeux écarquillés.

Lupin, qui s’était penché sur le cadran, se redressa en murmurant :

— C’est parfait… j’y suis…

Il retourna vers sa chaise et commanda : — Waldemar, remets les aiguilles à midi moins deux minutes. Ah ! non, mon vieux, pas à rebrousse-poil… dans le sens de la marche. Eh ! oui, ce sera un peu long… mais que veux-tu ?

Toutes les heures et toutes les demies sonnèrent jusqu’à la demie de onze heures.

— Écoute, Waldemar, dit Lupin…

Et il parlait gravement, sans moquerie, comme ému lui-même et anxieux.

— Écoute, Waldemar, tu vois sur le cadran une petite pointe arrondie qui marque la première heure ? Cette pointe branle, n’est-ce pas ? Pose dessus l’index de la main gauche et appuie. Bien. Fais de même avec ton pouce sur la pointe qui marque la troisième heure. Bien. Avec ta main droite, enfonce la pointe de la huitième heure. Bien. Je te remercie. Va t’asseoir.

La grande aiguille se déplaça, effleura la douzième pointe, et midi sonna de nouveau.

Lupin se taisait, très pâle. Dans le silence chacun des douze coups retentit.

Au douzième coup, il y eut un bruit de déclanchement. L’horloge s’arrêta net. Le balancier s’immobilisa.

Et, soudain, le motif de bronze qui dominait le cadran, et qui figurait une tête de bélier, s’abattit, découvrant une sorte de petite niche taillée en pleine pierre.

Dans cette niche il y avait une cassette d’argent, ornée de ciselures.

Lupin la prit et la porta à l’empereur.

— Que Sa Majesté veuille bien ouvrir elle-même. Les lettres qu’elle m’a donné mission de chercher sont là.

L’empereur souleva le couvercle, et parut très étonné.

La cassette était vide.

IV

La cassette était vide !

Ce fut un coup de théâtre, énorme, imprévu. Après le succès des calculs effectués par Lupin, après la découverte si ingénieuse du secret de l’horloge, l’empereur, pour qui la réussite finale ne faisait plus de doute, semblait confondu.

En face de lui, Lupin, blême, les mâchoires contractées, l’œil injecté de sang, grinçait de rage et de haine impuissante.

Il essuya son front couvert de sueur, puis saisit vivement la cassette, la retourna, l’examina, comme s’il espérait trouver un double fond. Enfin, pour plus de certitude, dans un accès de fureur, il l’écrasa, d’une étreinte irrésistible.

Cela le soulagea. Il respira plus à l’aise.

L’empereur lui dit :

— Qui a fait cela

— Toujours le même, sire, celui qui poursuit la même route que moi et qui marche vers le même but, l’assassin de M. Kesselbach.

— Quand ?

— Cette nuit. Ah ! sire, que ne m’avez-vous laissé libre au sortir de prison ! Libre, j’arrivais ici sans perdre une heure. J’arrivais avant lui ! Avant lui je donnais de l’or à Isilda ! Avant lui, je lisais le journal de Malreich, le vieux domestique français !

— Vous croyez donc que c’est par les révélations de ce journal ?…

— Eh ! oui, sire, il a eu le temps de les lire, lui. Et, dans l’ombre, je ne sais où ! renseigné sur tous nos gestes, je ne sais par qui ! il m’a fait endormir, afin de se débarrasser de moi, cette nuit.

— Mais le palais était gardé.

— Gardé par vos soldats, sire. Est-ce que ça compte pour des hommes comme lui ? Je ne doute pas, d’ailleurs, que Waldemar ait concentré ses recherches sur les communs, dégarnissant ainsi les postes du palais.

— Mais le bruit de l’horloge ! ces douze coups dans la nuit !

— Un jeu, sire ! Un jeu d’empêcher une horloge de sonner !

— Tout cela me paraît bien invraisemblable.

— Tout cela me paraît rudement clair, à moi, sire. S’il était possible de fouiller dès maintenant les poches de tous vos hommes, ou de connaître toutes les dépenses qu’ils feront pendant l’année qui va suivre, on en trouverait bien deux ou trois qui sont, à l’heure actuelle, possesseurs de quelques billets de banque, billets de banque français, bien entendu.

— Oh ! protesta Waldemar.

— Mais oui, mon cher comte, c’est une question de prix, et celui-là n’y regarde pas. S’il le voulait, je suis sûr que vous-même…

L’empereur n’écoutait pas, absorbé, dans ses réflexions. Il se promena de droite et de gauche à travers la chambre, puis fit un signe à l’un des officiers qui se tenaient dans la galerie.

— Mon auto… Et qu’on s’apprête… Nous partons.

Il s’arrêta, observa Lupin un instant, et, s’approchant du comte :

— Toi aussi, Waldemar, en route… droit sur Paris, d’une étape…

Lupin dressa l’oreille. Il entendit Waldemar qui répondait :

— J’aimerais mieux une douzaine de gardes en plus, sire… Avec ce diable d’homme !…

— Prends-les. Et fais vite. Il faut que tu arrives cette nuit.

Lupin frappa du pied violemment.

— Eh bien, non, sire ! Non, non, non ! Cela ne sera pas, ça, je vous le jure. Ah ! non, jamais.

— Comment, non ?

— Et les lettres, sire ? Les lettres que l’on a volées ?

— Ma foi…

— Alors, s’écria Lupin, en se croisant les bras avec indignation, Votre Majesté renonce à la lutte ? Elle considère la défaite comme irrémédiable ? Elle se déclare vaincue ? Eh bien, pas moi, sire. J’ai commencé. Je finirai.

L’empereur sourit de cette belle ardeur.

— Je ne renonce pas, mais ma police se mettra en campagne…

Lupin éclata de rire.

— Que Votre Majesté m’excuse ! C’est si drôle ! La police de Sa Majesté ! Mais elle vaut ce que valent toutes les polices du monde, c’est-à-dire rien, rien du tout ! Non, sire, je ne retournerai pas à la Santé. La prison je m’en moque, croyez-moi. Je n’en suis pas à une évasion près. Pour un truc qui rate, j’en ai vingt, j’en ai trente qui réussiront. Par conséquent, la question n’est pas là. Elle est tout entière dans ce fait que ma liberté, actuellement, est indispensable.

— Du moins, vous le dites…

— Et vous le pensez, sire.

L’empereur s’impatienta :

— Waldemar…

— Sire, je vous promets, s’écria Lupin, que, si Waldemar me remmène, il arrivera seul à Paris, tous les journaux connaîtront l’aventure ; et je poursuivrai l’affaire des lettres, seul, pour mon compte. Voyons, sire, croyez-vous que si j’avais voulu ma liberté plus tôt, depuis hier Waldemar m’en eût empêché ? Dix fois j’aurais pu me sauver et aussi facilement que j’ouvre les doigts de cette main. Mais non, ce que je voudrais, sire, c’est agir avec votre consentement et prouver à Votre Majesté que, si étrange que cela puisse lui paraître, je ne suis pas indigne d’un peu de confiance.

L’empereur l’écoutait avec étonnement.

— Et qui me prouve que vous réussirez ? demanda-t-il.

— Ce que j’ai fait jusqu’ici.

— Je n’ai pas les lettres.

— Vous les auriez, sire, si je n’avais pas perdu un jour par votre faute. Et vous savez où elles étaient, ce que personne n’avait pu vous dire. Et vous savez qui les a, ce que personne n’aurait pu vous dire.

— À quoi cela sert-il ?

— À diriger les recherches.

— Contre cet homme ? Qui est-ce ? Où est-il ? On ne le sait pas.

— Je le saurai, sire. Et moi seul peux le savoir. Et il sait, lui, que je suis le seul qui peut le savoir. Je suis son seul ennemi. C’est moi seul qu’il attaque. C’est moi qu’il voulait atteindre, l’autre jour, avec la balle de son revolver. C’est moi seul qu’il lui suffisait d’endormir, cette nuit, pour être libre d’agir à sa guise. Le duel est entre nous. Le monde n’a rien à y voir. Personne ne peut m’aider et personne ne peut l’aider. Nous sommes deux, et c’est tout. Jusqu’ici la chance l’a favorisé. Mais en fin de compte, il est inévitable, il est fatal que je l’emporte.

— Pourquoi ?

— Parce que je suis le plus fort

— S’il vous tue ?

— Il ne me tuera pas. Je lui arracherai ses griffes, je le réduirai à l’impuissance. Et vous aurez les lettres, sire. Elles sont à vous. Il n’est pas de pouvoir humain qui puisse m’empêcher de vous les rendre.

Il parlait avec une conviction violente, et un ton de certitude qui donnaient aux choses qu’il prédisait l’apparence réelle de choses déjà accomplies.

L’empereur ne pouvait se défendre de subir un sentiment confus, inexplicable, mais où il y avait une sorte d’admiration, et beaucoup aussi de cette confiance que Lupin exigeait d’une façon si autoritaire.

— Que demandez-vous ?

— Rien. J’agirai seul.

— Mes hommes ? Ma police ?

— Inutile.

— De l’argent ?… Il vous en faudra pour une telle besogne… l’ennemi en a beaucoup.

— J’en ai plus que lui.

L’empereur se tut. Au fond, il n’hésitait que par scrupule d’employer cet homme et d’en faire pour ainsi dire son allié. Et, soucieux, ne sachant quel parti prendre, il marchait de la galerie aux fenêtres sans prononcer une parole.

À la fin, il dit :

— Et qui nous assure que le grand-duc Hermann avait bien mis les lettres là, dans cette cachette et non pas ailleurs ? Et qui nous assure qu’il ne les en avait pas retirées ? Et qui nous assure qu’elles ont été volées cette nuit ?

— Le vol est daté, sire.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Examinez la partie interne du fronton, qui dissimulait la cachette. La date y est inscrite à la craie blanche : minuit, 24 août.

— En effet… en effet… murmura l’empereur interdit… Comment n’ai-je pas vu ?

Et il ajouta, laissant percevoir sa curiosité :

— C’est comme pour ces deux N peints sur la muraille… je ne m’explique pas. C’est ici la salle de Minerve.

— C’est ici la salle où coucha Napoléon, empereur des Français, déclara Lupin.

— Qu’en savez-vous ?

— Demandez à Waldemar, sire. Pour moi, quand je parcourus le journal du vieux domestique, ce fut un éclair. Je compris que Sholmès et moi, nous avions fait fausse route. Apoon, le mot incomplet que traça le grand-duc Hermann à son lit de mort, n’est pas une contraction du mot Apollon, mais du mot Napoléon.

— C’est juste… vous avez raison… dit l’empereur… mais ce chiffre 813 ?…

— Ah ! c’est là le point qui me donna le plus de mal à éclaircir. J’ai toujours eu l’idée qu’il fallait additionner les trois chiffres 8, 1 et 3, et le nombre 12, ainsi obtenu, me parut aussitôt s’appliquer à cette salle qui est la douzième de la galerie. Mais cela ne me suffisait pas. Il devait y avoir autre chose, autre chose que mon cerveau affaibli ne pouvait parvenir à formuler. La vue de l’horloge, de cette horloge située justement dans la salle Napoléon me fut une révélation. Le nombre 12 signifiait évidemment la douzième heure. Midi ! minuit ! N’est-ce pas un instant plus solennel et que l’on choisit plus volontiers ? Mais pourquoi ces trois chiffres 8, 1 et 3, plutôt que d’autres qui auraient fourni le même total  ?

» C’est alors que je pensai à faire sonner l’horloge une première fois, à titre d’essai. Et c’est en la faisant sonner, que je vis que les pointes de la première, de la troisième, et de la huitième heure, étaient mobiles, et qu’elles seules étaient mobiles. J’obtenais donc trois chiffres, 1, 3 et 8, qui, placés dans un ordre plus fatidique, donnaient le nombre 813. Waldemar poussa les trois pointes. Le déclanchement se produisit. Votre Majesté connaît le résultat…

» Voilà, sire, l’explication de ce mot mystérieux, et de ces trois chiffres 813 que le grand-duc écrivit de sa main d’agonisant, et grâce auxquels il avait l’espoir que son fils retrouverait un jour le secret de Veldenz et deviendrait possesseur des fameuses lettres qu’il y avait cachées. »

L’empereur avait écouté avec une attention passionnée, de plus en plus surpris par tout ce qu’il observait, en cet homme, d’ingéniosité, de clairvoyance, de finesse, de volonté intelligente.

— Waldemar ? dit-il.

— Sire ?

Mais au moment où il allait parler, des exclamations s’élevèrent dans la galerie. Waldemar sortit et rentra.

— C’est la folle, sire, que l’on veut empêcher de passer.

— Qu’elle vienne ! s’écria Lupin vivement, il faut qu’elle vienne, sire.

Sur un geste de l’empereur, Waldemar alla chercher Isilda.

À l’entrée de la jeune fille, ce fut de la stupeur. Sa figure si pâle était couverte de taches noires. Ses traits convulsés marquaient la plus vive souffrance. Elle haletait, les deux mains crispées contre sa poitrine.

— Oh ! fit Lupin avec épouvante.

— Qu’y a-t-il ? demanda l’empereur.

— Votre médecin, sire, qu’on ne perde pas une minute.

Et s’avançant :

— Parle, Isilda… Tu as vu quelque chose ? Tu as quelque chose à dire ?

La jeune fille s’était arrêtée, les yeux moins vagues, comme illuminés par la douleur. Elle articula des sons… aucune parole.

— Écoute, dit Lupin… réponds oui ou non… un mouvement de tête… Tu l’as vu ? Tu sais où il est ?… Tu sais qui il est… Écoute, si tu ne réponds pas…

Il réprima un geste de colère. Mais soudain se rappelant l’épreuve de la veille, et qu’elle semblait plutôt avoir gardé quelque mémoire visuelle du temps où elle avait toute sa raison, il inscrivit sur le mur blanc un L et un M majuscules.

Elle tendit le bras vers les lettres et hocha la tête comme si elle approuvait.

— Et après ? fit Lupin… Après !… Écris à ton tour.

Mais elle poussa un cri affreux et se jeta par terre avec des hurlements.

Puis, tout d’un coup le silence, l’immobilité. Un soubresaut encore. Et elle ne bougea plus.

— Morte ? dit l’empereur.

— Empoisonnée, sire.

— Ah ! la malheureuse… Et par qui ?

— Par lui, sire. Elle le connaissait, sans doute. Il aura eu peur de ses révélations.

Le médecin arrivait. L’empereur lui montra la jeune fille. Puis s’adressant à Waldemar :

— Tous les hommes en campagne… Qu’on batte les maisons… Un télégramme aux gardes frontières…

Il s’approcha de Lupin.

— Combien de temps vous faut-il pour reprendre les leftres ?

— Un mois, sire… deux mois au plus.

— Bien. Waldemar vous attendra ici. Il aura mes ordres, et pleins pouvoirs pour vous accorder ce que vous désirez.

— Ce que je voudrais, vous le savez, sire, c’est la liberté.

— Vous êtes libre.

Lupin le regarda s’éloigner et dit entre ses dents :

— La liberté, d’abord… et puis, quand je vous aurai rendu les lettres, ô Majesté, une petite poignée de main. Alors, nous serons quittes.