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813 (1910, Le Journal)/04/02

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CHAPITRE II

L’HOMME NOIR.

I

Louis de Malreich ! Était-il possible que ce fût réellement lui ? Lupin avait fini par le considérer comme un être tellement fantastique qu’il était déconcerté de le voir sous une forme vivante, allant, venant, agissant ainsi que le premier venu.

Il dit au cabaretier :

— Que fait-il, ce monsieur ?

— Ma foi, je ne saurais trop dire. C’est un drôle de pistolet… Il est toujours tout seul… Il ne parle jamais à personne… Ici nous ne connaissons même pas le son de sa voix… Du doigt il désigne sur le menu les plats qu’il veut… En vingt minutes, c’est expédié… Il paye… s’en va… c’est tout.

— Et il revient ?

— Tous les deux ou trois jours.

— À bicyclette ?

— Quelquefois, ce n’est pas régulier.

Lupin entraîna Doudeville. Il était très agité, serrait le bras de son compagnon, au point que celui-ci se retenait pour ne pas crier.

— Il n’y a pas de doute… C’est lui… et l’on va se colleter… Jamais je n’ai ressenti un pareil trouble. Si je n’étais Arsène Lupin, je croirais que c’est de la peur…

— Il y a un peu de cela, patron.

— Oui… Et pourquoi pas ? La peur, c’est un sentiment honorable… quand on s’appelle Arsène Lupin.

Par précaution, ils s’en revinrent le lendemain, méconnaissables sous leur déguisement d’ouvriers, et ils déjeunèrent au restaurant Buffalo. Léon Massier ne parut pas.

Et ils ne le virent point non plus le jour qui suivit.

Mais leur enquête continuait, route de la Révolte, et ils découvrirent que les sept complices d’Altenheim habitaient tous dans ce groupe d’immeubles qui porte le numéro 5.

Quatre d’entre eux exerçaient ouvertement la profession de marchands d’habits. Deux autres vendaient des journaux. Le septième se disait brocanteur, et c’est ainsi, du reste, qu’on le nommait.

Ils passaient les uns auprès des autres, sans avoir l’air de se connaître. Mais Lupin constata qu’ils se réunissaient, la nuit, dans une sorte de remise située tout au fond de la dernière des cours, remise le Brocanteur accumulait ses marchandises, vieilles ferrailles, salamandres démolies, tuyaux de poêles rouillés… et sans doute aussi la plupart des objets volés.

Mais pas une fois, dans les cours et dans les bâtiments du numéro 5, où Lupin et Doudeville avaient obtenu libre accès après entente avec le concierge, pas une fois ils ne constatèrent la présence de Louis de Malreich.

Et personne, parmi tous ceux qu’ils interrogèrent, ne put leur fournir la moindre information sur un individu répondant à ce signalement.

Malreich se cachait-il, pour venir, sous un masque différent, ou bien ses complices le rejoignaient-ils à un autre endroit ? Lupin ne réussit pas à l’établir.

Enfin, le troisième jour, comme ils déjeunaient au cabaret, Doudeville, qui était placé vis-à-vis de la porte, eut un mouvement que Lupin surprit.

— C’est lui, n’est-ce pas ?

— Oui.

Massier passa près d’eux, suspendit à une patère son chapeau — un chapeau noir, en feutre mou — s’assit à une petite table, examina le menu qu’un garçon lui offrait, commanda et attendit immobile, le buste rigide, les deux bras croisés sur la nappe.

Et Lupin le vit bien en face.

Il avait un visage maigre et sec, entièrement glabre, troué d’orbites profondes au creux desquelles on apercevait des yeux gris, couleur de fer. La peau paraissait tendue d’un os à l’autre, comme un parchemin si raide, si épais, qu’aucun poil n’aurait pu le percer.

Et le visage était morne. Aucune expression ne l’animait. Aucune pensée ne semblait vivre sous ce front d’ivoire. Et les paupières, sans cils, ne brillaient jamais, ce qui donnait au regard la fixité d’un regard de statue.

Lupin le contemplaît avidement. L’aspect de l’homme ne l’étonnait point. Il le trouvait conforme à ses prévisions, à ce qu’il savait de lui et de son existence hideuse. Mais ce qui le troublait, c’était ce regard de mort là où il attendait la vie et la flamme, c’était l’impassibilité, là où il supposait le tourment, le désordre, la grimace puissante des grands maudits.

— C’est lui, ce ne peut-être que lui, se répétait Lupin, c’est Malreich, le voilà… il respire à quatre pas de moi ; voilà les mains qui tuent… Voilà le cerveau qu’enivre l’odeur du sang… Voilà le monstre, le vampire.

Il ne s’expliquait pas qu’il mangeât, comme les autres, du pain et de la viande, et qu’il bût de la bière comme le premier venu, lui qu’il avait imaginé ainsi qu’une bête immonde qui se repaît de chair vivante et suce le sang de ses victimes.

Allons-nous-en, Doudeville.

— Qu’est-ce que vous avez, patron ? Vous êtes tout pâle.

— J’ai besoin d’air. Sortons.

Dehors, il respira longuement, essuya son front couvert de sueur, et murmura :

— Ça va mieux. J’étouffais.

Et, se dominant, il reprit :

— Maintenant, il s’agit de jouer serré et de ne pas perdre sa trace.

— Si l’on se séparaît, patron ? Notre homme nous a vus ensemble. Il nous remarquera moins l’un sans l’autre.

— Nous a-t-il vus ? dit Lupin pensivement. Il semble ne rien voir, et ne rien entendre, et ne rien regarder. Quel type déconcertant !…

Et de fait, dix minutes après, Léon Massier apparut et s’éloigna, sans même observer s’il était suivi. Il avait allumé une cigarette et fumait, l’une de ses mains derrière le dos, marchant en flâneur qui jouit du soleil et de l’air frais, et qui ne soupçonne pas qu’on peut surveiller sa promenade.

Il franchit l’octroi, longea les fortifications, sortit de nouveau par la porte Champerret et revint sur ses pas par la route de la Révolte.

Allait-il entrer dans les immeubles du numéro 5 ? Lupin le désira vivement, car c’eût été la preuve certaine de sa complicité avec la bande Altenheim. Mais l’homme tourna et gagna la rue Delaizement qu’il suivit jusqu’au delà du vélodrome Buffalo.

À gauche, en face du vélodrome, il y avait, parmi les jeux de tennis en location et les baraques qui bordent la rue Delaizement, il y avait un petit pavillon isolé, entouré d’un jardin exigu.

Léon Massier s’arrêta, prit son trousseau de clefs, ouvrit d’abord la grille du jardin, ensuite la porte du pavillon, et disparut.

Lupin s’avança avec précautions. Tout de suite, il nota que les immeubles de la route de la Révolte se prolongeaient par derrière, jusqu’au mur du jardin.

S’étant approché davantage, il vit que ce mur était très haut et qu’une remise, bâtie au fond du jardin, s’appuyait contre lui.

Par la disposition des lieux, il acquit la certitude que cette remise était adossée à la remise qui s’élevait dans la dernière cour du numéro 5 et qui servait de débarras au brocanteur.

Ainsi donc, Léon Massier habitait une maison contiguë à la pièce où se réunissaient les sept complices de la bande Altenheim. Par conséquent, Léon Massier était bien le chef suprême qui commandait cette bande, et c’était évidemment par un passage existant entre les deux remises qu’il communiquait avec ses affidés.

— Allons, dit Lupin, je ne m’étais pas trompé, Léon Massier et Louis de Malreich ne font qu’un. La situation se simplifie.

— Rudement, approuva Doudeville qui l’avait rejoint, et avant quelques jours tout sera réglé.

— C’est-à-dire que j’aurai reçu un coup de stylet dans la gorge.

— Qu’est-ce que vous dites, patron ? En voilà une idée.

— Bah ! qui sait ! J’ai toujours eu le pressentiment que ce monstre-là me porterait malheur.

— Lâchez l’affaire !

— Impossible.

— Pourquoi ?

— Je m’appelle Lupin !

— Et s’il vous démolit ?

— Impossible.

— Pourquoi ?

— Je m’appelle Lupin !

Désormais, il s’agissait, pour ainsi dire, d’assister à la vie de Malreich, de façon à ce qu’aucun de ses gestes ne fût ignoré.

Cette vie, si l’on en croyait les gens du quartier que Doudeville interrogea, était des plus bizarres. Le type du pavillon, comme on l’appelait, demeurait là depuis quelques mois seulement. Il ne voyait et ne recevait personne. On ne lui connaissait aucun domestique. Et les fenêtres, pourtant grandes ouvertes, même la nuit, restaient toujours obscures, sans que jamais la clarté d’une bougie ou d’une lampe les illuminât.

D’ailleurs, la plupart du temps, Léon Massier sortait au déclin du jour et ne rentrait que fort tard — à l’aube, prétendaient les personnes qui l’avaient rencontré au lever du soleil.

— Et sait-on ce qu’il fait ? demanda Lupin à son compagnon, quand celui-ci l’eut rejoint.

— Non. Somme toute, on ne sait rien sur lui, son existence est absolument irrégulière ; il disparaît quelquefois pendant plusieurs jours… ou plutôt il demeure enfermé.

— À moins, dit Lupin, qu’il ne file par la remise et par la route de la Révolte.

— Attention, patron.

Malreich descendait dans son jardin. Il se dirigea vers la barrière des Ternes, la franchit, entra chez un boulanger, acheta un croissant et se mit à le manger tout en cheminant à petits pas.

— Le filons-nous ensemble, patron ? demanda Doudeville.

— Parbleu ! Il ne se retourne même pas. Quel drôle d’individu !… Et puis ce croissant d’un sou comme dîner… un bonhomme qui sème les billets de banque…

Le soir venant, Lupin et son compagnon n’hésitèrent pas à se rapprocher pour ne pas perdre de vue Malreich.

Parfois il stationnait devant une vitrine, puis repartait lentement, d’une allure automatique.

Il gagna les quartiers du centre, la place de l’Opéra, puis revint par la rue Auber jusqu’au boulevard Haussmann. Au numéro 73, il s’arrêta, parut inspecter la maison avec soin, puis pénétra sous la voûte cochère.

Oh ! oh ! fit Lupin, le client connaît du monde ici ! Doudeville, prends note de l’adresse !

Mais au bout de dix minutes il poussa un juron, se précipita sous la voûte, traversa une grande cour, une autre voûte, et déboucha dans une rue.

— Roulés, s’écria-t-il, la maison a une sortie sur la rue des Mathurins. Ah ! je comprends pourquoi ce gredin ne se retourne jamais. Sans même se demander s’il est suivi, il prend ses précautions et commence par s’évanouir dans l’ombre.

— Alors, patron ?

— Alors dînons tranquillement. Après nous irons surveiller le pavillon de la rue Delaizement.

À neuf heures, en effet, ils montaient de nouveau la faction.

Les minutes s’ajoutaient aux minutes, les quarts d’heure aux quarts d’heure.

La nuit s’écoula tout entière.

À l’aube, Malreich apparut.

Qu’avait-il pu faire au cours de cette longue nuit ?

II

À onze heures du matin, Doudeville somnolait encore sur un banc, non loin du pavillon, lorsqu’une vieille femme, une sorte de marchande à la toilette, sordidement vêtue, vint s’asseoir à côté de lui et prononça d’une grosse voix éraillée :

— Ça va, la faction ?

Doudeville bondit.

— Quoi ! Qui êtes-vous ?

La vieille femme lui saisit le bras.

Va te coucher, mon pauvre Doudeville, et dors tout ton saoul… tu en as besoin.

— Oui ! c’est vous ! patron. Si jamais je vous aurais reconnu !…

— Notre homme est toujours là ?

— Toujours.

— Eh bien, je prends la garde. Reviens à six heures… Ah ! auparavant, passe au Grand-Hôtel et apporte-moi mon courrier.

Doudeville s’en alla.

Midi sonnait et les ouvriers sortaient des fabriques environnantes, au moment où Malreich refermait la grille de son jardin. Lupin le suivit jusqu’à la route de la Révolte et l’aperçut qui entrait au restaurant Buffalo.

Dix minutes plus tard il entra lui-même. Et il avait à peine pris place à l’une des tables que la porte s’ouvrit de nouveau, et livra passage à deux individus qu’il reconnut sur-le-champ. C’étaient le Brocanteur et l’un de ses compagnons de la bande Altenheim.

Comme il n’y avait plus une seule table libre, le cabaretier les mit à la table même de Malreich. Les deux compagnons esquissèrent un salut. Il ne parut pas remarquer leur présence.

— Très fort, pensa Lupin, mais tout de même ce sera bien le diable si je ne les surprends pas en flagrant délit de complicité.

Il se trompait. Il ne surprit pas un signe d’intelligence, pas un clin d’œil, rien qui put indiquer le moindre accord entre ces trois individus. Et, lorsque le chef se leva, ses deux complices ne s’inquiétèrent pas plus de son départ que s’il se fût agi d’un étranger.

— Bigre ! songea Lupin, se levant à son tour, et reprenant sa poursuite, voilà des artistes qui ne livrent pas grand’chose au hasard. À moins que… À moins que…

Il se rappelait les confidences arrachées à Dominique, l’ancien maître d’hôtel d’Altenheim.

« Le chef ? nous ne le connaissons pas. Nous ne le voyons jamais… la nuit seulement, dans l’ombre… il nous parle à voix basse… ou bien par téléphone. »

En était-il toujours ainsi ?… Peut-être. Et cependant la remise ? La communication certaine, évidente entre le pavillon de Malreich et la bande Altenheim ?

Tout l’après-midi, Malreich étant rentré, Lupin surveilla la rue Delaizement. C’est là que Doudeville le retrouva à six heures du soir.

— Un pneumatique pour vous, patron.

— Au Grand-Hôtel ?

— Oui.

Lupin déchira. La lettre était signée Dolorès. Il lut à haute voix :

« Je vous en prie, venez à mon secours. Ce matin, à cinq heures, j’ai entendu du bruit. Je me suis levée. C’étaient deux hommes dans la rue, au-dessous de mes fenêtres. En s’en allant, l’un d’eux a dit à l’autre : “Voilà qui est fait… tout est prêt pour cette nuit.” Ce matin, j’ai prié vos amis d’examiner les fenêtres du rez-de-chaussée. Le volet de l’une d’elles, celui de l’office, ne ferme plus, ou, du moins, on peut maintenant l’ouvrir de l’extérieur. Je vous en supplie, protégez-moi. »

— C’est bien simple, séria Doudeville, je vais avertir mes chefs, à la Sûreté.

Lupin haussa les épaules.

— Qui ? Weber ? Le préfet de police ? Eh bien, nous serions propres. Si tu veux que tout rate, c’est le moyen.

— Alors ?

— Alors, agissons, nous-mêmes.

— Mais avec les deux Charolais nous ne serons que quatre. Et s’ils viennent tous les sept, eux ?

— Tu oublies leur chef… Malreich. Ils seront huit.

— Vous voyez, patron…

— Calme-toi. Tu vas de ce pas réunir dix de nos hommes… Es-tu content ? Nous serons quatorze… Quatorze contre huit.

» Tu les mèneras rue des Vignes. Le père Charolais et son fils doivent déjà monter la faction… Tu t’entendras avec eux et, à onze heures et demie, tu viendras me rejoindre au coin de la rue des Vignes et de la rue Raynouard. »

— Et vous, patron ?

— Moi, je m’accroche à Malreich. Comme il sera de la partie… Ah ! une seconde

Il se débarrassa de ses habits et de son déguisement de femme. Puis ils se quittèrent. Quelques instants après, Malreich sortait du pavillon, et, suivi de Lupin, descendait dans Paris, de son allure lente et distraite.

Cette fois, par la rue de Londres et la place de la Trinité, il gagna la rue de Châteaudun. Au numéro 39 de cette maison, un établissement de bains occupe le fond d’une cour. Il y entra.

Au bout d’une heure, ne le voyant pas, Lupin se renseigna. L’établissement, situé dans l’ancien hôtel de Bonaparte et de Joséphine, a, sur la rue de la Victoire, ancienne rue Chantereine, une seconde sortie.

Lupin hésita. Sauterait-il à la gorge de la dame de comptoir qui lui avait donné ce renseignement ?

Il se pencha vers elle, et, d’un ton furieux :

— Un établissement de bains qui se respecte, madame, n’a qu’une sortie. Il est honteux qu’une pareille chose…

Il s’interrompit brusquement, consulta sa montre, retourna vers la rue de Châteaudun, puis prit une auto-taxi, se fit conduire à la barrière des Ternes, donna l’ordre au chauffeur de l’attendre et courut au pavillon.

— Puisque ce gredin n’est pas là, se disait-il, profitons-en. L’endroit est désert… J’ai une heure devant moi. C’est plus qu’il ne m’en faut.

Il prit son élan et bondit sur le rebord de pierre qui soutenait la grille du jardin. Quelques minutes après, il était dans la place.

L’idée lui vint d’abord de forcer la porte de la maison et de fouiller les chambres ; peut-être trouverait-il les fameuses lettres dérobées par Malreich ? Mais une visite à la remise le tenta davantage.

Il fut très surpris de voir qu’elle n’était point fermée et de constater ensuite, à la lueur de sa lanterne électrique, qu’elle était absolument vide et qu’aucune porte ne trouait le mur du fond.

Il chercha longtemps sans plus de succès ; mais, dehors, il aperçut une échelle, dressée contre la remise, et qui servait évidemment à monter dans une sorte de soupente pratiquée sous le toit d’ardoises.

De vieilles caisses, des bottes de paille, des châssis de jardinier en ombraient cette soupente, ou plutôt semblaient l’en ombrer, car il découvrit très facilement un passage qui le conduisit au mur.

Là, il se heurta à un châssis, qu’il voulut déplacer.

Ne le pouvant pas, il l’examina de plus près et s’avisa d’abord qu’il était fixé à la muraille, et ensuite qu’un des carreaux manquait.

Il passa le bras, c’était le vide. Il projeta vivement la lueur de la lanterne et regarda : c’était un grand hangar, une remise plus vaste que celle du pavillon et remplie de ferraille et d’objets de toute espèce.

« Nous y sommes, se dit Lupin, cette lucarne est pratiquée dans la remise du brocanteur, tout en haut, et c’est de là que Malreich voit, entend et surveille ses complices, sans être vu ni entendu par eux. Je m’explique maintenant qu’ils ne connaissent pas leur chef. »

Renseigné, il éteignit sa lumière et il se disposait à partir quand une porte s’ouvrit en face de lui et tout en bas. Quelqu’un entra. Une lampe fut allumée. Il reconnut le Brocanteur.

Il résolut alors de rester, puisque aussi bien l’expédition ne pouvait avoir lieu tant que cet homme serait là.

Le brocanteur avait sorti deux revolvers de sa poche, vérifiait leur fonctionnement et changeait les balles, tout en sifflotant un refrain de café-concert.

Une heure s’écoula de la sorte. Lupin commençait à s’inquiéter, sans se résoudre pourtant à partir.

Des minutes encore passèrent, une demi-heure…

Enfin, l’homme dit à haute voix :

— Entre.

Un des bandits se glissa dans la remise, et coup sur coup il en arriva un troisième, un quatrième…

— Nous sommes au complet, dit le Brocanfeur. Dieudonné et le Joufflu nous rejoignent là-bas. Allons, pas de temps à perdre… Vous êtes armés ?

— Jusqu’à la gauche.

— Tant mieux. Ce sera chaud.

— Comment sais-tu ça, le Brocanteur ?

— J’ai vu le chef… Quand je dis que je lai vu… non… Enfin, il m’a parlé…

— Oui, dans l’ombre, comme toujours, au coin d’une rue. Ah ! J’aimais mieux les façons d’Altenheim. Au moins, on savait ce qu’on faisait.

— Ne le sais-tu pas ? riposta le Brocanteur. On viole le domicile de la Kesselbach.

— Et les deux gardiens, les deux bonshommes qu’a postés Lupin ?

— Tant pis pour eux, nous sommes sept. Ils n’auront qu’à se taire.

— Et la Kesselbach ?

— Le bâillon d’abord, puis la corde, et on l’amène… tiens, sur ce vieux canapé… Là, on attendra les ordres.

— C’est bien payé ?

— Les bijoux de la Kesselbach, d’abord.

— Oui, si ça réussit, mais je parle du certain.

— Trois billets de cent d’avance, pour chacun de nous, le double après.

— Tu as l’argent ?

— Oui.

— À la bonne heure. On peut dire ce qu’on voudra, n’empêche que pour ce qui est du paiement, il n’y en a pas deux comme ce type-là.

Et, d’une voix si basse que Lupin la perçut à peine :

— Dis donc, le Brocanteur, si on est forcé de jouer du couteau, il y a une prime ?

— Toujours la même… Deux mille.

— Si c’est Lupin ?

— Trois mille.

— Ah ! si nous pouvions l’avoir, celui-là.

Les uns après les autres, ils quittèrent la remise ; Lupin entendit encore ces mots du Brocanteur :

— Voilà le plan de l’attaque. On se sépare en trois groupes. Un coup de sifflet, et chacun va de l’avant…

En hâte Lupin sortit de sa cachette, descendit l’échelle, contourna le pavillon sans y entrer et repassa par-dessus la grille.

« Le Brocanteur a raison, ça va chauffer. Ah ! c’est à ma peau qu’ils en veulent ! Une prime pour Lupin ! Les canailles ! »

— Rue Raynouard, dit-il à son chauffeur.

Il laissa la voiture au milieu de la rue et marcha jusqu’à la rue des Vignes avec la certitude de trouver là Doudeville et avec l’intention d’aller avec lui vers la maison de Mme Kesselbach et d’y entrer avant que le Brocanteur y arrivât.

À sa grande, stupeur, Doudeville n’était pas là.

Il consulta de nouveau sa montre.

— Minuit dix… J’attends encore cinq minutes.

À minuit et quart, personne. Un retard devenait dangereux. Après tout, si Doudeville et ses hommes n’avaient pu venir, Charolais, son fils et lui, Lupin, suffiraient à repousser l’attaque, sans compter l’aide des domestiques.

Il avança donc. Mais deux hommes lui apparurent, qui cherchaient à se dissimuler dans l’ombre d’un renfoncement.

— Bigre, se dit-il, c’est l’avant-garde de la bande, Dieudonné et le Joufflu. Je me suis laissé bêtement distancer.

Là il perdit encore du temps. Marcherait-il droit sur eux pour les mettre hors de combat et pour pénétrer ensuite dans la maison par la fenêtre de l’office qu’il savait libre ? C’était le parti le plus prudent, qui lui permettrait en outre d’emmener immédiatement Mme Kesselbach et de la mettre hors de cause.

Oui, mais c’était aussi l’échec de son plan, et c’était manquer cette unique occasion de prendre au piège la bande entière, et, sans aucun doute, Louis de Malreich.

Soudain un coup de sifflet vibra quelque part, de l’autre côté de la maison.

Étaient-ce les autres, déjà ? Et une contre-attaque allait-elle se produire par le jardin ?

Mais, au signal donné, les deux hommes avaient enjambé la fenêtre. Ils disparurent.

Lupin bondit, escalada le balcon et sauta dans l’office. Au bruit des pas, il jugea que les assaillants étaient passés dans le jardin, et ce bruit était si net qu’il fut tranquille : les deux gardiens, les Charolais, ne pourraient pas ne pas avoir entendu.

Il monta donc. La chambre de Mme Kesselbach se trouvait sur le palier. Vivement il entra.

À la clarté d’une veilleuse, il aperçut Dolorès, sur un divan, évanouie. Il se précipita sur elle, la souleva, et, d’une voix impérieuse, l’obligeant à répondre.

— Écoutez… les Charolais… Où sont-ils ?

Elle balbutia :

— Comment ?… mais… partis…

— Quoi ! partis !

— Vous m’avez écrit… il y a une heure… un message téléphonique…

Il ramassa près d’elle un papier bleu et lut :

« Renvoyez immédiatement les deux gardiens… et tous mes hommes… je les attends au Grand-Hôtel. Soyez sans crainte. »

— Tonnerre ! et vous avez cru ! Mais vos domestiques ?

— Disparus.

Il s’approcha de la fenêtre. Dehors, trois hommes venaient de l’extrémité du jardin.

Par la fenêtre de la chambre voisine, il en vit deux autres, dans la rue.

Et il songea à Dieudonné, au Joufflu, à Louis de Malreich surtout, qui devait rôder invisible et formidable.

— Bigre, murmura-t-il, ce n’est plus huit contre quatorze, mais huit contre un… Fichue situation !…

III

En cet instant, Arsène Lupin eut l’impression, la certitude qu’il avait été attiré dans un guet-apens par des moyens qu’il n’avait pas le loisir de discerner, mais dont il devinait l’habileté et l’adresse prodigieuses.

Tout était combiné, tout était voulu : l’éloignement de ses hommes, la disparition ou la trahison des domestiques, sa présence même dans la maison de Mme Kesselbach.

Évidemment tout cela avait réussi au gré de l’ennemi, grâce à des circonstances heureuses jusqu’au miracle, car enfin il aurait pu survenir avant que le faux message ne fît partir ses amis. Mais alors c’était la bataille d’une bande à lui contre la bande d’Altenheim. Et Lupin, se rappelant la conduite de Malreich, l’assassinat d’Altenheim, l’empoisonnement de la folle à Veldenz, Lupin se demanda si le guet-apens était dirigé contre lui seul, et si Malreich n’avait pas entrevu comme possible une mêlée générale et la suppression de complices qui, maintenant, le gênaient.

Intuition plutôt chez lui, idée fugitive qui l’effleura. L’heure était à l’action. Il fallait défendre Dolorès dont l’enlèvement, en toute hypothèse, était la raison même de l’attaque.

Il entre-bâilla la fenêtre de la rue et braqua son revolver. Un coup de feu, l’alarme donnée dans le quartier, et les bandits s’enfuiraient.

— Eh bien non, murmura-t-il, non. Il ne sera pas dit que j’aurai esquivé la lutte. L’occasion est trop belle… Et puis qui sait s’ils s’enfuiraient… Ils sont en nombre et se moquent des voisins.

Il rentra dans la chambre de Dolorès. En bas, du bruit. Il écouta et comme cela provenait de l’escalier il ferma la serrure à double tour.

Dolorès pleurait et se convulsait sur le divan.

Il la supplia :

— Avez-vous la force ? Nous sommes au premier étage. Je pourrais vous aider à descendre… des draps à la fenêtre…

— Non, non, ne me quittez pas…

— Mais, moi aussi…

— Non, j’ai peur… je n’ai pas la force… ils vont me tuer… défendez-moi.

Il la prit dans ses bras et la porta dans la chambre voisine et, se penchant sur elle :

— Ne bougez pas et soyez calme. Je vous jure que moi vivant aucun de ces hommes ne vous touchera.

La porte de la première chambre fut ébranlée. Dolorès s’écria, en s’accrochant à lui :

— Ah ! les voilà… les voilà… ils vous tueront… vous êtes seul…

Il lui dit ardemment :

— Je ne suis pas seul… vous êtes là… vous êtes là près de moi.

Il voulut se dégager. Elle lui saisit la tête entre ses deux mains, le regarda profondément dans les yeux et murmura :

— Où allez-vous ? Qu’allez-vous faire ? Non… ne mourez pas… je ne veux pas… vivez… il faut vivre…

Elle balbutia des mots qu’il n’entendit pas et qu’elle semblait étouffer entre ses lèvres pour qu’il ne les entendit point, et à bout d’énergie, exténuée, elle retomba sans connaissance.

Il se pencha sur elle et la contempla un instant. Doucement il effleura ses cheveux d’un baiser. Puis il retourna dans la première chambre, ferma soigneusement la porte qui séparaît les deux pièces, et alluma l’électricité.

— Minute, les enfants ! cria-t-il. Vous êtes donc bien pressés de vous faire démolir ?… Vous savez que c’est Lupin qui est là ? Gare la danse !

Tout en parlant il avait déplié un paravent de façon à cacher le sofa où reposait tout à l’heure Mme Kesselbach, et il avait jeté sur ce sofa des robes et des couvertures.

La porte allait se briser sous l’effort des assaillants.

— Voilà ! j’accours ! Vous êtes prêts ? Eh bien, au premier de ces messieurs !…

Rapidement il tourna la clef et tira le verrou. Des cris, des menaces, un grouillement de brutes haineuses dans l’encadrement de la porte ouverte. Et pourtant nul n’osait avancer. Avant de se ruer sur Lupin, ils hésitaient, saisis d’inquiétude, de peur.

C’est là ce que Lupin avait prévu.

Debout, au milieu de la pièce, bien en lumière, le bras tendu, il tenait entre ses doigts une liasse de billets de banque avec lesquels il faisait, en les comptant un à un, sept parts égales. Et, tranquillement, il déclarait :

— Trois mille francs de prime pour chacun si Lupin est envoyé ad patres ? C’est bien ça, n’est-ce pas, qu’on vous a promis ? En voilà le double.

Il déposa les paquets sur une table, à portée des bandits.

Le Brocanteur hurla :

— Des histoires ! Il cherche à gagner du temps. Tirons dessus !

Il leva le bras. Ses compagnons le retinrent.

Et Lupin continuait :

— Bien entendu, cela ne change rien à votre plan de campagne. Vous vous êtes introduits ici : 1o pour enlever Mme Kesselbach ; 2o et accessoirement, pour faire main basse sur ses bijoux. Je me considérerais comme le dernier des misérables si je m’opposais à ce double dessein.

— Ah ! çà, où veux-tu en venir ? grogna le Brocanteur, qui écoutait malgré lui.

— Ah ! ah ! le Brocanteur, je commence à t’intéresser. Entre donc, mon vieux… Entrez donc tous… Il y a des courants d’air au haut de cet escalier… et des mignons comme vous risqueraient de s’enrhumer… Eh quoi ! nous avons peur ? Je suis pourtant tout seul… Allons, du courage, mes agneaux.

Ils pénétrèrent dans la pièce, intrigués et méfiants.

— Pousse la porte, le Brocanteur… on sera plus à l’aise. Merci, mon gros. Ah ! je vois, en passant, que les billets de mille se sont évanouis. Par conséquent, on est d’accord. Comme on s’entend, tout de même, entre honnêtes gens !

— Après ?

— Après ? eh bien, puisque nous sommes associés…

— Associés ?

— Dame ! N’avez-vous pas accepté mon argent ? On travaille ensemble, mon gros, et c’est ensemble que nous allons 1o enlever la jeune personne ; 2o enlever les bijoux.

Le Brocanteur ricana :

— Pas besoin de toi.

— Si, mon gros.

— En quoi ?

— En ce que vous ignorez où se trouve la cachette aux bijoux, et que, moi, je la connais.

— On la trouvera.

— Demain. Pas cette nuit.

— Alors, cause. Qu’est-ce que tu veux ?

— Le partage des bijoux.

— Pourquoi n’as-tu pas tout pris, puisque tu connais la cachette ?

— Impossible de l’ouvrir seul. Il y a un secret, mais je l’ignore. Vous êtes là, je me sers de vous.

Le Brocanteur hésitait.

— Partager… partager… Quelques cailloux et un peu de cuivre peut-être…

— Imbécile !… Il y en a pour plus d’un million.

Les hommes frémirent, impressionnés.

— Soit, dit le Brocanteur, mais si la Kesselbach fiche le camp ? Elle est dans l’autre chambre, n’est-ce pas ?

— Non, elle est ici.

Lupin écarta un instant l’une des feuilles du paravent et laissa entrevoir l’amas de robes, et de couvertures qu’il avait préparé sur le sofa.

— Elle est ici, évanouie. Mais je ne la livrerai qu’après le partage.

— Cependant…

— C’est à prendre ou à laisser. J’ai beau être seul. Vous savez ce que je vaux. Donc…

Les hommes se consultèrent, et le Brocanteur dit :

— Où est la cachette ?

— Sous le foyer de la cheminée. Mais il faut, quand on ignore le secret, soulever d’abord toute la cheminée, la glace, les marbres, et tout cela d’un bloc, paraît-il. Le travail est dur.

— Bah ! nous sommes d’attaque. Tu vas voir ça. En cinq minutes…

Il donna des ordres, et aussitôt ses compagnons se mirent à l’œuvre avec un entrain et une discipline admirables. Deux d’entre eux, montés sur des chaises, s’efforçaient de soulever la glace. Les quatre autres s’attaquèrent à la cheminée elle-même. Le Brocanteur, à genoux, surveillait le foyer et commandait :

— Hardi, les gars !… Ensemble, s’il vous plaît… Attention !… une, deux… Ah ! tenez, ça bouge…

Immobile derrière eux, les mains dans ses poches, Lupin les considérait avec attendrissement, et, en même temps, il savourait de tout son orgueil, en artiste et en maître, cette preuve si violente de son autorité, de sa force, de l’empire incroyable qu’il exerçait sur les autres. Comment ces bandits avaient-ils pu admettre une seconde cette invraisemblable histoire, et perdre toute notion des choses, au point de lui abandonner toutes les chances de la bataille ?

Il tira de ses poches deux grands revolvers, massifs et formidables, tendit les deux bras, et tranquillement, choisissant les deux premiers hommes qu’il abattrait, et les deux autres qui tomberaient à la suite, il visa comme il eût visé sur deux cibles, dans un stand.

Deux coups de feu à la fois, et deux encore…

Des hurlements… Quatre hommes s’écroulèrent les uns après les autres, comme des poupées au jeu de massacre.

— Quatre ôtés de sept, reste trois, dit Lupin. Faut-il continuer la soustraction ?

Ses bras demeuraient tendus, braqués sur le groupe que formaient le Brocanteur et ses deux compagnons.

— Salaud ! gronda le Brocanteur, tout en cherchant une arme.

— Haut les pattes, cria Lupin, ou je tire… Parfait ! Maintenant, vous autres, désarmez-le… sinon…

Les deux bandits, tremblants de peur, paralysaient leur chef, l’obligeaient à la soumission.

— Ligotez-le ! ligotez-le, sacré nom !… Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Moi parti, vous êtes tous libres, et les camarades ne sont que blessés… Allons, ça y est-il ? Les poignets d’abord… avec vos ceintures. Et les chevilles. Plus vite que ça…

Désemparé, vaincu, le Brocanteur ne résistait plus. Tandis que ses compagnons l’attachaient, Lupin se baissa sur eux et leur asséna deux terribles coups de crosse sur la tête. Ils s’affaissèrent.

— Voilà de la bonne besogne, dit-il en respirant. Dommage qu’il n’y en ait pas encore une cinquantaine… J’étais en train !… Et tout cela avec une aisance… le sourire aux lèvres… Qu’en penses-tu, le Brocanteur ?

Le bandit maugréait. Il lui dit :

— Sois pas mélancolique, mon gros. Console-toi en te disant que tu coopères à une bonne action, le salut de Mme Kesselbach. Elle va te remercier elle-même de ta galanterie.

Il se dirigea vers la porte de la seconde chambre et l’ouvrit.

— Ah ! fit-il en s’arrêtant sur le seuil, interdit, bouleversé.

La chambre était vide.

Il s’approcha de la fenêtre, vit une échelle appuyée au balcon et murmura :

— Enlevée… enlevée… Louis de Malreich… Ah ! le misérable…

IV

Il réfléchit une minute, tout en s’efforçant de dominer son angoisse, et se dit que, après tout, comme Mme Kesselbach ne semblait courir aucun danger immédiat, il n’y avait pas lieu de s’alarmer.

Mais une rage soudaine le secoua, et il se précipita sur les bandits, distribua quelques coups de botte aux blessés qui s’agitaient, chercha et reprit ses billets de banque, puis bâillonna des bouches, lia des mains, avec tout ce qu’il trouva, cordons de rideaux, embrasses, couvertures et draps réduits en bandelettes, et, finalement, aligna sur le tapis, devant le canapé, sept paquets humains, serrés les uns contre les autres, et ficelés comme des colis.

— Brochette de momies sur canapé, ricana-t-il… Mets succulent pour amateur ! Tas d’idiots, comment avez-vous fait votre compte ? Vous voilà comme des noyés à la Morgue… Mais aussi on s’attaque à Lupin, à Lupin, défenseur de la veuve et de l’orphelin !… Vous tremblez. Faut pas, les agneaux ! Lupin n’a jamais fait de mal à une mouche… Seulement, Lupin est un honnête homme qui n’aime pas la fripouille, et Lupin connaît ses devoirs. Voyons, est-ce qu’on peut vivre avec des chenapans comme vous ? Alors quoi ? plus de respect pour la vie du prochain ? plus de respect pour le bien d’autrui ? plus de lois ? plus de société ? plus de conscience ? plus rien ? Où allons-nous, Seigneur, où allons-nous ?

Sans même prendre la peine de les enfermer, il sortit de la chambre, gagna la rue, et marcha jusqu’à ce qu’il eût rejoint son taxi-auto. Il envoya le chauffeur à la recherche d’une autre automobile et ramena les deux voitures devant la maison de Mme Kesselbach.

Un bon pourboire, donné d’avance, évita les explications oiseuses. Avec l’aide des deux hommes il descendit les sept prisonniers et les installa dans les voitures, pêle-mêle, sur les genoux les uns des autres. Les blessés criaient, gémissaient. Il ferma les portes.

— Gare les mains, dit-il.

Il monta sur le siège de la première voiture.

— En route !

— Où va-t-on ? demanda le chauffeur.

— 36, quai des Orfèvres, à la Sûreté

Les moteurs ronflèrent… un bruit de déclanchement… et l’étrange cortège se mit à dévaler par les pentes du Trocadéro.

Dans les rues, on dépassa quelques charrettes de légumes. Des hommes, armés de perches, éteignaient des réverbères.

Il y avait des étoiles au ciel. Une brise fraîche flottait dans l’espace.

Lupin chantait.

La place de la Concorde, le Louvre… Au loin la masse noire de Notre-Dame…

Il se retourna et entrouvrit la portière :

— Ça va bien, les camarades ? Moi aussi, merci. La nuit est délicieuse, et on respire un air !…

On sauta sur les pavés plus inégaux des quais. Et aussitôt ce fut le Palais de Justice et la porte de la Sûreté.

— Restez-là, dit Lupin aux deux chauffeurs, et surtout soignez bien vos sept clients.

Il franchit la première cour et suivit le couloir de droite qui aboutissait aux locaux du service central. Des inspecteurs s’y trouvaient en permanence.

— Du gibier, messieurs, dit-il en entrant, et du gros. M. Weber est là ? Je suis le nouveau commissaire de police d’Auteuil.

M. Weber est dans son appartement. Faut-il le prévenir ?

— Une seconde. Je suis pressé. Je vais lui laisser un mot.

Il s’assit devant une table et écrivit :

« Mon cher Weber,

» Je t’amène les sept bandits qui composaient la bande d’Altenheim, ceux qui ont tué Gourel… et bien d’autres, et qui m’ont tué également sous le nom de M. Lenormand.

» Il ne reste plus que leur chef. Je vais procéder à son arrestation immédiate. Viens me rejoindre, il habite à Neuilly, rue Delaizement, et se fait appeler Léon Massier. »

» Cordiales salutations,

» Arsène Lupin,
» Chef de la Sûreté. »

Il cacheta.

— Voilà pour M. Weber. C’est urgent. Maintenant, il me faut sept hommes pour prendre livraison de la marchandise. Je l’ai laissée sur le quai.

Devant les autos, il fut rejoint par un inspecteur principal.

Ah ! c’est vous, M. Lebœuf, lui dit-il. J’ai fait un beau coup de filet… Toute la bande d’Altenheim… ils sont là, dans les autos.

— Où donc les avez-vous pris ?

— En train d’enlever Mme Kesselbach et de piller sa maison. Mais j’expliquerai tout cela, en temps opportun.

L’inspecteur principal le prit à part, et, d’un air étonné :

— Mais, pardon, monsieur, on est venu me chercher de la part du commissaire de police d’Auteuil. Et il ne me semble pas… À qui ai-je l’honneur de parler ?

— À la personne qui vous a fait le joli cadeau de sept apaches de la plus belle qualité.

— Encore voudrais-je savoir ?

— Mon nom ?

— Oui.

— Arsène Lupin.

Il donna vivement un croc en jambes à son interlocuteur, courut jusqu’à la rue de Rivoli, sauta dans une automobile qui passait et se fit conduire à la porte des Ternes.

Les immeubles de la route de la Révolte étaient proches, il se dirigea vers le numéro 5.

Malgré tout son sang-froid, et l’empire qu’il avait sur lui-même, Arsène Lupin ne parvenait pas à dominer l’émotion qui l’envahissait. Retrouverait-il Dolorès Kesselbach ? Louis de Malreich avait-il ramené la jeune femme, soit chez lui, soit dans la remise du Brocanteur ?

Lupin avait pris au Brocanteur la clef de cette remise, de sorte qu’il lui fut facile, après avoir sonné et après avoir traversé toutes les cours, d’ouvrir la porte et de pénétrer dans le magasin de bric-à-brac.

Il alluma sa lanterne et s’orienta. Un peu à droite, il y avait l’espace libre où il avait vu les complices tenir un dernier conciliabule. Sur le canapé désigné par le Brocanteur, il aperçut une forme noire.

Enveloppée de couvertures, bâillonnée, Dolorès gisait là…

Il la secourut.

— Ah ! vous voilà… vous voilà, balbutia-t-elle… ils ne vous ont rien fait.

Et aussitôt, se dressant et montrant le fond du magasin :

— Là, il est parti de ce côté… j’ai entendu… je suis sûre… Il faut y aller… je vous en prie…

— Vous d’abord, dit-il.

— Non, lui… frappez-le je vous en prie… frappez-le.

La peur, cette fois, au lieu de l’abattre, semblait lui donner des forces inusitées, et elle répéta, dans un désir immense de livrer l’effroyable ennemi qui la torturait :

— Lui d’abord… je ne peux plus vivre… il faut que vous me sauviez de lui… il le faut… je ne peux plus vivre…

Il la délia, l’étendit soigneusement sur le canapé et lui dit :

— Vous avez raison… D’ailleurs ici, vous n’avez rien à craindre… Attendez-moi, je reviens…

Comme il s’éloignait, elle saisit sa main vivement :

— Mais vous ?

— Eh bien ?

— Si cet homme…

On eût dit qu’elle appréhendait pour Lupin ce combat suprême auquel elle l’exposait, et que, au dernier moment, elle eût été heureuse de le retenir.

Il murmura :

— Merci, soyez tranquille. Qu’ai-je à redouter ? Il est seul.

Et, la laissant, il se dirigea vers le fond. Comme il s’y attendait, il découvrit une échelle dressée contre le mur, et qui le conduisit au niveau de la petite lucarne grâce à laquelle il avait assisté à la réunion des bandits. C’était le chemin que Malreich avait pris pour rejoindre sa maison de la rue Delaizement.

Il refit donc ce chemin, comme il l’avait fait quelques heures plus tôt, passa dans l’autre remise et descendit dans le jardin. Il se trouvait derrière le pavillon même occupé par Malreich.

Chose étrange : il ne douta pas une seconde que Malreich ne fût là. Inévitablement il allait le rencontrer, et le duel formidable qu’ils soutenaient l’un contre l’autre touchait à sa fin. Quelques minutes encore, et, dans un sens ou dans l’autre, tout serait terminé.

Il fut confondu : ayant saisi la poignée d’une porte, cette poignée tourna et la porte céda sous son effort. Le pavillon n’était même pas fermé.

Il traversa une cuisine, un vestibule, et monta un escalier. Et il avançait délibérément, sans chercher à étouffer le bruit de ses pas.

Sur le palier, il s’arrêta. La sueur coulait de son front et ses tempes battaient sous l’afflux du sang.

Pourtant, il restait calme, maître de lui et conscient de ses moindres pensées.

Il déposa sur une marche deux revolvers.

— Pas d’armes, se dit-il, mes mains seules, rien que l’effort de mes mains… ça suffit… ça vaut mieux.

En face de lui, trois portes. Il choisit celle du milieu, et fit jouer la serrure.

Aucun obstacle.

Il entra.

Il n’y avait point de lumière dans la chambre, mais par la fenêtre grande ouverte, pénétrait la clarté de la nuit, et dans l’ombre il apercevait les draps et les rideaux blancs du lit.

Et là, quelqu’un se dressait.

Brutalement, sur cette silhouette, il lança le jet de sa lanterne.

Malreich !

Le visage blême de Malreich, ses yeux sombres, ses pommettes de cadavre, son cou décharné…

Et tout cela était immobile, à cinq pas de lui, face à face, et il n’aurait su dire si ce visage inerte, si ce visage de mort, exprimait la moindre terreur ou même seulement un peu d’inquiétude.

Lupin fit un pas, et un deuxième, et un troisième.

L’homme ne bougeait point.

Voyait-il ? Comprenait-il ? On eût dit que ses yeux regardaient dans le vide et qu’il se croyait obsédé par une hallucination plutôt que frappé par une image réelle.

Encore un pas…

— Il va se défendre, pensa Lupin, il faut qu’il se défende.

Et Lupin avança les bras vers lui.

L’homme ne fit pas un geste, il ne recula point ; ses paupières ne battirent pas.

Le contact eut lieu.

Et ce fut Lupin qui, bouleversé, épouvanté, perdit la tête. Il renversa l’homme, le coucha sur son lit, le roula dans les draps, le sangla dans les couvertures, et le tint sous son genou comme une proie… sans que l’homme eût tenté le moindre geste de résistance.

— Ah ! clama Lupin, ivre de joie et de haine assouvie, je t’ai enfin écrasée, bête odieuse ! Je suis le maître enfin !…

Il entendit du bruit dehors, dans la rue Delaizement : des coups que l’on frappait à la grille. Il se précipita vers la fenêtre et cria :

— C’est toi, Weber ! Déjà ! À la bonne heure Tu es un serviteur modèle ! Force la grille, mon bonhomme, et accours, tu seras le bienvenu.

En quelques minutes, il fouilla les vêtements de son prisonnier, s’empara de son portefeuille, rafla tous les papiers qu’il put trouver dans les tiroirs du bureau et du secrétaire, les jeta sur la table et les examina.

Il eut un cri de joie : le paquet de lettres était là, le paquet des fameuses lettres qu’il avait promis de rendre à l’empereur.

Il remit les papiers à leur place et courut à la fenêtre.

— Voilà qui est fait, Weber ! Tu peux entrer ! Tu trouveras l’assassin de M. Kesselbach dans son lit, tout préparé et tout ficelé… Adieu, Weber !…

Et Lupin, dégringolant rapidement l’escalier, courut jusqu’à la remise, et, tandis que Weber s’introduisait dans la maison, il rejoignit Dolorès Kesselbach.

À lui seul, il avait arrêté les sept compagnons d’Altenheim.

Et il avait livré à la justice le chef mystérieux de la bande, le monstre infâme, Louis de Malreich.