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813 (1910, Le Journal)/04/03

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CHAPITRE III

LA CARTE DE L’EUROPE

I

Sur un large balcon de bois, assis devant une table, un jeune homme écrivait.

Parfois il levait la tête et contemplait d’un regard vague l’horizon de coteaux où les arbres, dépouillés par l’automne, laissaient tomber leurs dernières feuilles sur les toits rouges des villas et sur les pelouses des jardins, puis il recommençait à écrire.

Au bout d’un moment, il prit sa feuille de papier et lut à haute voix :

Nos jours s’en vont à la dérive,
Comme emportés par un courant
Qui les pousse vers une rive
Où l’on n’aborde qu’en courant.

— Pas mal, fit une voix derrière lui ; Mme Amable Tastu n’eût pas fait mieux. Enfin, tout le monde ne peut pas être Lamartine.

— Vous ?… vous ?… balbutia le jeune homme avec égarement.

— Mais oui, poète, moi-même, Arsène Lupin, qui vient voir son cher Pierre Leduc.

Pierre Leduc se mit à trembler, comme grelottant de fièvre. Il dit à voix basse :

— L’heure est venue ?

— Oui, mon excellent Pierre Leduc, l’heure est venue pour toi de quitter, ou plutôt d’interrompre la molle existence de poète que tu mènes depuis plusieurs mois aux pieds de Geneviève Ernemont et de Mme Kesselbach, et d’interpréter le rôle que je t’ai réservé dans ma pièce… Une jolie pièce, je t’assure, un bon petit drame bien charpenté, selon les règles de l’art, avec trémolos, rires et grincements de dents. Nous voici arrivés au cinquième acte, le dénouement approche, et c’est toi, Pierre Leduc, qui en es le héros. Quelle gloire !

Le jeune homme se leva :

— Et si je refuse ?

— Idiot !

— Oui, si je refuse ? Après tout, qui m’oblige à me soumettre à votre volonté ? qui m’oblige à accepter un rôle que je ne connais pas encore, mais qui me répugne d’avance, et dont j’ai honte ?

— Idiot ! répéta Lupin.

Et, forçant Pierre Leduc à s’asseoir, il prit place auprès de lui, et de sa voix la plus douce :

— Tu oublies tout à fait, bon jeune homme, que tu ne t’appelles pas du tout Pierre Leduc, mais Gérard Baupré. Si tu portes le nom admirable de Pierre Leduc, c’est que toi, Gérard Beaupré, tu as assassiné Pierre Leduc et lui as volé sa personnalité.

Le jeune homme sauta d’indignation :

— Vous êtes fou ! vous savez bien que c’est vous qui avez tout combiné…

— Parbleu, oui, je le sais bien, mais la justice ne le saura pas, et que dira la justice quand je lui fournirai la preuve que le véritable Pierre Leduc est mort de mort violente, et que toi, tu as pris sa place ?

Atterré, le jeune homme bégaya :

— On ne le croira pas… Pourquoi aurais-je fait cela ? Dans quel but ?

— Idiot. Le but est si visible que Weber lui-même l’eût aperçu. Tu mens quand tu dis que tu ne veux pas accepter un rôle que tu ignores. Ce rôle, tu le connais. C’est celui qu’eût joué Pierre Leduc s’il n’était pas mort.

— Mais Pierre Leduc, pour moi, pour tout le monde, ce n’est qu’un nom. Qui était-il ? Qui suis-je ?

— Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Je veux savoir. Je veux savoir où je vais.

— Et, si tu le sais, marcheras-tu droit devant toi ?

— Oui, si ce but dont vous parlez en vaut la peine.

— Sans cela, crois-tu que je me donnerais tant de mal ?

— Qui suis-je ? Et quel que soit mon destin, soyez sûr que j’en serai digne. Mais je veux savoir. Qui suis-je ?

Arsène Lupin ôta son chapeau, s’inclina et dit :

— Hermann IV, grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz, prince de Berncastel, électeur de Trèves, et seigneur d’autres lieux.

Une grande limousine, de couleur jaune, et de forme pareille aux antiques berlines dans lesquelles voyageaient nos aïeux, stationnait en un chemin désert du bois de Boulogne, non loin de la porte de Madrid.

Le chauffeur avait les deux mains appuyées au volant.

Près de la limousine allait et venait un monsieur couvert de fourrures, un masque à lunettes sur le visage, Arsène Lupin.

— Quelle heure est-il, Octave ? demanda-t-il au chauffeur… Ce que les jours raccourcissent ! Il fait déjà nuit.

— Quatre heures et demie, patron.

— Tes phares sont prêts ?

— Oui, patron.

— Allume-les. Une fois partis, nous ne devons plus nous arrêter avant le château de Bruggen. Tu connais la route ?

— Si je la connais, patron !

— Bien, fit Lupin… Ah ! les voilà tous les deux.

Et il ajouta avec étonnement, en regardant du côté de la grille :

— Tiens, non… ils sont trois… qui donc les accompagne… Une femme… Est-ce que par hasard…

Il alla jusqu’à la porte de Madrid, à la rencontre des nouveaux arrivants. C’étaient Mme Kesselbach et Pierre Leduc.

Et Dolorès lui dit :

— Geneviève a voulu m’accompagner…

— Ah ! fit Lupin avec émotion… je suis content… je suis heureux…

Il ne s’était pas retrouvé en face de la jeune fille depuis leur entrevue, si rapide et si pénible, devant la porte de Mme Kesselbach, et la venue de Geneviève lui semblait très douce.

— Vous avez sauvé Dolorès, dit-elle comme pour donner aussitôt le vrai motif de cette venue… Et vous m’avez sauvée aussi… Personne ne peut plus nous faire de mal, grâce à vous…

Et elle répéta, tout bas :

— Grâce à vous…

Il la regarda doucement et dit :

— Je vous remercie.

Tout de suite il les fit monter, ainsi que Pierre Leduc, dans la voiture, et s’installant lui-même à côté du chauffeur, il donna l’ordre du départ.

Toute la nuit, ils voyagèrent sans incidents, et à une allure très modérée. À l’aube, ils atteignaient Verdun.

Ils continuèrent en obliquant vers le grand-duché de Deux-Ponts, mais à quelque distance de la frontière allemande, la voiture quitta la route, prit un chemin bordé d’une double allée de vieux filleuls et s’arrêta devant une longue maison, toute vêtue de lierre et coiffée d’un énorme chapeau d’ardoises. Lupin dit à Dolorès :

— Voici votre demeure, madame. C’est le château de Bruggen. Je crois, je suis sûr que vous aurez ici la tranquillité dont vous avez besoin. Geneviève vous y tiendra compagnie, puisqu’elle l’a voulu ainsi. Quant à Pierre Leduc, je vous le ramènerai dès ce soir. C’est également ici qu’il attendra la fin de tous ces événements.

Dolorès murmura :

— Et… vous resterez ?…

— Non… à moins que…

Il se rappelait avec émotion le geste effrayé de Dolorès et les paroles qu’elle avait prononcées dans la maison de la rue des Vignes, au moment où il allait la défendre contre les sept bandits. Et elle devait s’en souvenir aussi, car elle demeurait gênée en sa présence et visiblement troublée.

Elle se tut. Alors il la quitta. Un peu plus tard, il repartait avec Pierre Leduc.

À midi, il déclarait :

— Monseigneur, versez de douces larmes, vous entrez dans le royaume de vos ancêtres. Eh bien, quoi ! monseigneur, tu n’as pas l’air ému ? ajouta-t-il. Qu’est-ce qu’il te faut ? Qu’on te porte en triomphe ? Mazette !

Et apostrophant le chauffeur :

— À gauche, Octave ! et tout droit jusqu’au bourg de Veldenz… Ta capitale, monseigneur. Tu vas voir ça ! un petit Paris… Et ton château !… Tiens, là-bas, sur la hauteur, avise ce monceau de ruines en ruines ! Eh bien, tu y es… Ça te plaît, hein ? Avec quelques millions, on pourra peut-être y coucher, sans attraper de rhume.

Il lui frappa la cuisse :

— As pas peur, prince régnant ! T’auras une liste civile ! et des sujets à tondre !… Et si cela ne suffit pas, l’empereur est là qui te rebâtira ton palais… Et si l’empereur ne suffit pas, eh bien, il y a mieux, mon petit, il y a Lupin !

Il se pencha par la portière. On se trouvait à cinq cents pas des ruines.

— Halte ! Pas trop d’esbroufe pour arriver. Descends, grand électeur.

Pierre Leduc se levait. Lupin le repoussa brusquement sur la banquette.

— Moi, d’abord ! À moi de fouler d’abord le sol où je serai roi !

Il sauta d’un bond.

— À toi, maintenant, grand-duc ! Et haut la tête, mon bonhomme ! plus haut que ça ! Regarde le ciel, nom de nom ! Souviens-toi bien qu’un Deux-Ponts fut pendu pour vol avant même qu’il fût question des Hohenzollern. Et tu es un Deux-Ponts, nom de nom, pas un de moins !

Ils arrivaient. Lupin s’approcha du factionnaire et lui dit en allemand :

— Le comte de Waldemar ? Il est ici ? Eh bien, mon ami, je vous prierai de faire savoir au comte de Waldemar que je suis là. Qui je suis ? Mon ami, vous avertirez le comte de Waldemar que M. 813 sollicite une entrevue… Et après, qu’est-ce qu’il y a de drôle à cela ? Je ne peux pas m’appeler M. 813 ?

L’attente fut courte. On les mena tous les deux dans la salle où Lupin avait été reçu par l’empereur.

Waldemar travaillait devant le même bureau.

Il se leva avec un empressement qui prouvait l’importance qu’on attachait à cette affaire en haut lieu et, tout de suite, demanda :

— C’est fait ?

— C’est fait.

— Ah ! soupira-t-il avec satisfaction. Et vous les avez là ?

— Je les ai là.

Lupin sortit de sa poche un paquet de lettres et les tendit au comte qui les saisit vivement.

— Tout y est ? Vous n’en avez pas gardé ?

— Eh ! dis donc, Waldemar, fit Lupin, me prends-tu pour toi ?

Waldemar eut un air digne et voulut relever l’impertinence. Ne trouvant rien, il prononça :

— C’est bien… c’est très bien… Je porterai cela moi-même. Mais, d’autre part, j’ai des instructions formelles, au cas où ces lettres… où ce paquet de lettres me serait apporté par vous.

— Ah ! ah ! dit Lupin satisfait, Sa Majesté comptait donc sur ma promesse ?

— Oui, et je suis chargé de m’entendre avec vous au sujet des conditions…

— Ces conditions, vous les connaissez, mon cher Waldemar… Il s’agit, avant tout, de relever la maison de Deux-Ponts-Veldenz et de rendre le Grand-Duché au grand-duc Hermann IV.

— Dès aujourd’hui, je vais commencer les négociations avec le conseil de régence. D’après mes renseignements, ce sera chose facile. Mais ce grand-duc Hermann ?…

— Voici Son Altesse, dit Lupin, en désignant Pierre Leduc, qui, jusqu’ici, s’était tenu à l’écart.

— Bien… très bien… dit Waldemar… je ne doute pas que monsieur ne puisse établir les preuves de son identité… Il y a un point d’ailleurs sur lequel doit se porter mon attention… L’enquête que j’ai commencée conformément aux ordres de mon souverain, m’a appris que Son Altesse, vers l’âge de trois ans, avait dû subir, à la suite d’un accident…

Il s’approcha de Pierre Leduc, lui saisit la main gauche, et, constatant l’amputation du petit doigt, il eut aussitôt un grand geste de déférence.

— Et alors ? dit Lupin.

— Alors, Son Altesse voudra bien attendre l’issue des négociations. Pour ma part, j’agirai avec toute la diligence possible… Mais, n’est-ce pas, la décision suprême sera prise à Berlin. C’est de là que Son Altesse recevra les communications nécessaires.

— Son Altesse, dit Lupin, habite actuellement le château de Bruggen, près de la frontière. Elle garde le nom de Pierre Leduc, sous lequel elle vivait.

Waldemar prit note de l’adresse, et, ployé en deux, son chapeau à terre, il reconduisit jusqu’à la sortie des ruines son auguste visiteur.

Dehors, Lupin, en rejoignant son automobile, Lupin eut un véritable accès de joie. Et, sur la grande route déserte, riant et gesticulant, il clamait :

— Ça y est ! une fois de plus j’ai gagné le gros lot… Et quel lot ! Un grand-duché, un royaume !

Il plaqua sa main sur l’épaule de Pierre Leduc.

— Veinard de veinard ! Dans trois mois, tu épouses Geneviève ! Dans dix mois tu remontes sur le trône de tes ancêtres, et je règne ! Je règne sous ton nom ! Lupin, grand-duc ! J’étais chef de la Sûreté, me voilà prince régnant ! Le maître !… Le maître absolu !… Et alors… Alors on verra… Oui, le monde verra…

Il s’arrêta, et face à Pierre Leduc, les yeux brillants de fièvre, la voix sourde, il prononçait :

— À ma gauche, l’Alsace-Lorraine… à ma droite, Bade, le Wurtemberg, la Bavière… l’Allemagne du Sud… tous ces États mal soudés, mécontents, écrasés sous la botte du Charlemagne prussien, mais inquiets, tout prêts à s’affranchir… Comprends-tu, poète, tout ce qu’un homme comme moi peut faire là au milieu, tout ce qu’il peut réveiller d’aspirations, tout ce qu’il peut souffler de haines, tout ce qu’il peut susciter de révoltes et de colères ?

Et tout bas, il répéta, le regard tourné vers l’ouest :

— Et, à ma gauche, l’Alsace-Lorraine…

II

Après avoir ramené Pierre Leduc au château de Bruggen, Lupin reprit la route de Paris.

Un intérêt considérable l’y attirait : l’affaire de Malreich et des sept bandits.

Ce que fut cette affaire, la façon dont elle fut conduite, et comment elle se déroula, il serait fastidieux d’en parler, tellement les plus petits détails sont présents à la mémoire de tous. C’est un de ces événements sensationnels que les paysans les plus frustes des bourgades les plus lointaines commentent et racontent entre eux.

Mais ce que je voudrais rappeler, c’est la part énorme que prit Arsène Lupin à la poursuite de l’affaire et aux incidents de l’instruction.

En fait, l’instruction, ce fut lui qui la dirigea. Dès le début, il se substitua aux pouvoirs publics, ordonnant les perquisitions, indiquant les mesures à prendre, prescrivant les questions à poser aux prévenus, ayant réponse à tout.

Qui ne se souvient de l’ahurissement général, chaque matin, quand on lisait dans les journaux ces lettres, irrésistibles de logique et d’autorité, ces lettres signées tour à tour :

Arsène Lupin, juge d’instruction.
Arsène Lupin, procureur général.
Arsène Lupin, garde des sceaux.
Arsène Lupin, flic.

Il apportait à la besogne un entrain, une ardeur, une violence même qui étonnait de sa part à lui, si plein d’ironie habituellement, et, somme toute, par tempérament, si disposé à une indulgence en quelque sorte professionnelle.

Non, cette fois il haïssait. Il haïssait ce Louis de Malreich, bandit sanguinaire, bête immonde, dont il avait toujours eu peur, et qui, même enfermé, même vaincu, lui donnait encore cette impression d’effroi et de répugnance que l’on éprouve à la vue d’un reptile.

En outre, Louis de Malreich n’avait-il pas eu l’audace de persécuter Dolorès ?

— Il a joué, il a perdu, se disait Lupin, sa tête sautera.

C’était cela qu’il voulait pour son affreux ennemi : l’échafaud, le matin blafard où le couperet de la guillotine glisse et tue…

Étrange prévenu celui que le juge d’instruction questionna durant des mois entre des murs de son cabinet. Étrange personnage que cet homme osseux, à figure de squelette, aux yeux morts !

Il semblait absent de lui-même. Il n’était pas là, mais ailleurs. Et si peu soucieux de répondre !

— Je m’appelle Léon Massier.

Telle fut l’unique phrase dans laquelle il se renferma.

Et Lupin ripostait :

— Tu mens. Léon Massier, né à Périgueux, orphelin à l’âge de dix ans, est mort il y a sept ans. Tu as pris ses papiers. Mais tu oublies son acte de décès. Le voilà.

Et Lupin envoya au Parquet une copie de l’acte.

— Je suis Léon Massier, affirmait de nouveau le prévenu.

— Tu mens, répliquait Lupin, tu es Louis de Malreich, le dernier descendant d’un petit noble établi en Allemagne au dix-huitième siècle. Tu avais un frère, qui, tour à tour, s’est fait appeler Parbury, Ribeira et Altenheim. Ce frère, tu l’as tué. Tu avais une sœur, Isilda de Malreich, cette sœur, tu l’as tuée.

— Je suis Léon Massier.

— Tu mens. Tu es Malreich. Voilà ton acte de naissance. Voici celui de ton frère et relui de ta sœur.

Et les trois actes, Lupin les envoya.

D’ailleurs, sauf en ce qui concernait son identité, Malreich ne se défendait pas, écrasé sans doute sous l’accumulation des preuves que l’on relevait contre lui. Que pouvait-il dire ? On possédait quarante billets écrits de sa main — la comparaison des écritures le démontra — écrits de sa main à la bande de ses complices et qu’il avait négligé de déchirer, après les avoir repris.

Et tous ces billets étaient des ordres visant l’affaire Kesselbach, l’enlèvement de M. Lenormand et de Gourel, la poursuite du vieux Steinweg, l’établissement des souterrains de Garches, etc. Était-il possible de nier ?

Une chose assez bizarre déconcerta la justice. Confrontés avec leur chef, les sept bandits affirmèrent tous qu’ils ne le connaissaient point, ne l’ayant jamais vu. Ils recevaient ses instructions, soit par téléphone, soit dans l’ombre, au moyen précisément de ces petits billets que Malreich leur transmettait rapidement, sans un mot.

Mais, du reste, la communication entre le pavillon de la rue Delaizement et la remise du Brocanteur n’était-elle pas une preuve suffisante de la complicité ? De là, Malreich voyait et entendait. De là, le chef surveillait ses hommes.

Les contradictions ? les faits en apparence inconciliables ? Lupin expliqua tout. Dans un article célèbre, publié le matin du procès, il prit l’affaire à son début, en révéla les dessous, en débrouilla l’écheveau, montra Malreich habitant, à l’insu de tous, la chambre de son frère, le faux major Parbury, allant et venant invisible, par les couloirs du Palace-Hôtel, et assassinant M. Kesselbach, assassinant le garçon d’hôtel, assassinant le secrétaire Chapman.

Les débats, on se les rappelle : ils furent terrifiants à la fois et mornes, terrifiants par l’atmosphère d’angoisse qui pesa sur la foule et par les souvenirs de crime et de sang qui obsédaient les mémoires ; mornes, lourds, obscurs, étouffants, par suite du silence formidable que garda l’accusé.

Pas une révolte. Pas un mouvement. Pas un mot.

Figure de cire, qui ne voyait pas et qui n’entendait pas ! Vision effrayante de calme et d’impassibilité ! Dans la salle on frissonnait. Les imaginations affolées, plutôt qu’un homme, évoquaient une sorte d’être surnaturel, un génie des légendes orientales, un de ces dieux de l’Inde qui sont le symbole de tout ce qui est féroce, cruel, sanguinaire et destructeur.

Quant aux autres bandits, on ne les regardait même pas, comparses insignifiants qui se perdaient dans l’ombre de ce chef démesuré.

La déposition la plus émouvante fut celle de Mme Kesselbach. À l’étonnement de tous, et à la surprise même de Lupin, Dolorès, qui n’avait répondu à aucune des convocations du juge, et dont on ignorait la retraite, Dolorès apparut, veuve douloureuse, pour apporter un témoignage irrécusable contre l’assassin de son mari.

Elle dit simplement, après l’avoir regardé longtemps :

— C’est celui-là qui a pénétré dans ma maison de la rue des Vignes, c’est lui qui m’a enlevée, et c’est lui qui m’a enfermée dans la remise du Brocanteur.

— Vous l’affirmez ?

— Je le jure devant Dieu et devant les hommes.

Le surlendemain, Louis de Malreich, dit Léon Massier, était condamné à mort. Et sa personnalité absorbait tellement, pourrait-on dire, celle de ses complices, que ceux-ci bénéficièrent de circonstances atténuantes.

— Louis de Malreich, vous n’avez rien à dire ? demanda le président des assises.

Il ne répondit pas.

Arsène Lupin, qui avait assisté aux débats, sortit, après le verdict, avec une certaine impression de gêne.

— Oui, oui, entendu, murmurait-il, c’est un être abominable, c’est un monstre, soit… Mais, au fond, pourquoi a-t-il commis tous ces crimes ? Que voulait-il ? Quel était son but ? Cette question, on se l’est déjà posée sans la résoudre, et même sans y attacher toute l’importance qu’elle mérite. Voici qu’elle me hante, moi, maintenant. Il y a là une énigme que je ne comprends pas. Et il faudra que je la comprenne, il le faudra.

Lupin ne devait pas tarder à la comprendre, et le jour était proche où, tout pantelant d’horreur, frappé de désespoir, mortellement atteint, le jour était proche où il allait savoir l’épouvantable vérité.

Pour le moment, sans que l’idée néanmoins cessât de l’effleurer, il ne s’occupa plus de l’affaire Malreich. Résolu à faire peau neuve, comme il disait, rassuré d’autre part sur le sort de Mme Kesselbach et de Geneviève, dont il suivait de loin l’existence paisible, et enfin tenu au courant par Jean Doudeville qu’il avait envoyé à Veldenz, tenu au courant de toutes les négociations qui se poursuivaient entre la cour d’Allemagne et la régence des Deux-Ponts-Veldenz, il employait, lui, tout son temps à liquider le passé et à préparer l’avenir.

L’idée de la vie différente qu’il voulait mener sous les yeux de Mme Kesselbach, l’agitait d’ambitions nouvelles et de sentiments imprévus où l’image de Dolorès se trouvait mêlée sans qu’il s’en rendît un compte exact.

En quelques semaines, il supprima toutes les preuves qui auraient pu un jour le compromettre, toutes les traces qui auraient pu conduire jusqu’à lui. Il donna à chacun de ses anciens compagnons une somme d’argent suffisante pour les mettre à l’abri du besoin, et il leur dit adieu en leur annonçant qu’il partait pour l’Amérique du Sud.

Un matin, après une nuit de réflexions minutieuses et une étude approfondie de la situation, il s’écria :

— C’est fini. Plus rien à craindre. Le vieux Lupin est mort. Place au jeune !

On lui apporta une dépêche d’Allemagne. C’était le dénouement attendu. Le conseil de régence, fortement influencé par la cour de Berlin, avait soumis la question aux électeurs du grand-duché, et les électeurs, fortement influencés par le conseil de régence, avaient affirmé leur attachement inébranlable à la vieille dynastie des Veldenz.

— Allons, se dit Lupin, le grand projet de M. Kesselbach se réalise… mais, fichtre, ça n’a pas été sans peine. Et maintenant que j’ai détruit tous les obstacles, que la place est libre, bâtissons, Lupin ! Et que l’édifice soit digne de toi.

La nuit même il arrivait au château de Bruggen. Il prit quelques instants de repos dans un chalet situé au bout du parc et qu’il s’était réservé.

Le matin, il vit Mme Kesselbach qui, le soir même de sa déposition, était retournée à Bruggen.

Puis il fit mander Pierre Leduc et l’attendit dans une allée du parc en préparant le petit discours qu’il allait lui tenir.

L’heure avait enfin sonné.

Le jeune homme lui apporta une lettre timbrée de Veldenz. Le président du conseil de régence annonçait que le quatrième jour après la réception de cette lettre il arriverait, ainsi que trois délégués de la noblesse, de l’armée et de la magistrature, pour prendre avec Son Altesse toutes dispositions relatives à son entrée triomphale dans la principauté de ses pères, entrée qui aurait lieu dans le courant du mois suivant.

— Je le savais, dit Lupin, et tu peux t’attendre, mon petit, à ce qu’on t’inspecte sur toutes les coutures, physiques, morales et autres…

— En ce cas, fit Pierre Leduc, inquiet…

— N’aie pas peur, gosse, Lupin sera là, dans la coulisse. C’est comme si c’était fait. À une condition toutefois…

— Laquelle ?

— C’est que tu continues à m’obéir.

Il passa son bras sous celui du jeune homme, et l’entraînant :

— Tu m’as entendu l’autre jour, en sortant des ruines de Veldenz. Je me suis laissé aller devant toi à des rêves… à des rêves qui seront la réalité de demain, je le jure… Oui, je veux… je veux… oh ! tout ce que je veux et tout ce que je ferai, c’est inouï… Pense donc, à deux pas de la frontière d’Alsace ! en plein pays allemand ! près du vieux Rhin ! Il suffira d’un peu d’intrigue, d’un peu de génie, pour bouleverser le monde. Le génie, j’en ai ?… j’en ai à revendre… Et je serai le maître ! Oh ! ne crains rien… le titre, tu l’auras, les honneurs, tu les auras… Ce que je veux, c’est le pouvoir… Je resterai dans l’ombre… Pas de charges ! Ni ministre, ni chambellan. Rien… Je serai l’un des serviteurs de ton palais, ton jardinier peut-être, oui, ton jardinier. Ah ! la vie formidable ! cultiver des fleurs tout en changeant la carte de l’Europe !

Il s’exaltait lui-même, à la vision de ce prodigieux avenir, et il proférait :

— Oui, je le répète, la carte de l’Europe… Le kaiser a déjà vu ce que je valais. Un jour il me trouvera devant lui, campé, face à face. J’ai tous les atouts en main. Valenglay marchera pour moi… L’Angleterre aussi… La partie est courue, mon petit… Seulement…

Il lui serra le bras avec force.

— Seulement, je ne veux pas que tu me casses aux gages, quand nous serons là-bas. Tu aurais la place et tu me dirais : « Va-t’en. » Non. Pas de ça, bébé. Je prends mes précautions, et c’est pourquoi j’attache ta vie à celle de quelqu’un… quelqu’un qui ne m’est pas encore tout à fait dévoué, mais qui le sera un jour, je te le jure, corps et âme… C’est Geneviève. Je veux qu’elle soit heureuse, puissante, qu’elle ait toutes les gloires, tous les honneurs, toutes les royautés, tous les plaisirs. Comme cela, je serai tranquille, je fais son bonheur, je consolide le mien… et je serai maître de la situation.

Il eut une pause et reprit :

— Ainsi donc, nous sommes d’accord. J’ai réuni tous les papiers nécessaires. Les publications de ton mariage avec Geneviève vont avoir lieu dès aujourd’hui, en la commune de Bruggen où tu as élu domicile en temps opportun. Le mois prochain, avant de faire ton entrée triomphale à Veldenz, vous serez mariés tous les deux. Et, pour prévenir tout malentendu, dans quatre jours, lorsque le président de la régence et la délégation arriveront ici, tu leur présenteras ta fiancée, Geneviève.

— Non, je ne ferai pas cela, répondit Pierre Leduc.

III

Lupin s’était déjà éloigné. Il se retourna, stupéfait.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Je dis, répéta Pierre Leduc, que je ne ferai pas cela.

Lupin pâlit.

— Quoi ! tu refuses de présenter Geneviève comme ta fiancée ?

— Non seulement je refuse de présenter Geneviève comme ma fiancée, mais je refuse même d’épouser Geneviève.

Lupin le regarda comme il eût regardé un fou. Le jeune homme était calme cependant, et l’on sentait en lui une volonté soudaine, ardente, imprévue chez cet être faible et si docile aux ordres de Lupin.

Celui-ci tremblait de colère.

— Tu as honte d’elle, sans doute ? C’est une petite bourgeoise, une roturière ! Et maintenant que te voilà Altesse !… Dis donc, l’Altesse, il faudrait peut-être à monsieur une fille d’empereur ?

— Il n’y a pas de fille d’empereur qui vaille Geneviève, prononça Pierre Leduc.

— Alors ?

— Je ne l’aime pas.

Lupin éclata de rire.

— Tu ne l’aimes pas ! Ah ! que c’est drôle ! Mais qu’est-ce que tu veux que ça me fiche à moi, que tu l’aimes ou que tu ne l’aimes pas ! Rassure-toi, poète scrupuleux et naïf, je ne te demande pas d’aimer Geneviève, mais de l’épouser.

— Je ne l’épouserai pas.

— Convenu ! Tu ne l’épouseras pas, dit Lupin, qui, décidément, tournait la chose en plaisanterie. Convenu… Nous sommes d’accord… En attendant, prépare-toi, mon garçon. Dans une heure, nous allons à la mairie faire les publications d’usage. Va… Et si tu vois Geneviève, dis-lui que je la prie de me rejoindre ici.

Pierre Leduc se retira, sans un mot.

— Imbécile, murmura Lupin, agacé, quelle mouche le pique ? Je m’en moque un peu de son amour… Mais, tout de même, comment se fait-il qu’il n’aime point Geneviève ?

Il continua de marcher autour d’une pelouse, absorbé dans ses réflexions.

— Pierre m’a dit que vous désiriez me parler. Vous avez besoin de moi ?

C’était Geneviève.

Elle se tenait devant lui, gracieuse et légère d’attitude, mais un peu rougissante. Et il y eut entre eux cette sorte d’embarras qui les avait toujours divisés, aux rares minutes de leurs entrevues.

Lupin baissa les yeux, tourna la tête, hésita, puis se décida subitement à en finir, d’un coup, en quelques phrases, tellement cette sensation de malaise lui était pénible.

— Voici Geneviève… Vous vous rappelez ce que je vous ai écrit, un jour, de prison ? J’étais l’ami de votre mère, et elle m’a écrit à son lit de mort. Sa lettre ne me quitte pas. La voici :

Il lui remit une feuille de papier, jaunie, usée, où elle lut :

« Veillez sur elle. Au moment de mourir, je vous en donne le droit. »

Elle resta tout émue, les yeux humides, et garda le silence. Après un instant, il lui dit :

— Ce droit, Geneviève, je l’ai exercé au mieux de votre intérêt, et de votre bonheur, et vous avez deviné sans doute, vous connaissez le projet d’union…

Elle ne répondit pas, toute rougissante de nouveau.

Et il prononça :

— Vous savez qui est Pierre Leduc ? Son nom ? Son véritable nom ?

— Je ne sais pas… nous causons très peu, lui et moi… et de choses indifférentes.

— Il s’appelle Hermann IV, grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz. Dans quelques semaines, il retournera dans ses états, comme souverain, et il y retournera avec… avec sa femme…

— Ah ! fit Geneviève.

Il l’observait profondément, curieux de voir ce qui se passait en elle. Mais le visage de la jeune fille n’exprima ni joie ni stupeur, tout au plus un certain effort de pensée, comme si elle réfléchissait à cet avenir imprévu.

Il fut décontenancé. Et il dit au hasard :

— Vous aimez Pierre ?

— J’ai beaucoup d’affection pour lui.

— Ah ! tant mieux, s’écria-t-il, tant mieux. Vous serez heureuse, Geneviève, vous serez heureuse… j’en ai pris l’engagement… et tout ce que j’ai fait, c’était en vue de votre bonheur. Et, alors, Geneviève, quand vous vivrez cette vie merveilleuse que j’ai rêvée pour vous et qui se réalise enfin, alors je vous dirai une chose… une chose qui peut-être… qui sûrement… vous donnera pour moi… des sentiments… des sentiments meilleurs… en tout cas différents…

Il se tut, incapable d’en dire davantage, sous le regard étonné de Geneviève, et bouleversé lui-même par les paroles qu’il avait prononcées à son insu. Et, coupant court à l’entretien :

— Tout à l’heure, Pierre Leduc et moi nous allons à la mairie. Les premières publications seront faites.

— Bien, dit-elle.

Ils se quittèrent.

Lupin demeura inquiet et soucieux. Il rentra dans le chalet, où Octave, chauffeur, lui servit à déjeuner, et il cherchait vainement à s’expliquer cette impression de gêne qui pesait sur lui depuis son arrivée à Bruggen.

— Au fait, se dit-il, voilà des mois et des mois que, tout en bataillant et en agissant, je fais danser au bout de leurs ficelles tous les personnages qui doivent concourir à l’exécution de mes projets, et pendant ce temps j’ai complètement oublié de me pencher sur eux et de regarder ce qui se passe dans leur cœur et dans leur cerveau. Je ne connais pas Pierre Leduc ; je ne connais pas Geneviève, et je les ai traités en pantins, alors que ce sont des personnages vivants. Et aujourd’hui je me heurte à des obstacles…

Il se leva de table et dit tout haut :

— À des obstacles qui n’existent pas ! Quant à l’état d’âme de ces jeunes gens, nous étudierons cela plus tard, dans notre palais de Veldenz, quand nous aurons fait leur bonheur. Aujourd’hui, la phase de l’action n’est pas encore finie. Mais, bigre ! il ne faudrait pas qu’on m’embêtât !…

Il se dirigea vers le château et sonna.

— Vous annoncerez à M. Pierre Leduc, dit-il au domestique, que je l’attends.

Le domestique s’en alla et revint au bout d’un instant.

M. Pierre Leduc fait répondre à monsieur qu’il regrette beaucoup, mais qu’il ne peut s’absenter.

Lupin tressaillit de colère, mais, se contenant, il reprit :

— Où est-il, M. Pierre Leduc ?

— Dans le salon.

— Vous lui direz que nous avons rendez-vous à une heure et demie, qu’il est une heure vingt, et que tout retard est inadmissible.

Le domestique fit de nouveau la commission et réapparut.

M. Pierre Leduc regrette…

Lupin bondit, traversa le vestibule, galopa de long du couloir, et fit irruption dans le salon.

Pierre Leduc était assis, un livre à la main.

Il sauta sur lui et le saisit à la gorge.

— Tu ne veux pas ?

— Non.

Il le fit dégringoler de sa chaise. Par un effort désespéré le jeune homme réussit à se dégager, mais Lupin le happa de nouveau, l’empoigna d’une main et le traîna sur le parquet, comme une proie inerte.

— Ah ! tu ne veux pas ! Ah ! monsieur se révolte… Eh bien, tu vas voir comment ça se corrige les galopins de ton espèce…

Il s’arrêta net, et, d’un coup lâcha sa proie.

Au seuil de la porte, il s’était trouvé en face de Dolorès Kesselbach.

Et quelle que fût sa rage, quelle que fût sa volonté exaspérée de soumettre Pierre Leduc et de briser toute résistance, il y avait une chose plus forte encore, c’était la honte d’être surpris ainsi par Dolorès, en pleine brutalité, dans le déchaînement sauvage de ses instincts.

— Relève-toi, dit-il au jeune homme, et viens.

— Non.

Lupin se mordit les lèvres au sang, mesura la distance qui le séparait de son adversaire, puis regarda Dolorès et lui dit :

— Je vous demande pardon, madame, mais je vous en supplie, retirez-vous. Il y a entre lui et moi un désaccord que nous ne pouvons régler que seuls, une question, croyez-le bien, à laquelle vous êtes absolument étrangère…

Dolorès prononça doucement :

— Je suis trop l’amie de Geneviève et de Pierre Leduc pour rester étrangère à ce qui les intéresse…

— Ah ! vous savez ?… fit Lupin…

— Oui, tous deux se sont confiés à moi, et je suis sûre qu’ils seraient heureux ensemble. Il est regrettable que Pierre ne pense plus ainsi.

Cette approbation calma Lupin. Il lui sembla qu’il reprenait avantage sur le jeune homme, et que peut-être en usant de douceur, il pourrait réussir…

S’approchant de lui, il murmura de façon à n’être pas entendu de Dolorès :

— Écoute, ne t’obstine pas… Tu sais ce que j’ai fait pour toi, tu sais à quelle fin lamentable je t’ai arraché… Eh bien, laisse-moi te conduire jusqu’au bout de la route… le but est proche, nous y touchons… ce serait fou de reculer.

— Je ne recule pas, balbutia le jeune homme.

— Mais si, puisque tu n’obéis pas… Et tout est là, à portée de ta main, la fortune, la puissance…

— Vous n’avez promis davantage.

— Quoi ?

— L’amour.

— Je t’ai promis la plus belle et la plus pure des fiancées. Geneviève n’est-elle pas la plus pure et la plus belle ?

— Je ne l’aime pas.

— Tu l’aimeras.

— Jamais.

— Pourquoi ?

— J’en aime une autre.

Lupin tressauta, repris de fureur, et prononça d’une voix éclatante :

— Et c’est pour cela ! C’est parce que tu aimes ! C’est pour une autre que tu repousses Geneviève ! Mais qui aimes-tu ? dis, misérable. Qui donc oses-tu !…

Il n’acheva pas. L’image même de la femme dont il exigeait le nom, cette image le heurtait subitement avec une violence inouïe.

Il comprenait.

Pierre Leduc aimait Dolorès.

Ce fut au fond de son être une douleur profonde, aiguë, comme s’il avait été blessé dans le principe même de sa vie, une douleur si forte qu’il eut — et c’était la première fois — la vision nette de ce que Dolorès était devenue pour lui, peu à peu, sans qu’il en prit conscience.

Il examina la jeune femme. Assise dans le salon, assez loin d’eux, elle n’avait sûrement pas entendu leur colloque. Mais Pierre Leduc avait-il eu l’audace de lui révéler son abominable amour ?

Un frisson de haine et de jalousie le secoua. Il marcha sur le jeune homme, les mains frémissantes, prêt au meurtre, s’arrêta, leva le bras, puis, tout à coup, en un sursaut de volonté, s’enfuit par le couloir.

Le grand air, l’espace lui firent du bien. Il sortit du parc et longtemps erra à travers la campagne, le cerveau en déroute, les idées confuses.

Bien entendu, il n’hésita pas une seconde à poursuivre jusqu’au bout l’entreprise qu’il avait conçue et à précipiter le mariage de Pierre et de Geneviève. Mais toutes ces complications sentimentales, ces petits obstacles imprévus, le déconcertaient. Il y avait là quelque chose de trouble, d’équivoque. Il n’y voyait pas clair. Il étouffait.

À la nuit, il regagna le chalet en maugréant et dîna de fort mauvaise humeur, pestant contre Octave qui le servait trop lentement ou trop vite.

— J’en ai assez… Laisse-moi seul… Tu ne fais que des bêtises aujourd’hui… Et ce café ?… Il est ignoble.

Il jeta la tasse à moitié pleine et descendit avec l’envie immédiate de courir au château et d’épier le manège de Pierre Leduc. Mais, de loin, il aperçut Dolorès qui reposait sur une chaise longue et Geneviève qui brodait à côté d’elle.

Et la vision fut si douce qu’il ne voulut point la gâter.

Il rentra dans sa chambre et se mit au lit.

Aussitôt il s’assoupit d’un lourd sommeil agité de cauchemars. Deux fois il se réveilla et voulut allumer sa bougie, et deux fois il retomba, comme terrassé.

Il entendait sonner les heures, cependant, à l’horloge du village, ou, plutôt, il croyait les entendre, car il était plongé dans une sorte de torpeur où il lui semblait garder tout son esprit.

Et des rêves le hantèrent, des rêves d’angoisse et de peur. Nettement, à travers ses paupières closes, à travers l’ombre épaisse, il vit une forme qui avançait.

Et cette forme se pencha sur lui.

Il eut l’énergie incroyable de soulever ses paupières et de regarder… ou du moins il se l’imagina. Rêvait-il ? Était-il éveillé ? Il se le demandait désespérément.

Un bruit encore…

On prenait la boîte d’allumettes, à côté de lui.

— Je vais donc y voir, se dit-il avec une grande joie.

Une allumette craqua. La bougie fut allumée.

Des pieds à la tête, Lupin sentit la sueur qui coulait sur sa peau, en même temps que son cœur s’arrêtait de battre, suspendu d’effroi. L’homme était là !

Était-ce possible ? non, non… Et pourtant, il voyait… Oh ! l’épouvantable spectacle !… L’homme, le monstre, était là !

— Je ne veux pas… je ne veux pas… balbutia Lupin affolé.

L’homme, le monstre était là, vêtu de noir, un masque sur le visage, un chapeau mou rabattu sur ses cheveux blonds.

— Oh ! je rêve… je rêve, dit Lupin en riant… c’est un cauchemar…

De toute sa force, de toute sa volonté, il voulut faire un geste, un seul, qui chassât le fantôme.

Il ne le put pas.

Et tout à coup, il se souvint : la tasse de café ! le goût de ce breuvage… pareil au goût du café qu’il avait bu à Veldenz…

Il poussa un cri, fit un dernier effort et retomba, épuisé.

Mais dans son délire il sentait que l’homme dégageait le haut de sa chemise, mettait la gorge à nu et levait le bras, et il vit que la main se crispait au manche d’un poignard, un petit poignard d’acier semblable à celui qui avait frappé M. Kesselbach, Chapman, Altenheim et tant d’autres…

IV

Quelques heures plus tard, Lupin s’éveilla, brisé de fatigue, la bouche amère.

Il resta plusieurs minutes à rassembler ses idées, et soudain, se rappelant, eut un mouvement de défense instinctif, comme si on l’attaquait.

— Imbécile que je suis, s’écria-t-il en bondissant de son lit, c’est un cauchemar, une hallucination.

Il s’interrompit et, pensif :

— Pourtant… pourtant j’ai bien vu… j’ai senti… Voyons, moi, Lupin, je ne peux pas être victime de telles fantasmagories.

Il haussa les épaules.

— Eh ! tout comme un autre, mon bonhomme. Il suffit de réfléchir. Si c’était lui, si vraiment c’était un homme en chair et en os qui, cette nuit, a levé le bras sur toi, il t’aurait égorgé comme un poulet. Celui-là n’hésite pas. Voyons, sois logique. Pourquoi t’aurait-il épargné ? Pour tes beaux yeux ? Non, j’ai rêvé, voilà tout.

Il se mit à siffloter et s’habilla, tout en affectant le plus grand calme, mais son esprit ne cessait pas de travailler, et ses yeux cherchaient…

Sur le parquet, sur le rebord de la croisée, aucune trace. Comme sa chambre se trouvait au rez-de-chaussée, et qu’il dormait la fenêtre ouverte, il était évident qu’un agresseur serait venu par là.

Or il ne découvrit rien non plus au pied du mur extérieur, sur le sable de l’allée qui bordait le chalet.

— Pourtant… pourtant… répétait-il entre ses dents.

Il appela Octave.

— Où as-tu préparé le café que tu m’as servi hier soir ?

— Au château, patron, comme tout le reste. Il n’y a pas de fourneau ici.

— Tu as bu de ce café ?

— Non.

— Tu as jeté ce qu’il y avait dans la cafetière ?

— Dame, oui, patron. Vous le trouviez si mauvais ! Vous n’avez pu en boire que quelques gorgées.

— Heureusement, murmura Lupin.

Et il reprit

— Tu n’as rien entendu, cette nuit ?

— Ma foi, non.

— Tu en es sûr ?

— Absolument.

— L’automobile est prête ?

— Toujours, patron.

— Avance-la.

D’une traite, il se fit conduire à Verdun, et descendit à l’hôtel des postes.

— Vous me demanderez Paris, s’il vous plaît, dit-il à l’employé du téléphone. Paris… le 822-48

Il attendit une demi-heure, puis entra dans la cabine.

Le 822-48 ? Le service de la Sûreté ? M. Jacques Doudeville est-il ici ?

Au bout d’une minute :

— C’est toi, Jacques ?

— Oui, qu’est-ce qui est à l’appareil ?

— Moi, le patron… écoute, Louis de Malreich ne s’est pas évadé de la Santé ?

— En voilà une question !…

— Réponds, nom d’un chien.

— Mais pas du tout. J’étais encore à la Santé ce matin, et j’ai passé devant sa cellule, celle des condamnés à mort… et le gardien en sortait.

— Et qu’est-ce qu’il t’a dit, ce gardien ?

— Que Malreich était toujours le même, muet comme une carpe. Il attend.

— Quoi ?

— L’heure fatale, parbleu ! À la préfecture on dit que l’exécution aura lieu dans deux jours, trois jours au plus.

Lupin s’en alla, rasséréné. Décidément, il avait été le jouet d’une hallucination ridicule.

La route lui parut courte et charmante au retour. En vérité, il avait eu peur, horriblement peur que la lutte ne fût point finie, et que le monstre ne surgît encore devant lui. Et il avait la sensation profonde de l’avoir vaincu une seconde fois, et cette fois de façon irrévocable. Dans trois jours, le bourreau achèverait l’œuvre de justice.

— Arrête, dit Lupin à Octave, et fais le tour du parc, pour qu’on ne te voie pas revenir au garage. Moi, je rentre à pied.

Il s’enfonça au travers des bois qui entourent les murs, franchit un saut-de-loup, fila le long d’épais massifs et pénétra dans le château sans qu’on eût pu l’apercevoir des fenêtres du salon ou des chambres principales.

Furtivement il suivit les couloirs et gagna la salle à manger. De cette pièce, par une glace sans tain, il pouvait voir la moitié du salon.

Il s’approcha. Dolorès était allongée sur sa chaise longue, et Pierre Leduc, à genou devant elle, la regardait d’un air extasié.

Comme la veille, Lupin sentit en lui, aveugle et forcené, l’instinct du meurtre. Ce regard, ce regard d’amour qui se posait sur la jeune femme, ce regard l’affolait. Il avait l’impression du grand silence qui enveloppait la jeune femme et le jeune homme, et dans ce silence, dans l’immobilité des attitudes, il n’y avait plus de vivant que ce regard d’amour, que cet hymne muet et voluptueux par lequel des yeux disaient toute la passion, tout le désir, tout l’enthousiasme, tout l’emportement d’un être pour un autre.

Et il voyait Mme Kesselbach aussi. Les yeux de Dolorès étaient invisibles sous ses paupières baissées, ses paupières soyeuses aux longs cils noir. Mais comme elle sentait le regard d’amour qui cherchait son regard ! Comme elle frémissait sous la caresse impalpable !

— Elle l’aime… elle l’aime, se dit Lupin, brûlé de jalousie.

Et comme Pierre faisait un geste :

— Oh ! le misérable, s’il ose la toucher, je te tue.

Et il songeait, tout en constatant la déroute de sa raison et en s’efforçant de la combattre :

— Suis-je bête ! Comment, toi, Lupin ! tu te laisses aller… Voyons, c’est tout naturel si elle l’aime… Oui, évidemment, tu avais cru deviner en elle une certaine émotion à ton approche… un certain trouble… Triple idiot, mais tu n’es qu’un bandit, toi, un voleur… tandis que lui, il est duc, il est jeune…

Pierre n’avait pas bougé davantage. Mais ses lèvres remuèrent, et il sembla que Dolorès s’éveillait. Doucement, lentement, elle leva les paupières, tourna un peu la tête, et ses yeux se donnèrent à ceux du jeune homme, de ce même regard qui s’offre et qui se livre, et qui est plus profond que le plus profond des baisers.

Ce fut soudain, brusque comme un coup de tonnerre. Lupin se rua dans le salon, s’élança sur le jeune homme, le jeta par terre, et, le genou sur la poitrine de son rival, hors de lui, dressé vers Mme Kesselbach, il cria :

— Mais vous ne savez donc pas ? il ne vous l’a pas dit, le fourbe ?… et vous l’aimez, lui ! il a donc une tête de grand-duc ? Ah ! que c’est drôle…

Il ricanait rageusement, tandis que Dolorès le considérait avec stupeur.

— Un grand-duc, lui ! Herman IV, duc de Deux-Ponts-Veldenz ! prince régnant ! Grand électeur ! mais c’est à mourir de rire. Lui ? Mais il s’appelle Baupré, Gérard Baupré, le dernier des vagabonds… un mendiant que j’ai ramassé dans la boue. Grand-duc ? Mais c’est moi qui l’ai fait grand-duc ! Ah ! ah ! que c’est drôle !… Si vous l’aviez vu se couper le petit doigt… trois fois il s’est évanoui… une poule mouillée… Ah ! tu te permets de lever les yeux sur les dames… et de te révolter contre le maître… Attends un peu, grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz.

Il le prit dans ses bras, comme un paquet, le balança un instant et le jeta par la fenêtre ouverte.

— Gare aux rosiers, grand-duc, il y a des épines !

Quand il se retourna, Dolorès était contre lui, et elle le regardait avec des yeux qu’il ne lui connaissait pas, des yeux de femme qui hait et que la colère exaspère. Était-ce possible que ce fut Dolorès, la faible et maladive Dolorès ?

Elle balbutia :

— Alors… c’est vrai ?… Il m’a menti.

Il comprit son humiliation et ne répondit point.

Elle resta silencieuse, assez longtemps, et sa figure peu à peu se détendait et reprenait son air de douceur.

Elle observa de nouveau Lupin, bien en face, franchement. Quelque chose comme une émotion, obscure et contenue, amollit encore davantage ses traits, et elle murmura :

— Vous m’aimez… vous m’aimez… vous !

Il n’y avait point de mépris dans sa voix, rien que de l’étonnement et un peu de confusion.

Il vit le sang qui affluait sous la pâleur de sa peau, et il se tut. Mais une grande joie l’envahissait, à sentir une fois de plus, et si nettement, le trouble de cette femme auprès de lui. Il n’avait plus l’impression d’être pour elle… ce qu’il était, un voleur et un bandit, mais un homme, un homme qui aimait, et dont l’amour remuait au fond de cette âme amie des sentiments inexprimés.

Il lui dit, sans les prononcer, tous les mots de tendresse et d’adoration, et elle les écouta en silence.

— Je suis le maître, pensa-t-il, je suis son maître…

Et il songea à la vie qu’ils pourraient mener quelque part, non loin de Veldenz, ignorés et tout-puissants.

Et c’était délicieux.

Elle lui dit :

— Allez-vous en… partez… Pierre épousera Geneviève… je vous le promets… mais il vaut mieux que vous partiez… que vous ne soyez pas là… Allez-vous-en.

Il attendit un instant. Peut-être eût-il voulu des mots précis. Mais il n’osait rien demander, et il se retira, ébloui, grisé, et si heureux d’obéir et de soumettre sa destinée à la sienne.

Sur son chemin, vers la porte, il rencontra une chaise basse qu’il dut déplacer. Mais son pied heurta quelque chose. Il baissa la tête. C’était un petit miroir de poche, en ébène, avec un chiffre d’or.

Soudain, il tressaillit, et vivement ramassa l’objet.

Le chiffre se composait de deux lettres entrelacées, un L. et un M.

Un L et un M !

Les initiales fatidiques ! les mêmes initiales que sur l’étui à cigarettes trouvé jadis au Palace-Hôtel.

— Louis de Malreich, dit-il en frissonnant.

Il se tourna vers Dolorès.

— D’où vient ce miroir ? À qui est-ce ? il serait très important de…

Elle saisit l’objet et l’examina :

— Je ne sais pas… je ne l’ai jamais vu… un domestique peut-être…

— Un domestique, en effet, dit-il, mais c’est très bizarre, il y a là une coincidence…

Au même moment Geneviève entra, et tout de suite elle s’écria :

— Tiens, votre glace, Dolorès… vous l’avez donc retrouvée ?… Depuis le temps que vous me faites chercher !… Où était-elle ?

Et la jeune fille s’en alla en disant :

— Ah bien, tant mieux !… ce que vous étiez inquiète !… Je vais avertir immédiatement pour qu’on ne cherche plus.

Lupin n’avait pas bougé, confondu et tâchant vainement de comprendre. Pourquoi n’avait-elle pas dit la vérité ? Pourquoi ne s’était-elle pas expliquée aussitôt sur ce miroir ?

Une idée l’effleura, et il dit, un peu au hasard :

— Vous connaissiez Louis de Malreich ?

— Oui, fit-elle en l’observant, comme si elle s’efforçait de deviner les pensées qui l’assiégeaient.

Il se précipita vers elle avec une agitation extrême :

— Vous le connaissiez ? Qui était-ce ? Qui est-ce ? Et pourquoi n’avoir rien dit ? Où l’avez-vous connu ? Parlez… répondez… je vous en prie…

— Non ! dit-elle.

— Il le faut, cependant… il le faut… songez donc ! Louis de Malreich ! l’assassin !… le monstre… Pourquoi n’avez-vous rien dit ?

Elle s’approcha de Lupin et d’une voix très ferme :

— Écoutez, ne m’interrogez jamais, parce que je ne parlerai jamais… C’est un secret qui mourra avec moi… Quoi qu’il arrive, personne ne le saura, personne au monde, je le jure…