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813 (1910, Le Journal)/04/04

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CHAPITRE IV

LES TROIS CRIMES D’ARSÈNE LUPIN

I

Lupin ne partit pas.

Ce n’était pas un homme à laisser la direction de ses affaires entre les mains d’une femme… d’autant moins que cette femme, si elle conservait toujours sur lui un pouvoir de séduction et de charme, représentait une force mystérieuse qu’il voulait réduire.

Et avec le caractère de Lupin, un tel antagonisme prenait rapidement les allures d’un combat où il fallait que l’adversaire demandât grâce. Et l’adversaire en l’occurrence, devenait Dolorès Kesselbach.

Il resta donc, mais dans quel état d’agacement et d’inquiétude ! Il lui était physiquement douloureux de vivre dans cette atmosphère, lourde, équivoque, indécise, Que se passait-il autour de lui ? Quel chemin devait-il suivre pour arriver à plus de lumière ?

Il aurait voulu lutter… Contre quel ennemi ? Il aurait voulu se défendre… Qui l’attaquait ?

Il se rappelait le silence de Steinweg et la terreur du vieillard quand il lui avait demandé la révélation du secret terrible.

« Le même silence… la même terreur… pensait Lupin. Dolorès sait, elle aussi, et, elle aussi, elle se tait. Pourquoi ? Quelles relations les unissent ? A-t-elle peur qu’il ne s’évade et ne vienne se venger d’une indiscrétion ? »

L’après-midi, il reçut de Doudeville, toujours en faction à Veldenz, une lettre qui sembla fort l’intriguer. Tout de suite, il donna l’ordre à Octave de préparer l’auto.

Comme il s’en allait, il fut rejoint par Geneviève. Elle avait de mauvaises nouvelles de sa grand’mère. Mme Ernemont, que tourmentait l’absence prolongée de la jeune fille, la suppliait de revenir.

— Prenez le train ce soir, Geneviève, lui dit-il. Rien ne presse maintenant. Je vous avertirai quand votre présence ici sera nécessaire.

Il se mit en route, atteignit Veldenz vers quatre heures, eut une entrevue avec le comte de Waldemar auquel il demanda de retarder, sous un prétexte quelconque, le voyage à Bruggen des délégués de la régence, et retrouva Doudeville dans une taverne de Veldenz.

Doudeville le conduisit alors dans une autre taverne où il lui présenta un petit monsieur assez pauvrement vêtu : herr Stockli, employé aux archives de l’état civil.

La conversation fut longue. Ils sortirent ensemble et, tous trois, passèrent furtivement par les bureaux de la maison de ville. À sept heures, Lupin dînait et repartait. À dix heures, il arrivait au château de Bruggen.

— Madame est-elle visible ? dit-il à l’une des femmes de service.

— Madame s’est retirée aussitôt après le dîner. Elle doit dormir.

— Non ; j’ai aperçu de la lumière dans son boudoir. Elle me recevra.

À peine d’ailleurs attendit-il la réponse de Mme Kesselbach. Il pénétra dans le boudoir presque à la suite de la servante, congédia celle-ci, et dit à Dolorès :

— J’ai à vous parler, madame, c’est urgent… Excusez-moi.

Il était très surexcité et ne semblait guère disposé à remettre l’explication, d’autant plus qu’avant d’entrer il avait cru entendre du bruit. Cependant, Dolorès était seule, étendue. Et elle lui dit, de sa voix lasse :

— Peut-être aurions-nous pu… demain…

Il ne répondit pas, frappé soudain par une odeur qui l’étonnait dans ce boudoir de femme, une odeur de tabac. Et, tout de suite, il eut l’intuition, la certitude qu’un homme se trouvait là au moment où lui-même arrivait, et qu’il s’y trouvait peut-être encore, dissimulé quelque part.

Pierre Leduc ? Non, Pierre Leduc ne fumait pas. Alors ?

Dolorès murmura :

— Finissons-en, je vous en prie.

— Oui, oui, mais auparavant… vous serait-il possible de me dire…

Il s’interrompit. À quoi bon l’interroger ? Si vraiment un homme se cachait, le dénoncerait-elle ?

Alors, il se décida, et, tâchant de dompter l’espèce de gêne peureuse qui l’opprimait, à sentir une présence étrangère, il prononça tout bas, de façon à ce que seule Dolorès entendît :

— Écoutez, j’ai appris une chose… que je ne comprends pas… et qui me trouble profondément. Il faut me répondre n’est-ce pas, Dolorès ?

Il dit ce nom avec une grande douceur, et comme s’il essayait de la dominer par l’amitié et la tendresse de sa voix.

— Quelle est cette chose, dit-elle ?

— Le registre de l’état civil de Veldenz porte trois noms qui sont les noms des derniers descendants de la famille Malreich, établie en Allemagne.

— Oui, vous m’avez raconté cela.

— Vous vous rappelez : c’est d’abord Raoul de Malreich, plus connu sous son nom de guerre, Altenheim, le bandit, l’apache du grand monde, aujourd’hui mort, assassiné.

— Oui.

— C’est ensuite Louis de Malreich, le monstre celui-là, l’épouvantable assassin qui, dans quelques jours, sera décapité.

— Oui.

— Puis, enfin, Isilda la folle…

— Oui.

— Tout cela est donc, n’est-ce pas, bien établi ?

— Oui.

— Eh bien, dit Lupin en se penchant davantage sur elle, d’une enquête à laquelle je me suis livré tantôt, il résulte que le second des trois prénoms, Louis, ou plutôt la partie de ligne sur laquelle il est inscrit, a été autrefois l’objet d’un travail de grattage. La ligne est surchargée d’une écriture nouvelle, tracée avec de l’encre beaucoup plus neuve, mais qui cependant n’a pas effacé entièrement ce qui était écrit par dessous. De sorte que…

— De sorte que ?… dit Mme Kesselbach.

— De sorte que, avec une bonne loupe, et surtout avec les procédés spéciaux dont je dispose, j’ai pu faire revivre certaines des syllabes effacées et, sans erreur, en toute certitude, reconstituer l’ancienne écriture. Ce n’est pas alors Louis de Malreich que l’on trouve, c’est…

— Oh ! taisez-vous, taisez-vous…

Subitement brisée par le trop long effort de résistance qu’elle opposait, elle s’était ployée en deux, et la tête entre ses mains, les épaules secouées de convulsions, elle pleurait.

Lupin regarda longtemps cette créature de nonchalance et de faiblesse, si pitoyable, si désemparée. Et il eût voulu se taire, suspendre l’interrogatoire torturant qu’il lui infligeait.

Mais n’était-ce pas pour la sauver qu’il agissait ainsi ?

Et pour la sauver ne fallait-il pas qu’il sût la vérité, si douloureuse qu’elle fût ?

Il reprit :

— Pourquoi ce faux ?

— C’est mon mari, balbutia-t-elle, c’est lui qui a fait cela. Avec sa fortune, il pouvait tout, et, avant notre mariage, il a obtenu d’un employé subalterne que l’on changeât sur le registre le prénom du second enfant.

— Le prénom et le sexe, dit Lupin.

— Oui, fit-elle.

— Ainsi, reprit-il, je ne me suis pas trompé, l’ancien prénom, le véritable, c’était Dolorès ?

— Oui.

— Mais pourquoi votre mari…

Elle murmura, les joues baignées de larmes, toute honteuse :

— Vous ne comprenez pas ?

— Non.

— Mais pensez donc, dit-elle en frissonnant, j’étais la sœur d’Isilda, la folle ; la sœur d’Altenheim le bandit. Mon mari, ou plutôt mon fiancé, n’a pas voulu que je reste cela. Il m’aimait. Moi aussi, je l’aimais, et j’ai consenti. Il a supprimé sur les registres Dolorès de Malreich, il m’a acheté d’autres papiers, une autre personnalité, un autre acte de naissance, et je me suis mariée au Cap sous un autre nom de jeune fille, Dolorès Amonti.

Lupin réfléchit un instant, et prononça pensivement :

— Oui… oui… je comprends… Mais alors Louis de Malreich n’existe pas, et l’assassin de votre mari, l’assassin de votre sœur et de votre frère ne s’appelle pas ainsi… Son nom…

Elle se redressa et vivement :

— Son nom ! oui, il s’appelle ainsi… oui, c’est son nom tout de même… Louis de Malreich… L. et M.… Souvenez-vous… Ah ! ne cherchez pas… c’est le secret terrible… Et puis, qu’importe !… le coupable est là-bas… il est le coupable… je vous le dis… Est-ce qu’il s’est défendu quand je l’ai accusé, face à face ? Est-ce qu’il pouvait se défendre, sous ce nom-là ou sous un autre ? C’est lui… c’est lui… il a tué… il a frappé… le poignard… le poignard d’acier… Oh ! si l’on pouvait tout dire… Louis de Malreich… si je pouvais…

Elle se roulait sur la chaise longue, dans une crise nerveuse, et sa main s’était crispée à celle de Lupin, et il l’entendit qui bégayait, parmi des mots indistincts :

— Protégez-moi… protégez-moi… vous seul peut-être… Ah ! ne m’abandonnez pas… je suis si malheureuse… Ah ! quelle torture… quelle torture !… C’est l’enfer.

De sa main libre, il lui frôla les cheveux et le front avec une douceur infinie, et sous la caresse elle se détendit et s’apaisa peu à peu.

Alors il la regarda de nouveau et longtemps, longtemps, il se demanda ce qu’il pouvait y avoir derrière ce beau front pur, quel secret dévastait cette âme mystérieuse. Elle aussi avait peur ? Mais de qui ? Contre qui suppliait-elle qu’on la protégeât ?

Encore une fois il fut obsédé par l’image de l’homme noir, de ce Louis de Malreich, ennemi ténébreux et incompréhensible, dont il devait parer les attaques sans savoir d’où elles venaient, ni même si elles se produisaient.

Qu’il fût en prison, surveillé jour et nuit… la belle affaire ! Lupin ne savait-il pas par lui-même qu’il est des êtres pour qui la prison n’existe pas, et qui se libèrent de leurs chaînes à la minute fatidique. Et Louis de Malreich était de ceux-là.

Oui, il y avait quelqu’un en prison, à la Santé, dans la cellule des condamnés à mort. Mais ce pouvait être un complice, ou telle victime de Malreich… tandis que lui, Malreich, rôdait autour du château de Bruggen, se glissait à la faveur de l’ombre, comme un fantôme invisible, pénétrait dans le chalet du parc, et, la nuit, levait son poignard sur Lupin endormi et paralysé.

Et c’était Louis de Malreich qui terrorisait Dolorès, qui l’affolait de ses menaces, qui la tenait par quelque secret redoutable et la contraignait au silence et à la soumission.

Et Lupin imaginait le plan de l’ennemi : jeter Dolorès effarée et tremblante entre les bras de Pierre Leduc, le supprimer, lui, Lupin, et régner à sa place, là-bas, avec le pouvoir du grand-duc et les millions de Dolorès.

Hypothèse probable, hypothèse certaine, qui s’adaptait aux événements et donnait une solution à tous les problèmes.

— À tous ? objectait Lupin… Oui… mais alors pourquoi ne m’a-t-il pas tué, cette nuit, dans le chalet ? Il n’avait qu’à vouloir, et il n’a pas voulu. Un geste, et j’étais mort. Ce geste, il ne l’a pas fait. Pourquoi ?

Dolorès ouvrit les yeux, l’aperçut, et sourit, d’un pâle sourire.

— Laissez-moi, dit-elle.

Il se leva, avec une hésitation. Irait-il voir si l’ennemi était derrière ce rideau ou caché derrière les robes de ce placard ?

Elle répéta doucement :

— Allez… je vais dormir…

Il s’en alla.

Mais dehors il s’arrêta sous des arbres qui faisaient un massif d’ombre devant la façade du château.

Il vit de la lumière dans le boudoir de Dolorès. Puis cette lumière passa dans la chambre. Au bout de quelques minutes, ce fut l’obscurité.

Il attendit. Si l’Ennemi était là, peut-être sortirait-il du château…

Une heure s’écoula… deux heures… Aucun bruit.

— Rien à faire, pensa Lupin. Ou bien il se terre en quelque coin du château… ou bien il en est sorti par une porte que je ne puis voir d’ici… À moins que tout cela ne soit, de ma part, la plus absurde des hypothèses…

Il alluma une cigarette et s’en retourna vers le chalet.

Comme il s’en approchait, il aperçut, d’assez loin encore, une ombre qui paraissait s’en éloigner.

Il ne bougea point, de peur de donner l’alarme.

L’ombre traversa une allée. À la clarté de la lune, il lui sembla reconnaître la silhouette noire de Malreich.

Il s’élança.

L’ombre s’enfuit, disparut.

— Allons, se dit-il, ce sera pour demain. Et cette fois…

II

Lupin entra dans la chambre d’Octave, son chauffeur, le réveilla et lui ordonna :

— Prends l’auto. Tu seras à Paris à six heures du matin. Tu verras Jacques Doudeville et tu lui diras de m’envoyer, dès l’ouverture des bureaux de poste, une dépêche ainsi conçue…

Il libella la dépêche sur un bout de papier et ajouta :

— Ta commission aussitôt faite, tu reviendras, mais par ici, en longeant les murs du parc. Va. Il ne faut pas qu’on se doute de ton absence.

Lupin gagna sa chambre, fit jouer le ressort de sa lanterne et commença une inspection minutieuse.

— C’est bien cela, dit-il au bout d’un instant, on est venu cette nuit pendant que je faisais le guet sous la fenêtre. Et si l’on est venu, je me doute de l’intention… Décidément, je ne me trompais pas… ça brûle… La première fois, on m’a épargné. Cette fois, je puis être sûr de mon petit coup de poignard.

Par prudence, il prit une couverture, choisit un endroit du parc bien isolé et s’endormit à la belle étoile.

Vers dix heures du matin, Octave se présentait à lui.

— C’est fait, patron.

— Le télégramme est envoyé ?

— Oui !

— En dehors de cela, rien de nouveau ?

— Doudeville m’a dit de vous dire que, après votre coup de téléphone, hier, il est retourné à la Santé. Et il a vu, de ses yeux vu, Louis de Malreich dans sa cellule. Là-dessus, pas de doute.

— Bien, tant mieux, dit Lupin, tout marche à souhait.

Il renonçait à comprendre et même à chercher le mot de l’énigme, tellement il sentait que la vérité entière allait lui être révélée. Il n’avait plus qu’à préparer son plan, afin que l’ennemi tombât dans le piège.

— Ou que j’y tombe moi-même, pensa-t-il en riant.

Il était très gai, très libre d’esprit, et jamais bataille ne s’annonça pour lui avec des chances meilleures.

Du château, un domestique lui apporta la dépêche qu’il avait dit à Doudeville de lui adresser et que le facteur venait de déposer. Il l’ouvrit et la mit dans sa poche.

Un peu avant midi, il se dirigea vers une allée où Pierre Leduc se promenait souvent.

Il l’y trouva, en effet, et sans préambule :

— Je te cherchais… il y a des choses graves… Il faut que tu me répondes franchement. Depuis que tu es dans ce château, as-tu jamais rencontré un autre homme que les deux domestiques allemands que j’y ai placés ?

— Non.

— Réfléchis bien. Il ne s’agit pas d’un visiteur quelconque. Je parle d’un homme qui se cacherait, dont tu aurais constaté la présence, moins que cela, dont tu aurais soupçonné la présence sur un indice, sur une impression même ?

— Non… Est-ce que vous auriez ?

— Oui. Quelqu’un se cache ici… quelqu’un rôde par là… Où ? Et qui ? Et dans quel but ? Je ne sais pas… mais je saurai. J’ai déjà des présomptions. De ton côté, ouvre l’œil… veille… et surtout pas un mot à Mme Kesselbach… Inutile de l’inquiéter…

Il s’en alla.

Pierre Leduc, interdit, bouleversé, reprit le chemin du château.

En route, sur le bord de la pelouse, il vit un papier bleu. Il le ramassa. C’était une dépêche, non point chiffonnée comme un papier que l’on jette, mais pliée avec soin, visiblement perdue.

Elle était adressée à M. Mauny, nom que portait Lupin à Bruggen. Et elle contenait ces mots :

Connaissons toute la vérité. Révélations impossibles par lettre. Prendrai train ce soir. Rendez-vous demain matin, huit heures, gare Bruggen.

— Parfait se dit Lupin qui, d’un taillis proche surveillait le manège de Pierre Leduc, parfait ! D’ici deux minutes, ce jeune idiot aura montré le télégramme à Dolorès et lui aura fait part de toutes mes appréhensions. Ils en parleront toute la journée. Et l’autre entendra, l’autre saura, puisqu’il sait tout, puisqu’il vit dans l’ombre même de Dolorès, et que Dolorès est entre ses mains comme une proie fascinée. Et ce soir…

Il s’éloigna en chantonnant.

— Ce soir… ce soir… on dansera. Quelle valse, mes amis ! La valse du sang, sur l’air du petit poignard nickelé… Enfin, nous allons rire !

À la porte du pavillon, il appela Octave, monta dans sa chambre, se jeta sur son lit et dit au chauffeur :

— Prends ce siége, Octave, et ne dors pas. Ton maître va se reposer. Veille sur lui, serviteur fidèle.

Il dormit d’un bon sommeil.

— Comme Napoléon au matin d’Austerlitz, dit-il en s’éveillant.

C’était l’heure du dîner. Il mangea copieusement, puis, tout en fumant une cigarette, il visita ses armes, changea les balles de ses deux revolvers.

— La poudre sèche et l’épée aiguisée, comme dit mon copain le kaiser. Octave !

Octave accourut.

— Va dîner au château avec les domestiques. Annonces que tu vas, cette nuit, à Paris, en auto.

— Avec vous, patron ?

— Non, seul. Et, sitôt le repas fini, tu partiras en effet, ostensiblement.

— Mais je n’irai pas à Paris ?

— Non ; tu attendras hors du parc, sur la route, à un kilomètre de distance… jusqu’à ce que je vienne. Ce sera long.

Il fuma une autre cigarette, se promena, passa devant le château, aperçut de la lumière dans les appartements de Dolorès, puis revint au chalet.

Là, il prit un livre et lut.

À onze heures et demie il monta.

Il laissa la fenêtre entr’ouverte, engagea ses armes sous son oreiller. Puis, paisiblement, sans la moindre émotion, il se mit au lit, tout habillé et souffla sa bougie.

Et la peur commença.

Ce fut immédiat. Dès que l’ombre l’eût enveloppé, la peur commença.

— Nom de D… ! s’écria-t-il.

Il sauta du lit, prit ses armes et les jeta dans le couloir.

— Mes mains, mes mains seules ! comme avec la bande Altenheim. Ils étaient sept, les gaillards…

Et il pensait :

— Oui, mais celui-là vaut plus que toute la bande… Tant pis, reprit-il à haute voix… qu’il vienne ! Lupin l’attend…

Il se coucha. L’ombre et le silence, de nouveau. Et de nouveau, la peur…

À l’horloge du village, douze coups…

Lupin songeait à l’être immonde qui, là-bas, à cent mètres, à cinquante mètres de lui, se préparaît, essayait la pointe aiguë de son poignard…

— Qu’il vienne !… Qu’il vienne ! murmura-t-il tout frissonnant… et les fantômes se dissiperont…

Une heure, au village.

Et des minutes, des minutes interminables, minutes de fièvre et d’angoisse…

Deux heures…

Et voilà que, quelque part, tout près, un bruit imperceptible frissonna, un bruit de feuilles remuées…

Comme Lupin l’avait prévu, ce fut en lui, instantanément, le calme immense. Toute sa nature de grand aventurier tressaillit de joie. C’était la lutte, enfin.

Un autre bruit grinça, plus net, sous la fenêtre, mais si faible encore qu’il fallait l’oreille exercée de Lupin pour le percevoir.

Des minutes, des minutes effrayantes… L’ombre était impénétrable. Aucune clarté d’étoile ou de lune ne l’allégeait.

Et, tout à coup, sans qu’il eût rien entendu, il sut que l’homme était dans la chambre.

Et l’homme marchait vers le lit ! Il marchait comme un fantôme marche, sans déplacer l’air de la chambre et sans ébranler les objets qu’il touchait.

Mais, de tout son instinct, de toute sa puissance nerveuse, Lupin voyait les gestes de l’ennemi et devinait la succession même de ses idées.

Lui, il ne bougeait pas, arc-bouté contre le mur, et presque à genoux, tout prêt à bondir.

Il sentit que l’ombre effleurait, palpait les draps du lit pour se rendre compte de l’endroit où il fallait frapper. Lupin entendit sa respiration. Il crut même entendre les battements de son cœur. Et il constata avec orgueil que son cœur à lui ne battait pas plus fort… tandis que le cœur de l’autre…oh ! oui, comme il l’entendait, ce cœur désordonné, fou, qui se heurtait, comme le battant d’une cloche, aux parois de la poitrine.

La main de l’autre se leva…

Une seconde, deux secondes…

Est-ce qu’il hésitait ? Allait-il encore épargner son adversaire ?

Et Lupin prononça dans le grand silence :

— Mais frappe donc, frappe…

Un cri de rage… Le bras s’abattit comme un ressort.

Puis un gémissement…

Ce bras, Lupin l’avait saisi au vol, à la hauteur du poignet. Et, se ruant hors du lit, formidable, irrésistible, il agrippait l’homme à la gorge et le renversait.

Ce fut tout. Il n’y eut pas de lutte. Il ne pouvait même pas y avoir de lutte. L’homme était à terre, cloué, rivé par deux rivets d’acier, les mains de Lupin. Et il n’y avait pas d’homme au monde, si fort qu’il fût, qui pût se dégager de cette étreinte.

Et pas un mot. Lupin ne prononça aucune de ces paroles où s’amusait d’ordinaire sa verve gouailleuse. Il n’avait pas envie de parler. L’instant était trop solennel.

Nulle joie vaine ne l’émouvait, nulle exaltation victorieuse. Au fond, il n’avait qu’une hâte, savoir qui était là : Louis de Malreich, le condamné à mort ? Un autre ? Qui ?

Au risque d’étrangler l’homme, il lui serra la gorge un peu plus, et un peu plus, et un peu plus encore.

Et il sentit que toute la force de l’ennemi, que tout ce qui lui restait de force, l’abandonnait. Les muscles du bras se détendirent, devinrent inertes. La main s’ouvrit et lâcha le poignard.

Alors, libre de ses gestes, la vie de l’adversaire suspendue à l’effroyable étau de ses doigts, il prit sa lanterne de poche, posa, sans l’appuyer, son index sur le ressort et l’approcha de la figure de l’homme.

Il n’avait plus qu’à pousser le ressort, qu’à vouloir, et il saurait.

Une seconde, il savoura sa puissance. Un flot d’émotion le souleva. La vision de son triomphe l’éblouit. Une fois de plus, et superbement, héroïquement, il était le maître.

D’un coup sec il fit la clarté. Le visage du monstre apparut.

Lupin poussa un hurlement d’épouvante.

Dolorès Kesselbach !

III

Ce fut dans le cerveau de Lupin, comme un ouragan, un cyclone, où les fracas du tonnerre, des bourrasques de vent, des rafales d’éléments éperdus, se déchaînèrent tumultueusement dans une nuit de chaos.

Et de grands éclairs fouettaient l’ombre. Et, à la lueur fulgurante de ces éclairs, Lupin effaré, secoué de frissons, convulsé d’horreur, Lupin voyait et tâchait de comprendre.

Il ne bougeait pas, cramponné à la gorge de l’ennemi, comme si ses doigts raidis ne pouvaient plus desserrer leur étreinte. D’ailleurs, bien qu’il sût maintenant il n’avait pour ainsi dire pas l’impression exacte que ce fût Dolorès. C’était encore l’homme noir, Louis de Malreich, la bête immonde des ténèbres ; et cette bête il la tenait et il ne la lâcherait pas.

Mais la vérité se ruait à l’assaut de son esprit et de sa conscience, et, vaincu, torturé d’angoisse, il murmura :

— Oh ! Dolorès… Dolorès…

Tout de suite, il vit l’excuse : la folie. Elle était folle. La sœur d’Altenheim et d’Isilda, la fille des derniers Malreich, de la mère démente et du père ivrogne, elle-même était folle. Folle étrange, folle avec toute l’apparence de la raison, mais folle cependant, déséquilibrée, malade, hors nature, vraiment monstrueuse.

En toute certitude, il comprit cela ! C’était la folie du crime. Sous l’obsession d’un but vers lequel elle marchait automatiquement, elle tuait, avide de sang, inconsciente et infernale.

Elle tuait parce qu’elle voulait quelque chose, elle tuait pour se défendre, elle tuait pour cacher qu’elle avait tué. Mais elle tuait aussi, et surtout, pour tuer. Le meurtre satisfaisait en elle des appétits soudains et irrésistibles. À certaines secondes de sa vie, dans certaines circonstances, en face de tel être, devenu subitement l’adversaire, il fallait que son bras frappât.

Et elle frappait, ivre de rage, férocement, frénétiquement.

Folle étrange, irresponsable de ses meurtres, et cependant si lucide en son aveuglement ! si logique dans son désordre ! si intelligente dans son absurdité ! Quelle adresse ! Quelle persévérance ! Quels plans à la fois détestables et admirables !

Et Lupin, en une vision rapide, avec une acuité prodigieuse de regard, voyait la longue série des aventures sanglantes et devinait les chemins mystérieux que Dolorès avait suivis.

Il la voyait, obsédée et possédée par le projet de son mari, projet qu’elle ne devait évidemment connaître qu’en partie. Il la voyait, elle aussi, cherchant ce Pierre Leduc que son mari poursuivait, et le cherchant pour l’épouser, et pour retourner, reine, en ce petit royaume de Veldenz d’où ses parents avaient été ignominieusement chassés.

Et il la voyait au Palace-Hôtel, dans la chambre de son frère Altenheim, alors qu’on la supposait à Monte-Carlo. Il la voyait, durant des jours, qui épiait son mari, frôlant les murs, mêlée aux ténèbres, indistincte et inaperçue en son déguisement d’ombre.

Et une nuit elle trouvait M. Kesselbach enchaîné, et elle frappait.

Et le matin, sur le point d’être dénoncée par le valet de chambre, elle frappait.

Et une heure plus tard, sur le point d’être dénoncée par le secrétaire Chapman, elle l’entraînait dans la chambre de son frère et frappait.

Tout cela sans pitié, sauvagement, avec ure habileté diabolique.

Et avec la même habileté elle communiquait par téléphone avec ses deux femmes de chambre, Gertrude et Suzanne, qui, toutes deux, venaient d’arriver de Monte-Carlo, où l’une d’elles avait tenu le rôle de sa maîtresse. Et Dolorès reprenant ses vêtements féminins, descendait au rez-de-chaussée, rejoignait Gertrude au moment où celle-ci pénétrait dans l’hôtel, et elle affectait d’arriver, elle aussi, ignorante encore du malheur qui l’attendait.

Comédienne incomparable, elle jouait l’épouse dont l’existence est brisée. On la plaignait. On pleurait sur elle. Qui l’eût soupçonnée ?

Et c’était la guerre avec lui, Lupin, cette guerre inouïe qu’elle soutint tour à tour contre M. Lenormand et contre le prince Sernine, le jour sur sa chaise longue, malade et défaillante, mais la nuit debout, courant par les chemins, infatigable et terrifiante.

Et c’étaient les combinaisons diaboliques. Gertrude et Suzanne, complices épouvantées et domptées, l’une et l’autre lui servant d’émissaires, se déguisant comme elle peut-être, ainsi que le jour où le vieux Steinweg avait été enlevé par le baron Altenheim, en plein Palais de justice.

Et c’était la série des crimes. C’était Gertrude assassinée. C’était Gourel noyé. C’était Altenheim, son frère, poignardé. Oh ! la lutte implacable dans les souterrains de la villa des Glycines, le travail invisible du monstre dans l’obscurité, comme tout cela apparaissait clairement aujourd’hui !

Et c’était elle qui lui enlevait son masque de prince, elle qui le dénonçait, elle qui le jetait en prison, elle qui déjouait tous ses plans, dépensant ses millions pour gagner la bataille.

Et puis les événements se précipitaient. Suzanne disparue, morte sans doute ! Steinweg assassiné… Isilda, la sœur, assassinée !

— Oh ! l’ignominie, l’horreur ! balbutia Lupin, en un sursaut de répugnance et de haine.

Il l’exécrait, l’abominable créature. Il eût voulu l’écraser, la détruire. Et c’était une chose stupéfiante que ces deux êtres, accrochés l’un à l’autre, gisant immobiles dans la pâleur de l’aube qui commençait à se mêler aux ombres de la nuit.

— Dolorès… Dolorès… murmura-t-il, avec désespoir.

Il bondit en arrière, pantelant de terreur, les yeux hagards. Quoi ? Qu’y avait-il ? Qu’était-ce que cette ignoble impression de froid qui glaçait ses mains ?

— Octave ! Octave ! cria-t-il, sans se rappeler l’absence du chauffeur.

Du secours ! il lui fallait du secours, quelqu’un qui le rassurât et l’assistât. Il grelottait de peur. Oh ! ce froid, ce froid de la mort qu’il avait senti. Était-ce possible ?… Alors, pendant ces quelques minutes tragiques, il avait, de ses doigts crispés…

Violemment il se contraignit à regarder. Dolorès ne bougeait pas.

Il se précipita à genoux et l’attira contre lui.

Elle était morte.

Il resta quelques instants dans une sorte d’engourdissement où sa douleur paraissait se dissoudre. Il ne souffrait plus. Il n’avait plus ni fureur ni haine, ni sentiment, d’aucune espèce… rien qu’un abattement stupide, la sensation d’un homme qui a reçu un coup de massue, et qui ne sait s’il vit encore, s’il pense, ou s’il n’est pas le jouet d’un cauchemar.

Cependant il lui semblait que quelque chose de juste venait de se passer, et il n’eut pas une seconde l’idée que c’était lui qui avait tué. Non, ce n’était pas lui. C’était en dehors de lui et de sa volonté. C’était le destin, l’inflexible destin qui avait accompli l’œuvre d’équité en supprimant la bête nuisible.

Dehors, des oiseaux chantèrent. La vie s’animait sous les vieux arbres que le printemps s’apprêtait à fleurir. Et Lupin, s’éveillant de sa torpeur, sentit peu à peu sourdre en lui une indéfinissable et absurde compassion pour la misérable femme, odieuse certes, abjecte et vingt fois criminelle, mais si jeune encore et qui n’était plus.

Et il songea aux tortures qu’elle avait dû subir en ses moments de lucidité, lorsque, la raison lui revenant, l’innommable folle avait la vision sinistre de ses actes.

— Protégez-moi… je suis si malheureuse ! suppliait-elle.

C’était contre elle-même qu’elle demandait qu’on la protégeât, contre ses instincts de fauve, contre le monstre qui habitait en elle et qui la forçait à tuer, à toujours tuer.

— Toujours ? se dit Lupin.

Et il se rappelait le soir de l’avant-veille où, dressée au-dessus de lui, le poignard levé sur l’ennemi qui, depuis des mois, la harcelait, sur l’ennemi infatigable qui l’avait acculée à tous les forfaits, il se rappelait que, ce soir là, elle n’avait pas tué. C’était facile cependant : l’ennemi gisait inerte et impuissant. D’un coup, la lutte implacable se terminait. Non, elle n’avait pas tué, soumise, elle aussi, à des sentiments plus forts que sa cruauté, à des sentiments obscurs de pitié, de sympathie, d’admiration pour celui qui l’avait si souvent dominée.

Le grand jour surprit Lupin, assis près de la morte, et se souvenant…

Il lui ferma les yeux, puis recouvrit d’un voile la pauvre figure convulsée.

Il fallait agir cependant. Auparavant il se pencha sur elle et palpa les vêtements noirs. Dans une poche intérieure, il y avait deux portefeuilles. Il prit l’un d’eux et l’ouvrit.

Il trouva d’abord une lettre signée de Steinweg, le vieil allemand.

Elle contenait ces lignes :

« Si je meurs avant d’avoir pu révéler le terrible secret, que l’on sache ceci : l’assassin de mon ami Kesselbach est sa femme, de son vrai nom Dolorès de Malreich, sœur d’Altenheim et sœur d’Isilda.

» Les initiales L et M se rapportent à elle. Jamais dans l’intimité Kesselbach n’appelait sa femme Dolorès, qui est un nom de douleur et de deuil, mais Lætitia qui veut dire joie. L et M — Lætitia de Malreich — telles étaient les initiales inscrites sur tous les cadeaux qu’il lui donnait, par exemple sur le porte-cigarettes trouvé au Palace-Hôtel, et qui appartenait à Mme Kesselbach. Elle avait contracté, en voyage, l’habitude de fumer.

» Lætitia ! elle fut bien, en effet, sa joie pendant quatre ans, quatre ans de mensonges et d’hypocrisie, où elle préparait la mort de celui qui l’aimait avec tant de bonté et de confiance.

» Peut-être aurais-je dû parler tout de suite. Je n’en ai pas eu le courage, en souvenir de mon vieil ami Kesselbach dont elle portait le nom.

» Et puis j’avais peur… Le jour où je l’ai démasquée, au Palais de Justice, j’avais lu dans ses yeux mon arrêt de mort.

» Ma faiblesse me sauverait-elle ? »

— Lui aussi, pensa Lupin, lui aussi, elle l’a tué… Eh parbleu, il savait trop de choses… les initiales… ce nom de Lætitia… l’habitude secrète de fumer…

Et il se rappela la nuit dernière, cette odeur de tabac dans la chambre.

Il continua l’inspection du premier portefeuille.

Il y avait des bouts de lettres, en langage chiffré, remis sans doute à Dolorès par ses complices, au cours de leurs ténébreuses rencontres.

Il y avait aussi des adresses sur des morceaux de papier, adresses de couturières ou modistes, mais adresses de bouges aussi, et d’hôtels borgnes… Et des noms aussi… vingt, trente noms, des noms bizarres. Hector le Boucher, Armand de Grenelle, le Malade…

Mais une photographie attira l’attention de Lupin. Il la regarda. Et tout de suite, comme mû par un ressort, lâchant le portefeuille, il se rua hors de la chambre, hors du pavillon, et s’élança dans le parc.

Il avait reconnu le portrait de Louis de Malreich, prisonnier à la Santé.

Et seulement alors, seulement à cette minute précise, il se souvenait : l’exécution devait avoir lieu le surlendemain, le lendemain peut-être.

Et puisque l’homme noir, puisque l’assassin n’était autre que Dolorès, Louis de Malreich s’appelait bien réellement Léon Massier, et il était innocent.

Innocent ? Mais les preuves trouvées chez lui, les lettres de l’empereur, et tout, tout ce qui l’accusait indéniablement, toutes ces preuves irréfragables ?…

Lupin s’arrêta une seconde, la tête en feu.

— Oh ! s’écria-t-il, je deviens fou, moi aussi. Voyons, pourtant, il faut agir… C’est demain qu’on l’exécute… demain… demain au petit jour…

Il tira sa montre.

— Dix heures… Cet après-midi, je suis à Paris. Et j’empêche… Mais comment ? Comment prouver l’innocence ?… Comment empêcher l’exécution ? Eh ! qu’importe ! Je verrai bien… Allons toujours…

Il repartit en courant, entra dans le château, et appela :

— Pierre ! Vous avez vu M. Pierre Leduc ? Ah ! te voilà… Écoute…

Il l’entraîna à l’écart et, d’une voix saccadée, impérieuse :

— Écoute, Dolorès n’est plus là… Oui, un voyage urgent… Elle s’est mise en route cette nuit, dans mon auto… Moi, je pars aussi… Tais-toi donc ! Pas un mot… une seconde perdue, c’est irréparable. Toi, tu vas renvoyer tous les domestiques, sans explication. Voilà de l’argent. D’ici une demi-heure, il faut que le château soit vide. Et que personne n’y rentre jusqu’à mon retour !… Toi non plus. Emporte la clef… Tu m’attendras au village…

Et de nouveau il s’élança.

Dix minutes après il retrouvait Octave.

Il sauta dans son auto.

— Paris, dit-il.

IV

Le voyage fut une véritable course à la mort.

Lupin, jugeant qu’Octave ne conduisait pas assez vite, avait pris le volant, et c’était une allure désordonnée, vertigineuse. Sur les routes, à travers les villages, dans les rues populeuses des villes, ils marchèrent à cent kilomètres à l’heure. Des gens frôlés hurlaient de rage : le bolide était loin… il avait disparu.

— Patron, balbutiait Octave, livide, nous allons y rester.

— Toi peut-être, l’auto peut-être, mais moi j’arriverai, disait Lupin.

Il avait la sensation que ce n’était pas la voiture qui le transportait, mais lui qui transportait la voiture, et qu’il trouait l’espace par ses propres forces, par sa propre volonté. Alors quel miracle aurait pu faire qu’il n’arrivât point, puisque ses forces étaient inépuisables, et que sa volonté n’avait pas de limite ?

— J’arriverai parce qu’il faut que j’arrive ! répétait-il.

Et il songeait à l’homme qui allait mourir s’il n’arrivait pas à temps pour le sauver, au mystérieux Louis de Malreich, si déconcertant avec son silence obstiné et son visage hermétique.

Et dans le tumulte de la route, sous les arbres dont les branches faisaient un bruit de vagues furieuses, parmi le bourdonnement de ses idées, tout de même Lupin s’efforçait d’établir une hypothèse. Et l’hypothèse se précisait peu à peu, logique, vraisemblable, certaine, se disait-il maintenant qu’il connaissait l’affreuse vérité sur Dolorès et qu’il entrevoyait toutes les ressources et tous les desseins odieux de cet esprit détraqué.

— Eh oui, c’est elle qui a préparé contre Malreich la plus épouvantable des machinations. Que voulait-elle ? Épouser Pierre Leduc dont elle s’était fait aimer, et devenir la souveraine du petit royaume d’où elle avait été bannie. Le but était accessible, à portée de sa main. Un seul obstacle… Moi, moi, qui depuis des semaines et des semaines, inlassablement, lui barrais la route, moi qu’elle retrouvait après chaque crime, moi dont elle redoutait la clairvoyance, moi qui ne désarmerais pas avant d’avoir découvert le coupable et d’avoir retrouvé les lettres volées à l’empereur…

» Eh bien, le coupable, ce serait Louis de Malreich ou plutôt Léon Massier. Qu’est-ce que ce Léon Massier ? L’a-t-elle connu avant son mariage ? L’a-t-elle aimé ? C’est probable, mais sans doute ne le saura-t-on jamais. Ce qui est certain, c’est qu’elle aura été frappée par la ressemblance de taille et d’allure qu’elle-même pouvait obtenir avec Léon Massier en s’habillant comme lui de vêtements noirs. C’est qu’elle aura observé la vie bizarre de cet homme solitaire, ses courses nocturnes, sa façon de marcher dans les rues et de dépister ceux qui pourraient le suivre. Et c’est en conséquence de ces remarques et en prévision d’une éventualité possible qu’elle aura conseillé à M. Kesselbach de gratter, sur les registres de l’état civil, le nom de Dolorès et de le remplacer par le nom de Louis, afin que les initiales fussent justement celles de Léon Massier.

» Le moment vient d’agir, et voilà qu’elle ourdit son complot, et voilà qu’elle l’exécute. Léon Massier habite la rue Delaizement. Elle ordonne à ses complices de s’établir dans la rue parallèle. Et c’est elle-même qui m’indique l’adresse du maître d’hôtel Dominique et qui me met sur la piste des sept bandits, sachant parfaitement qu’une fois sur la piste j’irai jusqu’au bout, c’est-à-dire au delà des sept bandits, jusqu’à leur chef, jusqu’à l’individu qui les surveille et les dirige, jusqu’à l’homme noir, jusqu’à Léon Massier, jusqu’à Louis de Malreich.

» Et j’arrive à Louis de Malreich. Et je trouve près de lui les lettres de l’empereur qu’elle-même y a placées, et je le livre à la justice, et je dénonce la communication secrète qu’elle-même a fait ouvrir entre les deux remises, et je donne toutes les preuves qu’elle-même a préparées, et je montre par des documents, qu’elle-même a maquillés, que Léon Massier a volé l’état civil de Léon Massier, et qu’il s’appelle réellement Louis de Malreich.

» Et Louis de Malreich mourra.

» Et Dolorès de Malreich, triomphante, enfin, à l’abri de tout soupçon puisque le coupable est découvert, affranchie de son passé d’infamies et de crimes, son mari mort, son frère mort, sa sœur morte, ses deux servantes mortes, Steinweg mort, délivrée par moi de ses complices que je jette tout ficelés entre les mains de Weber, délivrée d’elle-même, enfin, par moi, qui fais monter à l’échafaud l’innocent qu’elle substitue à elle-même, victorieuse, riche à millions, aimée de Pierre Leduc, elle sera reine.

» Ah ! s’écria Lupin hors de lui, cet homme ne mourra pas. Je le jure sur ma tête, il ne mourra pas ! »

— Attention, patron, dit Octave, effaré, nous approchons… c’est la banlieue… les faubourgs…

— Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ?

— Mais nous allons culbuter… Et puis les pavés glissent… on dérape…

— Tant pis.

— Attention… Là-bas…

— Quoi ?

— Un tramway, au virage…

— Qu’il s’arrête !

— Ralentissez, patron.

— Jamais !

— Mais nous sommes fichus.

— On passera.

— On ne passera pas.

— Si.

— Ah ! nom d’un chien…

Un fracas… des exclamations… La voiture avait accroché le tramway, puis, repoussée contre une palissade, avait démoli dix mètres de planches, et, finalement s’était écrasée contre l’angle d’un talus.

— Chauffeur, vous êtes libre ?

C’était Lupin, aplati sur l’herbe du talus, qui hélait un taxi-auto.

Il se releva, vit sa voiture brisée, des gens qui s’empressaient autour d’Octave, et sauta dans l’auto de louage.

— Au ministère de l’intérieur, place Beauvau… vingt francs de pourboire…

Et s’installant au fond du fiacre, il reprit :

— Ah ! non, il ne mourra pas ! non, mille fois non, je n’aurai pas ça sur la conscience ! c’est assez d’avoir été le jouet de cette femme et d’être tombé dans le panneau comme un collégien… Halte-là ! Plus de gaffe ! J’ai fait prendre ce malheureux… je l’ai fait condamner à mort… je l’ai amené au pied même de l’échafaud… Mais il n’y montera pas !… Ça, non ! S’il y montait, je n’aurais plus qu’à me fiche une balle dans la tête !

On approchait de la barrière. Il se pencha.

— Vingt francs de plus, chauffeur, si tu ne t’arrêtes pas.

Et il cria devant l’octroi :

— Service de la Sûreté !

On passa.

— Mais ne ralentis pas, crebleu ! hurla Lupin… Pius vite !… encore plus vite ! T’as peur d’écharper les vieilles femmes ? Écrase-les donc. Je paie les frais.

En quelques minutes, ils arrivaient au ministère de l’intérieur.

Lupin franchit la cour en hâte et monta les marches de l’escalier d’honneur. L’antichambre était pleine de monde. Il inscrivit sur une feuille de papier « Prince Sernine » et, poussant un huissier dans un coin, il lui dit :

— C’est moi, Lupin. Tu me reconnais, n’est-ce pas ? Je t’ai procuré cette place, une bonne retraite, hein ? Seulement, tu vas m’introduire tout de suite. Va, passe mon nom. Je ne te demande que ça. Le président te remerciera, tu peux en être sûr… Moi aussi… Mais marche donc, idiot ! Valenglay m’attend…

Dix secondes après, Valenglay lui-même passait la tête au seuil de son bureau et prononçait :

— Faites entrer « le prince ».

Lupin se précipita, ferma vivement la porte et, coupant la parole au président :

— Non, pas de phrases, vous ne pouvez pas m’arrêter… Ce serait vous perdre et compromettre l’empereur… Non, il ne s’agit pas de cela. Voilà… Malreich est innocent. J’ai découvert le vrai coupable… C’est Dolorès Kesselbach. Elle est morte. Son cadavre est là-bas. J’ai des preuves irrécusables. Le doute n’est pas possible… C’est elle…

Il s’interrompit. Valenglay ne paraissait pas comprendre.

— Mais, voyons, monsieur le président, il faut sauver Malreich… Pensez donc… une erreur judiciaire… la tête d’un innocent qui tombe… Donnez des ordres… un supplément d’information… Est-ce que je sais ?… Mais vite, le temps presse…

Valenglay le regarda attentivement, puis, s’approcha d’une table, prit un journal et le lui tendit, en soulignant du doigt un article.

Lupin jeta les yeux sur le titre et lut :

L’exécution du monstre. Ce matin, Louis de Malreich a subi le dernier supplice.

Il n’acheva pas. Assommé, anéanti, il s’écroula sur le fauteuil avec un gémissement de désespoir.

Combien de temps resta-t-il ainsi ?… Quand il se retrouva dehors, il n’en aurait su rien dire. Il se souvenait d’un grand silence, puis il revoyait Valenglay incliné sur lui et l’aspergeant d’eau froide, et il se rappelait surtout la voix sourde du président qui chuchotait :

— Écoutez… Il ne faut rien dire de cela, n’est-ce pas ?… Innocent, ça se peut, je ne dis pas le contraire. Mais à quoi bon des révélations, un scandale ? Une erreur judiciaire peut avoir de grosses conséquences. Est-ce bien la peine ? Une réhabilitation ? Pourquoi faire ? Il n’a même pas été condamné sous son nom. C’est le nom de Malreich qui est voué à l’exécration publique… précisément le nom de la coupable… Alors ?…

Et, poussant peu à peu Lupin vers la porte, il lui avait dit :

— Allez… retournez là-bas… Faites disparaître le cadavre… Et qu’il n’y ait pas de traces, hein ? pas la moindre trace de toute cette histoire… Je compte sur vous, n’est-ce pas ?

Et Lupin retournait là-bas. Il y retournait comme un automate, parce qu’on lui avait ordonné d’agir ainsi, et qu’il n’avait plus de volonté par lui-même.

Des heures, il attendit à la gare. Machinalement, il mangea, prit son billet et s’installa dans un compartiment.

Il dormit mal, la tête brûlante, avec des cauchemars et avec des intervalles d’éveil confus où il cherchait à comprendre pourquoi Massier ne s’était pas défendu.

— C’était un fou… sûrement… un demi-fou… il l’a connue autrefois… et elle a empoisonné sa vie… elle l’a détraqué… Alors autant mourir… Pourquoi se défendre ?

Et il répétait obstinément :

— C’était un fou… ce Massier était certainement fou. D’ailleurs, tous ces Malreich… une famille de fous…

Il délirait, embrouillant les noms, le cerveau affaibli.

Mais, en descendant à la gare de Bruggen, il eut, au grand air frais du matin, un sursaut de conscience. Brusquement les choses prenaient un autre aspect. Et il s’écria :

— Eh ! tant pis, après tout ! il n’avait qu’à protester… Je ne suis responsable de rien… c’est lui qui s’est suicidé…

Le besoin d’agir l’enivrait de nouveau. Blessé, torturé par ce crime dont il se savait malgré tout l’auteur, — son second crime, puisque Dolorès était morte — il regardait cependant vers l’avenir, et parlant à haute voix :

— Ce sont les accidents de la guerre. N’y pensons pas. Rien n’est perdu. Au contraire ! Dolorès était l’écueil, puisque Pierre Leduc l’aimait. Dolorès est morte. Donc Pierre Leduc m’appartient. Et il épousera Geneviève, comme je l’ai décidé ! Et il règnera ! Et je serai le maître ! Et l’Europe, l’Europe est à moi !

Il s’exaltait, rasséréné, plein d’une confiance subite, tout fiévreux, gesticulant sur la route, faisant des moulinets avec une épée imaginaire, l’épée du chef qui veut, qui ordonne et qui triomphe.

— Lupin, tu seras roi ! Tu seras roi, Arsène Lupin.

Au village de Bruggen, il s’informa et apprit que Pierre Leduc avait déjeuné la veille à l’auberge. Depuis, on ne l’avait pas vu.

— Comment, dit Lupin, il n’a pas couché ?

— Non.

— Mais où est-il parti après son déjeuner ?

— Sur la route du château.

Lupin s’en alla, assez étonné. Il avait pourtant prescrit au jeune homme de fermer les portes et de ne plus revenir après le départ des domestiques.

Tout de suite il eut la preuve que Pierre lui avait désobéi : la grille était ouverte.

Il entra, parcourut le château, appela. Aucune réponse.

Soudain il pensa au chalet. Qui sait ? Pierre Leduc, en peine de celle qu’il aimait, et dirigé par une intuition, avait peut-être cherché de ce côté. Et le cadavre de Dolorès était là.

Très inquiet, Lupin se mit à courir.

À première vue, il ne semblait y avoir personne au chalet.

— Pierre ! Pierre ! cria-t-il.

N’entendant pas de bruit, il pénétra dans le vestibule et dans la chambre qu’il avait occupée.

Il s’arrêta, cloué sur le seuil.

Au-dessus du cadavre de Dolorès, Pierre Leduc pendait, une corde au cou, mort.

V

Impassible, Lupin se contracta des pieds à la tête. Il ne voulait pas s’abandonner à un seul geste de désespoir. Il ne voulait pas prononcer une seule parole de violence. Après les coups atroces que la destinée lui assénait, après les crimes et la mort de Dolorès, après l’exécution de Massier ; après tant de convulsions et de catastrophes, il sentait la nécessité absolue de conserver sur lui-même tout son empire. Sinon, sa raison sombrait…

— Idiot, fit-il en montrant le poing à Pierre Leduc… triple idiot, tu ne pouvais pas attendre ? Avant dix ans, nous reprenions l’Alsace-Lorraine.

Par diversion, il cherchait des mots à dire, des attitudes, mais ses idées lui échappaient et son crâne lui semblait près d’éclater.

— Ah ! non, non, s’écria-t-il pas de ça, Lisette. Lupin, fou, lui aussi ! Ah ! non, mon petit ! Flanque-toi une balle dans la tête si ça t’amuse, soit, et, au fond, je ne vois pas d’autre dénouement possible. Mais Lupin gaga, en petite voiture ! ça, non. En beauté, mon bonhomme, finis en beauté !

Il marchait en frappant du pied et en levant les genoux très haut, comme font certains acteurs pour simuler la folie. Et il proférait :

— Crânons, mon vieux ; crânons, les dieux te contemplent. Le nez en l’air, et de l’estomac, crebleu ! du plastron ! Tout s’écroule autour de toi… Qu’èque ça t’fiche ? C’est le désastre, rien ne va plus, un royaume à l’eau ; je perds l’Europe, l’univers s’évapore. Eh ben ! après ? Rigole donc ! Sois Lupin, ou t’es dans le lac… Allons, rigole ! Plus fort que ça… À la bonne heure… Dieu, que c’est drôle ! Dolorès, une cigarette, ma vieille !

Il se baissa avec un ricanement, toucha le visage de la morte, vacilla un instant et tomba sans connaissance.

Au bout d’une heure, il se releva. La crise était finie, et maître de lui, ses nerfs détendus, sérieux et taciturne, il examinait la situation.

Il sentait le moment venu de ces décisions irrévocables qui engagent toute une existence. La sienne s’était brisée net, en quelques jours, sous l’assaut de catastrophes imprévues, se ruant les unes après les autres, à la minute même où il croyait son triomphe assuré. Qu’allait-il faire ? Recommencer ? Reconstruire ? Il n’en avait pas le courage. Alors ?

Toute la matinée il se promena dans le parc, et la situation peu à peu lui apparaissait clairement avec la suite des résolutions qu’elle comportait.

À l’église, l’Angelus de midi sonna. Il revint vers le chalet, très calme.

Il rentra dans sa chambre, monta sur un escabeau, et coupa la corde qui retenait Pierre Leduc.

— Pauvre diable, dit-il, tu devais finir ainsi, une cravate de chanvre au cou. Hélas ! tu n’étais pas fait pour les grandeurs… J’aurais dû prévoir ça, et ne pas attacher ma fortune à un faiseur de rimes.

Il fouilla les vêtements du jeune homme et n’y trouva rien. Mais, se rappelant le second portefeuille de Dolorès, il le prit dans la poche où il l’avait laissé.

Il eut un mouvement de surprise. Le portefeuille contenait un paquet de lettres dont l’aspect lui était familier et dont il reconnut aussitôt les écritures diverses.

— Les lettres de l’empereur ! murmura-t-il lentement… les lettres du vieux chancelier ?… tout le paquet que j’ai repris moi-même chez Louis Massier et que j’ai donné au comte de Waldemar… Comment se fait-il ? Est-ce qu’elle l’avait repris à son tour à ce crétin de Waldemar ?

Et tout à coup, se frappant le front :

— Eh non, le crétin c’est moi. Ce sont les vraies lettres, celles-là ! Elle les avait gardées pour faire chanter l’empereur au bon moment. Et les autres, celles que j’ai rendues, sont fausses, copiées par elle évidemment, ou par un complice, et mises à ma portée… Et j’ai coupé dans le pont, comme un bleu ! Fichtre, quand les femmes s’en mêlent…

Il n’y avait plus qu’un carton dans le portefeuille, une photographie. Il regarda. C’était la sienne.

— Deux photographies… Massier et moi… ceux qu’elle aima le plus sans doute.

Plusieurs fois il répéta, pensivement :

— Tout de même elle m’aimait… Dolorès m’aimait… Amour bizarre, fait d’admiration pour l’aventurier que je suis, pour l’homme qui démolissait à lui seul les sept bandits qu’elle avait chargés de m’assommer. Amour étrange ! Elle voulait me tuer parce qu’elle avait peur de moi, et elle ne le pouvait pas parce qu’elle m’aimait. Elle m’aimait comme d’autres m’ont aimé… d’autres à qui j’ai porté malheur aussi… Hélas ! toutes celles qui m’aiment meurent… Et celle-là meurt aussi, étranglée par moi… À quoi bon vivre ?…

À voix basse, il redit :

— À quoi bon vivre ? Ne vaut-il pas mieux les rejoindre, toutes ces femmes qui m’ont aimé… et qui sont mortes de leur amour ?…

Il étendit les deux cadavres l’un près de l’autre, les recouvrit d’un même voile, s’assit devant une table et écrivit :

« J’ai triomphé de tout et je suis vaincu. J’arrive au but et je tombe. Le destin est plus fort que moi… Et celle que j’aimais n’est plus. Je meurs aussi. »

Et il signa : Arsène Lupin.

Il cacheta la lettre et l’introduisit dans un flacon qu’il jeta par la fenêtre, sur la terre molle d’une plate-bande.

Ensuite il fit un grand tas sur le parquet avec de vieux journaux, de la paille et des copeaux qu’il alla chercher dans la cuisine.

Là-dessus, il versa du pétrole.

Puis il alluma une bougie qu’il jeta parmi les copeaux.

Tout de suite, une flamme courut, et d’autres flammes jaillirent, rapides, ardentes, crépitantes.

— En route, dit Lupin, le chalet est en bois, ça va flamber comme une allumette. Et quand on arrivera du village… le temps de forcer les grilles, de courir jusqu’à cette extrémité du parc… trop tard. On trouvera des cendres, deux cadavres calcinés, et, près de là, dans une bouteille, mon billet de faire-part… Adieu, Lupin ! Bonnes gens, enterrez-moi sans cérémonie,… le corbillard du pauvre… ni fleurs ni couronnes… une humble croix avec cette épitaphe : « Ci-gît Arsène Lupin, aventurier ».

Il gagna le mur d’enceinte, l’escalada, et, se retournant, aperçut les flammes qui tourbillonnaient dans le ciel…

Il s’en revint à pied vers Paris, errant, le désespoir au cœur, courbé par la destinée.

Et les paysans s’étonnaient de voir ce voyageur qui payait ses repas de trente sous avec des billets de banque.

Trois voleurs de grand chemin l’attaquèrent, un soir, en pleine forêt. À coups de bâton, il les laissa quasi morts sur place.

Il passa huit jours dans une auberge. Il ne savait où aller… Que faire ? À quoi se raccrocher ? La vie le lassait. Il ne voulait plus vivre.

— C’est toi !

Mme Ernemont, dans la petite pièce de la villa de Garches, se tenait debout, tremblante, effarée, livide, les yeux grands ouverts sur l’apparition qui se dressait en face d’elle.

Lupin… Lupin était là.

— Toi, dit-elle… toi… mais les journaux ont raconté…

Il sourit tristement.

— Oui, je suis mort.

Eh bien… eh bien… fit-elle naïvement…

— Tu veux dire que, si je suis mort, je n’ai rien à faire ici. Crois bien que j’ai des raisons sérieuses, Victoire.

— Comme tu as changé ! fit-elle avec compassion.

— Quelques légères déceptions… Mais c’est fini. Écoute, Geneviève est là ?

Elle bondit sur lui, subitement furieuse.

— Tu vas la laisser, hein ? Ah ! mais cette fois, je ne la lâche plus. Elle est revenue fatiguée, toute pâlie, inquiète, et c’est à peine si elle reprend ses belles couleurs. Tu la laisseras, je te le jure.

Il appuya fortement sa main sur l’épaule de la vieille femme.

— Je veux… tu entends… je veux lui parler.

— Non.

— Je lui parlerai.

— Non !

Il la bouscula. Elle se remit d’aplomb et, les bras croisés :

— Tu me passerais plutôt sur le corps, vois-tu. Le bonheur de la petite est ici, pas ailleurs… Avec toutes tes idées d’argent et de noblesse, tu la rendrais malheureuse. Et ça, non ! Qu’est-ce que c’est que ton Pierre Leduc ? et ton Veldenz ? Geneviève duchesse ?… Tu es fou. Ce n’est pas sa vie. Au fond, vois-tu, tu n’as pensé qu’à toi, là-dedans. C’est ton pouvoir, ta fortune que tu voulais. La petite, tu t’en moques. T’es-tu seulement demandé si elle l’aimait, ton sacripant de grand-duc ? T’es-tu seulement demandé si elle aimait quelqu’un ? Eh bien, je vais te le dire, moi. Elle aime Marcel Laudat, l’instituteur de Ville-d’Avray. Oui, elle ne vise pas plus haut que ça, ma Geneviève, et elle a raison.

Il parut ébranlé, mais, tout de même, la voix basse, avec une grande tristesse, il murmura :

— Il est impossible que je ne la voie plus jamais. Il est impossible que je ne lui parle pas…

— Elle te croit mort.

— C’est cela que je ne veux pas. Je veux qu’elle sache la vérité. C’est une torture de songer qu’elle pense à moi comme à quelqu’un qui n’est plus… Amène-la-moi, Victoire.

Elle fut tout attendrie, et lui demanda :

— Écoute… Avant tout, je veux savoir… Ça dépendra de ce que tu as à lui dire… Sois franc, mon petit… Qu’est-ce que tu lui veux, à Geneviève ?

Il prononça gravement :

— Je veux lui dire ceci : « Geneviève, j’avais promis à ta mère de te donner la fortune, la puissance, une vie de conte de fées. Et ce jour-là, mon but atteint, je t’aurais demandé une petite place, pas bien loin de toi. Heureuse et riche, tu aurais oublié, oui, j’en suis sûr, tu aurais oublié ce que je suis, ou, plutôt ce que j’étais. Par malheur, le destin a été plus fort que moi. Je ne t’apporte ni la fortune, ni la puissance. Je ne t’apporte rien. Et c’est moi, au contraire, qui ai besoin de toi. Geneviève, peux-tu m’aider ? »

— À quoi ? fit la vieille femme anxieuse.

— À vivre… Sinon…

— Oh ! dit-elle, tu en es là, mon pauvre petit…

— Oui, répondit-il simplement, sans douleur affectée, oui, j’en suis là. Trois êtres viennent de mourir, que j’ai tués, que j’ai tués de mes mains. Le poids du souvenir est trop lourd. Je suis seul. Pour la première fois de mon existence, j’ai besoin de secours. J’ai le droit, j’ai le droit de demander ce secours à Geneviève. Et son devoir est de me l’accorder… Sinon, tout est fini.

La vieille femme se tut, toute frémissante d’émotion. Puis elle dit :

— Qu’est-ce que tu feras d’elle ?

— Nous voyagerons… Avec toi, si tu veux nous suivre…

— Mais tu oublies… tu oublies…

— Quoi ?

Ton passé…

— Elle l’oubliera aussi. Elle comprendra que je ne suis plus cela, et que je ne peux plus l’être.

— Alors, vraiment, ce que tu veux, c’est qu’elle partage ta vie, la vie de Lupin ?

— La vie de l’homme que je serai, de l’homme qui travaillera pour qu’elle soit heureuse, pour qu’elle se marie selon ses goûts. On s’installera dans quelque coin du monde. On luttera ensemble, l’un près de l’autre. Et tu sais ce dont je suis capable…

Elle répéta lentement, les yeux fixés sur lui :

— Alors, vraiment, tu veux qu’elle partage la vie de Lupin ?

Il hésita une seconde, à peine une seconde, et affirma nettement :

— Oui, oui, je le veux, c’est mon droit.

— Tu veux qu’elle abandonne tous les enfants auxquels elle s’est dévouée, toute cette existence de travail qu’elle aime et qui lui est nécessaire ?

— Oui, je le veux ; c’est son devoir.

La vieille femme ouvrit la fenêtre et dit :

— En ce cas, appelle-la !

Geneviève était dans le jardin, assise sur un banc. Quatre petites filles se pressaient autour d’elle. D’autres jouaient et couraient…

Il la voyait de face. Il voyait ses yeux souriants et graves. Une fleur à la main, elle détachait un à un les pétales et donnait des explications aux enfants attentives et curieuses. Puis elle les interrogeait. Et chaque réponse valait à l’élève la récompense d’un baiser.

Lupin la regarda longtemps avec une émotion et une angoisse infinies. Tout un levain de sentiments ignorés fermentait en lui. Il avait une envie immense de serrer cette belle jeune fille contre lui, de l’embrasser et de lui dire son respect et son affection. Il se souvenait de la mère, morte au petit village d’Apremont, morte de chagrin…

— Appelle-la donc ! reprit Victoire.

Il s’écroula sur un fauteuil en balbutiant :

— Je ne peux pas… Je ne peux pas !… Je n’ai pas le droit… C’est impossible… Qu’elle me croie mort… ça vaut mieux !

Il pleurait, les épaules secouées de sanglots, bouleversé par un désespoir immense, gonflé d’une tendresse qui se levait en lui, comme ces fleurs tardives qui meurent le jour même où elles éclosent.

La vieille s’agenouilla et, d’une voix tremblante :

— C’est ta fille, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est ma fille !

— Oh ! mon pauvre petit ! dit-elle en pleurant, mon pauvre petit !…