Aëtius et le comte Bonifacius, épisodes de l’histoire du Ve siècle

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Aëtius et le comte Bonifacius, épisodes de l’histoire du Ve siècle
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 11 (p. 276-310).

AËTIUS ET BONIFACIUS.




EPISOES DE L'HISTOIRE DU CINQUIEME SIECLE.




Le Ve siècle de l’ère chrétienne est un des plus importans à étudier pour qui veut connaître à fond l’histoire des nations modernes. C’est de là qu’elles datent pour la plupart. Elles y sont nées de ce mariage du monde civilisé et du monde barbare, se donnant la main sur des ruines, comme Ataülf et Placidie sur les dépouilles de Rome saccagée. Quand bien même l’histoire du Ve siècle n’aurait pas pour nous, peuple sorti de ce mélange, une sorte de droit au respect filial, il en aurait un certainement à l’intérêt du philosophe qui recherche curieusement les métamorphoses diverses de l’humanité, car nulle époque ne fut remplie de plus bizarres contrastes, de changemens plus imprévus, de plus immenses misères, produits du contact violent d’une civilisation efféminée avec une barbarie graduée à l’infini, et qui allait s’élevant jusqu’à la férocité de la bête fauve dans le Ruge, l’Hérule ou le Hun.

Dans un précédent récit, j’ai essayé de peindre le barbare en proie aux séductions romaines, fasciné et vaincu : Ataülf aux pieds de Placidie[1] ; je montrerai ici le Romain vis-à-vis de lui-même, du gouvernement de l’empire et de cette société vouée à tous les désordres, dans laquelle la vie morale était encore plus profondément troublée que la vie matérielle. Un signe qui ne trompe jamais sur la mort des sociétés, le sceau fatal qui proclame leur dissolution prochaine, c’est l’abaissement des caractères dans les individus, l’absence de règle dans les masses ; c’est l’égoïsme poussé jusqu’à l’indifférence des autres et de soi-même. Quand l’homme ne sait plus ce qu’il doit vouloir, il cesse bientôt de savoir ce qu’il veut. On verra qu’il ne manquait à cette société du Ve siècle ni l’intelligence, ni le goût des arts et de la vie élégante, ni les capacités rares qui deviennent du génie sous l’empire de principes énergiques, à des époques de forte vitalité sociale. Ces élémens des natures d’élite, la Providence ne les a pas plus refusés à ce siècle qu’à tous les autres, et pourtant il n’en sort que des hommes incomplets : les uns, grands un instant, tombent tout à coup, et avec de nobles instincts deviennent le fléau de leur patrie, sans qu’elle se décide à les haïr ; d’autres commencent par le mal et font ensuite le bien par gloriole ou par intérêt, quand ils ont mis la patrie sous leurs pieds. Pourtant une lumière se montre au fond de ces ténèbres, et l’on sent que l’humanité ne périra pas. Des représentans d’un avenir inconnu apparaissent çà et là ; leur parole relève les ames déchues et fait descendre dans ce néant le sentiment d’une résurrection future. Un de ces personnages consolans figurera dans nos récits.

La plus grande misère de cette société, c’est que les barbares y sont partout ; quand ils n’y entrent pas de force, elle les appelle et les prend pour se détruire. Instrumens de la dissolution universelle, les masses les invoquent comme un remède extrême à leurs souffrances sociales, un de ces remèdes qui guérissent en tuant ; le pauvre les suscite contre le riche, l’ambitieux contre le gouvernement qu’il sert ou contre le rival qu’il veut perdre. Le Goth, le Vandale, le Hun, remplacent dans les discordes civiles du Ve siècle les bandes d’italiens et de Latins que soulevaient les tribuns de Rome républicaine et qui firent la guerre sociale. À la moindre souffrance, à la moindre rancune, à la moindre velléité ambitieuse, l’exterminateur est là ; on l’arme, on le déchaîne sur son pays. Attila fut conduit en Gaule par un chef de Bagaudes ; chose triste à dire ! il y entra comme l’allié d’une jacquerie romaine. La colère d’un général romain livre l’Afrique aux Vandales, l’ambition d’un autre livre l’Illyrie ; partout l’instrument devient maître. C’est un nouveau point de vue sous lequel, dans les narrations qui vont suivre, nous envisagerons ces deux sociétés, attachées désormais l’une à l’autre indissolublement, pour s’étreindre, se déchirer et se féconder.


I

Les barbares à la solde de l’empire apportaient sous ses drapeaux, avec leur vaillance originelle, le bagage parfois embarrassant de leurs vieilles traditions, de leurs préjugés, de leurs rivalités nationales. L’auxiliaire frank jalousait l’Alaman, l’Alaman regardait le Vandale de mauvais œil ; le Vandale, à son tour, méprisait comme un manœuvre indigne du nom de guerrier le Burgon de laborieux, pacifique, adroit aux travaux de menuiserie, et qui louait ses bras dans les ateliers romains de la frontière lorsqu’il ne se battait pas ; enfin le fier Visigoth, barbare parmi les Romains et Romain parmi les barbares, ne cachait guère le dédain qu’il leur portait à tous indistinctement. Cependant ces enfans de l’Europe septentrionale déposaient leurs rivalités pour haïr et maudire en commun les nomades asiatiques dont les hordes venaient maintenant leur faire concurrence sur le Danube, ce grand marché des recruteurs romains. Connaître ces divisions, en étudier les causes et les alimenter au besoin, afin de tenir en respect les uns par les autres des défenseurs si redoutables, c’était pour le Romain du Ve siècle une branche importante de la science politique, et Rome ne se montrait pas moins ingénieuse à diviser ses stipendiés barbares qu’à bien appliquer dans les batailles les diversités de leur armement, de leurs habitudes, et leur nature particulière de courage. Or, si les préjugés de race se faisaient sentir à ce point parmi des troupes régulières en perpétuel contact avec les idées et les mœurs de la civilisation, quelle vivacité ne devaient-ils pas avoir au sein des masses émigrées qui parcouraient le sol romain en corps de nation, roulant dans leurs chariots, avec leurs vieillards, leurs enfans et leurs femmes, tout le dépôt des traditions de la vie barbare ? Aussi, quand deux de ces bandes venaient à se rencontrer dans leurs promenades à travers l’empire, y avait-il toujours un moment d’hésitation pour elles-mêmes, d’effroyable perplexité pour les provinciaux romains. L’empire se transforma plus d’une fois en un champ clos où vinrent se vider des querelles nées dans les forêts du Danube ou dans les steppes du Borysthène. On vit un jour une nation barbare forcer la frontière romaine pour aller saisir au fond de l’Occident une autre nation qu’elle réclamait comme sa sujette, et à laquelle Rome avait donné asile. Que devenaient au milieu de tout cela les riches cultures, les villas, les palais, les cités magnifiques que la barbarie prenait pour théâtre de ses ébats ?

De même que les tribus sauvages de l’Amérique, les nations barbares de l’Europe s’infligeaient les unes aux autres des surnoms outrageans ou ridicules dont elles se poursuivaient dans leurs querelles, et qui devenaient souvent des causes de guerre acharnée. L’histoire s’est amusée à nous conserver quelques-uns de ces sobriquets de nos pères, et certaines qualifications satiriques employées par les Romains peuvent nous fournir une idée des autres, tant elles semblent avoir été empruntées au vocabulaire des haines barbares. Ainsi on qualifiait le Vandale d’avare et de lâche parjure était l’insulte ordinaire adressée au Frank ; l’Hérule était traité de féroce, le Taïfale d’infâme ; le Hun n’était pas un homme, mais un démon issu du mélange des sorcières scandinaves avec les esprits immondes du désert[2]. Il n’y avait pas jusqu’à l’orgueilleux Visigoth qui ne traînât après lui dans ses triomphes un sobriquet qui le faisait bondir de fureur. On l’appelait truie, c’est-à-dire tiers de setier[3], surnom bizarre qu’il tenait des Vandales, et voici à quelle occasion. Durant une année d’extrême disette, les Visigoths demandèrent aux Vandales, leurs ennemis, mieux approvisionnés qu’eux, un peu de blé que ceux-ci ne cédèrent qu’après s’être fait long-temps prier, et en le mettant à si haut prix, que la petite mesure appelée trule, qui ne faisait pas tout-à-fait le tiers du setier romain se payait une pièce d’or. Les Visigoths, mourant de faim, consentirent à tout et livrèrent tout ce qu’ils possédaient. Après les avoir ainsi dépouillés, les Vandales se moquèrent d’eux, et le surnom de trule leur resta en mémoire de leur humiliation. C’était une insupportable injure pour les superbes vainqueurs de Rome, surtout de la part des Vandales. Lorsque dans quelque rencontre de ces peuples les mots de trule et de loche Vandale venaient à s’échanger, les yeux étincelaient de colère, les crinières fauves se hérissaient, l’épée sortait du fourreau ; et la guerre commençait, — non pas une de ces guerres romaines où la fureur du Germain s’assoupissait bientôt dans l’ivresse du pillage, mais une guerre barbare, une de ces guerres entre frères qui n’ont pour but que la vengeance et pour fin que l’extermination.

L’Espagne fut le théâtre d’une de ces luttes fratricides pendant les années 417 et 418. J’ai raconté ici même[4] comment les Goths, après le meurtre d’Ataülf, avaient élu Vallia au cri de guerre éternelle aux Romains. Ils étaient alors bien décidés à rompre avec l’empire et à rentrer complètement dans leur individualité barbare ; mais, quand ils retrouvèrent en Espagne d’anciens voisins d’outre-Danube avec lesquels ils avaient eu plus d’une querelle à vider, savoir : les Mains dans la Lusitanie, les Suèves dans les montagnes de Calice, et surtout les Vandales, maîtres de la fertile province de Rétique, — ils n’y tinrent pas ; la rancune se ranima de part et d’autre, et les haines éclatèrent avec une violence terrible. Qu’on se figure deux bandes d’animaux féroces aux prises dans une forêt et que l’arrivée des chasseurs ne parvient pas à séparer, tant leur rage est aveugle et leur soif de sang insatiable : on n’aura qu’une faible idée du spectacle que présenta bientôt l’Espagne. Les Visigoths d’un côté, de l’autre les confédérés suèves, alains et vandales, afin d’être moins gênés dans leurs projets de guerre, demandèrent comme une grace aux Romains de conserver entre eux la neutralité. Honorius, à sa grande stupéfaction, reçut des rois alano-vandales une lettre ainsi conçue : « Garde-nous la paix, prends nos otages et laisse-nous nous battre comme il nous convient, sans t’en mêler. Si nous sommes vaincus, nous qui t’écrivons, tant mieux pour toi ; si nous sommes vainqueurs, tant mieux encore, car nous nous serons affaiblis par notre victoire et nous aurons détruit ton ennemi, qui est aussi le nôtre. Est-il rien de plus désirable pour ton empire que de nous voir nous exterminer les uns les autres ? » Nous rejetterions une pareille lettre comme peu croyable, si elle ne nous était donnée par un auteur contemporain ordinairement bien informé, l’historien Paul Orose, qui s’en émerveille lui-même en y voyant un signe de l’aveuglement providentiel des barbares et de la protection de Dieu sur l’empire. Vallia, pendant ce temps-là, réclamait avec des formes moins sauvages l’honneur de servir César et de balayer à lui seul ces brigands qui osaient occuper une province romaine. Honorius les laissa faire comme il leur plut, et ils firent si bien qu’à la fin de l’année 418 les Vandales-Silinges étaient presque anéantis, les Vandales-Astinges en partie dispersés dans les chaînes intérieures de l’Espagne, en partie retranchés avec les Suèves dans la Galice, et les Alains si rudement châtiés, que leur domination avait disparu de l’Espagne pour toujours.

Quand le terrain fut suffisamment déblayé, les Romains arrivèrent, et l’empereur fit inviter les Visigoths à lui remettre Barcelone, qui était leur place d’armes depuis quatre ans, et à évacuer l’Espagne pour aller reprendre en Gaule les anciens cantonnemens d’Ataülf, c’est-à-dire la première Aquitaine avec la Novempopulanie, et Toulouse détachée de la province Narbonnaise. Rome trouvait son compte à cet échange, attendu que laisser les Visigoths au midi des Pyrénées, c’était évidemment y laisser des maîtres dont rien ne pourrait plus affranchir l’Espagne, tandis que, placé en Aquitaine sous l’œil du préfet du prétoire, qui résidait à Arles, et sous l’épée des légions, ce peuple serait plus facilement contenu, plus promptement façonné à la sujétion, et mieux utilisé pour le service de l’empire. Quant aux Visigoths, ils paraissent avoir échangé sans regret des ruines toutes fraîches et un pays épuisé pour un autre qu’ils n’avaient quitté que malgré eux, et dont peut-être la riante image les avait suivis par-delà les monts. En effet, les provinces méridionales des Gaules jouissaient alors d’un grand renom de richesse et de beauté par tout le monde romain, témoin cette description qu’en traçait vers 440 le prêtre marseillais Salvien[5]. « Il n’est douteux pour personne, écrivait-il, que l’Aquitaine et la Novempopulanie soient la moelle des Gaules et l’essence de toute fécondité ; et que parlé-je de fécondité ? On y trouve encore ce qui parfois passe avant la fécondité : l’agrément, la mollesse et la beauté. Toute la contrée s’y déploie aux yeux, ou entrelacée de berceaux de vignes, ou émaillée de prairies, ou diaprée de cultures, ou plantée de vergers, ou ombragée de bosquets, ou arrosée de sources, ou sillonnée de larges fleuves, ou hérissée de moissons comme d’une crinière d’or, tellement que les maîtres et seigneurs de cet heureux pays ne paraissent pas posséder un canton de notre monde, mais une image du paradis. » Les Visigoths s’y installèrent en 419 sous la direction de commissaires impériaux, qui partagèrent le sol entre eux et les habitans dans la proportion de deux tiers pour les barbares et d’un tiers pour les Romains. Ce fut la solde de leurs services passés et futurs, moyennant quoi ils devinrent hôtes de l’empire, lui prêtèrent foi et obéissance, s’engagèrent à n’avoir d’amis que ses amis, d’ennemis que ses ennemis, et jurèrent de « conserver loyalement sa majesté[6], » antique formule des traités passés entre Rome suzeraine et les fédérés ses vassaux. Les barbares gardèrent leurs lois, leur administration, leur idiome ; le Romain, enclavé dans leurs cantonnemens, ne cessa point d’être soumis à la loi romaine et aux magistrats dépendans de la préfecture du prétoire ; les villes restèrent romaines, sauf un petit nombre. On eût dit un camp allié dressé en pays romain ; mais ce camp devait tendre sans cesse, par la nature des choses, à se transformer en un état indépendant. Vallia fit de Toulouse le siège de son administration, comme avait fait Ataülf. Au reste, il eut à peine le temps d’installer son peuple sur cette terre promise ; il mourut la même année, laissant pour son successeur Théodoric, de la famille des Balthes.

Cette opération délicate et les négociations qui la préparèrent furent dirigées par le second mari de Placidie, Constantius, patrice et gouverneur des provinces transalpines[7]. On eût pu croire que les Visigoths s’étaient chargés de la fortune de ce personnage, tant ils lui portaient bonheur en toute rencontre. Devenu patrice pour les avoir chassés de la Gaule, il se vit nommer empereur pour les y avoir ramenés. Il est vrai que Constantius avait près de l’empereur régnant un avocat infatigable et puissant en la personne de sa femme, Placidie, qui, mariée contre son gré à un homme qu’elle n’aimait pas, cherchait un dédommagement dans l’ambition. D’abord, elle n’eut pas de cesse que son fils Valentinien, né en cette même année 419, ne reçût le titre de nobilissime, qui constituait une sorte de droit héréditaire à l’empire, puis il lui fallut pour elle-même la qualité d’augusta, pour son mari celle d’empereur. Honorius, qui n’avait point eu d’enfans de ses deux femmes, mortes vierges toutes les deux, et qui se souciait peu néanmoins que l’on disposât de sa succession de son vivant, résista d’abord aux sollicitations, et n’y céda qu’en 421 de fort mauvaise grace, disent les historiens ; mais l’empereur d’Orient, Théodose II, qui nourrissait aussi des prétentions sur l’héritage de son oncle Honorius, comme issu du fils aîné du grand Théodose, tint bon contre toutes les demandes, et les repoussa même avec hauteur. Or, d’après la constitution de Rome impériale, qui avait pour principe l’unité de l’empire sous plusieurs princes, augustes ou césars, et la communauté entre tous des grandes mesures politiques et des lois, aucune promotion nouvelle au pouvoir souverain ne pouvait avoir lieu que du consentement de tous les empereurs régnans : c’est ce qu’on appelait l’unanimité. L’intrus à qui cette unanimité manquait n’était aux yeux de la loi qu’un usurpateur, un tyran, ou bien un empereur de parade, simple lieutenant de l’auguste qui l’avait choisi. Le premier acte d’un prétendant était d’envoyer à ses futurs collègues son portrait entouré d’une branche de laurier ; l’admission gracieuse ou le refus de cet envoi constituait pour lui-même une déclaration solennelle d’adoption ou de rejet. Lors donc qu’Honorius, vaincu par les obsessions de Placidie, eut agrafé le manteau de pourpre sur les épaules de son beau-frère, celui-ci envoya, suivant le cérémonial consacré, son portrait à la cour de Constantinople ; mais Théodose refusa de le recevoir, et fit chasser les ambassadeurs qui l’apportaient. C’était la première déconvenue qu’éprouvait cet homme gâté par la fortune, et ce fut aussi la dernière, car il n’y sut pas résister. Il s’emporta, il menaça Théodose, il fit de grands armemens contre lui ; mais, au milieu de ses colères, le chagrin de son humiliation le rongeait. Il prit en dégoût une autorité dont il ne possédait que l’ombre, un rang dont il n’avait que les gênes, et se mit à regretter, dit un contemporain, l’indépendance de sa vie passée, le laisser-aller de ses habitudes un peu vulgaires, les repas du soir avec ses amis, la gaieté bruyante, et les mimes aux jeux desquels il se mêlait parfois ; en un mot, le jovial compagnon, devenu mélancolique et morose, s’éteignit tristement à Ravenne, le 2 septembre 421, après six mois d’un règne nominal. La tête pleine de sombres pressentimens, il avait cru entendre en rêve une voix qui lui criait : « Le sixième s’en va, gare au septième ! » Il y vit un pronostic de mort prochaine, qu’il sembla prendre à tâche de réaliser.

Veuve pour la seconde fois, Placidie prit possession du palais de son frère ; elle s’y installa avec l’appareil et les manières d’une souveraine. Augusta eut sa cour, ses conseillers et presque ses ministres ; elle eut sa garde de soldats visigoths, présent de son premier mari, braves barbares dévoués à sa personne, et qui servaient toujours en elle leur ancienne reine. Dans cet état, Placidie s’abandonna sans modération à son désir de commander. Intelligente et passionnée, elle afficha orgueilleusement son crédit ; elle se mêla de tout ; elle sembla tout faire. Ceux qui connaissaient le caractère ombrageux d’Honorius et sa puérile jalousie pour tout ce qui regardait son pouvoir ne comprenaient rien à cette tolérance excessive, à cette espèce d’abdication dont il donnait le spectacle ; mais bientôt on ne l’expliqua que trop bien par l’amour incestueux qu’il avait conçu pour sa sueur. L’indigne fils du grand Théodose, condamné à une enfance perpétuelle, portait dans sa vie privée comme dans sa vie publique le cachet d’une nature débile et corrompue. Son histoire n’était qu’une longue révolte de désirs effrénés soit d’ambition, soit d’amour, contre le sentiment douloureux de son néant. En politique, il tuait ses ministres, comme en amour il répudiait ses femmes par rage de son impuissance. Le dérèglement de son imagination s’étant porté sur sa sueur consanguine dont la beauté brillait encore d’un vif éclat, la passion qui le maîtrisait ne tarda pas à se manifester à cous les yeux. Les contemporains n’ont dévoilé qu’un coin de ce triste et honteux mystère ; mais ils nous en disent assez sur Placidie, quand ils nous montrent la veuve d’Ataülf, dans l’intérieur du palais, se fortifiant de l’appui de deux femmes, dont l’une était sa nourrice Elpidia, et de l’assistance de son intendant Léontius, pour repousser de criminelles obsessions, puis l’amour furieux d’Honorius se transformant tout à coup en une haine plus furieuse encore[8]. Augusta accepta cette guerre avec hauteur et la soutint avec résolution. Des appartemens secrets du gynécée, la lutte passa au dehors. On vit Honorius s’entourer de précautions extraordinaires, comme s’il eût cru sa vie menacée ; bientôt il accusa hautement sa sœur de conspirer contre ses jours et contre son trône, et d’entretenir des intelligences avec les barbares. La garde visigothe de Placidie fournissait peut-être un prétexte à cette imputation par la chaleur immodérée de son zèle. Enfin tout le monde prit parti dans la querelle ; la cour, l’armée, le peuple, se divisèrent ; on se disputa, on se battit, et plus d’une fois les places de Ravenne furent ensanglantées.

Dans cette lutte inégale, la femme devait succomber. Bannie du palais et de la ville sous l’accusation de lèse-majesté, Placidie se réfugia d’abord à Rome avec son fils Valentinien et sa fille Honoria, plus âgée que lui d’une année. Toutefois les rangs de ses partisans s’éclaircissaient chaque jour ; ses amis finirent par disparaître ; elle resta seule, sans protection et sans argent. Elle eût voulu fuir à Constantinople et s’y placer sous la sauvegarde de l’empereur d’Orient, son neveu ; mais elle manquait de tout pour un si long voyage. Un homme eut alors le courage de l’assister et de prendre ouvertement sa défense, courage qui fut trouvé grand en face des ressentimens d’Honorius et de la lâcheté de tous les autres : c’était un personnage considérable de l’empire, le comte Bonifacius qui avait jadis blessé Ataülf au siège de Marseille, et qui gouvernait actuellement la province d’Afrique. Mettant de côté toute basse considération, le comte envoya à Placidie de l’argent et des moyens de transport pour se rendre à Constantinople, elle et sa suite. Le voyage ne fut pas sans danger ; une tempête, survenue pendant la traversée, faillit emporter au fond de la mer le seul rameau fécond du tronc de Théodose. Placidie, au plus fort du danger, fit vœu de construire une église à saint Jean l’évangéliste, si, par l’intercession de cet apôtre, elle et ses enfans revoyaient la terre : ils la revirent, et l’église, construite à Ravenne, est encore debout. Pour perpétuer le souvenir de sa reconnaissance, Placidie voulut qu’on y représentât sur un grand tableau en mosaïque incrusté dans la paroi intérieure son naufrage, sa délivrance miraculeuse et toutes les circonstances particulières de son voeu. On peut déchiffrer encore cette curieuse page d’histoire, quoique le temps l’ait un peu dégradée. Sur une mer agitée, et sous l’effort d’une violente tempête, on aperçoit deux navires près de sombrer ; les passagers agenouillés tendent les bras au ciel. Une grande figure, qui semble commander aux vents, de sa main étendue redresse les mâts penchés et remet un des navires à flot. Dans le lointain apparaît une autre figure, empreinte d’une douceur et d’une majesté toute divine, dont les doigts déroulent un feuillet du livre mystérieux qui calme les orages de l’ame humaine comme les mouvemens de l’océan ; cette seconde figure est Jésus-Christ. Une inscription placée au-dessus du tableau contient ces mots : « Voeu de Placidie et de ses enfans pour leur délivrance de la mer. » A droite et à gauche, sur la frise, sont rangés les portraits de tous les empereurs chrétiens depuis Constantin et des princesses des maisons impériales de Valentinien et de Théodose : Honorius n’y est point oublié.

La terre ne fut pas plus clémente que la mer à la famille exilée. En débarquant à Constantinople, elle se vit dépouillée des titres et insignes qu’elle portait en Occident, et qui indiquaient son droit au trône impérial ; puis Théodose la relégua dans un coin de la ville, où elle végétait obscurément, quand un événement imprévu vint la rendre à la liberté. Honorius mourut le 27 août 428, à l’âge de trente-neuf ans, emporté, comme son père, par une hydropisie dans l’espace de quelques mois. Cette mort inattendue prenait au dépourvu tous les calculs d’ambition personnelle. Théodose II en cacha d’abord soigneusement la nouvelle, et, tandis qu’il concentrait en toute hâte des troupes sur la frontière de l’Italie, tandis que ses émissaires partaient pour aller travailler l’esprit des Occidentaux à son profit, il amusait Placidie et les provinces d’Orient par des informations contradictoires ; mais Rome n’avait attendu pour se décider ni l’armée du césar de Constantinople, ni ses envoyés politiques. Honorius n’était pas encore descendu dans le tombeau que le sénat s’emparait des rênes du gouvernement, nommait un empereur de son choix, et donnait le signal d’une réaction complète dans l’état en abolissant le système de lois politiques et religieuses en rigueur depuis le temps de Théodose, et qui portaient le nom de lois catholiques et de lois d’unité. La liberté des cultes, que ce système supprimait, fut de nouveau proclamée ; tous les proscrits, tous les exclus du dernier règne, païens zélés, hérétiques, partisans des usurpateurs qui avaient essayé d’ébranler la maison de Théodose, tous accoururent à la voix du sénat et rentrèrent dans les fonctions dont ils avaient été dépouillés. Le nouvel empereur, nommé Joannès, appartenait lui-même aux rangs des ennemis de cette maison en sa double qualité d’ancien fonctionnaire du tyran Attale et d’hérétique arien.

Ce n’est pas que le choix de Joannès fût mauvais au fond, et le sénat s’était montré habile en s’y arrêtant. Tout le monde s’accordait à reconnaître en lui de grandes qualités : la justice, le désintéressement, la bienveillance pour les personnes, le zèle pour les intérêts publics ; mais c’était un homme de parti, qui avait figuré avec éclat dans la révolte d’Attale. Rentré en grace près d’Honorius, il était parvenu par ses services au poste important de primicier des notaires, ou chef de la secrétairerie d’état. L’Italie, qui penchait habituellement pour le parti du sénat, accueillit le nouveau gouvernement avec faveur ; la Gaule, plus éloignée, plus divisée, ne s’y soumit pas sans résistance ; mais l’Afrique le repoussa résolûment, et répondit aux lettres de Joannès par la proclamation de Valentinien III. Il était aisé de reconnaître là l’influence du comte Bonifacius, et ce fut une mauvaise fortune pour Joannès d’avoir contre lui un tel homme et une telle province. Dans les révolutions de l’empire d’Occident, il fallait toujours compter avec l’Afrique, qui était le principal grenier de l’Italie : tenir Carthage, c’était bloquer Rome ; aussi le nouvel empereur, tout autre soin cessant, envoya une expédition attaquer Bonifacius et réduire Carthage à tout prix. Pour combler les vides que cette expédition laissait dans les forces de l’Italie, il fit des levées en masse ; il appela les esclaves aux armes ; enfin il envoya son curopalate ou maître du palais Aëtius négocier avec les Huns, qui occupaient alors toute la contrée située à gauche du moyen et du bas Danube, l’enrôlement d’une armée auxiliaire à la solde de Rome. Aëtius, officier expérimenté, connu personnellement des rois huns, était l’homme le plus propre à faire réussir cette négociation.

L’initiative que venait de prendre Bonifacius, et qu’il soutint hardiment jusqu’au bout, déjoua tous les calculs d’ambition. Théodose II recula devant la honte que la spoliation d’un enfant, son parent, attirerait infailliblement sur lui : changeant subitement de rôle, il tira les exilés de leur retraite, et se déclara leur patron ; mais il voulut qu’ils parussent tenir tous leurs droits de sa libre et pleine volonté. Placidie eut l’humiliation de voir conférer à son fils le titre de nobilissime, comme s’il ne le possédait pas depuis sa naissance ; elle-même fut contrainte de recevoir comme une nouveauté celui d’augusta. Un grand officiel de la cour d’Orient, le maître des offices, Hélion, fut chargé de conduire l’enfant et la mère à l’armée qui allait entrer en Italie, de les accompagner pendant toute la campagne en qualité de représentant de l’empereur d’Orient, et de délivrer au jeune Valentinien, portion par portion et pour ainsi dire pièce à pièce, les pouvoirs et les insignes du principal. Ainsi Hélion, ayant fait halte à Thessalonique, enveloppa le nobilissime, qui n’avait que cinq ans, dans un manteau impérial, et le proclama césar, réservant pour une autre occasion le diadème de perles qui ceignait le front des augustes et la plénitude de la souveraineté. Une seconde cérémonie eut lieu vers le même temps : celle des fiançailles du jeune césar avec la fille de Théodose, Eudoxie, qui n’avait elle-même que deux ans. Théodose avait voulu leur mariage pour mieux lier Placidie, dont il se défait, et qui d’ailleurs n’eut garde de s’y refuser. Le fiancé, en témoignage de reconnaissance, offrit à son beau-père, par les mains de sa mère, la cession de l’Illyrie occidentale, que celui-ci convoitait beaucoup, et qui fut réunie dès-lors à l’empire d’Orient funeste générosité qui laissait l’Italie à découvert du côté de sa frontière la plus importante !

La guerre traîna en longueur avec des succès balancés, tant le parti du sénat avait de force en Italie, et Joannès, pour gagner définitivement le dessus, n’attendait que l’arrivée des Huns auxiliaires qu’on annonçait devoir être prochaine, quand lui-même tomba victime d’une trahison qui le livrait aux mains de ses ennemis. Il ne trouva de la part de Placidie ni la pitié que réclamait son infortune, ni les ménagemens que méritait son caractère, ni la clémence qu’on était en droit d’espérer d’une fille du grand Théodose. Le malheureux tyran que les hasards de la guerre amenaient en sa puissance, et qui, trois jours plus tard, eût été son maître, se vit traiter comme le dernier des criminels. Après lui avoir coupé le poing dans le cirque d’Aquilée, on le fit promener par toute la ville, monté sur un âne et en habits impériaux, au milieu d’une troupe d’histrions qui l’accablaient d’insultes et de railleries ; puis on lui trancha la tête. Ce bel exploit terminé, Placidie et son fils partirent pour Rome, où le jeune césar devait recevoir des mains d’Hélion, en présence du sénat, le manteau augustal avec le complément des pouvoirs impériaux. Ils étaient encore en route, quand un message leur annonça l’arrivée d’Aëtius et la défaite de l’arrière-garde des troupes orientales. En effet, le troisième jour après l’exécution de Joannès, le curopalate déboucha des Alpes à la tête de soixante mille Huns, et culbuta une division de l’armée de Placidie qui lui fermait le passage. Apprenant alors la catastrophe de Joannès et la soumission de Rome, qui avait ouvert ses portes aux généraux de Théodose, il arrêta ses hordes et attendit que le nouveau gouvernement entrât en explication avec elles, ou que lui-même vît clair à prendre un parti.

C’était un homme redoutable de toute façon que celui qui venait jeter ainsi, quoique un peu tardivement, soixante mille barbares dans la balance de la fortune. Né à Durostorum, dans la petite Scythie, province romaine du bas Danube, primitivement peuplée de Scythes, c’est-à-dire de Sarmates et de Slaves, Aëtius était, comme Stilicon, un nouveau Romain, et il rappela son histoire sans lui ressembler. De ces deux Romains, l’un Sarmate, l’autre Vandale, la différence originelle se trahissait aux yeux par une manière toute différente d’être Romain. Le grand et infortuné Stilicon offrait dans son caractère quelque chose des habitudes calmes et réfléchies des races occidentales : l’allure d’Aëtius, mélange de souplesse et d’impétuosité, de ruse et d’audace, dénotait au contraire les races de l’Orient. Si celui-ci manquait de l’élévation morale et des illusions enthousiastes qui firent le mérite et le malheur du tuteur d’Honorius, s’il se souilla par des violences et des fourberies que l’autre ne connut jamais, peut-être en revanche fut-il mieux approprié à son temps, plus apte à tirer parti d’un empire corrompu, pour le servir en le maîtrisant.

Son père descendait des anciens chefs du pays. Ayant changé son nom scythe pour le nom latin de Gaudentius et porté les armes sous l’aigle romaine, il parvint de grade en grade à la maîtrise de la cavalerie et vit sa fortune comblée par un mariage italien ; puis il alla périr en Gaule dans une émeute de soldats. Intelligent, hardi, général par instinct, le fils attira, tout enfant, l’attention de Stilicon, qui le plaça comme otage près d’Alaric, alors campé en Épire ; les mêmes qualités lui valurent l’affection de ce barbare déjà célèbre. Un poète du temps se plaît à nous peindre le futur vainqueur de Rome devenu, par amusement, le naître et l’instructeur du jeune otage, le formant au tir de l’arc, au maniement de la lourde pique des Goths, « attachant un grand carquois à ses petites épaules, et oubliant, dans ces jeux de la guerre, qu’il instruisait un Romain. » Après trois ans passés chez les Goths, Aëtius fat envoyé, en la même qualité d’otage, chez les Huns, qui habitaient, ainsi que je l’ai dit, les contrées situées au nord du Danube. Visiter les barbares, se mêler un peu à leur vie, c’était la meilleure école pour un Romain qui se destinait au métier des armes ; en étudiant des peuples chez qui Rome trouvait à la fois ses défenseurs et ses ennemis, on apprenait à connaître l’élément fatal qui recélait dans son sein le salut ou la ruine du monde. Sous la tente de Roua, le plus important des rois huns, l’élève d’Alaric devint le camarade d’Attila. Il savait déjà la guerre germanique, la guerre d’infanterie pesante comme la faisaient les Goths ; il apprit la guerre des nomades d’Asie, l’art de soulever ou d’abattre ces tempêtes de peuples devant lesquelles les Goths eux-mêmes avaient fui. Ce fut peut-être alors qu’il conçut le plan réalisé plus tard par son génie d’employer au service de Rome les Huns contre les Germains et les Germains contre les Huns, d’opposer la barbarie asiatique à la barbarie européenne et de les user l’une par l’autre.

Cette adolescence active et aventureuse fit d’Aëtius un soldat accompli en même temps qu’un excellent général. Personne ne l’égalait dans le maniement de ces armes variées que l’introduction d’auxiliaires de toute race avait pour ainsi dire naturalisées sous le drapeau romain. Petit de taille, mais souple et nerveux, il aimait à faire montre de force et d’agilité, et on ne le trouvait pas moins redoutable dans une mêlée la lance ou la hache à la main qu’au front de ses troupes réglant avec calme les mouvemens d’une bataille. On l’eût dit le chef naturel de chacune de ces bandes dont l’agglomération bigarrée formait, au Ve siècle, une armée romaine ; à la tête des légions, on le comparait aux Romains des vieux temps ; à la tête des auxiliaires germains, c’était un lieutenant d’Alaric, et lorsque, dans une charge impétueuse, il enlevait à sa suite les mobiles escadrons de l’Asie, on l’eût pris pour un chef nomade venu du désert. Ce grand soldat n’était cependant point un bon citoyen. Quoique désintéressé dans son administration et juste envers ses inférieurs, il portait dans ses actes politiques un détestable esprit de duplicité. Tout lui était bon pour parvenir, tout lui semblait légitime pour abattre un rival, et ce qu’il estimait surtout dans l’auxiliaire étranger, c’était l’instrument à double fin au moyen duquel on tenait en respect le gouvernement romain, tout en le servant bien. Par un calcul d’ambition qui dénotait l’importance croissante des barbares, tandis que son père avait recherché en mariage une Italienne, il rechercha une barbare ; il demanda et obtint une jeune Gothe de lignée royale, dont le père avait occupé de grandes charges à la cour, mais qui, restée barbare sous la stola des matrones, croyait déroger en ayant un père et un mari généraux romains. Un contemporain nous la représente, dans une querelle domestique, reprochant à Aëtius sa mésalliance et l’excitant à s’emparer du trône des Césars, afin qu’elle ne regrettât plus celui des Balthes. Aëtius, toujours prêt à profiter de la fortune, avait accepté du tyran Joannès l’intendance du palais impérial et la mission qu’il venait de remplir près des Huns ; il attendait maintenant, dans l’attitude d’un chef indépendant, ce que le nouveau gouvernement déciderait de lui.

La régente ne perdit pas un moment pour le rassurer. Traitant de puissance à puissance avec son général, elle le confirma dans tous ses grades et lui donna la maîtrise militaire des Gaules, et ses Huns, largement indemnisés, retournèrent dans leur pays. Aëtius voulut cependant en garder un corps d’élite qui le suivit au-delà des Alpes, et qui ne reconnaissait guère, on peut le supposer, d’autre maître que lui. Le nouveau commandant des Gaules se mit de tout cœur à la tâche difficile de rétablir l’ordre dans ces provinces si profondément troublées. Quant à la régente, heureuse d’en être quitte à ce prix, elle put vaquer tranquillement à la restauration de l’unité catholique, ce système politique et religieux de Théodose, auquel sa famille restait indissolublement attachée.


II

Pour bien faire comprendre la nature du système d’unité, son importance à l’époque dont nous parlons, et sa liaison avec le passé et l’avenir de l’empire romain, il est nécessaire de donner quelques explications sur la marche suivie par le christianisme entre le règne de Constantin et celui de Théodose.

Constantin, qui fut, si l’on me permet ce mot, l’organisateur légal du christianisme, lui conquit dans la loi romaine une place à côté du polythéisme national comme seconde religion de l’état ; mais il n’y avait pas d’égalité possible au fond entre une religion vieillie, persécutrice,et vaincue, et une religion jeune, confiante dans sa destinée et victorieuse des persécutions, et quand bien même la force des choses l’eût permis, le zèle de l’empereur néophyte, l’intérêt de l’empereur ambitieux en eussent décidé tout autrement. Le nouveau culte arrivait, dès le règne de Constantin, à une prééminence incontestée, lorsqu’il se scinda en deux grandes églises rivales par suite des guerres de l’arianisme, et le prince organisateur du christianisme légal mourut avec l’amer regret de laisser son œuvre compromise.

Le mal s’envenima sous Constance son fils, esprit brouillon, infatué de prétentions théologiques, fabricateur infatigable de symboles ariens qu’il démontrait à main armée, et prince aussi aveugle que détestable théologien. Les divisions qu’il entretint à plaisir au sein du christianisme, la faiblesse et l’avilissement qui en furent la suite amenèrent la réaction païenne de Julien. Après Julien, l’empire eut deux empereurs chrétiens, mais appartenant aux deux églises rivales : Valentinien Ier, aïeul maternel de Placidie, était catholique ; Valens, son collègue et son frère, était arien. Tandis que l’un, par une ferme et libérale administration, conservait en Occident la foi de Nicée, l’autre la persécutait en Orient, et, tout en cherchant à étouffer l’église catholique, il laissait l’église arienne s’éparpiller et se dissoudre en mille sectes sans nom. Cette mauvaise politique porta ses fruits. Revenu à la confiance, le polythéisme rallia ses élémens dispersés : Constance avait suscité Julien ; Valens provoqua le sénat de Rome, qui était le génie païen de la république et l’ame de toutes les réactions religieuses. Le sénat proclama du haut du Capitole la légitimité des insurrections de Maxime et d’Eugène. Théodose, élevé au trône d’Orient dans le moment où les luttes se préparaient, prit hardiment le seul parti qui pouvait rendre quelque cohésion au christianisme, il supprima l’église arienne ; rétablissant en Orient l’église catholique, il la fortifia, il la fonda, comme institution publique, sur un ensemble de lois qui prirent le nom de loi catholique, loi d’unité[9]. Cette reconstitution du gouvernement chrétien lui donna la force d’abattre les deux terribles insurrections qui s’étaient abritées sous les bannières de l’ancien culte national.

Au reste Théodose, en panant le catholicisme pour son instrument d’unité, ne consulta pas seulement ses convictions orthodoxes ; d’autres raisons encore purent l’y déterminer, raisons générales et plus politiques que religieuses, quoique tirées de l’essence des dogmes et de la constitution des églises. Arius n’avait pas aperçu d’abord la conséquence fatale de sa doctrine ; il ne s’était pas dit que toucher à la divinité du Christ, livrer à l’arbitraire des discussions le mystère fondamental sur qui tout reposait, c’était enlever à l’institution chrétienne, comme religion de l’état, les caractères d’autorité et de fixité inséparables d’une institution publique. En permettant à chacun de mesurer, suivant son intelligence et son vulgaire bon sens, la part de divinité à laquelle le fondateur du christianisme avait droit, on risquait de voir cette part réduite à néant par quelque raisonneur intrépide, et alors le christianisme tombait de son rang de religion émanée de Dieu même, seule infaillible et seule vraie comme lui, au niveau d’une secte déiste bizarrement enveloppée de formules platoniciennes et juives, ou bien encore il allait se confondre avec ces essais de philosophie théurgique dont le paganisme était alors infecté. En un mot, l’arianisme renfermait dans son principe, comme une conséquence logique inévitable, la dissolution de la religion chrétienne, et cette conséquence se produisit dans plusieurs sectes ariennes du vivant même d’Arius. Quant à l’église, il la dissolvait de fait en autant d’églises particulières que de docteurs, sans qu’aucune d’entre elles eût le droit de se déclarer exclusive et obligatoire. Pouvait-on fonder sur cette anarchie une institution de l’état, c’est-à-dire un gouvernement des croyances et des mœurs ? Pouvait-on associer la puissance publique aux incertitudes et aux contradictions de la raison individuelle ? Pour les Romains, qui comprenaient tout autrement que nous les liens réciproques de la politique et de la religion, l’arianisme ne pouvait servir de base à une institution forte et durable. Le catholicisme, au contraire, par l’inflexibilité de son symbole et par l’élévation mystérieuse de son premier dogme, répondait aux idées et aux besoins de leur politique religieuse.

Ce n’était pas encore tout, et, si la constitution d’une église unitaire devait sauver le christianisme, elle n’importait guère moins au salut matériel de l’empire. Depuis le déclin de sa puissance militaire, l’empire n’exerçait plus hors de ses limites qu’une action morale, laquelle, il est vrai, s’était accrue de tout le domaine des sentimens religieux. Il possédait toujours, comme au temps de Tacite, ses arts, ses vices et toutes les fascinations de la vie civilisée, pour attirer et dompter les barbares ; mais il avait gagné depuis lors quelque chose de mieux, et le christianisme était au Ve siècle son instrument d’assimilation le plus énergique. Chose singulière, cette religion où Rome païenne s’obstinait à voir sa mortelle ennemie, et qu’elle poursuivait encore par les invectives de ses orateurs, après l’avoir poursuivie long-temps par la main de ses bourreaux, le christianisme était maintenant sa sauvegarde aux avant-postes de la barbarie : là où ne se montraient plus les légions romaines, la propagande chrétienne allait conquérir au profit de Rome. Une peuplade barbare devenue chrétienne devenait aussi en grande partie romaine par le seul fait de sa conversion il se créait tout aussitôt entre elle et la société civilisée un fonds commun d’idées et de sentimens, de pratiques et de besoins moraux, qui ne faisaient que s’étendre et fructifier avec le temps. Bien plus, le barbare converti entrait vis-à-vis de l’empire en rapports de sujétion ; il en recevait des prêtres et des évêques, il en recevait, par la voie des conciles, sa loi morale et l’interprétation de ses croyances ; lui-même était représenté par ses évêques dans les grandes assemblées de la chrétienté romaine ; il y siégeait, il y délibérait à son tour sur les lois religieuses des Romains, c’est-à-dire que le plus fier et le plus obstiné barbare, au lendemain de sa conversion, se trouvait, pour une grande partie de son existence morale, un sujet ou un citoyen de l’empire. Quelle importance un empereur romain ne devait-il donc pas attacher à la propagation de la foi chrétienne parmi les barbares ! Malheureusement, le christianisme avait suivi dans son expansion au dehors les mes phases que dans son développement intérieur : les deux églises arienne et catholique avaient porté leurs divisions chez les barbares. Tandis que les peuples voisins de l’Occident se convertissaient à la foi de Nicée, Valens entraînait dans l’arianisme la puissante nation des Visigoths, et par elle d’autres barbares de l’Orient. Il en résulta un grand danger pour l’empire déchiré par des guerres religieuses, chaque parti appelant à lui ses coreligionnaires barbares et les trouvant dociles à son appel. Par une compensation fatale, les barbares en guerre contre l’empire rencontraient souvent dans leurs coreligionnaires romains des auxiliaires ou des complices. On voit à combien d’intérêts divers, religieux ou politiques, intérieurs ou extérieurs, l’empereur Théodose crut satisfaire en organisant son système de l’unité catholique. Il promulgua, dans cette pensée, plusieurs lois qui se coordonnaient, et qui, confirmées, amendées, amplifiées par ses successeurs, composèrent un ensemble, un corps de dispositions relatives à l’unité c’est cette espèce de code religieux que l’on voit, dans l’histoire du Ve siècle, tantôt aboli, tantôt remis en vigueur, suivant le triomphe des partis et les oscillations de la politique. En analysant ses dispositions nombreuses, on peut les réduire à quelques points principaux.

La religion catholique, telle que la professe la ville de Rome d’après la tradition du siège de saint Pierre, est déclarée religion de l’empire et obligatoire pour tout sujet romain ; elle seule a le droit de s’intituler chrétienne ; les communions hérétiques ne l’ont pas : elles doivent puiser leur dénomination soit dans la personne de leur fondateur, soit dans les circonstances particulières de leur doctrine. Il leur est également interdit d’employer le mot d’église pour désigner leurs lieux de réunion, de même que le mot de prêtre (sacerdos) pour désigner leurs desservans, — ces qualifications, auxquelles la législation attache des privilèges, des honneurs, des subventions de l’état, devant rester la propriété exclusive du catholicisme.

Certaines hérésies sont prohibées absolument sous les pénalités les plus rigoureuses, telles que l’exil, la confiscation, la mort, l’incapacité de tester ; d’autres sont tolérées, mais sous des conditions encore fort dures. La loi confond à dessein les hérétiques avec les païens, les juifs, les manichéens, sous l’appellation collective de secte ennemie du catholicisme. Les dissidens sont exclus des fonctions publiques ; ils ne peuvent entrer ni dans l’armée, ni dans l’administration, ni dans le barreau. En même temps que la loi dépouille de tout privilège les chefs des communions dissidentes, elle fortifie le clergé catholique ; elle introduit les évêques dans la juridiction civile ; elle leur confère le droit non-seulement de juger en dernier ressort les causes des ecclésiastiques, mais encore de décider entre laïques comme arbitres. Cette loi, qui choquait tous les principes du droit romain, fut l’objet d’une opposition vive et constante dans les rangs élevés de la société.

Cet ensemble de lois n’était pas toujours et intégralement observé on appliquait les unes, on suspendait ou on laissait dormir les autres. C’était un arsenal où le gouvernement venait puiser les armes que la circonstance réclamait : l’idée restait debout pour éclairer la marche et montrer le but. On comprend dès-lors le double empressement qui éclata après la mort d’Honorius, de la part du sénat romain, pour abolir les lois d’unité ; de la part de Placidie, pour les rétablir. La régente ne se donna pas le temps de prendre pied en Italie ; elle proclama sa politique par trois constitutions rendues au nom de son fils, lorsqu’elle était encore à Aquilée. Son impatience féminine à tout reconstituer en un instant était excitée par sa dévotion fervente, par le respect qu’elle portait à la mémoire de son père, et aussi par le fanatisme vrai ou simulé des courtisans qui avaient su capter sa confiance.

Toutefois le gouvernement de Placidie, malgré la virilité d’esprit dont elle avait fait preuve à une autre époque, ne fut qu’un gouvernement de femme, livré, dès son début, au favoritisme. Un petit conciliabule, à la tête duquel figuraient Padusa, femme du grand maître des milices Félix, le grand-maître des milices lui-même, et un diacre nommé Grunnitus, expert en intrigues et grand machinateur de complots, dirigeait tout, parlait, agissait au nom de la régente. Félix était un de ces hommes, produits des temps de révolution, toujours violens, toujours exclusifs, conseillers perpétuels de mesures extrêmes, et qui, par cela même, semblent s’être acquis le droit de passer d’un parti à l’autre, ne fût-ce qu’à titre de bourreaux. On n’avait pas toujours connu Félix si zélé catholique, et il n’y avait pas long-temps que, sous un faux prétexte et par vengeance, il avait fait tuer, pendant une distribution d’aumônes, un diacre romain que l’église a mis au rang des saints. Les temps ayant changé, Félix se hâta d’expier ce meurtre par un autre meurtre. Le siège épiscopal d’Arles avait été envahi par un intrus nommé Patrocle, qui parvenait à se maintenir dans la province, malgré l’opposition des autres évêques gaulois : Félix donna mission à un tribun barbare d’aller lui couper la gorge, tranchant ainsi du même coup le schisme et le schismatique. Ce soldat féroce imposait par sa brutalité même. Le triumvirat malfaisant déclarait surtout la guerre aux personnes, disposait des places, et, pour perdre ceux dont il se méfiait, ne ménageait pas plus la calomnie que la violence.

Sur ces entrefaites arrive à la cour de Placidie le comte Bonifacius, appelé par la régente, à qui il tardait probablement de saluer le restaurateur de sa famille. Son arrivée fit événement en Italie, où l’on admirait son courage encore sans tache, et où les derniers événemens l’avaient rendu l’objet d’une vive curiosité. Placidie le reçut à peine comme un sujet ; elle lui conféra le titre de comte des domestiques, c’est-à-dire de chef des gardes de l’empereur, quoiqu’il dit achever en Afrique le temps de son commandement ; elle le chargea en outre d’une mission importante en Espagne près des rois vandales de la Bétique, car, après le départ des Visigoths et leur retour en Gaule, les Vandales s’étaient ralliés et avaient reconquis leurs anciens cantonnemens au midi de la Péninsule espagnole. La place de patrice, la plus éminente des dignités romaines, étant vacante, et la régente n’en disposant pas, on put croire qu’elle la lui réservait. Cette popularité et surtout ces faveurs de cour excitèrent la jalousie de Félix, qui crut voir dans Bonifacius un rival et peut-être bientôt un successeur.

Au nom du comte Bonifacius est attaché un sceau fatal qui ne s’effacera jamais et qui est la juste punition d’un grand crime, car nul citoyen ne fut plus funeste à son pays. Pourtant ses compatriotes l’ont exalté, aimé, respecté même après son crime, et l’histoire contemporaine montre envers lui une indulgence qui surprend d’abord, arrête l’historien moderne, et le trouble dans le jugement qu’il est appelé à porter sur cet homme. Pour nous, ne séparant point Bonifacius de son siècle, nous nous contenterons d’exposer avec impartialité sa vie, mélange de bien et de mal, d’élévation et de misères ; on pourra le juger ensuite, et ses contemporains avec lui.

Bonifacius était vieux Romain et originaire de Thrace. Soldat dès son enfance, il avait été frère d’armes d’Aëtius, aussi brave que lui, aussi estimé pour son mérite, plus estimé pour son caractère. Des qualités, les unes séduisantes, les autres solides, sa franchise, ses élans généreux, son courage à suivre malgré la disgrace les causes qu’il embrassait, lui valurent la bonne fortune unique d’être loué également des païens et des chrétiens. On le comparait aux hommes d’autrefois, et peut-être, sans la susceptibilité ombrageuse de son humeur, sans les irritations de son orgueil, un tel rapprochement eût-il pu se justifier ; mais cette nature avait plus d’éclat que de vraie grandeur, plus de laisser-aller que de force. Toutefois, au milieu de l’abaissement universel des caractères, elle dominait et attirait. Une chose surtout distinguait Bonifacius des gens de guerre de son temps, presque tous athées ou indifférens : c’était une ferveur de dévotion portée jusqu’à l’ascétisme. Son ame passionnée, qui ne connaissait point de mesure, semblait flotter perpétuellement entre la soif de la gloire et le dégoût du monde, entre le champ de bataille et le cloître. À la mort de sa femme qu’il chérissait, il voulut se faire moine, et pour l’en empêcher il ne fallut pas moins que l’autorité de l’évêque d’Hippone Augustin et de son ami Alype, qui vinrent le trouver à Tubunes et lui remontrer qu’il servirait beaucoup plus utilement l’église sous la casaque du général que sous le froc du religieux. Les païens, pour qui un pareil caractère était tout nouveau, et qui ne pouvaient guère le comprendre, dirent de Bonifacius que c’était un homme héroïque[10]. Nous qui avons vu ce type se développer au moyen-âge sous l’influence des idées chrétiennes, nous dirons avec plus de connaissance de cause : C’était déjà le soldat chrétien, un précurseur lointain de la chevalerie. — Et comme pour compléter dans ce Romain du Ve siècle l’esquisse du chevalier du XIe, l’histoire nous le montre prenant en toute circonstance la protection des petits et des faibles, la défense des enfans et des femmes ; enfin il n’est pas jusqu’à la galanterie chevaleresque qu’on ne retrouve en lui avec des faiblesses qui le perdirent.

Les Vandales de la Bétique, près desquels Bonifacius se rendait en qualité d’ambassadeur de Placidie, étaient ariens et ariens très intolérans, plus encore par système politique que par fanatisme religieux. Dans l’intention d’élever une barrière entre leurs possessions d’Espagne et l’empire, ils imposaient l’arianisme aux provinciaux leurs sujets. Tout Espagnol soucieux de conserver sa fortune, son rang et la paix de sa famille était contraint de se faire arien, et, sous l’aiguillon des provocations et des menaces, on voyait les apostasies se multiplier. La mission du comte d’Afrique avait-elle pour but de faire cesser les persécutions ? concernait-elle une guerre alors pendante entre les Romains et les Suèves de la Galice ? On l’ignore ; mais l’une et l’autre affaire appelait au même degré la sollicitude de Placidie.

À cette cour des rois vandales, Bonifacius rencontra une jeune Espagnole nommée Pélagie, maîtresse d’une de ces fortunes immenses que l’aristocratie ibérienne concentrait encore dans ses mains ; il se prit d’affection pour elle et la rechercha en mariage. Pélagie n’était pas moins bonne arienne que Bonifacius bon catholique. Leurs déclarations de mutuelle tendresse furent, à ce qu’il paraît, entrecoupées de disputes théologiques, de dissertations savantes sur la consubstantialité du Verbe, et, l’amour aidant, ils crurent s’être convertis l’un l’autre. Le comte d’Afrique, dans l’expansion de sa joie, écrivait à ses amis de Carthage et d’Hippone : « Je vous amène une femme catholique ; » mais hélas ! au bout de neuf mois, la fille qui provenait de ce mariage était baptisée par les soins d’un évêque arien, et de plus de jeunes religieuses parentes de Bonifacius, à ce qu’on peut croire, et qui demeuraient dans sa maison, reçurent, par suite des manœuvres de Pélagie, un second baptême hérétique. Il y eut dans toute l’église africaine un cri de stupéfaction et de douleur.

Un pareil événement, arrivé le lendemain du rétablissement des lois d’unité, était destiné à faire grand bruit ; aussi la malignité publique ne manqua pas de s’en emparer. Pour la première fois, Bonifacius prétait le flanc aux attaques, et ce fut à qui le frapperait : les ennemis, les envieux, les indifférens, qui s’ennuyaient peut-être de l’entendre appeler l’héroïque, tous fondirent sur lui comme sur une proie. On se demanda si le comte d’Afrique n’avait pas lui-même apostasié, s’il était bien convenable que le palais du chef d’une grande province catholique se transformât en une officine d’hérésie, et qu’un comte des domestiques, qui commandait la garde de sa souveraine, affichât le mépris du gouvernement et la violation des lois. Il ne manqua pas de voix non plus pour souffler à l’oreille de Placidie que ce fait, en apparence imprudent, révélait des projets plus graves ; que Bonifacius, enivré de sa popularité, voulait se rendre indépendant en Afrique ; qu’abusant indignement de la confiance de la régente, il avait traité pour lui-même avec les Vandales, et que son apostasie était le premier gage qu’il leur donnait. Félix et Padusa étaient les colporteurs infatigables de ces calomnies dans le palais et au dehors. Placidie troublée voulut consulter Aëtius, que le désir d’observer de près les événemens avait ramené de Gaule en Italie. Aëtius avait été le compagnon d’armes du comte d’Afrique, et il affectait d’être toujours son ami : il l’excusait en public, sauf à le déchirer en secret. Il répondit avec une feinte sincérité aux ouvertures de la régente qu’avant de condamner un tel homme, il était bon de l’éprouver jusqu’au bout. « Ordonne-lui, ajouta-t-il, de venir s’expliquer sur-le-champ avec toi. S’il obéit, c’est qu’il ne songe pas à se révolter ; s’il refuse, tu sauras trop bien à quoi t’en tenir. Alors agis sans hésitation. » En même temps qu’il dormait ce conseil à la régente, il dépêchait en Afrique un de ses affidés chargé de remettre en main propre à son ancien ami un billet ainsi conçu : « Ta mort est jurée ; Placidie a changé de dispositions pour toi. Elle va te donner l’ordre de te rendre en Italie ; mais, si tu quittes l’Afrique, regarde-toi comme perdu. » Il demandait en outre le plus profond secret sur cet avertissement. L’ordre arriva en effet, et Bonifacius, qui n’avait pas lieu de douter de la bonne foi d’Aëtius, irrité, hors de lui, traita le mandement impérial avec le dernier mépris. Dans cette scène où le comte d’Afrique se laissa aller aux emportemens de son caractère, il éclata en récriminations contre la régente, en plaintes sur l’ingratitude dont on payait ses services, jurant qu’il ferait repentir ceux qui le récompensaient ainsi. Le dé était jeté : Félix et sa femme triomphaient.

On commença donc la guerre. L’armée envoyée d’Italie déserta ou se fit battre. La seconde expédition eut meilleure chance : Bonifacius fut battu. La province, qui, d’abord et très vivement, avait pris fait et ; cause pour son gouverneur, se refroidit quand elle vit la guerre prolonger sans succès. Les indigènes de l’Atlas, trouvant les frontières dégarnies de troupes, se ruèrent sur les colonies romaines, qu’ils mirent à feu et à sang. Ce ne fut bientôt plus dans ces riches campagnes que moissons détruites, municipes pillés, églises profanées ; les habitans, enlevés par bandes, étaient traînés comme des troupeaux dans la montagne. Bonifacius, absorbé par ses propres affaires, ne prenait aucune mesure pour réprimer ces barbaries, et, si les chefs des villes venaient se plaindre et réclamer son assistance, il s’irritait ou ne répondait pas. L’humiliation de sa défaite, ajoutée aux injustices dont il se croyait l’objet, mettait le comble à sa colère : il en voulait à la régente de l’affaiblissement de sa gloire. Cet homme, jadis ouvert et franc, était devenu sombre ; il ne voyait plus, il n’entendait plus que ses ressentimens ; il repoussait les bons conseils, qui d’ailleurs ne lui arrivaient plus qu’à grand’peine, car les officiers romains qu’il avait entraînés dans sa révolte semblaient garder à vue leur complice, afin de le garantir contre les retours de son propre cœur. Tel est le portrait qu’Augustin nous en a tracé. Plusieurs fois le saint évêque voulut lui écrire, et il y renonça par crainte que sa lettre interceptée et divulguée ne servît à condamner son ami. En effet, de quoi pouvait-il être question entre eux, sinon de réprimandes et d’exhortations au repentir ? Un diacre de leur intimité à tous deux ayant dû se rendre au quartier-général pour on ne sait quelle affaire, Augustin saisit l’occasion, et composa, pour être remise à Bonifacius, une longue lettre ou plutôt un mémoire que nous pouvons lire encore dans sa correspondance, et où l’on ne sait ce qu’on doit le plus admirer, de l’onction du prêtre, de la sagacité du moraliste, ou de la réserve délicate de l’homme du monde. Qu’on me pardonne si, cédant à l’émotion de tant de belles et touchantes paroles, je cite ici cette lettre presque tout entière comme un précieux document sur les mœurs de la société romaine au Ve siècle.

« O mon fils ! mon cher fils ! écrivait le grand évêque à Bonifacius, recueille tes souvenirs. Rappelle-toi ce que tu fus du vivant de ta première femme de glorieuse mémoire, et comment, après sa mort, détestant les vanités du siècle, tu voulus embrasser la servitude de Dieu. Je m’en souviens, moi, qui en fus témoin, et je sais bien ce que je te dis à Tubunes, alors que, nous trouvant seuls avec toi, mon frère Alype et moi, tu nous ouvris ton ame et nous confias tes projets. Non, quelles que soient les préoccupations qui t’assiégent aujourd’hui, cette conversation n’a point pu s’effacer de ta mémoire ! Tu voulais te démettre de ta charge et abandonner le monde pour aller vivre de la vie des solitaires qui servent Dieu dans un saint repos. Tu renonças à ce dessein considérant, sur nos remontrances, que ce que tu faisais alors importait bien davantage aux églises du Christ, si tu le faisais véritablement en vue de les protéger, et si tu ne demandais autre chose au monde pour toi et les tiens que ce que réclame le soutien de la vie, te fortifiant aussi par la continence et te cuirassant d’armes spirituelles au milieu des armes terrestres.

« Tu te rendis à nos discours et tu pris cette résolution : nous nous en réjouissions encore, lorsque tu partis. Tu traversas la mer, puis tu te remarias. Ce voyage, tu le fis sur l’ordre des hautes puissances auxquelles tu devais soumission suivant l’apôtre ; mais ton second mariage, qui te l’avait commandé, sinon la passion qui t’a vaincu ? A cette nouvelle, ma stupéfaction fut grande, je l’avoue ; pourtant je me consolai un peu en apprenant que tu n’avais pas voulu épouser cette femme qu’elle ne se fût faite catholique, et voilà que l’hérésie de ceux qui nient Jésus-Christ comme vrai fils de Dieu a tellement prévalu dans ta maison que ta fille a reçu le baptême de leurs mains ! Les hommes racontent encore bien des choses qui m’arrachent des larmes ; mais peut-être qu’ils mentent…

« Depuis ce mariage, combien de calamités, et quelles calamités sont venues fondre sur toi ! Descends au fond de ta conscience, interroge-toi, tu répondras ce que je ne veux pas dire. Repens-toi donc ; ne diffère plus de faire pénitence, et je ne doute point que Dieu ne te pardonne, et que tu ne sois délivré de tes dangers. Mais, me diras-tu, « ma cause est juste ! » Je l’ignore et n’en suis pas juge, car je n’ai pas ouï les deux parties ; mais que ta cause soit juste ou non, ce que je n’ai besoin ni de rechercher, ni de discuter, me nieras-tu en face de Dieu que tu ne serais point tombé dans de telles nécessités, si tu n’avais aimé avec fureur les biens du siècle, toi qui devais les tenir pour néant, toi que nous avions connu fidèle serviteur de Dieu ?

« Et ce ne sont pas seulement tes propres convoitises qu’il te faut maintenant subir, tu es devenu l’esclave des passions des autres. Ces hommes qui t’entourent, qui défendent ta puissance et ta vie, qui te sont fidèles, je n’en doute point, et dont tu n’as à craindre aucune embûche assurément, t’aiment-ils pour toi et selon Dieu ? Ils aiment les biens du siècle, ils cherchent à les acquérir par ton moyen : de sorte que toi, qui devais réprimer tes passions, tu es contraint de satisfaire celles d’autrui. Or cela ne se fait point sans beaucoup d’actes criminels qui offensent Dieu. Et d’ailleurs de telles cupidités sont-elles jamais satisfaites ? On les extirpe en soi quand on aime Dieu ; on ne les rassasie pas quand on aime le monde. Quel moyen de contenter tant d’hommes armés, tant de passions avides qu’il faut au contraire stimuler pour les rendre plus redoutables ? Quel moyen, je ne dis plus de les assouvir, mais de les repaître un peu, sans attirer sur sa tête la vengeance divine ? Aussi regarde autour de toi : tout est dévasté, ruiné, et déjà tes soldats ne trouvent plus rien à piller…

« Tu vas me répondre qu’il faut imputer ces maux à ceux qui t’ont offensé, et qui ont payé par l’ingratitude tes grands services et ton courage. Je l’ai déjà dit : c’est là une cause que je ne veux pas entendre et que je ne peux pas juger ; mais réfléchis : tu reconnaîtras que tu en as une autre à débattre, non pas vis-à-vis d’un homme quelconque, mais vis-à-vis de Dieu, car tu es chrétien, et par conséquent tu dois craindre d’offenser Dieu. Si je remonte aux causes supérieures des événemens qui nous affligent, je sens bien qu’il faut imputer notre malheur aux péchés des hommes, et pourtant je n’ai pas le courage de te ranger au nombre des fléaux de Dieu, de ces instrumens de sa colère avec lesquels il châtie en ce monde les injustes et les méchans… Jette les yeux sur le Christ, qui a tant fait de bien et tant souffert de mal ! Pour être à lui, pour vivre avec lui, il faut aimer ses ennemis et prier pour ceux qui vous persécutent. Si l’empire romain t’a fait du bien (bien terrestre et passager comme lui), si, dis-je, il t’a fait du bien, ne lui rends pas le mal pour le bien ; s’il t’a fait du mal, ne lui rends pas le mal pour le mal. Ce qu’il t’a fait, je ne veux pas le discuter, et je ne suis pas compétent pour le juger ; je parle à un chrétien, et je lui dis Ne rends pas le mal pour le bien, ne rends pas le mal pour le mal !…

« Oh ! si tu n’avais pas une femme, je te dirais, comme à Tubunes, de vivre dans la sainteté de la continence, et j’ajouterais (ce que je ne te dis point alors) de t’arracher, autant qu’il t’est possible, au métier de la guerre, et d’embrasser, comme tu le voulus autrefois, la vie des solitaires, ces soldats du Christ qui combattent en silence non pour tuer des hommes, mais pour dompter les puissances du mal. Ta femme m’empêche de t’y exhorter, car, bien que tu n’eusses pas dû l’épouser après tes engagemens de Tubunes, elle t’a épousé, elle, dans l’innocence et la simplicité de son cœur. Puisque ce parti n’est plus possible, reste du moins fidèle à Dieu, dégage-toi des passions du monde, garde loyalement ta parole, et, s’il t’est imposé de continuer encore la guerre, ne la fais qu’en vue de la paix : ce sont choses que ta femme ne peut ou ne doit pas empêcher. La charité m’a poussé à t’écrire cette lettre, ô fils très cher ; l’esprit saint dit quelque part : « Réprimande le sage, et il t’aimera ; réprimande le « fou, et il te haïra. » C’est au sage que j’ai voulu écrire. »

Cette lettre où la fermeté du conseiller ne perdait rien au langage de l’ami et du prêtre, cette lettre tendre, sensée, courageuse, resta sans réponse. Bonifacius, dont les affaires déclinaient rapidement, s’abîma de plus en plus dans l’opiniâtreté de sa révolte. Voyant les villes de la Proconsulaire et de la Numidie faire l’une après l’autre leur soumission aux officiers impériaux et le vide s’étendre autour de lui, il perdit la tête et demanda du secours aux Vandales. Les historiens modernes ont supposé, non sans vraisemblance, qu’il se laissa entraîner à cette démarche par la femme qui fut son mauvais génie, et sur qui l’austère Augustin ne craignait pas de faire peser la responsabilité des malheurs publics : l’Espagnole, en relation avec les rois vandales, put aisément préparer et diriger la fatale négociation. Un traité en règle, conclu avec Genséric, qui venait de monter au trône des Vandales, lui assura la possession de la Mauritanie pour prix de sa coopération armée, et, comme Genséric n’avait point de vaisseaux, Bonifacius lui fournit les siens. Une flotte romaine, passant et repassant d’une rive à l’autre du détroit de Gadès, versa sur la côte de la Mauritanie quatre-vingt mille Vandales : c’était toute la nation, hommes, femmes et enfans. Genséric eut à peine dressé ses tentes sur le sol dont il devenait maître, que les tribus maures accoururent à lui, et le pillage des colonies romaines commença : triste présage du sort qui attendait sous peu de temps toute l’Afrique, entre la révolte des indigènes et la pression des barbares étrangers ! Quand ces nouvelles arrivèrent en Italie, l’effroi n’y fut guère moindre que dans les villes africaines sur lesquelles planait la destruction. Les provinces consternées crurent voir se lever le dernier jour de l’empire. L’éloquent prêtre de Marseille, Salvien, s’écriait, dans son langage coloré comme celui des prophètes : « L’ame de la république est tombée captive des barbares ! »

Alors seulement de part et d’autre on songea, bien qu’un peu tard, à s’expliquer. Les gens sensés, qui sont toujours les derniers à avoir raison, répétaient depuis deux ans que la conduite de Bonifacius cachait un mystère incompréhensible, qu’un homme digne toute sa vie de l’estime publique ne se serait point dégradé en un instant, qu’un défenseur si courageux de la régente ne l’aurait point trahie et combattue sans une cause qui n’était point encore éclaircie. Ces réflexions si simples, on finit par les trouver justes. Les amis de Bonifacius firent partir secrètement pour l’Afrique deux hommes auxquels il pouvait se confier sans réserve : l’un d’eux était le comte Darius, que nous connaissons par sa correspondance avec saint Augustin. C’était, à en juger par ses lettres, un courtisan aimable, insinuant, poli jusqu’à l’excès, un lettré subtil et recherché suivant la mode de son temps, mais un homme bienveillant et pacifique, et un bon chrétien, sauf quelques retours de paganisme auxquels il se laissait aller en sa qualité de bel esprit, admirateur des anciens. On ne mettait guère le pied en Afrique sans visiter Augustin, ou sans chercher une occasion de communiquer par lettres avec lui, tant son importance était grande. À peine débarqué à Carthage, Darius chargea quelques évêques de le saluer de sa part ; celui-ci répondit à cette avance par une lettre écrite d’Hippone et qui commença leur liaison. Cette lettre, que nous avons encore, fait allusion en termes obscurs et mesurés à la mission délicate qui amenait le comte Darius de ce côté de la mer. « Quand on m’a fait ton portrait, lui disait-il, le portrait de ton ame, non de ta chair, je l’ai reconnu pour l’avoir vu dans le saint Évangile, où nous lisons ces paroles faites pour toi : « Heureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés enfans de Dieu ! » Il est certes glorieux de vaincre par son courage, à force de fatigues et de dangers, un ennemi indomptable, et d’assurer le repos aux provinces troublées de sa patrie ; mais il y a plus de gloire à tuer la guerre elle-même avec la parole qu’à tuer des hommes avec le fer, à conquérir la paix par la paix qu’à l’obtenir par la guerre. Que Dieu confirme ce qu’il a opéré par toi au milieu de nous ! »

Darius lui répond que, s’il n’a pas encore tué la guerre, il espère l’avoir suspendue et éloignée, et que, Dieu aidant, les affreuses calamités, qui étaient parvenues au comble, vont décroître et s’assoupir. « Puisses-tu, ajoutait-il, ô père vénéré ! adresser long-temps de tels veaux au ciel pour l’empereur, pour la république romaine et pour ceux que tu en trouves dignes ! » Cette correspondance se termine par un échange de cadeaux entre le vieil évêque et le comte italien. Celui-ci demande à Augustin un exemplaire du précieux livre de ses Confessions, et lui envoie en retour un médicament que le médecin qu’il a près de lui regarde comme souverain contre les infirmités dont l’évêque d’Hippone est atteint : remède du corps contre un remède de l’ame ! On suit avec un vif intérêt, à travers ces confidences voilées, la marche d’une négociation dont l’histoire ne nous expose que le résultat. Bonifacius, ouvrant enfin le fond de son cœur à ce fidèle ami, avoua tout, expliqua tout, et montra la lettre d’Aëtius. Darius reprit aussitôt le chemin de Ravenne.

Ce fut un éclair pour Placidie, mais cet éclair l’épouvanta : elle avait tout livré à l’homme dont on lui dévoilait la fourberie, ses provinces les plus belliqueuses, sa meilleure armée, l’entrée de ses conseils, et jusqu’au généralat suprême, dont il lui avait fallu bien à contre-cœur dépouiller Félix. En effet, le maître des milices s’était attribué une part si personnelle dans la chute de Bonifacius, il en triomphait si arrogamment, qu’on s’en prit à lui des malheurs qui en étaient la suite, et le comte Aëtius ne manqua pas d’unir sa voix à la clameur publique, afin de le mieux accabler. Sous le poids d’une réprobation universelle, le mari de la favorite dut se démettre de sa charge de généralissime qu’Aëtius était tout prêt à recueillir. En vain la régentes obligée de le sacrifier, lui offrit-elle en dédommagement la dignité de patrice, alors vacante, ainsi que je l’ai dit ; cette dignité, séparée du commandement effectif, n’était plus qu’un vain titre, ridicule par sa grandeur même. Dans son mécontentement, Félix fit passer sur son successeur la haine dont il poursuivait naguère le comte d’Afrique, et déjà, suivant son habitude, il ourdissait contre Aëtius quelque noir complot dont celui-ci fut averti. Un matin, les soldats qui formaient la garnison de Ravenne s’armèrent spontanément, et, se portant en furieux sur le palais, exigèrent qu’on leur livrât le nouveau patrice, sa femme Padusa, et leur ami le diacre Grunnitus, qui furent tous trois massacrés sur la place. Placidie baissa la tête, et Aëtius retourna tranquillement dans son gouvernement des Gaules.

Tel était l’état des choses quand les révélations du comte Darius mirent le comble aux frayeurs de la régente ; elle recommanda de les tenir secrètes jusqu’à ce qu’elle eût pris toutes ses mesures pour attaquer de front un ennemi si puissant, et, afin de le mieux endormir, elle le désigna consul pour l’année suivante. Cependant Bonifacius réconcilié s’épuisait en efforts pour réparer le mal qu’il avait fait. Il invita Genséric à retourner en Espagne avec sa nation, moyennant une forte somme d’argent ; Genséric se moqua de lui. Il voulut parler haut et menacer ; Genséric le traita de perfide et lui déclara la guerre. Une sombre fatalité pesait désormais sur ce général jadis, si brillant et si heureux ; il fut vaincu et obligé de se renfermer dans Hippone, où Genséric vint mettre le siège par terre et par mer. Là, pour la dernière fois, se trouvèrent réunis, dans la même enceinte de murailles et sous le coup des mêmes périls, les deux principaux acteurs de la conférence de Tubunes, l’un repentant et désespéré, l’autre vieux, infirme, et n’ayant plus qu’un souffle de vie.

Les derniers momens d’Augustin, mêlés à ceux de l’Afrique romaine, appartiennent à l’histoire : ces deux grandes agonies se confondirent. Le vieillard chancelant retrouva, pour soutenir son troupeau dans ces mortelles alarmes, une force qu’il ne se supposait pas lui-même. Il fixa son poste à l’église, comme un général sur le rempart. Les pauvres pêcheurs d’Hippone s’y rendaient au sortir de la bataille pour reprendre haleine : Augustin les exhortait, les prêchait et priait avec eux. Le sublime docteur empruntait, pour parler à ces esprits grossiers, une sainte vulgarité de langage qui les remuait et les entraînait, et lorsque, dans quelque sermon simple et énergique, il leur avait ouvert la vraie patrie du chrétien, ce royaume du ciel où l’on ne trouvait pas de Vandales, ces braves gens retournaient se battre, le cœur tout réconforté. Le soir, Augustin réunissait à sa table les évêques de Numidie, refoulés dans Hippone par l’invasion, et qui l’entouraient comme un père. La conversation roulait ordinairement sur les malheurs ou les espérances de la journée ; on y ajoutait des réflexions sur la vanité des projets des hommes en face des redoutables arrêts de Dieu : nous tenons ces détails d’un témoin oculaire, évêque lui-même. Au récit des désastres qui venaient frapper l’une après l’autre les villes voisines, Augustin se troublait ; il suppliait Dieu avec larmes de ne le point rendre témoin du sac d’Hippone et de la profanation de son église, mais de le retirer du monde auparavant. Sentant ses forces s’abattre tout à coup et la fièvre le saisir, il se crut exaucé. Son unique soin fut dès-lors de se préparer à mourir, et, se réservant pour lui seul les dernières journées de sa vie, il s’enferma dans sa chambre, qu’il avait fait tapisser de feuillets contenant en gros caractères les psaumes de la pénitence. Son regard les parcourait encore, lorsqu’il expira, le 28 août 430, à l’âge de soixante-seize ans. Hippone ne fut point prise cette fois, grace à la famine qui se mit parmi les assiégeans et les contraignit de se disperser ; mais elle succomba l’année suivante, et un peu plus tard toute l’Afrique. Des troupes envoyées par l’empereur d’Orient ne surent pas la sauver.

Bonifacius, au comble du désespoir et de la honte, prit une résolution qui ne pouvait sortir que d’un grand cœur : il résolut d’aller en Italie s’expliquer devant la régente, en face du sénat, en présence de tout l’empire, et de s’offrir en expiation aux justes malédictions de sa patrie. Il s’embarqua donc, laissant son armée sous le commandement de son lieutenant Trigétius. Cinq ans s’étaient écoulés depuis qu’il avait quitté cette même terre d’Italie, glorieux et honoré ; il y revenait coupable et malheureux, mais le front encore levé, comme une victime résignée. La dignité morale empreinte dans sa démarche fit tomber aussitôt les ressentimens. Les populations accourues de loin pour le voir se pressaient sur son passage dans l’attitude non de la colère, mais d’une pitié respectueuse. Quand il approcha de Rome, la ville entière se leva pour le recevoir. « Il y eut là, dit un contemporain, un admirable concert de sympathie. » A Ravenne, ce fut la même chose, et, dans ce triomphe du repentir, il ne se trouva personne que lui qui osât rappeler le passé. Sa présence déliait nécessairement le nœud des affaires d’Italie. La régente, dénonçant hautement la perfidie d’Aëtius, le cassa de sa charge de généralissime, dont elle investit Bonifacius, lequel fut en même temps nommé patrice. C’était le signal de la guerre civile.

Cependant Aëtius, endormi dans une fausse sécurité par les protestations de la régente, se réveilla comme d’un songe. Il apprit coup sur coup le débarquement et la marche triomphale de son ennemi à travers l’Italie et le rescrit qui le frappait lui-même. À cette dernière nouvelle, il se crut perdu ; il ne put s’imaginer qu’on osât l’attaquer à demi et que Bonifacius n’eût pas des assassins tout prêts pour se défaire de lui. Plein de cette idée, il quitta son camp précipitamment et se réfugia dans un lieu fortifié, sur une montagne, disent les chroniqueurs ; puis, quand il reconnut qu’il s’était trompé, et que son armée fidèle le réclamait, il revint, lui souffla le feu de son ressentiment, et l’entraîna à sa suite vers l’Italie. Bonifacius l’attendait de l’autre côté des Alpes avec les légions italiennes, non moins pleines de résolution. Ce fut, selon toute apparence, au débouché des monts, dans les vastes plaines de la Ligurie, que se rencontrèrent les deux derniers généraux de Rome expirante et ses deux plus belles armées. Nous ne savons rien de l’ordonnance et des mouvemens du combat, sinon que de part et d’autre le courage était égal dans les soldats et le génie dans les chefs. L’armée gauloise, après des prodiges de valeur, fut enfoncée de toutes parts et mise en déroute. Bien décidé à jouer le tout pour le tout et à laisser sur le champ de bataille sa vie ou celle de son rival, Aëtius avait fait fabriquer la veille une arme qu’il maniait avec beaucoup d’adresse : c’était une pique plus longue que les hastes romaines et modelée, à ce qu’on peut supposer, sur les lances de ses cavaliers nomades. Lorsqu’il vit ses troupes débandées et l’inutilité de tout effort humain pour les rallier, il s’élança dans la mêlée à la recherche du comte d’Afrique, et, l’ayant aperçu qui combattait au premier rang des siens et le cherchait peut-être lui-même, il courut à toute bride sur lui. Leurs armes se croisèrent, et Bonifacius, atteint au flanc par la pique d’Aëtius, chancela et tomba de cheval, tandis que son ennemi, avec autant de bonheur que d’audace, s’échappait sain et sauf du champ de bataille. La blessure du patrice était sans remède ; il resta trois mois entiers entre la vie et la mort, pour succomber à la fin. Durant les longues méditations de la maladie, en face de ses propres fautes et de la catastrophe qui en semblait une expiation fatale, il apprit à pardonner les fautes d’autrui ; non-seulement il dépouilla toute haine contre celui qui le tuait, mais on assure qu’en mourant il conseillait à sa femme d’épouser Aëtius, si jamais elle voulait se remarier et qu’il fût libre, cet homme étant le seul Romain digne d’elle : miracle d’abnégation fort étrange assurément, et qui pourtant ne fut pas sans exemple parmi les paladins de la chevalerie.


III

Aëtius cependant courait de retraite en retraite, toujours suivi, toujours découvert ; il se cacha d’abord dans un domaine qu’il possédait en Italie, puis dans une maison de Rome, puis en Dalmatie, d’où il gagna la vallée du Danube et le pays des Huns, ses vieux amis. Roua l’accueillit bien ; il fit plus, il lui offrit de le ramener en Italie à la tête d’une armée, et le comte Aëtius n’était pas homme à repousser une pareille proposition. On le vit donc reparaître subitement au midi des Alpes, avec une nuée de nomades féroces qui semaient l’épouvante devant eux. La régente, comme on le pense bien, épuisa contre ce nouveau danger tous ses moyens de défense : la direction de la guerre fut confiée au gendre du défunt comte d’Afrique, Sébastianus, qui lui-même ne manquait point de mérite ; par malheur, les troupes étaient divisées, et les anciens soldats d’Aëtius revinrent à leur général. Placidie eut alors l’idée de s’adresser aux Visigoths de la Gaule ; mais Aëtius possédait l’art de déconcerter ses ennemis par son activité : on commençait à peine à négocier avec les Goths, que déjà il menaçait Ravenne et que la régente lui restituait toutes ses dignités en y ajoutant encore celle de patrice. Sébastianus, plus obstiné, passa d’Occident en Orient et d’Orient en Occident, quêtant partout des ennemis contre Aëtius, et refusé par tout le monde. En désespoir de cause, il se fit pirate ; puis il se rabattit sur l’Afrique, où il excita les Vandales à se jeter sur l’Italie. Genséric, en homme prudent qui craint un piège, l’engagea d’abord à se faire arien pour bien prouver la sincérité de ses promesses ; là-dessus, Sébastianus s’étant récrié avec indignation, il le fit tuer comme espion et traître. Siècle bizarre où l’on courait sans scrupule les terres et les mers pour attirer la destruction sur son pays, et où l’on se faisait martyriser pour sa foi !

Toute illusion était désormais impossible : l’empereur et l’empire avaient un maître qui vit bientôt pleuvoir autour de lui les adulations, les consulats, les titres, les apothéoses en prose et en vers, accompagnemens ordinaires de la souveraineté de fait. Aëtius eut son palais au Quirinal, ses poètes au forum de Trajan, son peuple enthousiaste, son sénat dévoué, tous les triomphes de Stilicon, en attendant sa chute. Les derniers beaux vers de la muse romaine étaient venus s’exhaler en hommage aux pieds d’un Vandale ; par un progrès qui dénotait le mélange de plus en plus rapide des races, le Scythe Aëtius eut pour chantre un Germain, un noble frank, Mérobaude, qui avait ajouté à ce nom illustre chez les siens le prénom latin de Flavius. À l’instar des scaldes de sa patrie d’origine, Mérobaude était soldat et poète : quand il avait bien combattu sous les aigles, il prenait la lyre de Claudien et venait chanter sur le forum de Trajan la gloire de Rome et l’éternité des césars, aux applaudissemens de l’Italie entière et à la honte des poètes romains, qu’il dépassait tous en mérite. Ce petit-fils d’Arminius, couronné du laurier de Virgile, n’est pas la figure la moins originale de ce siècle de transition. Il célébra si dignement, en 446, le troisième consulat d’Aëtius, que l’empereur et sa mère voulurent qu’il eût sa statue de bronze, à côté de celle de Claudien, sur la place consacrée aux poètes célèbres. Une fouille heureuse, pratiquée en 1813 dans l’emplacement du forum Ulpien, a fait retrouver cette statue ainsi que l’inscription du piédestal, où Mérobaude est qualifié « homme d’antique noblesse et de gloire nouvelle, également docte et vaillant, et non moins propre à faire lui-même des actions louables qu’à louer les actions des autres. » L’inscription ajoute que « la Muse le visitait au milieu du fracas des armes, dans les batailles, dans les marches à travers les Alpes glacées, et que ses louanges ont ajouté à la grandeur de l’empire invincible[11]. » Un second hasard, non moins heureux que le premier, nous permet d’apprécier aujourd’hui la justesse de ces éloges. Des fragmens assez étendus des vers et de la prose de Mérobaude ont été découverts en 1823 sur un manuscrit palimpseste de la bibliothèque de Saint-Gall. Ce qui frappe le plus dans ce premier des poètes latins barbares, c’est la correction de son langage et l’élégance recherchée de sa versification. Rien n’y rappelle l’âpre saveur du terroir natal, et l’on y chercherait vainement quelque trace du génie germanique et de ses rudes élans ; la muse des scaldes s’est trop bien disciplinée sous la férule des rhéteurs latins.

À l’époque même où Aëtius devenait ainsi de fait le maître de l’empire, la fière Visigothe femme du nouveau patrice mit au monde un second fils, qui fut appelé Gaudentius, comme son aïeul paternel ; l’aîné, déjà grand, portait le nom gothique de son aïeul maternel, Carpilio. Le nouveau-né vit le jour au Quirinal, sinon sur la pourpre, du moins bien près d’elle, et Mérobaude célébra en vers hendécasyllabes la bienvenue de cet enfant que le sort destinait à être un jour l’esclave d’un pirate vandale. Le poète décrit son baptême en des termes qui ont fait douter à la critique si Mérobaude était lui-même chrétien, tant la cérémonie qu’il croit peindre ressemble dans ses vers à une ablution païenne. Il nous montre ensuite la déesse Rome s’emparant de l’enfant, au sortir des fonts baptismaux, et rejetant sur son épaule sa casaque de guerre pour lui offrir sa mamelle nue. La place d’honneur, dans ce panégyrique, appartenait, on le comprend, à la mère de Gaudentius ; mais comment la célébrer dignement ? Le poète feint de reculer devant cette tâche impossible : « Non, s’écrie-t-il avec un luxe d’allusions mythologiques qui ne laisse pas de surprendre un peu quand on songe à ce qu’étaient l’héroïne et le poète ; non, de légères et frivoles muses ne sauraient jamais chanter une pareille épouse, race des héros, fille des rois, femme dont la gloire est plus que d’une femme[12] ! Ce n’est point elle qu’on aurait vue, en proie, comme Thétis, à de pusillanimes frayeurs, aller furtivement tremper son nouveau-né dans l’onde souterraine du Styx, pour éluder les arrêts du destin. Elle sait que le fils d’Aëtius, mortel, ne craindra pas la mort ; il apprendra de son père à la braver en la donnant. »

Cependant Aëtius tâchait de légitimer par des services éclatans cette haute fortune où l’audace et la violence l’avaient conduit. Il reprit en Gaule ses travaux interrompus, et cette vaste province, qui s’en allait en lambeaux, reçut de lui sa reconstitution, au moins momentanée. En 425 et 430, il avait repoussé les Visigoths, qui, à chaque perturbation politique, sortaient de leurs cantonnemens pour aller attaquer Arles ou Narbonne ; à partir de 436, il porta la guerre au sein même de leurs quartiers et les amena à demander merci. Il en fit de même avec les fédérés burgondes, qui, franchissant le Jura, dans cette même année 436, étaient venus assiéger Toul et Metz ; il les châtia rudement, puis les reçut à composition, et fit avec eux une nouvelle alliance plus étroite, à laquelle ils restèrent fidèles. Quant aux Franks saliens, les ayant surpris non loin d’Arras pendant la célébration d’une noce, il leur enleva le fiancé, la fiancée et tous les préparatifs du festin, et chassa leur roi Clodion, l’épée dans les reins, jusqu’à ses cantonnemens de l’Escaut. En 435 et durant les années suivantes, il délivra la Touraine et l’Anjou des incursions des Bretons armoricains, dont la petite république indépendante ne montrait pas moins de turbulence que les barbares fédérés. À l’est, il assura la frontière des Gaules, en domptant les montagnards des Alpes noriques, qui s’étaient révoltés ; il fortifia celle du nord en colonisant sur la rive gauche du Rhin une tribu de Franks trans-rhénans qui la ravageait, et à laquelle Aëtius, « après d’immenses massacres, » disent les historiens, imposa l’obligation de servir l’empire : ce fut la souche des Franks ripuaires. Il distribua aussi des terres aux Alains qui servaient dans son armée, cantonnant les uns en Armorique, sur les confins de la petite Bretagne, et les autres dans les campagnes du Rhône, autour de la ville de Valence, boulevard principal des insurrections à l’orient des Gaules. Enfin, se croyant sûr des bonnes dispositions des Burgondes envers l’empire, il étendit leurs cantonnemens sur la rive gauche du Rhône, dans toute la partie de l’ancien territoire allobroge, qui s’appelait alors Sapaudia, la Savoie : son but était de créer un contre-poids à la puissance envahissante des Visigoths, et de mettre une force amie sous la main du préfet du prétoire, qui avait l’ennemi à ses portes.

Tant de guerres contre les barbares intérieurs et extérieurs n’avaient pas exempté la Gaule des déchiremens de la guerre civile : Aëtius dut combattre en 436 et 437 une terrible insurrection de Bagaudes (c’est ainsi qu’on appelait les paysans révoltés). Leurs bandes, grossies par des esclaves fugitifs, promenaient la flamme et le fer à travers les cités du centre et de l’est, et ne laissaient après elles que des ruines. Aëtius les battit en plusieurs rencontres, prit leur chef Tibaton, qu’il fit mettre à mort, et moitié par la rigueur, moitié par la clémence, apaisa cette jacquerie gauloise.

L’île de Bretagne s’était volontairement séparée de la communauté romaine, espérant se protéger plus efficacement elle-même contre les ravages des Pictes et des Scots que ne le faisait sa métropole, absorbée par tant d’autres soins. Après trente-sept ans d’illusions déçues, de faiblesse et de misère croissantes, elle voulut redevenir romaine : Rome ne le voulut plus. En vain ses députés présentèrent au patrice Aëtius, qu’on regardait en Occident comme l’empereur de fait, la supplique fameuse intitulée Gémissement des Bretons, où on lisait ces touchantes paroles : « Les barbares nous poussent vers la mer, et la mer nous repousse vers les barbares. » Aëtius fut inflexible ; il laissa tomber un membre inutile, pour concentrer la vie au cœur.

Dans cette reconstitution militaire et politique du diocèse des Gaules, le patrice semblait se hâter, comme sous l’aiguillon d’un danger prochain. Tous les regards se tournaient avec inquiétude vers la vallée du Danube, et Aëtius, plus que personne, devait se préoccuper des événemens dont le pays des Huns était alors le théâtre. Le roi Roua, mort en 434, avait emporté avec lui les bonnes dispositions de son peuple pour les Romains. Son neveu Attila, qui lui succédait et qu’un fratricide rendit bientôt seul souverain de l’immense domination des Huns, travaillait à plier sous un joug unitaire ces nombreuses tribus ; jusqu’alors indépendantes, qui avaient chacune son chef, ses vassaux et ses sujets. Les moindres actes du nouveau prince décelaient à tous les yeux une ambition insatiable et cruelle ; mais Aëtius en savait davantage ; il connaissait, par des rapports personnels qui dataient de leur enfance, sa haine profonde contre les Romains et la grandeur de son génie sauvage ; il savait que, si Attila voulait, à force de guerres et de crimes, construire un empire de la barbarie, c’était pour le précipiter sur l’empire de la civilisation et mettre celui-ci en débris. Les Huns, depuis dix ans, avaient appris le chemin de la Gaule ; une de leurs tribus s’était avancée, en 436, jusqu’à la forêt Hercynienne, et avait battu les Burgondes près des bords du Rhin, et l’émotion causée par cette apparition restait vivante dans tous les esprits. Les Franks transrhénans avaient déjà formé avec eux des alliances qu’ils pouvaient invoquer un jour contre l’empire romain ; mais ce qui était plus triste encore, c’est que les Bagaudes semblaient reprendre confiance et compter sur une invasion prochaine pour recommencer la guerre civile. On sut même, en 448, qu’un de leurs chefs secrets, nommé Eudoxius, médecin habile, mais esprit pervers et malfaisant, disent les historiens, venait de se rendre près d’Attila pour le solliciter d’entrer en Gaule. À ces indications, par malheur trop réelles, se joignaient de prétendus prodiges, des pronostics qui ajoutaient à la peur. Deux comètes se montrèrent à peu d’années d’intervalle ; des secousses de tremblement de terre se firent sentir en Espagne et en Gaule, et, dans le spectacle inaccoutumé d’une aurore boréale, les peuples crurent voir des armes étinceler au ciel, des légions fantastiques se choquer, et les nuages verser des fleuves de sang. L’effroi n’était pas moindre en Italie.

Que faisait Placidie pendant que les dangers s’accumulaient ainsi autour de l’empire ? Résignée au joug de son maître des milices, elle croyait encore régner, parce que son fils portait le diadème, et qu’on la saluait du nom d’Augusta. La poésie de ses jeunes années s’était évanouie avec elles. La veuve d’Ataülf, en vieillissant sur le trône, était devenue une souveraine vulgaire, partagée entre une dévotion égoïste et une soif de pouvoir sans dignité. Le cœur de la mère lui avait toujours manqué ; ses enfans avaient grandi entre les mains des eunuques, sans tendresse, sans soins, livrés à tous les hasards d’une corruption précoce. Cette éducation fit de Valentinien III un prince imbécile et vicieux, et la voix publique accusa peut-être trop sévèrement Placidie d’avoir prolongé à dessein l’enfance de son fils pour prolonger sa régence. La jeune Grata Honoria, aînée de Valentinien, ne rencontra pas plus de sollicitude de la part de sa mère. La mode était venue à la cour d’Orient de ne point marier les princesses, du moins à des sujets, afin de leur conserver leur rang, et aussi par crainte de susciter, en admettant des étrangers dans la famille impériale, des ambitions incommodes ou dangereuses pour le prince. C’est ainsi que les sœurs de Théodose II s’étaient vouées de leur plein gré au célibat. Placidie, portée d’affection pour tout ce qui ressemblait à la monarchie, introduisit cet usage en Occident. Elle conféra, dès l’enfance, à sa fille le titre d’augusta avec les honneurs dus au rang impérial, et la fit élever dans l’idée qu’elle ne se marierait jamais ; mais la mère avait décidé sans sa fille, chez qui l’âge développa des instincts et des désirs tout contraires, et dont l’imagination s’abandonna sans règle ni frein à des rêves d’autant plus séduisans pour elle qu’ils lui étaient interdits. Dans le désoeuvrement du gynécée, Honoria ne se repaissait que de projets romanesques ; fille d’une mère qui avait rempli le monde du bruit de ses aventures, elle voulait avoir aussi les siennes, être aimée, être enlevée et séduire un roi barbare, non pas cette fois pour le transformer en Romain, comme Placidie avait fait d’Ataülf, mais pour l’exciter à la haine de Rome, pour le lancer à la destruction d’une famille qui l’opprimait. La difficulté consistait à trouver ce roi barbare, car les Goths ne campaient plus aux portes de Rome, et Gensérie était trop loin.

Honoria apprit sur ces entrefaites (c’était en 434 et elle avait alors seize ou dix-sept ans) l’avènement d’Attila au trône des Huns et les frayeurs qu’inspirait dès-lors aux Romains ce génie ambitieux et sanguinaire : ce fut l’époux qu’elle se choisit. Un de ses eunuques alla trouver secrètement le roi hun dans son palais de planches, dressé au milieu des marais de la Theiss, et lui remit, de la part de la princesse sœur de l’empereur d’Occident, un anneau de fiançailles avec un message. Par ce message, Honoria lui recommandait de déclarer sans retard la guerre à Valentinien, d’entrer en Italie à la tête d’une armée, et de venir la réclamer comme sa femme et la délivrer. Attila, fort étonné suivant toute apparence, prit l’anneau, le serra soigneusement et ne répondit rien. Honoria l’attendit quelque temps ; puis, ne voyant arriver ni lettre, ni ambassadeur, ni armée, elle s’en consola avec son intendant, nommé Eugénius. Des signes trop évidens ne tardèrent pas à révéler son inconduite. Placidie la chassa du palais, puis de la ville, et la fit embarquer pour Constantinople, où Théodose Il la tint sous bonne garde. Ces faits se passaient en 435. Plus tard, le cœur de Placidie s’adoucit ; elle rappela sa fille et la laissa vivre près d’elle à Ravenne. Attila cependant croissait rapidement en puissance, et déjà l’empire d’Orient se reconnaissait son tributaire. Quinze ans s’étaient écoulés depuis le message d’Honoria, et l’on eût pu croire qu’il l’avait oubliée. Jamais, dans ses rapports avec l’empire d’Occident, il n’avait dit aucun mot de sa fiancée ; mais Attila n’oubliait rien, et tout prétexte lui semblait bon, pourvu qu’il fût utile. Or il avait en main un prétexte personnel, et l’honneur du nom de Théodose était à sa merci.

Ce fut au milieu de ces alarmes et de ces chagrins que Placidie mourut, le 22 novembre 450, à l’âge d’environ soixante-deux ans. Elle avait disposé sa dernière demeure avec grand soin, on dirait presque avec coquetterie, dans une chapelle dont nous pouvons admirer encore, près du monastère de Saint-Vital à Ravenne, l’architecture simple et gracieuse. Elle y avait fait placer à droite et à gauche deux tombeaux, l’un pour son frère, l’autre pour son mari, et pour elle-même, dans le fond, sous la coupole, un cénotaphe plus élevé où l’on pouvait se tenir assis, et dont le marbre blanc sans sculpture était revêtu de lames d’argent. Elle y fut déposée, ainsi qu’elle l’avait ordonné, en habits d’impératrice et assise sur un trône de cyprès, comme si la soif de régner, mobile de toute sa vie, eût encore animé sa froide dépouille. Cette reine des morts traversa ainsi onze siècles, protégée par la dévotion populaire, qui voyait en elle une sainte, et crut plus d’une fois en avoir obtenu des miracles. On raconte qu’il y a environ trois cents ans, des enfans qui jouaient dans la chapelle jetèrent du feu par la petite fenêtre ouverte à la paroi postérieure du tombeau, et que le suaire de la morte s’enflamma. L’incendie gagna bientôt le trône et les panneaux de cyprès dont l’intérieur était lambrissé, et, quand les moines du couvent voisin accoururent pour porter secours, ils ne trouvèrent plus que des ossemens calcinés sur un amas de cendres. Un d’entre eux, plus curieux que les autres, eut l’idée de mesurer ces os qui lui parurent de grande dimension, et il fut constaté qu’en effet la femme à laquelle ils avaient appartenu dépassait en hauteur la taille ordinaire des femmes.

Tel est le dernier renseignement de l’histoire sur la fille de Théodose.


AMÉDÉE THIERRY.

  1. Voyez les Aventures de Placidie dans la Revue des Deux Mondes du 1er décembre 1850.
  2. C’est l’historien goth Jornandès qui nous transmet ce détail. Notaire illettré (comme il dit lui-même), puis moine, puis évêque de Ravenne, Jornandès a compilé l’histoire des Goths d’après Cassiodore, et aussi d’après les traditions nationales dont on reconnaît çà et là dans ses pages la coloration toute poétique.
  3. Le setier romain, d’après M. Dureau de La Malle, représente un demi-litre ; par conséquent le trule formerait environ un sixième de litre.
  4. Revue des Deux Mondes du 1er décembre 1850.
  5. Salvien est auteur du livre fameux intitulé du Gouvernement de Dieu, où il cherche à démontrer que les Romains avaient attiré par leurs péchés les malheurs qui accablaient alors l’empire. C’est une justification de la Providence par la nécessité de punir les hommes, et souvent une apologie des barbares dont la Providence se servait comme d’un instrument pour châtier Rome.
  6. Majestatern populi Romani comiter conservare.
  7. Voyez la Revue des Deux Mondes du 1er décembre 1850.
  8. Prosper Tyro dit positivement que sa vie fut exempte de toute tache morale. Post irreprehensibilem conversationem vitam explevit.>
  9. Lex catholica ; leges de unitate vel unitatis, unitas. – Ce sont les termes du code théodosien.
  10. ) Bonifacius vir erat heroicus, dit Olympiodore, auteur païen, contemporain de ces événemens. Olympiodore avait occupé de grandes places dans l’administration, et connu personnellement la plupart des hommes dont il parle. Les fragmens qui nous rester de ses écrits sont une des sources les plus importantes de l’histoire du Ve siècle.
  11. Remunerantes in viro antiquae nobilitatis, novae gloriae, vel industriam militarem, vel carmen… cujus prœconio gloria triumphali crevit imperio. — Merobaud. Carm. ed. Niebuhr. Proef.
  12. Conjunx non levibus canenda musis,
    Heroum soboles, propago regum,
    Cujus gloria foeminam superstat… (Merob. caret.)
    Il est curieux de voir les barbares se distribuer ainsi l’encens romain au Capitole et les Romains applaudir. Il y a dans ce fragment une lacune que j’ai essayé de remplir par la dernière phrase de ma traduction.