Aναγχη (Guaita)

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Rosa MysticaAlphonse Lemerre, éditeur (p. 82-88).


ΑΝAΓΧH


*


Le brouillard matinal perle en gouttes sur l'herbe,
Et le ciel de turquoise, où monte l’astre clair,
Promet aux paysans dispos un jour superbe.

Un vol de sansonnets s’éparpille dans l’air ;
Pesante, à travers champs se traîne la charrue,
Et la faux, dans les prés, met son bleuâtre éclair.

Le hameau presque vide est sans bruit. — Dans la rue,
Seuls, deux bambins crottés, qui trottent en riant,
Tirent, à bras tendus, sur un poulain qui rue.


Une vieille, au sortir de l’église — priant
Avec ferveur — sur les tertres du cimetière
Trace un signe de croix, d’un geste défaillant.

Tandis que, sur le sol de la verte clairière,
(Cette oasis des bois,) et sur les bruns guérets,
Et par les sillons d’or, sous la chaude lumière,

Le chœur s’épanouit des amoureux discrets ;
Et que les doux soupirs, oiseaux nés de l’ivresse,
Voltigent, envolés des champs et des forêts ;

Voici sur le sentier que s’avance, en détresse,
Comme si contre un ange il luttait corps à corps,
Un prêtre, chancelant au spasme qui l’oppresse :

Son front porte le sceau d’héroïques efforts ;
Ses reins sont faits à la morsure du cilice
Qui de la chair rebelle amortit les transports.


— Va ! tu n’as pas dompté l’Esprit de la malice,
Et, dans le langoureux effluve des halliers,
Le Tentateur insinuant vers toi se glisse !

Le troublant souvenir de tes amours premiers,
(Idylle évaporée au cœur de la fillette,
Mais qui parfume encor les chemins coutumiers,)

S’éveille, Oint du Seigneur, en ton âme inquiète !



* *



N’avais-tu pas seize ans, quand l’Amour t’entraîna
Palpitant, en sa ronde folle ?
À toi l’enfant aimée à merci se donna…
L’oiseau se pose — et puis s’envole.


Ayant vu tournoyer un Serment éternel
Dans le tourbillon des chimères,
Plein de l’inanité de ton rêve charnel,
Tu pleuras des larmes amères.

Lors, auscultant ton cœur altéré d’infini,
Ton cœur par la trahison vide,
Tu pris un rameau vert avant Pâques bénit,
Pour y coller ta lèvre avide ;

Et, dans l’apaisement universel du soir
Qui fait un cantique d’un râle,
Tu t’en fus à la ville, et triste, allas t’asseoir
Dans la nef d’une cathédrale.

Là, de plus près, on sent la majesté de Dieu
Planer, énorme, sur la foule ;
Un brouillard de benjoin, très suave et très bleu,
Entre les vastes piliers roule.


Le vitrail ogival, poignardé de soleil,
Saigne sur les dalles obscures,
Et le rayon pourpré frappe d’un clair vermeil
L’argent et l’or des ciselures.

La lueur carminée et les arômes fins,
L’éclat des gemmes enchâssées
De vague effroi mystique et de charmes divins
Baignent les cœurs et les pensées ;

L’extase s’élargit… Un concert enchanteur,
Souffle d’orgues mélancoliques,
Hausse l’âme éperdue aux pieds du Créateur,
Au son des harpes angéliques.

. . . . . . . . . . . . . . . .


Pour verser en son sein tes tendresses, (au lieu
De choisir une fille d’Ève),
Ta belle âme trop pleine eut bientôt choisi Dieu,
Jeune homme déçu d’un doux rêve.


Loin du clocher natal, et des merles siffleurs
Qui ne veulent pas qu’on oublie,
Loin des bois, loin des prés, loin des sentiers en fleurs
Où se promenait ta folie,

Prenant le deuil austère et saint, pour expier
Ce crime : — avoir bu le calice
Que repoussait Jésus tremblant, sous l’olivier —
La coupe amère du supplice,

Aux genoux d’un vieillard qui posa sur ton front
Son doigt étoile d’émeraude,
Tu renias, saignant encore sous l’affront,
La volupté fertile en fraude.

Sacré prêtre, nanti d’un triple bouclier
De foi, d’amour et d’espérance,
Tu t’en revins, sans peur, au hameau familier,
Berceau fleuri de ta souffrance.


— Ta vieille passion dans la campagne dort,
Et ton dédain la sollicite…
— Elle est morte. — Imprudent ! crains d’éveiller un mort :
Quelquefois un mort ressuscite !



L’Été ; dans les forêts vertes, fait bouillonner
L’intarissable flot de la sève féconde,
Et, dans le cœur de tout mortel, tourbillonner
L’Amour, qui repeuple le monde.

Comme il faut, (car tels sont les destins malfaisants,)
Que les races sans fin boivent la vie amère,
L’impérissable Erôs fait jaillir, tous les ans,
L’Éternité de l’Éphémère !


Décembre 1883.