À la plus belle (1877)/Chapitre 2

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Albin Michel (p. 15-22).


I

LA QUINTAINE


L’homme d’armes et son élève avaient déjà fait nombre de passes, car les cheveux de l’adolescent étaient baignés de sueur.

— Allons, messire Aubry, dit l’homme d’armes, voici madame Reine qui vous regarde ! N’avez-vous point de honte ? vous n’avez touché l’Anglais que deux fois… encore l’Anglais vous a-t-il appliqué deux bons coups de gaule !

Messire Aubry rougit un peu. Il envoya de la main un baiser tendre et respectueux à sa mère, qui lui souriait et qui était trop loin pour entendre ce que l’homme d’armes disait à voix basse.

Jeannine, la brunette, devint toute rose.

Je ne sais comment le baiser respectueux et tendre s’était divisé en chemin, mais Jeannine la brunette baissa vivement sa jolie tête sur sa broderie, comme si elle en eût reçu la moitié.

— Mon ami Jeannin, répliqua Aubry d’un ton presque aussi obéissant que s’il eût parlé à son père, quand vous aviez dix-huit ans, vous valiez déjà mieux que moi, j’en ferais la gageure ; mais vous ne portiez pas la lance comme aujourd’hui. J’ai idée, d’ailleurp, que si ce coquin était un Anglais de chair et d’os, je serais moins maladroit de beaucoup.

Ils revenaient au pas, côte à côte, pour prendre du champ. Jeannin, l’homme d’armes, se prit à rire.

— Quand j’avais dix-huit ans, messire Aubry, dit’il, je ne portais point de lance. J’avais un long bâton avec une corne de bœuf au bout pour pêcher dans les sables du mont Saint-MicheL Au lieu de cuirasse, j’avais une peau de mouton pelée et un petit bissac : on disait que j’étais plus poltron que les poules !… et je ne devins brave que le jour où Simonnette, ma femme, qui est une sainte au paradis maintenant, me dit : Jeannin, je t’aimerai si tu deviens un homme de cœur !

À la dérobée, messire Aubry jeta un regard vers la fenêtre où était la brodeuse.

— Donc, ajouta Jeannin sérieusement, ne vous réglez pas sur moi qui suis un vassal, mon jeune sire ; vous avez d’autres exemples à suivre. À dix-huit ans, le chevalier Aubry de Kergariou, votre cher et digne père, était déjà la meilleure lance de Porhoët : voilà ce qu’il ne faut point oublier.

La figure du jeune homme se rembrunit. Il fit volte-face brusquementau bout de la carrière et mit sa lance en arrêt.

— Gronde-moi, Jeannin, gronde-moi, murmura-t-il ; je suis un homme par la taille et j’ai des bras d’enfant ! Il faudra bien pourtant que mon père soit vengé !

Ses talons s’écartèrent pour piquer. Jeannin l’arrêta.

— Messire, dit-il, vous avez le cœur et le bras d’un gentilhomme ; mais Dieu vous a donné un pauvre instituteur.

— Qui ? toi, Jeannin ? s’écria Aubry en le regardant avec ses yeux brillants ; un pauvre instituteur ! Sur mon Dieu ! Je t’ai vu à la besogne, ami, et je ne connais pas un chevalier, tu m’entends bien, un chevalier que je voulusse prendre pour maître à ta place !

Il parlait avec chaleur.

— Ta main, mon ami Jeannin ! reprit-il. Gronde-moi va, gronde-moi, mais ne me dis plus que j’ai en toi un pauvre instituteur, car je me fâcherais !

L’homme d’armes serra avec émotion la main qu’on lui tendait.

Aux fenêtres, madame Reine et la fillette aux cheveux noirs regardaient curieusement cette scène. Madame Reine agita son mouchoir.

— Ferme sur les étriers ! commanda Jeannin ; tenez la lance lâche jusqu’à ce qu’elle ait pris l’équilibre, et serrez au moment de l’attaque. Faites bien attention que le coup baisse toujours et tourne en dehors par le mouvement de la hanche. Visez au col pour la poitrine et au sein gauche pour le creux de l’estomac. Allez, messire !

Aubry piqua des deux. Pendant que son cheval prenait le galop, madame Reine souriait et l’admirait ; car il avait, en vérité, belle mine. Jeannine avait quitté sa broderie et se haussait un peu pour mieux voir.

Aubry avait la lance couchée, la tête inclinée sur la crinière de son cheval, la main gauche à la bride, les jambes roidies sur les étriers.

— Allez ! allez ! criait Jeannin qui suivait au trot ; préparez-vous à volter, car vous allez manquer votre coup !

— Et pourquoi manquerait-il son coup, le cher enfant ? se disait madame Reine. Jeannin est trop sévère !

— L’Anglais va lui donner un maître coup de gaule ! pensait la brunette. Pauvre messire Aubry !

La quintaine renversait légèrement son pivot en arrière, afin de rendre possible ce beau coup de lance, qui consistait à enlever le mannequin à la course et à le jeter hors des gonds comme un chevalier désarçonné. Cette inclinaison faisait que les coups de bâton portaient généralement à la tête du coureur ; le casque, en ces occasions, n’était pas inutile.

Sur la peinture sombre du mannequin, une ligne blanche était tracée qui partait du front, suivait le nez et descendait jusqu’au bas du torse en coupant partout le centre de gravité. Si la lance du coureur touchait cette ligne blanche, le mannequin restait immobile. Mais si la lance portait à droite ou à gauche de la ligne, le mannequin virait tout naturellement avec d’autant plus de force que le coup s’écartait davantage de la ligne et pesait sur un levier plus long.

Au dernier commandement de Jeannin, Aubry retint la bride d’instinct et trop tôt. Son cheval obéit au mors et dévia. La lance d’Aubry vint frapper la quintaine en dedans. La quintaine vira, et la gaule sonna sur l’acier de son casque.

Aubry chancela, tout étourdi, tant le coup était bien appliqué.

— Es-tu blessé ? cria madame Reine qui trembla.

La brunette reprit sa broderie en haussant les épaules. Aubry la vit et ce fut un grand crève-cœur, car il devint tout pâle.

— Non, non, ma mère, répondit-il, je ne suis pas blessé. Ce n’est pas le coup de bâton de l’Anglais qui m’a fait le plus de mal !

— Qu’est-ce donc, enfant ? dit madame Reine.

Aubry ne répondit pas cette fois. Son regard rencontra l’œil noir de Jeannine qui se levait sur lui furtif et repentant.

— Allons ! messire ! s’écria l’homme d’armes ; prenez du champ et fournissez une autre course !

Aubry était piqué vivement. Il lui fallait sa revanche. Certes, son grand désir de toucher juste lui venait en partie de la présence de sa mère. Mais une bonne moitié de ce désir, soyons franc, les trois quarts et peut-être un peu plus, se rapportaient à la gentille brodeuse.

Une moqueuse pourtant, qui avait haussé les épaules sans pitié !

Une sournoise, qui se cachait, pour rire, derrière l’épais rideau de laine drapé au coin de la croisée !

Oh que messire Aubry la détestait !

— Jeannin, mon ami, dit madame Reine à sa fenêtre, songez, je vous prie, que mon fils relève des fièvres, et ne le fatiguez pas.

— Je suis à vos ordres, noble dame, répliqua l’homme d’armes en saluant ; quand vous me direz : Assez ! nous finirons.

— Eh ! Jeannin, mon ami s’écria la châtelaine avec un mouvement d’impatience, nous savons bien que vous ne donnez point ces leçons à messire Aubry pour votre plaisir !

Jeannin la regarda étonné.

— Vous vous trompez, noble dame, dit-il avec respect ; c’est bien pour mon plaisir que je suis à cheval auprès du fils de mon maître !

Il salua une seconde fois et rejoignit l’adolescent qui était déjà loin.

Madame Reine était toute pensive.

Reine de Maurever, veuve de messire Aubry de Kergariou, chevalier, seigneur du Roz, de l’Aumône et de Saint-Jean des Grèves, n’était point une tête légère tournant à tous vents et ne pouvant donner aux petits mystères de sa conduite d’autre explication que sa fantaisie. C’était un excellent et digne cœur. Elle avait été le modèle des épouses ; elle était la meilleure des mères.

Dix-huit ans auparavant, au temps où le duc François de Bretagne expiait par la mort ; le meurtre de son frère Gilles, Reine de Maurever avait au front tout ce que la poésie et la beauté peuvent mettre de couronnes. La jeunesse de Reine avait été un roman hardi et pieux ; son père et son fiancé, proscrits tous deux, lui avaient dû tous deux leur salut. Elle allait, dans ce temps, aimante et bien-aimée, du cachot où languissait son fiancé au rocher désert où le vieux chevalier Hue de Maurever avait faim. Les bonnes gens du mont, la voyant seule contre tous braver la mer, les sables mouvants des tangues et les hommes d’armes qui faisaient la chasse humaine avec des lévriers cruels, les bonnes gens disaient qu’elle glissait, la nuit, sur un rayon de lune, comme la Fée des Grèves, dont ils lui avaient donné le nom.

Reine avait alors seize ans, elle était plus vaillante encore que jolie.

Plus tard, elle devint dame de Kergariou, et quel charme nouveau lui apporta le sourire des jeunes mères !

Maintenant, le fils de Reine porte la lance. Reine est jeune encore ; elle est toujours jolie, et cette neige légère qui couronne son front sans rides adoucit l’azur foncé de ses yeux. Est-ce bien cependant la Reine d’autrefois ?

On dit que dans les pays du soleil certains arbres portent en même temps leur fleur naissante et leur fruit mûr, mais rien de pareil ne se voit en notre Bretagne. On y est fleur ou fruit.

Quand Reine eut suivi un instant de l’œil la retraite de Jeannin, le beau et vaillant soldat, son regard se tourna rapide, presque méchant, vers la partie de la façade où s’ouvrait cette seconde croisée, la croisée de la brodeuse aux yeux noirs.

On ne la voyait nullement, la gentille Jeannine. Elle était bien cachée pour madame Reine. Mais madame Reine la devinait à travers l’épaisse saillie de pierre. Et les sourcils délicats de madame Reine se fronçaient malgré elle, parce que le fils unique du chevalier Aubry ne pouvait pas épouser une vassale. Voilà pourquoi Mme Reine avait parfois des mouvements d’impatience lorsqu’elle parlait à ce bon, à ce loyal, à ce brave Jeannin.

Jeannin, qui s’appelait alors le petit Jeannin, pêcheur de coques dans les sables, avait été le bras droit de Reine au temps où elle était la Fée des Grèves, Jeannin avait aidé messire Aubry de Kergariou, le père, à vivre et à mourir. Depuis lors, Jeannin veillait sur l’orphelin comme une seconde providence. Mme Reine savait tout cela ; elle n’était point ingrate. Elle aimait Jeannin ; elle aimait aussi Jeannine, la gentille fillette. Mais elle était mère et vous ne trouverez point de femme qui garde ce facile cœur de seize ans après sa trentième année.

Saurait-on, cependant, assez excuser et chérir ces femmes esclaves de leur admirable devoir, qui sont mères jusqu’au bout des ongles et s’isolent dans l’égoïsme du sentiment maternel ? Nous les suivons dans la vie, d’un œil attendri ; elles ont en effet tout oublié, excepté la grande passion de la famille ; elles sont mortes au moi humain, pour s’incarner en autrui ; elles veillent, exagérant le zèle, prenant tout caillou pour une montagne, toute fondrière pour un abîme, au-devant des pas de l’enfant trop aimé.

Ne sont-elles pas, ces femmes, ces mères, l’expression la plus touchante de la providence de Dieu ?

Seulement la pauvre Jeannine n’en pouvait mais. Il faut être juste envers chacun. Avoir seize ans n’est pas non plus un crime.

Ces mères veuves, à qui la mort a imposé la plus sérieuse de toutes les responsabilités, dépassent le but parfois. Jeannine n’était pas cause d’être belle.

Ce que Mme Reine avait deviné par la puissance de sa seconde vue maternelle, Jeannine n’en savait trop rien. Messire Aubry ne s’en doutait guère non plus.

Et Jeannin, ce bon Jeannin, le plus innocent de tous, et le plus malmené par Mme Reine, Jeannin fût tombé de son haut si on lui en avait dit seulement le premier mot !

Le vrai, c’est que les mères sont sorcières !

Cette fois, messire Aubry, notre jeune gentilhomme, se disait en prenant du champ :

— Scélérat d’Anglais ! tu vas voir si je te manque !

Le sourire moqueur da Jeannine ! chose terrible ! et l’effroi humiliant de Mme Reine ! Le traitait-on assez comme un enfant ! On avait peur pour lui du bâton du mannequin !

C’est la main gauche qui a fait des siennes, messire Aubry, dit Jeannin avec douceur ; il ne faut jamais serrer la bride au dernier moment. Si Mme Berthe de Maurever, votre noble cousine, vient au manoir, comme on le dit, elle voudra voir votre adresse…

Ah ! par exemple ! s’écria Aubry, je m’embarrasse bien de mademoiselle Berthe de Maurever !

Jeannin sourit malignement.

C’était donc le soleil qui vous faisait rougir l’autre matin, quand nous passions sous ses balcons, en la ville de Dol, messire Aubry ?

Bon Jeannin ! ce n’était pas le soleil, non. Mais vis-à-vis de l’hôtel habité par messire Morin de Maurever et sa fille Berthe, il y avait une boutique de mercière, tenue par dame Fanchon le Priol. Dame Fanchon le Priol était la grand’mère de Jeannine, qui allait la voir de temps en temps. Ce jour-là, Jeannine avait été voir dame Fanchon le Priol, et Aubry avait aperçu la gentille brunette à travera les carreaux de la boutique.

Madame Reine savait bien, elle, que si son fils Aubry, pâlissait ou rougissait parfois à l’improviste, Berthe de Maurever ni le soleil n’avaient rien à faire là-dedans. Elle eût donné beaucoup pour qu’il n’en fût point ainsi.

— J’ai fait bien des lieues à pied et à cheval dans notre Bretagne, reprit Jeannin, mais je n’ai vu nulle part une demoiselle qui soit plus noble et plus avenante que Berthe de Maurever. À votre âge, il est permis de chérir sa dame. Ne vous défendez point personne ne songe à vous blâmer.

Aubry fit présent d’un double coup d’éperon à son beau cheval. Le cheval piqué à l’improviste, bondit sur place, puis se lança. Ferragus et Dame-Loyse, éveillés tout à coup par ce mouvement, au milieu de leurs ébats paresseux, détalèrent à la suite du cheval. On eût dit, à voir cette course soudainement précitée, que le jeu s’était changé en furieuse bataille.

Par le fait, le choc fut rude, mais la victoire demeura encore au scélérat d’Anglais. Messire Aubry qui, sans doute, était un peu distrait par la réflexion inopportune du bon Jeannin, donna de sa lance à tour de bras dans l’épaule gauche de la quintaine, qui vira et lui rendit par derrière un coup de bâton généreux. Si généreux, qu’Aubry passa par-dessus la tête de son cheval et mordit la poussière.

Mme Reine joignit les mains ; sa voix s’arrêta dans son gosier. Jeannine laissa tomber sa broderie et poussa un cri de terreur. Derrière la haie de houx, un éclat de rire aigre se fit entendre et une voix qui n’avait rien d’humain lança joyeusement ces mots :

— Voilà messire Aubry qui s’est cassé le cou !… ah ! ah ! ah !

En même temps, parmi le vert sombre du feuillage, une figure étrange se montra presque au ras de terre.