À la plus belle (1877)/Chapitre 20

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XIX

OÙ L’ON CONTINUE À TIRER LA GRENOUILLE


Une partie de la foule, séduite par cet éloquent discours, s’engouffra sous la toile. On lui montra des serpents de carton et un lapin qui jouait de la clarinette.

— Or çà ! criait de l’autre côté du pont un barde de Quimper-Corentin, vous savez bien que les Normands cagneux viennent tous de Rollon, qui avait une tête d’âne. Voyez plutôt sa ressemblance sur mon tableau ! Il avait une fille nommée Virago, qui ne trouvait pas de mari et vivait en honnête Normande. À bas les Normands ! Levez la tête et regardez au nord ; vous voyez bien la mer ? Eh bien ! là-bas, entre Carolles et Cancale, à l’endroit où est la mer, il y avait autrefois une grande et riche cité qu’on appelait Hélion ; elle était défendue par des digues contre la colère de l’Océan[1]. Les clés de la digue ne quittaient jamais le chevet de Rollon Tête-d’Ane, qui les mettait sous son oreiller. Voici ce qui advint, mes amis ; écoutez et vous en saurez aussi long que moi. On était en guerre. Le chef des ennemis était un jeune duc qui rencontra Virago à la promenade. Elle lui dit :


— Voulez-vous qu’on s’épouse, nous deux ! venez me rendre visite en mon palais.

Elle n’avait plus qu’un œil et que trois dents, mais le jeune duc était rusé.

— Par où entrer ? demanda-t-il ; la ville est fermée de murailles plus hautes que des montagnes.

La Normande répondit :

Mon cher fiancé, la digue a des portes, lesquelles communiquent à des canaux qui entrent dans la ville. Quand la mer sera basse, ouvrez les portes et n’oubliez pas de les refermer.

— Avec quoi ouvrirai-je les portes de la digue ? demanda encore le duc.

— Avec les clés que je vous irai quérir au chevet de mon père.

Les Normands trahissent comme les autres respirent ; ils trahissent leur père, leur mère et notre Seigneur Dieu. À bas les Normands !

— À bas les Normands ! répéta de tout cœur la foule bretonne.

— Voici là-bas, reprit le barde de Quimper en montrant son tableau déchiré, voici le vieux Rollon Tête-d’Ane qui dort après boire, et sa fille qui vient lui dérober les clés de la digue. Vous voyez donc bien, mes amis, que ce que je vous dis est la vérité. Quand elle eut volé les clés, la Normande les jeta par-dessus la muraille au duc ennemi qui se garda bien d’entrer, crainte d’être obligé de l’épouser, mais il ouvrit les portes à la mer, et ce fut la mer qui entra, la grande mer. Par quoi la cité d’Hélion est maintenant une ville noyée, dont les matelots aperçoivent encore les clochers à cent brasses sous l’eau par le temps calme.

Ceux qui voudront voir Rollon Tête-d’Ane et sa fille se noyer en blasphémant comme des païens n’ont qu’à entrer. La mer est faite avec de la véritable eau salée, et tous les habitants de la ville, au nombre de quatre-vingt mille huit cents, sont submergés pour tout de bon, excepté un qui dit la bonne aventure.

On entrait au son du tambour et de la crécelle, pour voir un autre lapin qui jouait de la clarinette et d’autres serpents de carton.

Plus loin, un poète chantait les miracles de Merlin.

Plus loin encore, un joueur de harpe disait la mystérieuse et charmante histoire du lac de Landelorn, où la fée Mor-Gane livrait ses trésors à tout venant, depuis le premier jusqu’au dernier coup de midi.

Mais il faut bien que partout il y ait un succès qui dépasse tous les autres succès, une chose en vogue ! La chose en vogue à l’assemblée de Pontorson, c’était l’Ogre des Îles, l’Homme de Fer.

Une baraque neuve était là avec un tableau tout brillant qui n’avait encore souffert ni du soleil ni de la pluie et qui portait pour légende l’Ogre des Îles dans son palais ténébreux.

On y voyait le comte Otto, nu jusqu’à la ceinture et pourvu d’une barbe bleue gigantesque. Ce méchant homme tenait un enfant dans chaque main. L’artiste n’avait laissé qu’une jambe à l’enfant de la main droite. L’autre jambe était déjà dans l’estomac de l’Ogre.

Les dents du comte Otto étaient longues et crochues. Il avait des griffes au bout des doigts. À travers sa poitrine ouverte, on voyait son cœur, où le diable était assis commodément.

Le comte Otto marchait sur un sol jonché d’or et de perles. Derrière lui, une troupe de nymphes exécutait des danses antiques. À gauche, une cage de fer contenait les malheureux petits enfants qu’on engraissait pour les hideux repas du monstre.

Autour de ce tableau, une foule immense et impatiente se massait. Il y avait trois grandes heures qu’elle était là, cette foule, grossie incessamment par de nouvelles recrues. Ceux qui arrivaient essayaient d’approcher et poussaient ; ceux qui tenaient la place contre-poussaient pour défendre leur position acquise. Chose étrange et qui ne contribuait pas peu à aiguillonner la curiosité générale, depuis le matin ce radieux tableau étalait au soleil ses promesses et ses menaces sans qu’aucun orateur fût venu faire l’explication d’usage. La galerie, soutenue par des tréteaux où le pitre vient d’ordinaire essayer les bagatelles de la pore, restait déserte. La baraque était close.

De toutes parts, les autres propriétaires de curiosités luttaient d’efforts ardents pour attirer la pratique. Ici, rien.

Et pourtant on savait à l’avance que le spectacle devait être superbe. L’acteur chargé du rôle de l’Ogre des Îles était un Jersiâs[2] de six pieds de haut. Le rôle de l’enfant mangé devait être rempli au contraire par le fameux nain Fier-à-Bras l’Araignoire, loué à raison de deux deniers rennais par représentation.

Pourquoi donc cette porte restait-elle fermée ? Les Bretons sont patients, c’est vrai, mais un jour de fête n’a que douze heures et chacun dans la foule s’irritait du temps perdu. Les murmures naissaient, puis s’enflaient, puis se faisaient clameurs. Les Bretons sont patients, mais ils ont mauvaise tête. On parla bientôt de mettre le tableau en pièces et de démolir la cabane. Ce projet ayant tout d’abord rencontréd’honorables sympathies, on monta sur les tréteaux et l’on cria à travers la toile :

— Rémy, bonhomme Rémy ! si tu n’ouvres pas, ta baraque va y passer !

Point de réponse. Rémy faisait la sourde oreille.

Les gars donnèrent du pied contre les poteaux de la baraque. Quand les poteaux commencèrent à branler, le bonhomme Rémy, vêtu de papier argenté, sortit, la terreur sur le visage. À sa droite parut le Jersiâs, grand homme louche, saoul et idiot, à sa gauche le nain Ficr-à-Bras.

— Pitié, mes jolis enfants ! s’écria le vieux Rémy ; vous ne savez pas tout le malheur que j’ai !

— Quel malheur as-tu, bonhomme Rémy ?

— Las ! las ! mes jolis enfants, je suis ruiné d’honneur et de finances !

L’émotion lui coupa la parole. L’assemblée lui fit hommage de plusieurs douzaines de trognons de pommes pour marquer la part qu’elle prenait à sa peine.

Ficr-a-Bras, indigné, s’assit dans la main du Jersiâs, et, du haut de cette tribune, il parla comme suit

— Manants, écoutez un gentilhomme ! (Tonnerre d’applaudissements. Ce bêta que voilà (il parlait du Jersiâs) ne demande pas mieux que de me manger, et moi je veux bien que le bêta me mange, mais tout cru… je n’ai pas de vocation pour le métier de gentilhomme rôti.

— Que veut-il dire ? se demandait-on dans la foule.

— Je veux dire, manants, répondit Fier-à-Bras, que ce triple mécréant de comte Otto a des hommes d’armes qui ne plaisantent pas.

— Et que nous fait cela ? sire Araignoire ?

— Cela fait, manants, que si nous représentons devant vous le mystère de l’Ogre des Îles dans son palais ténébreux, le comte Otto mettra le feu à notre théâtre. Il l’a promis.

Pensez-vous qu’on ait trouvé depuis lors, des titres de mélodrames beaucoup plus alléchants que celui-là ! La cohue qui avait l’eau à la bouche depuis le matin cria d’une seule voix en trépignant dans la poussière :

— Nous voulons voir cela ! nous voulons voir cela !

Le nain agita sa main avec dignité pour rétablir le silence. Puis il étendit ses doigts vers la rive normande. La foule, qui suivait chacun de ses gestes, tourna les yeux de ce côté. Tout le monde put voir, dans un nuage de poudre, le long des bords du Couesnon, une troupe de cavaliers dont les armes étincelaient au soleil. Ils marchaient sous une bannière rouge, pailletée d’argent.

Des murmures se croisèrent, des murmures d’étonnement et d’effroi

Le comte Otto ! l’Homme de Fer ! l’Ogre des Îles !

  1. C’est la légende travestie de la ville d’Is, du roi Grallon et de sa fille Abès.
  2. Jerseyen. — Jerseyais.