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Abrégé de l’Histoire de Kazan/Troisième Partie

La bibliothèque libre.


Società editrice Dante Alighieri (p. 81-97).


Troisième Partie.


Quelques considérations sur la civilisation tartare.



On juge de la civilisation des peuples, d’après les édifices, les monuments, les bibliothèques qu’ils ont laissés. Or, comme tous les édifices tartares, excepté le mausolée de Schah-Ali, connu sous le nom de Tour de Suyun-biké ont été détruits et rasés, on ne peut guère s’en faire une idée. On sait seulement que les mosquées étaient en pierre, le palais peut-être aussi, mais que la plupart des habitations étaient en bois. Quant au style de ces monuments, aucune trace ne nous en est restée. Les Tartares disent qu’il y avait au palais du Khan une riche bibliothèque qui a été anéantie dans le désastre général. Quant aux ustensiles, aux étoffes et aux objets d’armements, il n’y a aucun doute sur leur provenance ; ils venaient de la Crimée qui à son tour les recevait de l’Égypte et de Constantinople ; les Khans de la Crimée en effet entretinrent toujours de bonnes relations avec les Sultans égyptiens qui leur envoyaient de riches cadeaux en objets précieux de tous genres. Ils leur en voyaient aussi des esclaves, des animaux rares, chevaux, chameaux, singes et perroquets. Il n’existait aucune espèce de produits tartares locaux ; les femmes brodaient ; ou se bornaient à fabriquer les objets les plus ordinaires, nécessaires à la vie quotidienne ; mais aucune trace d’art n’en est restée. Les Khans, leurs femmes et les gens de leur cour (tous étrangers) étaient, sans doute, des gens instruits, mais cette instruction leur venait du dehors, car des savants arabes, persans et turcs avaient l’habitude de faire de longs séjours en Crimée et poussaient leurs voyages jusqu’à Boulgar et peut-être jusqu’à Kazan. Nous n’avons du reste de cela aucune preuve certaine, les voyageurs célèbres ne mentionnant Kazan qu’en passant, sans en donner la moindre description. Dans tous les cas s’il y a eu une civilisation quelconque, elle n’était que le partage d’un petit cercle d’élus. Le peuple était, comme il l’est encore, tout à fait inculte. L’Islam qu’ils ont accepté sans le comprendre, au lieu de les éclairer, n’a fait qu’apporter avec la fausse interprétation qu’ils en ont faite, différents usages créés par leur ignorance barbare et fanatique. C’est ainsi que les plus belles idées engendrent la tyrannie dans les esprits étroits : mais abusus non tollit usum et la religion musulmane, bien interprétée est certainement une des religions les plus raisonnables et les plus compatibles avec la civilisation moderne.

Les Russes, en subjuguant les Tartares, leur ont laissé la liberté de conscience, et ne les ont opprimés d’aucune manière ; mais, en revanche ils ne se sont pas souciés de les civiliser ou de les instruire, de sorte qu’il n’y a aucune différence entre le développement intellectuel du Tartare de 1552 et celui d’un Tartare du xixe siècle.

Cette civilisation primitive n’a donc pas progressé depuis la conquête de Kazan par les Russes. C’est presque le contraire que l’on pourrait soutenir. Où les Tartare auraient puisé en effet ces éléments de culture indispensables à la vie d’un peuple ? Chez les Russes ? Ceux-ci les tenaient à l’écart et se plaisaient, peut-être pour mieux soutenir leur domination à les laisser vivre dans l’ignorance ; et du reste, au début de cette domination, les Russes n’étaient guère plus éclairés qu’eux-mêmes : même ignorance, même fanatisme, mêmes persécutions exercées par les uns au nom de Mahomet, par les autres au nom de la religion orthodoxe et de tous les saints. Chez les Orientaux ? Ceux-ci n’envoyaient plus à Kazan depuis 1552 que leurs commerçants. De plus les quelques descendants de l’aristocratie tartare qui avaient échappé aux massacres, qui suivirent la conquête et qui auraient pu exercer sur la masse du peuple une influence civilisatrice se convertirent au christianisme et furent confondus immédiatement dans l’aristocratie moscovite.

Il nous suffira donc, pour connaître les mœurs et coutumes des Tartares de cette époque, d’étudier les usages des Tartares contemporains, et de les examiner surtout dans leurs conceptions de l’éducation et du mariage.

La ville tartare ou plutôt le quartier tartare de Kazan, qui se trouve auprès du joli lac de Kabane, est composé de quelques rues larges avec de jolies maisons de maître en pierre et en bois, d’un grand bazar avec des boutiques de toutes espèces, de quinze mosquées et de plusieurs colléges et écoles. Il y a à-peu-près, trente mille Tartares à Kazan. Les colléges ou « médressé » sont au nombre de onze ; ils ont été fondés et sont entretenus aux frais des Tartares ; puis il existe cinq écoles primaires du gouvernement et une école de « maîtres d’école, » fondée aussi par le gouvernement. Les Tartares de Kazan sont Hanéfites. Le programme des écoles primaires n’est pas compliqué : les enfants apprennent à lire et a écrire, compter et un peu de religion des livres suivants : le Tefsir ou traduction (explication) du Koran ; le Charaït-i-Islâm (règlement pour la foi) ; Charaït-itakharet (règlements de propreté ou ablutions avant la prière) ; et Charaït-i-namaz (règlement pour la prière) ; dans les médressés on enseigne aux grands élèves : la grammaire, la syntaxe, la logique, un peu d’arabe, un peu de persan (autant qu’il en faut pour comprendre les livres scientifiques, les « akaïd » ou dogmes ; le tefsir et les livres juridiques de la secte Hanéfite.

Depuis un an, un des savants mollahs a introduit l’étude de l’histoire universelle et de la géographie. Le mollah fait une espèce de conférence pendant deux heures ; les aînés des élèves inscrivent et enseignent, d’après ces notes, aux élèves plus jeunes ; c’est ainsi qu’ils se préparent à devenir professeurs à leur tour. Pour la plupart, ils étudient en Russie, mais ceux qui en ont les moyens vont terminer leurs études à Constantinople ou au Caire. En Russie, ils apprennent assez d’arabe pour comprendre le Koran ; mais ils sont rarement capables de le parler. Quelques uns connaissent le persan et un peu de turc, mais leur prononciation est toujours défectueuse, et ils mêlent plusieurs langues orientales en parlant. La littérature tartare est pauvre ; récemment ils ont commencé à écrire des romans, des pièces de théâtre ; mais tout cela est plus que naïf. Ils ont des poètes assez insignifiants ; ils traduisent les bons livres arabes ou persans, et écrivent quelques petits manuels de bonne éducation, de préceptes, des calendriers surtout, agrémentés d’histoires, de proverbes, de conseils, de petites biographies à chaque page. Il y a des écoles de femmes, dépendant non pas du gouvernement, mais privées, chez certains mollahs, où un petit nombre de jeunes filles va étudier ; le programme de leurs études est le même que celui des garçons. C’est la mère qui se charge de leur éducation. Les femmes de quelques mollahs donnent des leçons aux commençants.

Les mollahs ne reçoivent pas de gages fixes, mais les parents de leurs élèves leur donnent de l’argent deux fois par an, aux fêtes de Courban Baïram et du Cheker-Baïram ; ceci n’est pas obligatoire ; car d’autres donnent de l’argent quand ils veulent et autant qu’ils peuvent, mais c’est un usage qui s’est établi peu à peu.

L’homme qui monte au minaret pour appeler les fidèles à la prière, le « Muézzine » est élu parmi les hommes les plus respectables, par les habitants de son quartier. Les Tartares sont très pieux et même fanatiques. Il y a quelques derviches « Nakchbendy » à Kazan, mais ils n’ont pas de couvent. Les femmes font leurs prières à la maison, parce que les mosquées sont trop peu nombreuses et pas assez vastes pour les contenir.

On voit très peu de renégats malgré les efforts des missionnaires et une école de « Tartares baptisés », instituée par le gouvernement, toujours plus soucieux de ses sujets dans l’autre monde que de leur bien-être dans celui-ci. Il existe aussi quelques écoles de « Tartares baptisés dans l’intérieur de la province de Kazan ; chaque école a son église, où les enfants chantent des prières chrétiennes en tartare. Mais ce n’est qu’à des enfants qui sont pour la plupart des orphelins que l’on parvient à faire abandonner leur religion pour leur en faire embrasser une nouvelle, ce qui leur est facile, puisqu’ils ne connaissent ni l’une, ni l’autre. Il y a eu de rares exemples de Tartares mûrs qui ont accepté l’orthodoxie par intérêt : pour recevoir quelque fonction bien payée ou une haute protection, mais heureusement ces cas sont rares, et quand ils se produisent, le résultat en est mauvais, car ils deviennent souvent ivrognes et joueurs. Quelquefois on donne un rouble ou trois roubles à quelque jeune fille ou jeune garçon tartare pour qu’ils consentent à se laisser baptiser ; après quoi ils reviennent souvent à leurs pénates ; quelquefois le garçon vient retrouver quelques mois après le prêtre qui l’a baptisé et lui dit : « Eh père ! si tu veux me donner trois roubles, je consens à me faire baptiser encore une fois ». On voit d’ici l’utilité de ces conversions.

La société tartare se divise en trois classes : 1) les savants qui se distinguent par leur moralité et leur bienveillance envers tout le monde, et sont, partant, très respectés ; 2) les riches commerçants qui peuvent compter plusieurs générations dans le commerce ; 3) les petits marchands, les paysans et tous les ignorants. Les riches donnent de l’éducation à leurs enfants, quelquefois ils les placent « au gymnase réal » (école à enseignement secondaire-moderne) mais c’est la minorité, car le Tartare même riche et plus ou moins bien élevé, a toujours la tête rebelle aux études et préfère, quand il est riche, s’habiller en petit-maître, abuser du Champagne et faire parade de ses beaux chevaux que d’orner son esprit.

Dès qu’un petit Tartare commence à parler, sa mère lui apprend à prononcer le mot d’« Allah ». Puis une courte prière : « Bismillah-irrahman-irrahim » (au nom de Dieu le plus miséricordieux des miséricordieux) ; et « La-illah-illa-llahi Mohammedène résoul-illahi » (Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu et Mohammed est son prophète). On leur enseigne à éviter les mauvaises paroles et les mauvaises actions ; à respecter les personnes plus âgées et à protéger les enfants plus jeunes qu’eux, à être bon et miséricordieux envers tout être vivant. À me sure qu’ils grandissent, ils apprennent quelques prières et lisent quelques petits ouvrages appropriés à leur âge.

Lorsque l’enfant a sept ans, son père le conduit auprès du professeur principal d’un « mèdressé » qu’il prie de vouloir bien accepter son fils parmi ses élèves.

Si les parents sont riches, ils invitent le professeur ou « mollah » à la maison, lui donnent un dîner et lui présentent son futur petit élève à cette occasion. Après cette cérémonie le garçon commence à fréquenter l’école deux fois par jour : de six heures à neuf heures du matin et l’après-midi jusqu’à trois ou quatre heures. Dans l’intervalle, il reste à la maison, où il prend ses repas, prépare ses leçons et s’amuse. Le programme de l’enseignement, pour des enfants aussi jeunes, est très simple, vu que le seul but en est de donner à l’enfant une éducation strictement morale dans le sens musulman du mot. On leur enseigne l’alphabet, l’abdjed (une autre espèce d’alphabet arabe, basé sur huit noms de saints, qui contiennent toutes les lettres, des résumés du Koran, et on apprend par cœur quelques uns des versets les plus faciles). Ils lisent des livres turcs concernant les devoirs religieux tels que : namaz (la prière), abdest (les ablutions), ourondj (le jeûne), hadj (le pélerinage à la Mecque) et Zekat (l’aumône), etc.

Ils apprennent à lire le persan et l’arabe, autant qu’il est nécessaire pour comprendre les livres religieux et le « Chériât » (Code) d’après lequel tout bon Musulman doit régler sa vie.

Ils lisent différentes traductions du Koran (Téfsir) et les Hâdis (les sentences de Mohammed) en arabe, ainsi que d’autres livres de morale qui leur enseignent à vivre conformément aux préceptes de Mohammed.

Ils apprennent en même temps quelques métiers à la maison tels que celui de relieur, tailleur, cordonnier, menuisier et confectionnent des ouvrages en cuir de couleur sur un fond uni pour meubles, coussins, bottes, selles, sacs de voyage, pantoufles, etc.

Tout Tartare, à moins d’être un mendiant, est tenu d’apprendre tout ce que nous avons mentionné. Quelques uns quittent le « médressé » à quinze ou seize ans pour aider leurs pères dans le commerce ; dans ce cas ils ont le droit de se marier à dix-huit ans. Tandis que ceux qui veulent s’instruire davantage et mériter le titre honorable de « mollah », restent au « médressé » pendant huit ou dix ans et continuent leurs études de la manière suivante. On leur donne une petite chambre au « médressé » gratis, car toutes les écoles musulmanes sont gratuites, mais ils s’habillent et se nourris sent à leurs frais en préparant leur nourriture eux-mêmes.

Dans le courant de ces dix années ils doivent bien étudier les sciences suivantes en langue arabe :

la grammaire, la syntaxe, la théologie, le Chériât, c’est à dire la législation, la philosophie ; un manuel expliquant la manière d’agir selon le Koran ; la cosmographie, l’explication des « hadis » ; l’explication du Koran ; l’arithmétique et la partie de Chériat qui traite des successions et du partage des biens (partie si complexe qu’elle constitue une branche spéciale de la législation). Ils n’ont pas le droit de se marier avant l’âge de vingt-quatre ans.

Après avoir terminé leurs études ils deviennent professeurs dans ces mêmes « médressés » sans émoluments, et font ce service pendant quatre ou cinq ans.

Après cela, ils vont subir leurs examens auprès du « Mufti ». Puis ils deviennent des « Imâms », par le choix de la commune de la ville ou du village qu’ils habitent. Il y a trois « Mufti » en Russie : à Oufà, à Tiflis et à Simféropol. Le mot « mufti » en arabe est le nom d’agent du substantif « fétva », qui veut dire « décision juridique rendue par la simple formule de l’affirmation ou de la négation ». En Turquie, c’est le Cheikh-ul-Islàm qui remplit cette fonction, mais en Russie le mufti serait le grade le plus élevé du clergé, si le clergé existait dans l’Islam et équivaudrait au titre chrétien d’archevêque.

Un Imam du village reçoit dix pour cent du revenu de quelques propriétaires aisés ; et en ville chaque négociant lui donne quelque chose selon ses moyens. Cela s’appelle « zékâte » ; en arabe est regardé comme obligatoire.

Ces grands « médressés » où les maîtres et les élèves peuvent habiter ne se trouvent que dans les villes suivantes : cinq à Orenbourg, deux à Oufà ; deux au Bourg de Seïd ou Kargoly en tartare (dans la province d’Orenbourg) ; plusieurs en Crimée et au Caucase ; trois à Kazan. En dehors de cela, il existe de petites écoles nommées « Mekteb » dans chaque village tartare, mais personne n’y habite.

Toutes ces écoles, grandes et petites, sont bâties et entretenues aux frais des riches Tartares, et, les élèves qui apprennent gratis, y deviennent des professeurs qui, eux aussi, enseignent gratuitement ; les Musulmans trouvent en effet que c’est un péché de se faire payer l’enseignement de la religion puisque cela revient à vendre les voies du salut. Jusqu’à présent on ne leur enseignait ni histoire, ni géographie ; depuis trois ou quatre ans on a introduit un enseignement très élémentaire de ces deux sciences. Ce programme d’enseignement ne satisfait point aux exigences de la civilisation actuelle européenne, que les Tartares contemporains commencent à désirer acquérir. Il est vrai qu’ils ont le droit d’entrer dans les gymnases et les universités russes, ainsi que dans tous les autres établissements d’éducation ; mais cela ne leur convient pas, puisqu’on n’y enseigne ni l’arabe, ni les sciences musulmanes qui sont obligatoires pour tout bon Musulman ; en même temps ils ont tant à étudier qu’il ne leur reste point de temps pour s’occuper chez eux. Le petit nombre de Tartares qui ont étudié dans les gymnases, ne connaissent pas du tout leur religion, et ne sont pour la plupart ni chrétiens, ni musulmans. Ce n’est donc point le fanatisme qui empêche les Tartares d’envoyer leurs enfants aux gymnases, mais les risques qu’ils courent de les voir oublier leur religion, c’est à dire qu’il doivent choisir de deux maux le moindre : conserver leur religion et rester ignorants de la civilisation européenne, ou acquérir cette civilisation au prix de la perte de leurs idées religieuses, de l’oubli de leurs devoirs et même de leur nationalité, sans y acquérir de principes moraux plus élevés. Tous les riches Arabes et Turcs qui ont fait leur éducation en Europe, ont perdu leur religion et leur individualité musulmane ; ils sont devenus européens par toutes leurs idées et tous leurs goûts ; il est regrettable pourtant, qu’ils n’aient pris soin que d’acquérir les mauvaises habitudes de l’Europe. Les Tartares pour éviter de tels inconvénients ont demandé au gouvernement l’autorisation de construire à leurs frais une université musulmane, où l’on enseignerait toutes les sciences européennes en russe, les sciences musulmanes en arabe, quelques langues européennes, sans exiger des élèves qu’ils subissent leurs examens d’après le programme ordinaire des universités ; ils n’apprendraient pas ainsi des sciences qui leur sont inutiles et recevraient une instruction pratique, telle que celle qu’on donne dans les écoles techniques. Il faudrait qu’on fondât en Russie un certain nombre d’écoles sur le modèle des écoles françaises de l’Algérie et de la Tunisie. Elles sont divisées en deux parties au rez-de-chaussée, aménagé à l’arabe ; on enseigne en arabe toutes les sciences musulmanes, et à l’étage supérieur arrangé à la manière des écoles européennes, on enseigne en français toutes les sciences indispensables pour pouvoir remplir les fonctions gouvernementales. Voilà ce qu’il faudrait pour nos Tartares. Malheureusement, nos ministres ne sont pas de cet avis et trouvent qu’il est plus avantageux pour le gouvernement russe de laisser les Musulmans dans leur ignorance première. Depuis plus de trois cents ans que la Russie les a conquis, a-t-elle fait le moindre pas pour les faire sortir des ténèbres de leur ignorance ? Jamais personne ne s’est intéressé à eux, personne ne s’est soucié de s’en rapprocher, de leur témoigner de l’affection. Aussi voit-on des villages entiers où les Tartares ne comprennent pas un mot de russe et considèrent les Russes avec le mépris qu’a toujours le Musulman pratiquant pour l’infidèle. Ils ont formé un gouvernement dans un gouvernement et vivent complètement séparés des Russes. Il ne suffit pas de conquérir un peuple ; il faut organiser la conquête, instruire le peuple et tâcher de se l’assimiler en le traitant avec bonté et équité. Où est le mérite pour celui qui adoptant un orphelin se contente de l’envoyer à la cuisine pour qu’il ne meure pas de faim ? N’est-il pas moralement obligatoire de cultiver son cœur et son intelligence et de ne point le priver de la possibilité de devenir un membre utile à la société ? Qui sait s’il ne se trouverait pas parmi les Tartares des gens de talent qui serviraient la patrie commune aussi bien que leurs frères russes ? Si on ne les à pas forcés à embrasser le christianisme, en revanche on n’a rien fait non plus pour les civiliser et augmenter leur bienêtre moral. Depuis quelques années on a défendu de faire venir des professeurs musulmans des pays étrangers. Grâce à là malveillance personnelle d’un censeur intransigeant ignorant l’arabe, et n’ayant qu’une connaissance superficielle du turc, on a accusé les Tartares de recevoir des livres turcs hostiles à la politique russe, ce qui est d’autant plus faux, que de pareils livres n’existent pas. Il est allé jusqu’à exiger que l’on efface les versets du Koran concernant le « Djihad » ou guerres religieuses, de tous les livres religieux imprimés en Russie ces dernières années, tels que ; le Fikh, le Téfsir etc. : autant vaudrait tronquer l’Évangile !

Ceci revient donc à priver les Musulmans de la liberté de conscience qu’on leur avait toujours accordée jusqu’à présent. Ce fait a causé un mécontentement tel que des milliers de familles tartares de la Crimée se sont exilées en Turquie, craignant de voir là les préliminaires d’une période d’intolérance.

On s’est montré tout aussi intolérant en abolissant leur droit jusque là incontesté, à l’élection de leurs muftis. Désormais c’est le gouvernement russe qui se charge de la nomination des muftis, élevés dans les gymnases russes qui ne connaissent qu’imparfaitement leur religion, ignorant complètement l’arabe. C’est par des exemples d’une intransigeance aussi mesquine qu’on irrite les peuples et que le gouvernement perd le prestige acquis par plusieurs siècles de tolérance.


Le mariage tartare dans les familles de la petite bourgeoisie.


Il existe des femmes qui s’occupent spécialement d’arranger des mariages ; ce sont des marieuses de profession qui s’appellent en tartare « Djaoudjy » (du mot arabe Djevlan qui veut dire couler, aller de part et d’autre).

Quand une marieuse sait qu’il y a un jeune homme mariable, elle cherche une fiancée pour lui, et quand elle s’est arrêtée sur une famille quelconque, elle en parle aux parents du jeune homme qui la chargent de faire leur proposition aux parents de la jeune fille, si elle leur convient. L’affaire est donc conclue entre les parents par la marieuse, qu’elle même ne voit pas la jeune fille, mais doit s’en rapporter à ce qu’elle en a entendu dire par les proches parents qui l’ont vue. Si les conditions conviennent de part et d’autre, les parents du fiancé fixent le jour du mariage et envoient des invitations imprimées à leurs connaissances. Il y a des hommes dont la spécialité est de porter les invitations. Les mariages se font ordinairement le jeudi ou le dimanche.

Dans la matinée du jour du mariage, le fiancé envoie des cadeaux à sa fiancée par l’entremise de la marieuse. C’est ordinairement un coffre contenant : de la toile, une belle étoffe (ou plusieurs) pour robes, une calotte de velours brodée de perles fines, de l’argent, une glace pour sa table de toilette, des parfums, quelque bijou et des fruits. Ceci est le strict nécessaire, mais les familles riches donnent d’avantage. À part cela les parents du fiancé envoient à la fiancée des étoffes, des bijoux, etc., chacun selon ses moyens. Le fiancé envoie dans la maison de la fiancée (où a lieu la cérémonie) différentes provisions pour les invités telles que : du pâté et d’autres plats, un baril de beurre, un baril de miel, du pain, du fromage, des oies, des dindes rôties, des douceurs. La marieuse porte tout cela dans plusieurs voitures.

Tous les invités arrivent d’abord dans la maison du fiancé et se rendent de là avec la famille dans celle de la fiancée. Tout le monde s’assied par terre ; les procurateurs des deux partis sont assis sur des canapés, couverts de belles étoffes (Kabyne mindère) ; on y met une chemise pour le procurateur ou « vékil » du fiancé et une robe pour sa femme ; après le mariage on lui en voie en cadeau le canapé entier. L’Imâm ou mollah prononce un discours « Nikiah khouthassy », puis il demande aux vékils des deux partis, s’ils consentent à se marier. Comme les vékils sont quelquefois les pères, on les demande : « As-tu donné ta fille ? » ou si c’est un oncle ou un étranger « cette jeune fille ? »

Il répond : « Je l’ai donnée. »

On fait la même question au vékil du fiancé. D’ordinaire le fiancé donne pour sa fiancée 500 roubles et davantage. L’Imâm demande au vékil : « Consens-tu à donner pour la jeune fille 500 roubles ? » Il répond : « Oui. » Si le marché est de roubles quelquefois le fiancé en donne la moitié et garde l’autre moitié pour la donner plus tard à sa femme en cas de divorce.

Toutes ces conditions sont écrites et signées par l’Imâm et les deux vékils. Après la cérémonie on sert le diner, que l’on mange assis par terre, en mettant une nappe au milieu ; chacun devant soi a une assiette, un verre et une cuillère et une serviette ; on ne donne ni couteaux ni fourchettes. Les plats sont posés au milieu de la nappe ; la soupe est versée dans les assiettes ; quant aux autres plats, chacun en retire un morceau et le pose sur son assiette avec les doigts. On sert quelquefois jusqu’à vingt plats, et cela dure environ une heure et demie. On boit des limonades, de la bière, on mange force douceurs, compotes et fruits confits et frais, du lait caillé etc. Ce repas est servi aux hommes seuls ; les dames n’y assistent pas.

Si le mariage a lieu en dimanche, la marieuse va chercher le fiancé dans la voiture de la fiancée, le jeudi soir à huit heures. D’abord elle revient seule avec quelques cadeaux du mari ; tels que des parfums, des bijoux, des fruits sur un plateau. Le jeune marié la suit dans une voiture séparée ; il est rencontré par deux petits garçons, qui se tiennent sur le seuil de la porte du salon et qu’on appelle « Ichik basson » (ichik — seuil, et basson — l’action de mettre le pied dessus). D’abord il fait une prière, puis il entre dans la chambre à coucher, où il voit sa femme pour la première fois de sa vie. Elle reste debout, appuyée contre le lit, en se couvrant le visage d’un châle. Son mari la prend par la main et la conduit au salon ; ils s’assoient sur le canapé et font une prière ensemble, après quoi la marieuse leur apporte le souper. Après le souper ils regagnent leur chambre. Ils passent ainsi quatre jours ensemble et tous les matins ils vont au bain ensemble (des bains sont installés presque dans chaque maison ; dans le cas con traire on va chez des amis). Le lendemain ou le troisième jour, les parents de la jeune femme viennent faire la connaissance de son mari, auquel ils apportent des cadeaux, quelquefois un cheval ou une vache, ou de l’argent, ou même des titres de propriété. On sert du thé, des douceurs, puis ils s’en vont. Les parents de ménagent chez quelque ami pour quelques jours, afin de laisser une liberté entière aux jeunes mariés. Au quatrième jour, le jeune époux retourne à sa maison tout seul. Avant de s’en aller, il met sur la table de l’argent que la jeune femme distribue aux domestiques, c’est à dire aux deux adolescents qui se tenaient à la porte, aux quatre servantes qui ont fait le lit et aux deux autres qui ont préparé le bain. Une heure après il revient dans la maison de sa femme. Le lendemain il passe la journée à la maison et revient le soir auprès de sa femme. La jeune femme reste quelque temps dans la demeure de ses parents, quelques semaines ou quelques mois, selon la convention, après quoi elle va s’établir dans la maison de son mari. Elle apporte des cadeaux aux parents de son mari ; pour la plupart le cadeau consiste en une robe pour chaque membre de la famille, elle leur présente aussi trois plateaux avec des douceurs telles que : des pistaches au miel, des amandes au miel, des petites boules de pâte légère, grosses comme un pois chiche, dans du miel. Tout ce mélange s’appelle « Kaktouche », et cela forme le fond du plateau ; on met par-dessus différents bonbons européens et tartares. Le mari invite à la maison les parents de sa femme, et le festin dure jusqu’au soir. Le lendemain de son installation la mariée[1] reçoit la visite de toutes les amies et connaissances des parents, qui ne l’avaient pas vue auparavant, après quoi les cérémonies nuptiales sont terminées et la vie conjugale commence.

  1. Une dame tartare se lève ordinairement entre six et huit heures du matin et s’occupe de son ménage ; puis elle donne des leçons à ses enfants. À une heure, le mari, la femme et les enfants dinent ensemble. Puis les dames se réunissent tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre ; ces réunions ont lieu souvent. Si la femme reste à la maison, elle fait de jolies broderies et coud des robes et celles de ses enfant. Souvent le mari fait des lectures à haute voix à sa femme, et lui enseigne diverses choses ; le mari estime sa femme et ils vivent ordinairement en bonne intelligence. Quand le mari entre ou le frère aîné, la dame se lève et attend qu’on l’invite à s’asseoir. Les enfants font de même. Dans le courant de la journée, on prend du thé, on mange des douceurs ; on n’a pas l’habitude de prendre du café. On soupe à huit heures et on se couche à onze. Une jeune fille ne sort jamais dans les rues et ne se montre à personne, pas même aux amis de sa mère — jusqu’à son mariage.