Abrégé de l’histoire de Port-Royal/Avant-Propos

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Texte établi par Augustin GazierSociété française d’imprimerie et de librairie (p. vii-illustr.2).

AVANT-PROPOS


L’Abrégé de l’histoire de Port-Royal n’est pas seulement un des plus beaux ouvrages de Racine, c’est en outre une des plus belles actions de sa vie chrétienne et pénitente. Élevé par charité aux frais des religieuses et des solitaires, il avait reçu la plus brillante éducation, et il s’était montré ingrat et méchant ; il avait bafoué publiquement ses bienfaiteurs. Quand vint l’heure du repentir, il déclara que c’était la plus grande faute de sa vie, et qu’il donnerait tout son sang pour effacer une pareille tache. C’est donc pour venir en aide à Port-Royal persécuté, c’est pour démontrer l’innocence des victimes et la cruauté de leurs bourreaux qu’il a composé cette histoire, écrite avec amour et rendue aussi parfaite que possible.

À quel moment Racine a-t-il composé cet Abrégé ? Les savants ne sauraient le dire au juste, mais ils sont unanimes à reconnaître qu’il a dû la commencer au plus tôt vers 1692, au lendemain d’Esther et d’Athalie. Il semble bien qu’il faut avancer cette date de cinq ou six ans ; Racine écrivit probablement en 1697 la première partie de son Abrégé. Le cardinal de Noailles, très bien disposé alors pour les religieuses de Port-Royal, était depuis deux ans sur le siège archiépiscopal de Paris, et c’est pour éclairer la religion de ce prélat — Jean-Baptiste Racine le dit positivement — que l’Abrégé fut composé. L’ancien élève de l’avocat Le Maître, celui que Port-Royal aurait volontiers destiné au barreau, écrivit alors un de ces plaidoyers ou factums comme les avocats en présentaient aux juges pour les éclairer. Au lieu de rédiger simplement une apologie, il aima mieux faire parler les faits, et comme depuis vingt ans déjà, en sa qualité d’historiographe du roi, il maniait les documents et les pièces d’archives pour composer une œuvre d’art, il appliqua ses méthodes au nouveau travail qu’il entreprenait. Ainsi l’on peut dire que Louis XIV, en nommant Racine historiographe, l’a mis à même de faire une si belle histoire de Port-Royal ; et si Louis XIV avait su que Racine écrivait une pareille histoire, son premier soin eût été de le casser aux gages.

Personne n’avait encore songé à faire une histoire suivie du monastère de Port-Royal ; mais on avait accumulé depuis quarante ans les procès-verbaux, les relations, les articles nécrologiques, les recueils de lettres, et tous ces documents furent mis à la disposition de Racine. Il put en outre consulter à loisir une volumineuse histoire ecclésiastique du XVIIe siècle, les Mémoires manuscrits de Godefroi Hermant, qu’une religieuse de Port-Royal, la Mère Le Féron, mettait alors même en état de voir le jour. Racine semble bien n’avoir connu ni les Mémoires de Lancelot, ni ceux de Fontaine, ni ceux de son condisciple Du Fossé ; mais il n’avait nul besoin de leur secours, puisqu’il puisait aux sources. Son récit a toujours été considéré comme définitif, et les historiens ultérieurs, les Clémencet, les Besoigne, les Bonaventure Racine, n’ont pas hésité à le citer textuellement.

À la mort de Racine, en 1699, le manuscrit de l’Histoire de Port Royal ne se trouva pas dans ses papiers ; il n’avait jamais parlé de cet ouvrage à son fils aîné Jean-Baptiste, et son autre fils, Louis, n’avait alors que sept ans. Boileau, qui était dans la confidence, vécut encore douze ans, et il ne trahit pas un secret qui l’aurait compromis lui-même aux yeux du roi. C’est en 1729 qu’il fut pour la première fois question d’une histoire de Port-Royal écrite par Racine : l’ancien jésuite d’Olivet, historien de l’Académie française, disait alors qu’il en avait « vu de ses yeux un échantillon », et que si jamais cette histoire s’imprimait, Racine serait jugé aussi grand prosateur que grand poète. Treize années s’écoulèrent encore, et tout à coup, en 1742, l’Histoire de Port-Royal parut à Cologne, « aux dépens de la compagnie », c’est-à-dire aux frais des libraires associés. Cette publication surprit bien des gens ; les plus étonnés de tous, ce furent les deux fils du poète, qui n’avaient pas lu d’Olivet, et qui ne soupçonnaient pas l’existence d’un pareil ouvrage. Jean-Baptiste se souvint alors que son père, deux ou trois jours avant de mourir, avait remis au médecin Dodart, son ami particulier, un rouleau de papier qu’il tenait serré dans une cassette ; il crut non sans raison que c’était le manuscrit de l’Histoire de Port-Royal, il fit des recherches, et elles aboutirent si bien que quand il mourut, en 1747, il avait entre les mains un excellent texte de la partie antérieurement publiée, et un texte non moins excellent de la seconde partie, dont il avait pu recouvrer les brouillons autographes. Il avait préparé ces deux textes en vue de l’impression ; mais on était alors sous le ministère du cardinal Fleury ; tout ce qui touchait au jansénisme ou à son histoire était surveillé de très près ; la persécution était même si violente que 40.000 lettres de cachet furent expédiées par le doucereux ministre au sujet de la bulle Unigenitus. Ni Jean-Baptiste ni Louis Racine n’osèrent donner l’édition préparée par les soins de Jean-Baptiste, et ce fut seulement en 1767, quatre ans après la mort de Louis, et parce que les Jésuites avaient été chassés de France, qu’on s’enhardit à donner les deux parties de l’Abrégé, en laissant croire quelles étaient imprimées à Vienne. Bien accueilli par le public, l’Abrégé prit place dans les œuvres complètes de Racine au même titre que sa correspondance et que ses opuscules en prose, et depuis, même lorsque Sainte-Beuve et Cousin eurent ramené l’attention sur les hommes et sur les choses de Port-Royal, on n’a pas songé à publier séparément une œuvre si exquise.

Le moment est venu de réparer cette omission, car jamais la gloire de Racine n’a brillé d’un plus vif éclat, et ce qu’on dit, ce qu’on écrit de lui et de son cher Port-Royal inspire à des milliers d’auditeurs et de lecteurs le désir de mieux connaître une histoire si intéressante. À tous ceux qui disent : « Que faut il lire sur ce sujet ? » on répond invariablement : « Lisez le Port-Royal de Sainte-Beuve, lisez surtout l’Abrégé de Racine ». Mais si l’on aborde la lecture de Racine dans les éditions complètes, — les publications de 1742, 1767 et 1770 étant absolument introuvables, — on est fort embarrassé. Ou le texte n’est pas annoté du tout, et dès lors la lecture est bien difficile ; ou l’annotation est surabondante, et cette même lecture devient très fatigante. L’admirable édition de M. Paul Mesnard, en huit volumes in-octavo, est surchargée de variantes, de notes philologiques et de notes historiques ; et quand on a lu l’Histoire de Port-Royal au quatrième tome de cette édition, il faut se reporter tout de suite au tome huitième, qui utilise les précieux manuscrits de Jean-Baptiste Racine, et ajoute plus de trois cents variantes à celles que l’on connaissait déjà. Le moyen de se retrouver au milieu de ce dédale ? Il faudra donc que l’on nous donne enfin une édition savante, une édition définitive de l’Abrégé de Racine. En attendant, voici une publication modeste qui s’adresse à tous, et notamment aux auditeurs, aux lecteurs, et par conséquent aux admirateurs de MM. Jules Lemaître et André Hallays, comme aussi aux visiteurs de plus en plus nombreux de Port-Royal des Champs.

Le texte est celui que le fils aîné de Racine se proposait de publier, et dont M. Paul Mesnard a proclamé la grande valeur en 1872 ; les différences de détail qu’il présente avec les textes antérieurs ne sont l’objet d’aucune observation ; c’est aux érudits seuls qu’il convient de traiter ces questions-là. Quant aux notes, rejetées systématiquement à la fin du volume, elles sont rangées par ordre alphabétique ; on peut les lire ou ne les lire pas, car leur unique objet est de renseigner le lecteur, de répondre aux questions qu’il serait tenté de poser ; leur sécheresse et leur concision sont voulues. Si l’on avait le désir de mieux connaître une histoire qui passionnera toujours la postérité, un Essai de bibliographie port-royaliste indiquera les ouvrages à consulter.

Au texte de l’Abrégé sont ajoutées quelques Particularités recueillies par Racine lui-même. Enfin, comme l’Abrégé s’arrête à l’année 1665, et que Port-Royal a péri en 1709, il fallait bien présenter un résumé des événements qui se sont accomplis durant ces quarante dernières années. Mais qui donc oserait continuer Racine ? Faute de mieux, le lecteur curieux trouvera réimprimé ici un Abrégé chronologique publié en 1760 par un port-royaliste fervent qui a cru devoir garder l’anonyme ; quelques coupures ont été jugées nécessaires, mais le texte conservé est reproduit sans changements ; il donne tous les renseignements désirables.

Dans ces conditions, l’Histoire de Port-Royal de Racine, « le plus parfait morceau d’histoire que nous ayons dans notre langue », — c’est Boileau qui la jugeait ainsi —, peut être présentée sans crainte aux lettrés délicats ; elle les intéressera, elles les instruira ; puisse-t-elle leur inspirer le désir d’étudier à fond une histoire si touchante !



Plan de l’Abbay de PORT-ROYAL des champs