Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome V/Seconde partie/Livre I/Chapitre XI

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CHAPITRE XI.

Voyages et Aventures de Mendez-Pinto, Portugais.

Nous croyons devoir placer ici cette relation très-attachante par la singularité des événemens et l’intérêt des situations. Elle pourra reposer l’attention de nos lecteurs, que nous venons d’occuper de détails qui ne sont pas toujours amusans, s’ils sont toujours instructifs. Si, après avoir trouvé dans les derniers articles de quoi exercer leur raison et leur curiosité, ils désirent des objets faits pour intéresser leur sensibilité et leur imagination, ils pourront se satisfaire en lisant les aventures de Pinto et celles de Bontékoë, qui les suivront. Les premières ont quelquefois un air fabuleux, et il est permis sans doute de s’en défier, sans que cette espèce d’incrédulité nuise au plaisir qu’on y peut prendre. Mais il faut observer aussi que tout ce qui paraît incroyable n’est pas toujours impossible : si dans certaines matières on a commencé à croire moins, à mesure qu’on s’est éclairé davantage, on peut dire aussi que, sur d’autres points, on est devenu moins incrédule à mesure qu’on est devenu plus savant. C’est surtout aux récits des voyageurs, à l’histoire des mœurs et à la description des objets lointains, que cette assertion peut être appliquée ; et d’ailleurs elle est prouvée par une infinité d’exemples.

Comme dans le détail des événemens personne ne s’exprime avec plus d’intérêt que celui qui était acteur ou témoin, nous laisserons le plus souvent parler Pinto lui-même, et nous ne prendrons sa place que lorsqu’il faudra abréger son récit.

« J’avais éprouvé pendant dix ou douze ans, dit-il, la misère et la pauvreté dans la maison de mon père, lorsqu’un de mes oncles, formant quelque espérance de mes qualités naturelles, me conduisit à Lisbonne, où il me mit au service d’une très-illustre maison. Ce fut la même année que se fit la pompe funèbre de don Emmanuel, le 13 décembre 1521, et je ne trouve rien de plus ancien dans ma mémoire. Cependant le succès répondit si mal aux intentions de mon oncle, qu’après un an et demi de service, je me trouvai engagé dans une malheureuse aventure qui exposa ma vie au dernier danger. Je pris la fuite avec une si vive épouvante, qu’étant arrivé, sans aucun autre dessein que d’éviter la mort, au gué de Pedra, petit port où je trouvai une caravelle qui partait chargée de chevaux pour Setuval, je m’y embarquai le lendemain. Mais à peine fûmes-nous éloignés du rivage, qu’un corsaire français nous ayant abordés, se rendit maître de notre bâtiment sans la moindre résistance, nous fit passer dans le sien avec toutes nos marchandises, qui montaient à plus de six mille ducats, et coula notre caravelle à fond. Nous reconnûmes bientôt que nous étions destinés à la servitude, et que l’intention de nos maîtres étaient de nous aller vendra à Larache en Barbarie. Ils y portaient des armes, dont ils faisaient commerce avec les mahométans. Pendant treize jours entiers qu’ils conservèrent ce dessein, ils nous traitèrent avec beaucoup de rigueur. Mais le soir du treizième jour, ils découvrirent un navire auquel ils donnèrent la chasse pendant toute la nuit, et qu’ils joignirent à la pointe du jour. L’ayant attaqué avec beaucoup de courage, ils le forcèrent de se rendre, après avoir tué six Portugais et dix ou douze esclaves. Ce bâtiment, que plusieurs marchands de Lisbonne avaient chargé de sucre et d’esclaves, fit passer entre les mains des corsaires un butin de quarante mille ducats. Ils abandonnèrent le dessein d’aller à Larache ; et ne pensant qu’à faire voile vers la France avec une partie de leurs prisonniers, qu’ils jugèrent propres à les servir dans leur navigation, ils laissèrent les autres pendant la nuit dans une rade nommée Mélides. J’étais de ce dernier nombre, nu comme tous mes compagnons et couvert de plaies, qui nous restaient des coups de fouet que nous avions reçus les jours précédens. Dans ce triste état, nous arrivâmes à Saint-Jacques de Caçon, où nos misères furent soulagées par les habitans. Après y avoir rétabli mes forces, je pris le chemin de Setuval. Ma bonne fortune m’y fit trouver, presqu’en arrivant, l’occasion de m’employer pendant plusieurs années. Mais l’essai que j’avais fait de la mer ne m’avait pas dégoûté de cet élément. Je considérai qu’en Portugal mes plus hautes espérances se réduisaient à me mettre à couvert de la pauvreté. J’entendais parler sans cesse des trésors qui venaient des Indes, et je voyais souvent arriver des vaisseaux chargés d’or ou de précieuses marchandises. Le désir de mener une vie aisée, plutôt que le courage ou l’ambition, me fit tourner les yeux vers la source de tant de richesses, et je pris la résolution de m’embarquer sur ce seul principe, qu’à quelque fortune que je fusse réservé, je ne devais pas craindre de perdre beaucoup au changement.

» Ce fut le onzième jour de mars de l’année 1537 que je partis avec une flotte de cinq navires, dont chaque vaisseau était commandé par un capitaine indépendant. Le plus considérable était sous les ordres de don Pedro de Sylva, fils du fameux amiral don Vasco de Gama. C’était dans ce même navire que don Pedro avait apporté les os de son père, qui était mort aux Indes ; et le roi, qui se trouvait alors à Lisbonne, les avait fait recevoir avec une pompe dont le Portugal n’avait jamais vu d’exemple.

» En arrivant au port de Mozambique, nous y trouvâmes un ordre de Nugno d’Acugna, vice-roi des Indes, par lequel tous les vaisseaux portugais qui devaient arriver cette année étaient obligés de se rendre à Diu, où la forteresse était menacée de l’attaque des Turcs. Trois des cinq navires de la flotte prirent aussitôt cette route. J’étais sur le Saint-Roch, qui mit le premier à la voile ; et je fus nommé entre ceux qui demeurèrent a Diu pour la défense du fort : cependant, dix-sept jours après mon arrivée deux flûtes partant pour la mer Rouge, dans la vue d’y prendre des informations sur le dessein des Turcs, je ne pus résister aux instances de l’un des deux capitaines avec lequel je m’étais lié d’amitié, et qui me proposa de l’accompagner dans ce voyage.

» Nous partîmes par un temps fort orageux, qui ne nous empêcha point d’arriver heureusement à la hauteur de Maçoua. Là, vers la fin du jour, nous découvrîmes en pleine mer un navire auquel nous donnâmes si vivement la chasse, que nous l’abordâmes d’assez près. Nous l’avions pris pour un navire indien ; et, ne pensant qu’à remplir notre commission, nous nous étions avancés jusqu’à la portée de la voix pour demander civilement au capitaine si l’armée turque était partie de Suez ; mais, pour unique réponse, on nous tira douze volées de petits canons et de pierriers, qui n’incommodèrent que nos voiles, et nous entendîmes retentir l’air de cris confus, que cette hostilité nous fit regarder comme des bravades. Bientôt elles furent accompagnées d’un grand cliquetis d’armes et de menaces distinctes, avec lesquelles on nous pressait d’approcher et de nous rendre. Cet accueil nous causa moins d’effroi que d’étonnement. Il était trop tard pour s’abandonner à la vengeance. On tint conseil, et on s’attacha au parti le plus sûr, qui était de les battre à grands coups d’artillerie jusqu’au lendemain matin, où à l’arrivée du jour on pourrait les investir et les combattre plus facilement. Ainsi toute la nuit fut employée à leur donner la chasse, en les foudroyant de notre canon, et leur navire se trouva si maltraité à la pointe du jour, qu’il prit pour lui-même le conseil qu’il nous avait donné de se rendre. Il avait perdu soixante-quatre hommes dans cette rude attaque. La plupart des autres, se voyant réduits à l’extrémité, se jetèrent dans la mer ; de sorte que, de quatre-vingts qu’ils étaient, il n’en échappa que cinq fort blessés, entre lesquels était leur capitaine. La force des tourmens auxquels il fut exposé aussitôt par l’ordre de nos deux commandans lui fit confesser qu’il venait de Djedda, et que l’armée turque était déjà partie de Suez, dans le dessein de prendre Aden avant de porter la guerre aux Portugais dans les Indes. Il ajouta, lorsqu’on eut redoublé les tortures, qu’il était chrétien renégat, Majorquin de naissance, fils de Paul Andrez, marchand de la même île ; et qu’étant devenu amoureux depuis quatre ans d’une belle mahométane, Grecque de nation, il avait embrassé la loi de Mahomet pour l’obtenir en mariage. Nous lui proposâmes avec douceur de quitter cette secte pour rentrer dans les engagemens de son baptême ; il répondit avec plus de brutalité que de courage qu’il voulait mourir dans la religion de sa femme. Nos capitaines, irrités de son obstination, n’écoutèrent plus que leur zèle : ils lui firent lier les pieds et les mains, et, lui ayant attaché de leurs propres mains une grosse pierre au cou, ils le précipitèrent dans la mer. Après cette exécution, nous fîmes passer nos prisonniers dans une de nos fustes, et leur vaisseau fut coulé à fond. Il ne portait que des balles de teintures, qui nous étaient alors inutiles, et quelques pièces de camelots dont nos soldats se firent des habits.

» Nos commandans résolurent de descendre à Gottor, une lieue au-dessous de Maçoua, dans l’espérance d’y prendre de nouvelles informations. Nous y reçûmes des habitans un accueil fort civil. Un Portugais, nommé Vasco Martinez de Seixas, y séjournait depuis trois semaines par l’ordre de Henri Barbosa, pour y attendre l’arrivée de quelques navires portugais, et lui envoyer une lettre d’avis sur l’état de l’armée turque.

» Nous remîmes à la voile le 6 novembre 1537. Un évêque abyssin, qui se proposait de faire le voyage de Portugal et de Rome, avait demandé passage à nos deux commandans jusqu’à Diu. Il était une heure avant le jour lorsque nous quittâmes le port ; et, suivant la côte avec le vent en poupe, nous avions doublé vers midi la pointe de Goçam, lorsqu’en approchant près de l’île des Écueils, nous découvrîmes trois vaisseaux, que nous prîmes dans l’éloignement pour des galères ou des terrades, nom des bâtimens ordinaires du pays. Le seul désir de recevoir quelques nouvelles informations nous fit gouverner vers eux. Un calme qui survint tout d’un coup était peut-être une faveur du ciel qui voulait nous dérober au danger ; mais nous nous obstinâmes si fort à suivre la même route, qu’ayant joint la rame à nos voiles, nous fûmes bientôt assez près des trois navires pour reconnaître que c’étaient des galiotes turques. Nous prîmes aussitôt la fuite avec un effroi qui nous fit tourner nos voiles vers la terre. C’était avancer notre malheur en donnant à nos ennemis l’avantage d’un vent soudain, dont nous avions cru pouvoir profiter ; ils nous poursuivirent à toutes voiles jusqu’à la portée du fusil, et, lâchant toutes leurs bordées à cette distance, ils mirent nos fustes dans un état déplorable. Cette décharge nous tua neuf hommes et nous en blessa vingt-six. Ensuite ils nous joignirent de si près, que de leur poupe ils nous blessaient aisément avec le fer de leurs lances. Cependant quarante-deux bons soldats qui nous restaient encore sans blessures, reconnaissant que notre conservation dépendait de leur valeur, résolurent de combattre jusqu’au dernier soupir. Ils attaquèrent courageusement la principale des trois galères, sur laquelle était Soliman Dragut. Leur premier effort fut si furieux de poupe à proue, qu’ils tuèrent vingt-sept janissaires ; mais cette galiote recevant aussitôt le secours des deux autres, nos deux fustes furent remplies en un instant d’un si grand nombre de Turcs, et le carnage s’échauffa si vivement, que, de cinquante-quatre que nous étions encore, nous ne restâmes que onze vivans, encore nous en mourut-il deux le lendemain, que les Turcs coupèrent par quartiers, et qu’ils pendirent pour trophée au bout de leurs vergues. Ils nous conduisirent à Moka, dont le gouverneur était père de ce même Dragut qui nous avait pris. Tous les habitans reçurent les vainqueurs avec des cris de joie. Nous fûmes présentés à cette multitude emportée, chargés de chaînes et si couverts de blessures, que l’évêque abyssin mourut des siennes le jour suivant. Nos souffrances furent beaucoup augmentées par les outrages que nous reçûmes dans toutes les rues de la ville où nous fûmes menés comme en triomphe. Le soir, lorsque nous eûmes perdu la force de marcher, on nous précipita dans un noir cachot. Nous y passâmes dix-sept jours entiers, sans autres secours qu’un peu de farine d’avoine, qui nous était distribuée le matin pour le reste du jour.

» Nous perdîmes, dans cet intervalle, deux autres de nos compagnons, qui furent trouvés morts le matin ; tous deux gens de naissance et de courage. Le geôlier, qui nous apportait notre nourriture, n’ayant osé toucher à leurs corps, se hâta d’avertir la justice, qui les vint prendre avec beaucoup d’appareil, pour les traîner par toutes les rues. Après y avoir été déchirés par toutes sortes de violences, ils furent jetés en pièces dans la mer. Enfin la crainte de nous voir périr successivement dans notre horrible prison, porta nos maîtres à nous faire conduire sur la place publique pour y être vendus. Là, tout le peuple s’étant assemblé, ma jeunesse apparemment m’attira l’honneur d’être le premier qu’on mit en vente. Tandis qu’il se présentait des marchands, un cacis de l’ordre supérieur, qui passait pour un saint, parce qu’il était nouvellement arrivé de la Mecque, demanda que nous lui fussions donnés par aumône, et fit valoir en sa faveur l’intérêt même de la ville, à laquelle il promettait la protection du prophète. Les gens de guerre, au profit desquels nous devions être vendus, s’opposèrent si brusquement à cette prétention, que, le peuple prenant parti pour le cacis, il s’éleva un affreux désordre, qui ne finit que par le massacre du cacis même, et par la mort d’environ six cents hommes. Nous ne trouvâmes point d’autre expédient, pour sauver notre vie dans ce tumulte, que de retourner volontairement à notre cachot, où nous regardâmes comme une grande faveur d’être reçus du geôlier.

» Dragut ayant moins réussi par l’autorité que par la douceur à calmer la sédition, nous fûmes reconduits sur la même place, et vendus avec notre artillerie et le reste du butin. Le malheur de mon sort me fit tomber entre les mains d’un renégat grec, dont je détesterai toujours le souvenir. Pendant trois mois que je fus son esclave, il me traita si cruellement, qu’étant réduit au désespoir, je pris plusieurs fois la résolution de m’empoisonner. Je n’eus l’obligation de ma délivrance qu’au soupçon qu’il eut de mon dessein : la crainte de perdre l’argent que je lui avais coûté, si j’abrégeais volontairement mes jours, lui fit prendre le parti de me vendre à un juif du Tor. Je partis avec ce nouveau maître pour Cassan, où son commerce l’appelait. Mon esclavage n’aurait pas été plus doux entre les mains d’un chrétien. De là, il me conduisit à Ormus, où j’appris avec des transports de joie que don Fernand de lima, dont j’étais connu, était gouverneur du fort portugais. J’obtins de mon maître la permission de me présenter à lui. Ce généreux seigneur, et don Pedro Fernandez, commissaire général des Indes, qui se trouvait alors dans l’île d’Ormus, firent les frais de ma liberté. Elle leur coûta deux cents pardos, c’est-à-dire environ cent vingt écus de notre monnaie. »

Pinto continue de s’étendre sur quantité d’aventures qui n’ont rien d’intéressant. Il se trouve à Malacca, où le gouverneur don Pedro de Faria prend de l’affection pour lui.

« Don Pedro de Faria, cherchant l’occasion de m’avancer, m’envoya dans une lanchare au royaume de Pan, avec dix mille ducats, qu’il me chargea de remettre à Thomé Lobo, son facteur dans cette contrée. De là, ses ordres devaient me conduire à Patane, qui est cent lieues plus loin. Il me donna une lettre et un présent pour le roi de Patane, avec une ample commission pour traiter avec lui de la liberté de cinq Portugais qui étaient esclaves de son beau-frère. Je partis dans les plus douces espérances. Le septième jour de notre navigation, étant à la vue de l’île de Timan, qui est à la distance d’environ quatre-vingt-dix lieues de Malacca, et à dix ou douze lieues de l’embouchure du Pan, nous entendîmes sur mer, avant le lever du soleil, de grandes plaintes, dont l’obscurité ne nous permit pas de connaître la cause. J’en fus tellement touché, que je fis mettre la voile au vent, et tourner, avec le secours des rames, vers le lieu d’où elles paraissaient partir, en baissant tous les yeux pour voir et entendre plus facilement. Après avoir continué long-temps nos observations, nous découvrîmes fort loin de nous quelque chose de noir qui flottait sur l’eau. Il nous était impossible de distinguer ce qui commençait à frapper nos yeux. Nous n’étions que quatre Portugais dans la lanchare, et les avis n’en furent pas moins partagés. On me représentait qu’au lieu de m’arrêter à des recherches dangereuses, je ne devais penser qu’à suivre les ordres du gouverneur. Mais n’ayant pu me rendre à ces timides conseils, et me croyant autorisé par ma commission à faire respecter mes ordres, je persistai dans la résolution d’approfondir un événement si singulier. Enfin les premiers rayons du jour nous firent apercevoir plusieurs personnes qui flottaient sur des planches. L’effroi de mes compagnons faisant place alors à la pitié, ils furent les premiers à faire tourner la proue vers ces misérables, que nous entendîmes crier six ou sept fois : Seigneur Dieu ! miséricorde ! Je pressai nos matelots de les secourir. Ils tirèrent successivement du milieu des flots, quatorze Portugais et neuf esclaves, tous si défigurés, que leur visage nous fit peur, et si faibles, qu’ils ne pouvaient se soutenir. On se hâta de leur donner des secours qui rappelèrent leurs forces. Lorsqu’ils furent en état de parler, l’un d’eux nous dit qu’il se nommait Fernand Gil Porcalho ; qu’ayant été dangereusement blessé à la tranchée de Malacca, dans la seconde attaque que les Portugais avaient soutenue contre les Achémois, don Étienne de Gama, qui commandait alors dans cette ville, et qui avait cru devoir quelque récompense à son courage, l’avait envoyé aux Moîuques avec divers encouragemens pour sa fortune ; que le ciel avait béni ses entreprises jusqu’à le mettre en état de partir de Ternate dans une jonque chargée de mille barres de poivre qui valaient plus de cent mille ducats ; mais qu’à la hauteur de Surabaya, dans l’île de Joa, il avait eu le malheur d’essuyer une furieuse tempête, qui avait abîmé sa jonque et tout son bien ; que, de cent quarante-sept personnes qu’il avait à bord, il ne s’en était sauvé que les vingt-trois qui se trouvaient sur le nôtre ; qu’ils avaient déjà passé quatorze jours sur leurs planches, sans autre nourriture que la chair d’un esclave cafre qui leur était mort, et qui avait servi pendant huit jours à soutenir leurs forces.

» La satisfaction d’avoir sauvé la vie à tant de malheureux me rendit la suite du voyage fort agréable jusqu’à la ville de Pan, où je remis à Thomé Lobo les marchandises dont j’étais chargé. Mais, lorsque je me disposais à continuer mon voyage vers Patane, un accident fort tragique fit perdre au gouverneur de Malacca toutes les richesses qu’il avait entre les mains de Lobo. Coja Géinal, ambassadeur du roi de Bornéo, qui résidait depuis trois ou quatre ans à la cour de Pan, tua le roi, qu’il trouva couché avec sa femme. Le peuple, s’étant soulevé à cette occasion, commit d’affreuses violences, et pilla le comptoir des Portugais, qui perdirent onze hommes dans leur défense. Thomé Lobo n’échappa au massacre qu’avec six coups d’épée, et n’eut pas d’autre ressource que de se retirer dans ma lanchare, sans avoir pu sauver la moindre partie de ses marchandises. Elles montaient à cinquante mille ducats en or et en pierreries seulement. Cette sédition, qui avait coûté la vie à plus de quatre mille personnes dans l’espace d’une seule nuit, se ralluma le lendemain si furieusement, que, pour éviter le danger d’y périr, nons mîmes à la voile pour Patane, où la faveur du vent nous fit arriver en six jours.

» Les Portugais, dont le nombre était assez grand dans cette cour, prirent d’autant plus de part à l’infortune de Lobo, qu’un si terrible exemple de la perfidie des Indiens leur remettait vivement devant les yeux ce qu’ils avaient à redouter pour eux-mêmes. Ils se rendirent tous au palais du roi, et lui ayant fait leurs plaintes au nom du gouverneur de Malacca, ils lui demandèrent, avec beaucoup de fermeté, la permission d’user de représailles sur toutes les marchandises du royaume de Pan qui se trouvaient dans ses états : cette proposition lui parut juste. Neuf jours après on reçut avis qu’il était entré dans la rivière de Calantan trois jonques fort riches, qui revenaient de la Chine pour divers marchands panois. Aussitôt quatre-vingts Portugais s’étant joints à ceux de ma lanchare, nous équipâmes deux fustes et un navire rond, de tout ce qui nous parut nécessaire à notre entreprise, et nous partîmes avec assez de diligence pour prévenir les informations que nos ennemis pouvaient recevoir des mahométans du pays. Notre chef fut Jean Fernandez d’Abreu, fils du père nourricier de don Juan, roi de Portugal ; il montait le navire rond avec quarante soldats. Les deux fustes étaient commandées par Laurent de Goez et Vasco Sermento, tous deux d’une valeur et d’une expérience reconnues.

» Nous arrivâmes le lendemain dans la rivière Calantan, où les trois jonques étaient à l’ancre. Leur résistance fut d’abord aussi vive que l’attaque ; mais en moins d’une heure nous leur tuâmes soixante-quatorze hommes, sans avoir perdu plus de trois des nôtres. Nos blessés, quoiqu’en grand nombre, ne laissant pas d’agir ou de se montrer les armes à la main, l’ennemi, consterné de sa perte, tandis qu’il croyait encore nous voir toutes nos forces, se rendit en demandant la vie pour unique grâce. Nous retournâmes triomphans à Patane avec un butin qui ne passa que pour le juste dédommagement des cinquante mille ducats de don Pédro, mais qui montait à plus de deux cent mille taëls, c’est-à-dire à trois cent mille ducats de notre monnaie. Le roi de Patane exigea seulement que les trois jonques fussent rendues à leurs capitaines ; et nous lui donnâmes volontiers cette marque de reconnaissance et de soumission.

» Peu de temps après, on vit arriver à Patane une fuste commandée par Antonio de Faria Sousa, parent du gouverneur de Malacca, qui venait de sa part avec une lettre et des présens considérables, sous prétexte de remercier le roi de la protection qu’il accordait à la nation portugaise, mais au fond pour achever dans ses états l’établissement de notre commerce. Antonio Faria, dont le nom est devenu célèbre par ses fureurs autant que par ses exploits, était un gentilhomme sans fortune qui était venu la chercher aux Indes sous la protection d’un homme de son sang et de son nom ; il apportait à Patane pour dix ou douze mille écus de drap et de toiles des Indes, qu’il avait pris à crédit de quelques marchands de Malacca. Cette espèce de marchandise ne lui promettant pas beaucoup de profit dans cette cour, on lui conseilla de l’envoyer à Légor, grande ville de la dépendance du royaume de Siam, où l’on publiait qu’à l’occasion de l’hommage que quatorze rois y devaient rendre à celui de Siam, il s’était assemblé une prodigieuse quantité de jonques et de marchands. Faria choisit pour son facteur un Portugais, nommé Christophe Borralho, qui entendait parfaitement le commerce, et lui confia ses marchandises dans un petit vaisseau qu’il loua au port de Patane. Seize autres Portugais, soldats et marchands, s’embarquèrent avec Borralho, dans l’espérance qu’un écu leur en rapporterait six ou sept. Je me laissai vaincre aussi par ces magnifiques promesses, et je m’engageai dans ce fatal voyage. Nous partîmes avec un vent favorable, et étant arrivés en trois jours dans la rade de Légor, nous mouillâmes à l’entrée de la rivière pour y prendre des informations. On nous assura qu’en effet il se trouvait déjà dans le port de cette ville plus de quinze cents bâtimens, tous chargés de précieuses marchandises.

» Nous étions à dîner, dans la joie d’une si bonne nouvelle, et prêts à faire voile avant la fin du jour, lorsque nous vîmes sortir de la rivière une grande jonque, qui, nous ayant reconnus pour des Portugais, se laissa dériver sur nous sans aucune apparence d’hostilité, et nous jeta aussitôt des grapins attachés à deux longues chaînes de fer. À peine fûmes-nous accrochés, que nous vîmes sortir de dessous le tillac de la jonque soixante-dix ou quatre-vingts Maures, qui, poussant de grands cris, firent sur nous un feu prodigieux. De dix-huit portugais que nous étions, quatorze furent tués en un instant avec trente-six Indiens de l’équipage. Mes trois compagnons et moi nous prîmes de concert l’unique voie de salut qui semblait nous rester : ce fut de nous jeter dans la mer pour gagner la terre, dont nous n’étions pas éloignés. Un des trois n’en eut pas moins le malheur de se noyer ; j’arrivai sur la rive avec les deux autres. Tout blessés que nous étions, nous traversâmes heureusement la vase, où nous enfoncions jusqu’au milieu du corps. Enfin nous nous approchâmes d’un bois qui nous promit quelque sûreté, et d’où nous eûmes le spectacle de la barbarie des Maures. Ils achevèrent de tuer six ou sept matelots déjà blessés, qui restaient de notre équipage ; après quoi, s’étant hâtés de transporter nos marchandises dans leur jonque, ils firent une grande ouverture à notre vaisseau, qui le fit couler à fond devant nos yeux ; et dans la crainte d’être reconnus, ils mirent aussitôt à la voile.

» Dans la douleur profonde où je demeurai avec mes deux compagnons blessés, sans espérance de remède, l’imagination troublée de tout ce qui s’était passé à notre vue dans l’espace d’une demi-heure, nous ne pûmes retenir nos larmes ; et tournant notre fureur contre nous-mêmes, nous commençâmes à nous outrager le visage. Cependant après avoir considéré notre situation, la crainte des bêtes farouches qui pouvaient nous attaquer dans le bois, et la difficulté de sortir, avant les ténèbres, des marécages dont nous étions environnés, nous firent prendre le parti de rentrer dans la fange et d’y passer la nuit, enfoncés jusqu’à l’estomac. Le lendemain, à la pointe du jour, nous suivîmes le bord de la rivière jusqu’à un petit canal que sa profondeur et la vue de quantité de grands lézards nous ôtèrent la hardiesse de passer. Il fallut demeurer la nuit dans le même lieu. Le jour suivant ne changea rien à notre misère, parce que l’herbe était si haute et la terre si molle dans les marais, que le courage nous manqua pour tenter le passage. Nous vîmes expirer ce jour-là un de nos compagnons, nommé Sébastien Enriquez, homme riche, qui avait perdu huit mille écus dans le vaisseau. Il ne restait que Christophe Borralho et moi, qui nous mîmes à pleurer, au bord de la rivière, le corps à demi enterré ; car nous étions si faibles, qu’à peine avions-nous la force de parler, et nous comptions déjà achever dans ce lieu notre misérable vie. Le troisième jour, vers le soir, nous aperçûmes une grande barque chargée de sel qui remontait à la rame. Notre premier mouvement fut de nous prosterner ; et, l’espérance nous rendant la voix, nous suppliâmes les rameurs, qui nous regardaient avec étonnement,


de nous prendre avec eux ; mais ils paraissaient disposés à passer sans nous répondre, ce qui nous fit redoubler nos cris et nos gémissemens. Alors une vieille femme sortie du fond de la barque fut si touchée de notre douleur et des plaies que nous lui montrions, qu’elle prit un bâton dont elle frappa quelques matelots ; et, les faisant approcher de la rive, elle les força de nous prendre sur leurs épaules, et de nous apporter à ses pieds. Sa figure n’était distinguée que par un air de gravité qui faisait reconnaître le pouvoir qu’elle avait sur eux ; elle nous fit donner tous les secours qui convenaient à notre misère ; et tandis que nous mangions avidement ce qu’elle nous présentait de sa propre main, elle nous consolait par ses exhortations. Je savais assez le malais pour l’entendre. Elle nous dit que notre désastre lui rappelait tous les siens ; que son âge n’étant que de cinquante ans, il n’y en avait pas six qu’elle s’était vue esclave et volée de cent mille ducats de son bien ; que cette infortune avait été suivie du supplice de son mari et de ses trois fils, que le roi de Siam avait fait mettre en pièces par ses éléphans ; et que, depuis des pertes si cruelles, elle n’avait mené qu’une vie triste et languissante. Après nous avoir fait le récit de ses peines, elle voulut être informée des nôtres. Ses gens, qui écoutèrent aussi notre malheureuse histoire, nous dirent que la grande jonque, dont nous leur fîmes la peinture, ne pouvait être que celle de Coja-Acem, Guzarate de nation, qui était sorti le matin du port pour aller à l’île d’Aynan. La dame indienne, confirmant leur idée, ajouta qu’elle avait vu à Légor ce redoutable mahométan ; qu’il se vantait d’avoir donné la mort à quantité de Portugais, et d’avoir promis à son prophète de les traiter sans pitié, parce qu’il accusait un capitaine de leur nation, nommé Hector de Sylveïra, d’avoir tué son père et deux de ses frères dans un navire qu’il leur avait pris au détroit de la Mecque.

» Nous apprîmes ensuite que cette dame était veuve d’un capitaine général qui s’était attiré la disgrâce du roi et le châtiment qu’elle déplorait. Sa fortune, qu’elle avait réparée par une sage conduite, la mettait en état de faire un riche commerce de sel. Elle venait d’une jonque qui lui était arrivée dans la rade, mais qui était trop grande pour passer la barre, ce qui l’obligeait d’employer une barque pour transporter son sel dans ses magasins. Elle s’arrêta le soir dans un petit village où elle fit prendre soin de nous pendant la nuit. Le lendemain elle nous conduisit à Légor, qui est cinq lieues plus loin dans les terres. Nous lui étions redevables de la vie ; mais, ne se bornant point à cette faveur, elle nous donna une retraite dans sa maison. Nous y passâmes vingt-trois jours, pendant lesquels nos blessures furent pansées avec des témoignages d’affection dignes de la charité chrétienne. Lorsqu’elle nous vit en état de retourner à Patane, elle mit le comble à ses bienfaits en nous recommandant au patron d’un navire indien qui nous y conduisit en sept jours, et qui ne nous traita pas avec moins d’humanité.

» Notre retour était attendu avec d’autant plus d’impatience par tous les Portugais de Patane, que la plupart avaient profité d’une si belle occasion pour envoyer quelques marchandises à Légor. Aussi la perte de notre vaisseau fut-elle estimée soixante-dix mille ducats, qui, suivant les espérances communes, devaient produire six ou sept fois la même somme. Antonio de Faria, plus ardent que les autres par son caractère, et parce qu’il avait regardé le succès de notre voyage comme le fondement de sa fortune, tomba dans une consternation inexprimable en apprenant de notre bouche le sort de son vaisseau. Il garda un profond silence pendant plus d’une demi-heure ; ensuite, comme s’il eût employé ce temps à former ses résolutions, il répondit à ceux qui entreprirent de le consoler qu’il n’avait pas la force de retourner à Malacca pour paraître aux yeux de ses créanciers ; et qu’ayant le malheur de se trouver insolvable il lui semblait plus juste de poursuivre ceux qui lui avaient enlevé ses marchandises que de porter de frivoles excuses à d’honnêtes négocians dont il avait trahi la confiance. Là-dessus s’étant levé d’un air furieux, il jura sur l’Évangile de chercher par mer et par terre celui qui lui avait ravi son bien, et de se le faire restituer au centuple. Tous ceux qui furent témoins de son serment louèrent cette généreuse résolution. Il trouva parmi eux quantité de jeunes gens qui s’engagèrent à l’accompagner ; d’autres lui offrirent de l’argent. Il accepta leurs offres et ses préparatifs se firent avec tant de diligence, que dans l’espace de huit jours il équipa un vaisseau, et s’associa cinquante-cinq hommes qui jurèrent à leur tour de vaincre ou de périr avec lui. Je fus de ce nombre, car j’étais sans un sou, et je ne connaissais personne qui fut disposé à me prêter : je devais à Malacca plus de cinq cents ducats que j’avais empruntés de plusieurs amis. Enfin je ne possédais que mon corps, qui avait même été blessé de trois coups de javelot, et d’un coup de pierre à la tête, pour lequel j’avais souffert deux opérations qui avaient exposé ma vie au dernier danger.

» Après avoir fait ses préparatifs, Faria mit à la voile un samedi, 9 de mai 1540, vers le royaume de Tsiampa, dans le dessein de visiter les ports de cette côte, où son espéreance était d’enlever des vivres et des munitions de guerre. Quelques jours de navigation nous firent arriver à la vue de Poulo Condor, île située vers 8 degrés 20 minutes du nord, à l’embouchure de la rivière de Camboge. Nous y découvrîmes à l’est un bon havre nommé Bralapisan, à six lieues de la terre ferme, où se trouvait à l’ancre une jonque de Lequios qui menait à Siam un ambassadeur du Nautaquin de Lindau, prince de l’île de Tosa. Ce bâtiment ne nous eut pas plus tôt aperçus, qu’il fit voile vers nous. L’ambassadeur nous dépêcha sa chaloupe, envoya complimenter Faria, et lui offrit un coutelas de grand prix, dont la poignée et le fourreau étaient d’or, avec vingt-six perles dans une boîte du même métal. Quoique ce présent nous fît prendre une haute idée des richesses de la jonque, et que notre premier dessein eût été de l’attaquer, la générosité prit le dessus dans le cœur de Faria. Il regretta de ne pouvoir répondre aux civilités de l’ambassadeur par d’autres marques de reconnaissance que la liberté qu’il lui laissa de continuer sa route. Nous descendîmes au rivage, où nous employâmes trois jours à nous pourvoir d’eau et de poisson. De là nous étant approchés de la terre ferme, nous entrâmes le dimanche, dernier jour de mai, dans la rivière qui divise les royaumes de Camboge et de Tsiampa. L’ancre fut jetée vis-à-vis d’un grand bourg nommé Catimparu, à trois lieues dans les terres. Pendant douze jours que nous y passâmes à faire des provisions, Faria, naturellement curieux, prit des informations sur le pays et ses habitans. On lui apprit que la rivière naissait d’un lac nommé Pinator, à deux cent cinquante lieues de la mer, dans le royaume de Quirivan ; que ce lac était environné de hautes montagnes, au pied desquelles on trouvait sur le bord de l’eau trente-deux villages ; que près d’un des plus grands, qui se nommait Chincaleu, il y avait une mine d’or très-riche, d’où l’on tirait chaque année la valeur de vingt-deux millions de notre monnaie ; qu’elle faisait le sujet d’une guerre continuelle entre quatre seigneurs d’une même famille, à qui la naissance y donnait les mêmes droits ; que l’un d’eux, nommé Raja-Hittau ; avait sous terre, dans la cour de sa maison, six cents bahares d’or en poudre ; enfin que, près d’un autre de ces villages nommé Buaquirim, on tirait d’une carrière quantité de diamans fins plus précieux que ceux de Lave et de Tanimpoura. Faria jugea, après avoir observé la situation et les forces du pays, qu’avec un peu de courage, trois cents Portugais lui auraient suffi pour se rendre maître de toutes ces richesses ; mais ses forces présentes ne lui permettaient pas d’entreprendre une si belle expédition.

» Nous reprîmes la côte du royaume de Tsiampa jusqu’au port de Saley-Jacan, qui est à dix-sept lieues de la rivière. La fortune ne nous offrit rien dans cette route. Nous comptâmes, dans la rade de Saley-Iacan, six bourgs, dans l’un desquels on découvrait plus de mille maisons environnées d’arbres fort hauts, et d’un grand nombre de ruisseaux qui descendaient d’une montagne du côté du sud. Le jour suivant , nous arrivâmes à la rivière de Toobazoy, où le pilote n’osa s’engager, parce qu’il n’en connaissait, pas l’entrée ; mais ayant jeté l’ancre à l’embouchure, nous découvrîmes une grande jonque qui venait de la haute mer vers ce port. Faria résolut de l’attendre sur l’ancre ; et pour se donner le temps de la reconnaître, il arbora le pavillon du pays, qui est un signe d’amitié dans ces mers. Mais les Indiens, au lieu de répondre par le même signe, ne nous eurent pas plus tôt reconnus pour des Portugais, qu’ils firent un grand bruit de tambours, de trompettes et de cloches. Faria, vivement offensé, n’attendit pas plus d’éclaircissement pour leur faire tirer une volée de canon. Ils y répondirent de cinq petites pièces qui composaient toute leur artillerie. Cette audace nous faisant juger de leurs forces, Faria, qui voyait la nuit fort proche, prit la résolution d’attendre le lendemain, pour ne rien donner au hasard dans l’obscurité. Les Indiens, sans rien perdre de leur confiance, jetèrent l’ancre à l’entrée de la rivière.

» Vers deux heures après minuit, nous vîmes flotter sur la mer quelque chose qu’il nous fut impossible de distinguer. Faria dormait sur le tillac. Il fut éveillé ; et ses yeux, plus perçans que les nôtres, lui firent découvrir trois barques à rames qui s’avançaient vers nous. Il ne douta pas que ce ne fût l’ennemi du jour précédent, qui faisait plus de fond sur la perfidie que sur la valeur. Il ordonna de prendre les armes et de préparer les pots à feu, recommandant de cacher les mèches pour faire croire que nous étions endormis. Les trois barques s’approchèrent à la portée de l’arquebuse, et s’étant séparées pour nous environner, deux s’attachèrent à notre poupe, et l’autre à la proue. Les Indiens montèrent si légèrement à bord, que dans l’espace de quelques minutes ils y étaient au nombre de quarante. Alors Faria, sortant de dessous le demi-pont avec une troupe d’élite, fondit si furieusement sur eux en invoquant Jésus-Christ et saint Jacques, qu’il en tua d’abord un grand nombre. Ensuite les pots à feu, qui furent jetés fort adroitement, achevèrent de les défaire et de forcer le reste de se précipiter dans les flots. Nous sautâmes dans les trois barques, où il restait peu de monde. Elles furent prises sans résistance. Entre les prisonniers qui tombèrent vivans entre nos mains étaient quelques Nègres, un Turc, deux Achémois, et le capitaine de la jonque, nommé Similau, grand corsaire et mortel ennemi des Portugais. Faria donna ordre que la plupart fussent mis à la torture pour en tirer des connaissances qu’il croyait importantes à nos entreprises. Un Nègre qu’on se disposait à tourmenter demanda grâce, et déclara qu’il était chrétien. Il nous apprit volontairement qu’il se nommait Sébastien, qu’il avait été captif de don Gaspar de Mello, capitaine portugais, que Similau avait massacré deux ans auparavant à Liampo, sans avoir épargné un seul Portugais de l’équipage ; que ce corsaire s’était flatté de nous faire subir le même sort ; et qu’ayant pris tous ses hommes de guerre dans les trois barques, il n’avait laissé dans sa jonque que trente matelots chinois. Faria, qui n’ignorait pas le malheur de Mello, remercia le ciel de l’avoir choisi pour le venger. Il fit sauter sur-le-champ la cervelle à Similau avec un frontail de cordes, supplice qui avait été celui de Mello. Ensuite s’étant mis avec trente soldats dans les mêmes barques où l’ennemi était venu, il se rendit à bord de la jonque, dont il n’eut pas de peine à se saisir. Quelques pots à feu qu’il fit jeter sur le tillac firent sauter tous les matelots dans la mer ; mais le besoin qu’il avait d’eux pour la manœuvre l’obligea d’en sauver une partie. Dans l’inventaire de cette prise, qu’il fit faire le matin, il se trouva trente-six mille taëls d’argent du Japon, qui valent cinquante mille ducats de monnaie portugaise, avec plusieurs sortes de marchandises. Quantité de feux qui étaient allumés sur la côte, nous faisant juger que les habitans se disposaient peut-être à nous attaquer, nous ne pensâmes qu’à faire voile en diligence.

» On nous avait appris que si Coja-Acem exerçait le commerce, c’était dans l’île d’Aynan qu’il le fallait chercher, parce que tous les vaisseaux marchands s’y rassemblaient dans cette saison. Nous allâmes droit à l’île d’Aynan, où, passant l’écueil de Poulo-Capas, nous commençâmes à ranger la terre, dans la seule vue de reconnaître les ports et les rivières de cette côte. Quelques soldats qui furent envoyés à terre sous la conduite de Borralho rapportèrent qu’ayant pénétré jusqu’à la ville, qui leur avait paru composée de plus de dix mille maisons, et revêtue de murs avec un fossé plein d’eau, ils avaient vu dans le port un si grand nombre de navires, qu’ils en avaient compté jusqu’à deux mille. À leur retour, ils découvrirent à l’embouchure de la rivière une grosse jonque à l’ancre, qu’ils crurent reconnaître pour celle de Coja-Acem. Cette conjecture, qu’ils se hâtèrent d’apporter à Faria, lui causa tant de satisfaction, que, sans perdre un moment, et laissant son ancre en mer, il donna ordre de mettre à la voile, en répétant que son cœur l’avertissait qu’il touchait à l’heure de la vengeance.

» Nous nous approchâmes de la jonque avec une tranquillité qui nous fit passer pour des marchands. Outre le dessein de tromper notre ennemi par les apparences, nous appréhendions d’être entendus de la ville, et de voir tomber sur nous tous les navires qui étaient dans le port. Aussitôt que nous fûmes près du bord de l’Indien, vingt de nos soldats, qui n’attendaient que cet instant, y sautèrent avec une impétuosité qui leur épargna la peine de combattre. La plupart de nos ennemis, effrayés de ce premier mouvement, se jetèrent dans les flots. Cependant quelques-uns des plus braves se rassemblèrent pour faire tête. Mais Faria, suivant aussitôt avec vingt autres soldats, fit un furieux carnage de ceux qui avaient entrepris de résister. Il en tua plus de trente ; et d’un équipage assez nombreux le feu n’épargna que ceux qui s’étaient jetés dans la mer, et qu’on en fit retirer, autant pour servir à la navigation de nos propres vaisseaux que pour déclarer quel était leur chef. On en mit quatre à la torture ; mais ils souffrirent la mort avec une constance brutale. On allait exposer aux mêmes tourmens un petit garçon qu’on espérait faire parler plus facilement, lorsqu’un vieillard qui était couché sur le tillac s’écria la larme à l’œil que c’était son fils, et qu’il demandait d’être entendu avant que ce malheureux enfant fût livré aux supplices. Faria fit arrêter l’exécuteur. Mais, après avoir promis au père la vie et la liberté, s’il s’expliquait de bonne foi, avec la restitution de toutes les marchandises qui étaient à lui, il jura que, pour le punir de la moindre imposture, il le ferait jeter dans la mer avec son fils. Ce vieillard, que nous prenions encore pour un mahométan, répondit qu’il acceptait cette condition ; que s’il remerciait Faria de la vie qu’il accordait à son fils, il lui offrait la sienne, dont il faisait peu de cas à son âge ; mais qu’il ne s’en fierait pas moins à sa parole, quoique la profession qu’il lui voyait exercer fût peu conforme à la loi chrétienne, dans laquelle ils étaient nés tous deux.

» Une réponse si peu attendue parut causer un peu de confusion à Faria. Il fit approcher le vieillard, et, le voyant aussi blanc que nous, il lui demanda s’il était Turc ou Persan. La curiosité nous avait rassemblés tous autour de lui pour écouter son histoire. Il nous dit qu’il était Arménien d’origine, et né au Mont-Sinaï, d’une fort bonne famille ; que son nom était Thomas Moustangen : que, se trouvant en 1538 au port de Djedda, avec un vaisseau qui lui appartenait, Soliman pacha, vice-roi du Caire, qui allait faire le siége de Diu, l’avait fait prendre avec d’autres vaisseaux marchands pour servir au transport de ses vivres et de ses munitions ; qu’après avoir rendu ce service aux Turcs, et lorsqu’il leur avait demandé le salaire qu’on lui avait promis, non-seulement ils lui avaient manqué de parole, mais qu’ils lui avaient pris sa femme et sa fille, qu’ils avaient violées devant lui, et qu’ils avaient jeté son fils dans la mer pour leur avoir reproché cette injure ; qu’ensuite, s’étant vu enlever son vaisseau et la valeur de six mille ducats qui faisaient la meilleure partie de son bien, le désespoir l’avait conduit à Surate, avec le fils qui était à bord, et le seul qui lui restait ; que de là ils s’étaient rendus à Malacca dans le navire de don Garcie de Saa, gouverneur de Bacaïme, d’où il était parti pour la Chine avec Christophe de Sardinha, qui avait été facteur aux Moluques ; mais qu’étant à l’ancre dans le détroit de Sincapar, Quiay Tajana, maître de la jonque dont nous venions de nous saisir, avait surpris le vaisseau portugais pendant la nuit ; qu’il s’en était rendu maître par la mort du capitaine et de tout l’équipage, et que, de vingt-sept chrétiens, il était le seul à qui la vie eut été conservée avec celle de son fils, parce que le corsaire avait reconnu qu’il n’était pas mauvais canonnier.

» Faria ne put entendre ce récit sans se frapper le front d’étonnement : « Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-il, il me semble que ce que j’entends est un songe. » Ensuite, se tournant vers ses soldats il leur raconta l’histoire du corsaire qu’il avait apprise en arrivant aux Indes. C’était un des plus cruels ennemis du nom portugais. Il en avait tué de sa propre main plus de cent ; et le butin qu’il avait fait sur eux montait à plus de cent mille ducats. Quoique son nom fût Quiay Tajana, sa vanité lui avait fait prendre celui de capitaine Sardinha, depuis qu’il avait massacré cet officier. Nous demandâmes à l’Arménien ce qu’il était devenu : il nous dit qu’étant fort blessé, il s’était caché dans la soute entre les câbles, avec six ou sept de ses gens. Faria s’y rendit aussitôt, et nous ouvrîmes l’écoutille des câbles. Alors ce brigand désespéré sortit par une autre écoutille, à la tête de ses compagnons, et se jeta si furieusement sur nous, que, malgré l’extrême inégalité du nombre, le combat dura près d’un quart d’heure. Ils ne quittèrent les armes qu’en expirant. Nous ne perdîmes que deux Portugais et sept Indiens de l’équipage ; mais vingt furent blessés, et Faria reçut lui-même deux coups de sabre sur la tête et un troisième sur le bras. Après cette sanglante victoire, il fit mettre à la voile, dans la crainte d’être poursuivi. Nous allâmes mouiller le soir sous une petite île déserte, où le partage du butin se fit tranquillement. On trouva dans la jonque cinq cents bahars de poivre, soixante de sandal, quarante de noix muscades et de macis, quatre-vingts d’étain, trente d’ivoire, et d’autres marchandises qui montaient, suivant le cours du commerce, à la valeur de soixante-dix mille ducats. La plus grande partie de l’artillerie était portugaise. Entre quantité de meubles et d’habits de notre nation, nous fûmes surpris de voir des coupes, des chandeliers, des cuillères et de grands bassins d’argent doré. C’était la dépouille de Sardinha, de Juan Oliveyra, et de Barthélemi de Matos, trois de nos plus braves officiers, dont les vaisseaux avaient été la proie du corsaire. Mais la vue de tant de richesses ne diminua point notre compassion pour neuf petits enfans âgés de six à huit ans, qui furent trouvés dans un coin, enchaînés par les mains et les pieds.

» Le lendemain Faria, prenant plus de confiance que jamais à sa fortune, ne fit pas difficulté de retourner vers la côte d’Aynan, où il ne désespérait pas encore de rencontrer Coja-Acem. Cependant, quelques pêcheurs de perles dont il reçut des rafraîchissemens dans la baie de Camoy, lui annoncèrent l’approche d’une flotte chinoise ; et le prenant d’ailleurs pour un négociant, malgré quelques soupçons qu’ils ne purent cacher à la vue des étoffes et des meubles précieux qu’ils voyaient entre les mains de ses soldats, ils lui firent une peinture si rebutante des obstacles qu’il trouverait à la Chine, où son dessein était d’aller vendre effectivement ses marchandises, qu’il résolut de chercher quelque autre port. Ses vaisseaux étaient déjà si chargés, qu’il leur arrivait souvent d’échouer sur des bancs de sable dont cette mer est remplie. Cependant il était attendu par de nouveaux obstacles à l’embouchure de la rivière de Tanauquir.

» Pendant qu’il s’efforçait d’y entrer, sur l’espérance que les pêcheurs de Camoy lui avaient donnée d’y trouver un bon port, il fut attaqué par deux grandes jonques, qui descendaient cette rivière à la faveur du vent et de la marée. Leur première salve fut de vingt-six pièces d’artillerie ; et se trouvant presque sur nous avant que nous eussions pu les découvrir, elles nous abordèrent avec une redoutable nuée de dards et de flèches. Nous n’évitâmes cette tempête qu’en nous retirant sous le demi-pont, d’où Faria nous fit amuser les ennemis à coups d’arquebuse pendant l’espace d’une demi-heure, pour leur donner le temps d’épuiser leurs munitions. Mais quarante de leurs plus braves gens sautèrent enfin sur notre bord, et nous mirent dans la nécessité de les recevoir. Le combat devint si furieux, que le tillac fut bientôt couvert de morts. Faria fit des prodiges de valeur. Les Indiens, commençant à se refroidir par leur perte, qui était déjà de vingt-six hommes, vingt Portugais prirent ce moment pour se jeter dans la jonque de leurs ennemis, où cette attaque imprévue leur fit trouver peu de résistance. Ainsi, la victoire se déclarant pour eux sur l’un et l’autre bord, ils pensèrent à secourir Borralho, qui était aux prises avec la seconde jonque. Faria lui porta sa fortune avec l’exemple de son courage. Enfin les deux jonques tombèrent en son pouvoir. Il en avait coûté la vie à quatre-vingts Indiens ; et par une faveur extraordinaire du ciel, il ne se trouva parmi les morts qu’un seul Portugais et quatorze hommes d’équipage, quoique les blessés fussent en très-grand nombre. Les deux jonques appartenaient aux corsaires chinois.

» Le butin fut estimé environ quarante mille taëls. On trouva dans les deux jonques dix-sept pièces d’artillerie de bronze aux armes de Portugal. Quoique ces deux bâtimens fussent très-bons, Faria se vit obligé d’en faire brûler un, faute de matelots pour le gouverner. Le lendemain il voulut tenter encore une fois d’entrer dans la rivière ; mais quelques pêcheurs qu’il avait pris pendant la nuit l’avertirent que le gouverneur de cette province avait toujours été d’intelligence avec le corsaire qui lui cédait le tiers de ses prises pour obtenir sa protection, dont il jouissait depuis long-temps. Cette nouvelle nous fit prendre le parti de chercher un autre port. On se détermina pour Mutipinam, qui est plus éloigné de quarante lieues à l’est, et fréquenté par les marchands de Laos, de Pafuaas et de Gueos.

» Nous fîmes voile avec trois jonques et le premier vaisseau sur lequel nous étions partis de Patane, jusqu’à Tillanumera, où la force des courans nous obligea de mouiller. Après nous y être ennuyés trois jours à l’ancre, la fortune nous y amena vers le soir quatre lantées, espèce de barques à rames, dont l’une portait la fille du gouverneur de Colem, mariée depuis peu au fils d’un seigneur de Pandurée. Elle allait joindre pour la première fois son mari, qui devait venir au-devant d’elle avec un cortége digne de leur rang. Mais ceux qui la conduisaient, ayant pris nos jonques pour celles qu’ils espéraient rencontrer, vinrent tomber entre nos mains. Faria fit cacher tous les Portugais ; la jeune mariée, paraissant elle-même, demandait déjà son mari, lorsque, pour répondre, une troupe de nos gens sautèrent dans les lantées et s’en rendirent les maîtres. Nous fîmes passer aussitôt notre prise à bord. Faria se contenta de retenir la jeune mariée, et deux de ses frères qui étaient jeunes, blancs, et de fort bonne mine, avec vingt matelots, qui nous devinrent fort utiles pour la manœuvre de nos jonques. Sept ou huit hommes qui formaient le cortége, et plusieurs femmes âgées, de celles qui se louent pour chanter et jouer des instrumens, furent laissés sur la côte. Le lendemain, étant partis de ce lieu, nous rencontrâmes la petite flotte du seigneur de Pandurée qui passa près de nous avec des bannières de soie, et faisant retentir l’air du bruit des instrumens, sans se défier que nous enlevions sa femme. Dans le dessein où nous étions de nous rendre à Mutipinam, Faria ne jugea point à propos d’arrêter cette troupe joyeuse, et n’avait même été déterminé que par l’occasion à troubler la joie qui régnait aussi dans les lantées.

» Trois jours après, étant arrivés à la vue de ce port, nous mouillâmes sans bruit dans une anse, à l’embouchure de la rivière, pour nous donner le temps d’en faire sonder l’entrée et de prendre des informations pendant la nuit. Douze soldats qui furent envoyés dans une barque, sous la conduite de Martin Dalpoem, nous amenèrent deux hommes du pays qu’ils avaient enlevés avec beaucoup de précaution. Faria défendit d’employer les tourmens pour tirer d’eux les éclaircissemens qui convenaient à notre sûreté. Ils nous apprirent naturellement que tout était tranquille dans le port, et que depuis neuf jours il y était arrivé quantité de marchands des royaumes voisins. Une si belle occasion de nous défaire de nos marchandises nous fit tourner notre reconnaissance vers le ciel. Nous récitâmes avec beaucoup de dévotion les litanies de la Vierge, et nous promîmes de riches présens à Notre-Dame du Mont, qui est proche de Malacca, pour l’embellissement de son église. À la pointe du jour, Faria rendit la liberté aux Indiens, et leur fit quelques présens. Ensuite ayant fait orner les hunes de nos vaisseaux, déployer nos bannières et nos flammes, avec papillon de marchandise, suivant l’usage du pays, il alla jeter l’ancre dans le port, sous le quai de la ville.

» Nous fûmes reçus comme des marchands de Siam, dont nous avions pris le nom ; et sans autre difficulté que celle des droits qui furent réglés à cent pour mille, nous nous défîmes en peu de jours de tout le butin que nous avions acquis au prix de notre sang. On en fit la somme de cent trente mille taëls en lingots d’argent. Malgré toute la diligence qu’on y avait apportée, les habitans furent informés, avant le départ de Faria, du traitement qu’il avait fait au corsaire dans la rivière de Tanauquir. Ils commencèrent alors à nous regarder d’un œil si différent, que, n’osant plus nous fier à leurs intentions, nous nous hâtâmes de remettre à la voile.

» Faria s’était mis dans la plus grande de nos jonques, avec le titre et le pavillon de général ; mais on s’aperçut qu’elle puisait beaucoup d’eau. Diverses informations nous faisaient regarder la rivière de Madel, dans l’île d’Aynan, comme un lieu convenable à nos besoins, par la facilité que nous y devions trouver pour échanger cette jonque et pour la radouber. Nous n’étions arrêtés que par l’éclat de nos expéditions, qui devaient nous y avoir fait beaucoup d’ennemis. Cependant deux considérations nous firent passer sur cette crainte : l’une fut celle de nos forces, qui nous mettaient à couvert de la surprise, et qui nous rendaient capables de nous mesurer avec toutes les puissances qui ne seraient pas celles des rois et des mandarins ; l’autre une juste confiance aux motifs de notre général, autant qu’à sa valeur, car son intention n’était que de rendre le change aux corsaires qui avaient ôté la vie et les biens à quantité de chrétiens ; et jusqu’alors toutes nos richesses nous paraissaient bien acquises. Après avoir lutté pendant douze jours contre les vents, nous arrivâmes au cap de Poulo-Hindor, nom indien de l’île des Cocos. De là, étant retournés vers la côte du sud, où nous fîmes quelques nouvelles prises, nous entrâmes dans la rivière le 8 septembre. Le ciel, chargé de nuages depuis trois jours, annonçait une de ces tempêtes qui portent le nom des typhons, et qui sont fréquentes dans ces mers aux nouvelles lunes. Nous vîmes plusieurs jonques qui cherchaient une retraite, et qui mouillaient dans les anses voisines.

» Un fameux corsaire chinois, redouté des marchands sous le nom d’Hinimilau, entra dans la rivière après nous. Sa jonque était grande et fort élevée. En s’approchant du lieu où nous étions à l’ancre, il nous salua suivant l’usage du pays, sans nous avoir reconnus pour des Portugais. Nous le prenions aussi pour un marchand chinois qui redoutait l’approche du typhon ; mais, tandis qu’il passait à la portée de la voix, nous entendîmes crier distinctement dans notre langue : Seigneur Dieu, miséricorde ! Ce cri, répété plusieurs fois, nous fit juger qu’il venait de quelques malheureux esclaves de notre nation. Faria, qui pouvait se faire entendre des matelots chinois, leur ordonna d’amener leurs voiles : ils passèrent sans lui répondre ; et, jetant l’ancre un quart de lieue plus loin, ils commencèrent alors à jouer du tambour et faire briller leurs cimeterres. Quoique ces bravades semblassent marquer du courage et de la confiance dans quelques secours que nous ignorions, Faria dépêcha vers eux une barque bien équipée : elle revint bientôt avec un grand nombre de blessés qui n’avaient pu se défendre contre une nuée de dards et de pierres qu’on leur avaient lancés du bord. Ce spectacle irrita si vivement Faria, que, faisant lever aussitôt les ancres, il s’approcha de l’ennemi jusqu’à la portée de l’arquebuse. À cette distance, il le salua de trente-six pièces de canon, entre lesquelles il y en avait quelques-unes de batterie qui tiraient des balles de fonte. Toute la résolution des corsaires ne les empêcha point de couper leurs câbles pour se faire échouer sur la rive ; mais Faria n’eut pas plus tôt reconnu leur dessein, qu’il les aborda avec furie. Le combat devint terrible. Ils étaient en si grand nombre, que pendant plus d’une demi-heure les forces se soutinrent de part et d’autre avec beaucoup d’égalité ; mais enfin les corsaires, las, blessés ou brûlés, se jetèrent tous dans les flots ; tandis que, poussant des cris de joie, nous continuâmes de presser une si belle victoire. Notre général voyant périr un grand nombre de ces misérables, qui ne pouvaient résister à l’impétuosité du courant, fit passer quelques soldats dans deux barques, avec ordre de sauver ceux qui voudraient accepter leur secours. On en sauva seize, entre lesquels était Hinimilau, capitaine de la jonque.

» Il fut amené devant Faria, qui fit d’abord panser ses plaies ; ensuite il lui demanda ce qu’étaient devenus les Portugais que nous avions entendus sur son bord. Le corsaire répondit fièrement qu’il n’en savait rien ; mais la vue des tourmens lui fit changer de langage. Il demanda un verre d’eau, parce que la sécheresse de son gosier lui ôtait l’usage de la voix, en promettant de voir ce qu’il aurait à répondre. On lui apporta de l’eau, dont il but avidement une excessive quantité. Alors, paraissant reprendre sa fierté avec ses forces, il dit à Faria qu’on trouverait ces Portugais dans la chambre de proue. Ils y étaient effectivement, mais égorgés. Ceux qui s’y étaient rendus pour finir leur captivité apportèrent huit corps sur le tillac, une femme avec deux enfans de six ou sept ans, à qui l’on avait coupé brutalement la gorge, et cinq hommes fendus du haut en bas, et les boyaux hors du corps. Faria, touché jusqu’aux larmes d’un si triste spectacle, demanda au corsaire ce qui l’avait pu porter à cette cruauté. Il répondit que c’était une juste punition pour des traîtres qui lui avaient attiré sa disgrâce en se montrant à nous ; et que, pour les enfans, il suffisait qu’ils fussent de race portugaise pour avoir mérité la mort. Ses réponses à d’autres questions ne furent pas moins remplies d’extravagance et de fureur. Il se vanta d’avoir massacré un grand nombre de Portugais avec des circonstances si barbares, qu’elles nous firent lever les mains d’étonnement et d’horreur. L’indignation saisit Faria, qui, sans l’honorer du moindre reproche, le fit tuer à ses yeux. Il trouva dans la jonque, en soie, en étoffes, en musc, en porcelaines, etc., la valeur de quarante mille taëls, dont nous nous vîmes forcés de brûler une partie avec le corps même de la jonque, parce qu’ayant perdu quantité de braves matelots, il nous en restait trop peu pour la gouverner.

» Tant d’exploits commençaient à rendre le nom de Faria si terrible, que les capitaines des jonques qui se trouvaient dans le port de Madel, apprenant bientôt cette dernière victoire, et se croyant menacés de la visite du vainqueur, lui firent offrir vingt mille taëls pour obtenir sa protection. Il reçut fort civilement leurs députés ; et s’engageant par un serment redoutable non-seulement à les épargner, mais à les défendre dans l’occasion contre les corsaires dont ces mers étaient remplies, il leur accorda des passe-ports réguliers qu’il signa de son nom. Outre la somme qui lui avait été proposée, et qui fut payée fidèlement, un de ses gens, nommé Costa, qu’il revêtit de la qualité de son secrétaire, acquit plus de quatre mille taëls pour la simple expédition des patentes. Après avoir passé quatorze jours dans le port de Madel, nous achevâmes de parcourir toute cette contrée, dans la seule vue de découvrir Coja-Acem. Nuit et jour Faria n’était rempli que de cette idée ; il employa six mois entiers à prendre des informations, dont il ne tira pas d’autre fruit que d’avoir visité un grand nombre de havres et de ports.

» Nous tenions la mer depuis si long-temps, que les soldats, ennuyés du travail, prièrent Faria de faire un partage exact du butin, comme il s’y était engagé à Patane, chacun dans le dessein de quitter le métier des armes, et d’aller jouir tranquillement de sa fortune. Cette proposition fit naître de fâcheux différends. Cependant on convint de choisir Siam pour y passer l’hiver, et pour y vendre les marchandises qui restaient à partager. Après avoir juré cet accord, on alla mouiller dans une île assez éloignée de l’anse qu’on abandonnait, et pendant douze jours on y attendit le vent qui devait nous conduire au repos. Il se leva aussi favorable que nous l’avions désiré ; mais la nouvelle lune d’octobre le fit changer, pour notre malheur, en une si furieuse tempête, que nous fûmes repoussés avec une violence incroyable contre l’île que nous avions quittée. Nous manquions de câbles, et ceux que nous avions encore étaient à demi pouris. Aussitôt après que la mer avait commencé à s’enfler, et que le vent du sud nous eut pris à découvert en traversant la côte, l’idée du péril qui nous menaçait nous avait fait couper les mâts, et jeter dans les flots quantité de marchandises. Mais la nuit devint si obscure, le temps si froid et l’orage si violent, que, n’espérant plus rien de nos propres efforts, nous fûmes réduits à tout attendre de la miséricorde du ciel. Elle n’était pas due sans doute à nos péchés. Vers deux heures après minuit, un épouvantable tourbillon jeta nos quatre vaisseaux contre la côte, et les brisa sans y laisser une planche entière.

» Il y périt cent quatre-vingt-six hommes. À la pointe du jour, nous nous trouvâmes sur le rivage au nombre de cinquante-trois, entre lesquels nous n’étions que vingt-trois Portugais, moins étonnés de notre naufrage que de nous voir à terre, sans savoir à quel hasard nous avions l’obligation de notre salut. Heureusement Faria fut un de ceux à qui le ciel avait conservé la vie. Nous vîmes avec autant d’effroi que de pitié les cadavres de nos compagnons et de nos amis, dont le bord de la mer était couvert. Faria, déguisant sa douleur, nous exhorta par une courte harangue à ne pas perdre l’espérance. Quoique l’île fût déserte, il nous promit que le bois et le rivage nous fourniraient de quoi nous défendre contre la faim ; et loin de renoncer à la fortune, il nous représenta que, la misère même devant être un aiguillon pour le courage, nous ne pouvions trop attendre de l’avenir, en proportionnant cette attente à notre situation.

» Nous employâmes deux jours à donner la sépulture aux morts. Quelques provisions mouillées que nous tirâmes des flots servirent à nous soutenir pendant ce triste office ; mais comme ces vivres étaient trempés, la pouriture qui s’y mit bientôt ne nous permit pas d’en faire un long usage. En moins de cinq jours, il nous devint impossible d’en soutenir l’ôdeur et le goût. Nous nous vîmes forcés d’entrer dans les bois, où, nous trouvant sans armes, il nous servit peu de voir passer quantité de bêtes sauvages que nous ne pouvions espérer de prendre à la course. Le froid et la faim nous avaient déjà si fort affaiblis, que plusieurs de nos compagnons tombaient morts en nous parlant. Faria continuait de nous ranimer par ses exhortations ; mais un sombre silence, dans lequel il tombait souvent malgré lui, nous apprenait assez qu’il ne jugeait pas mieux que nous de notre sort. Un jour qu’il s’était assis pour nous faire manger à son exemple quelques plantes sauvages que nous connaissions peu, un oiseau de proie qui s’était élevé derrière la pointe que l’île forme au sud, laissa tomber près de lui un poisson de la longueur d’un pied. Il le prit, et l’ayant fait rôtir aussitôt, il nous pénétra de tendresse et d’admiration, lorsqu’au lieu de le manger lui-même, il le distribua de ses propres mains entre les plus faibles ou les plus malades.

» Ensuite, jetant les yeux vers la pointe d’où l’oiseau était parti, il en découvrit plusieurs autres qui s’élevaient et se baissaient dans leur vol ; ce qui lui fit juger qu’il y avait peut-être dans ce lieu quelque proie dont ces animaux se repaissaient. Nous y marchâmes en procession pour attendrir le ciel par nos prières et par nos larmes. En arrivant au sommet de la colline, nous découvrîmes sous nos pieds une vallée fort basse, qui nous parut remplie d’arbres chargés de fruits, et traversée par une rivière d’eau douce. La joie nous avait déjà fait rompre notre procession pour y descendre, lorsque nous aperçûmes un cerf fraîchement égorgé qu’un tigre commençait à dévorer. Nos cris firent aussitôt fuir le tigre, qui nous abandonna sa proie. Étant descendus dans la vallée, nous y fîmes un grand festin de la chair du cerf et des fruits qui s’y offraient en abondance. Nous y prîmes aussi quantité de poissons, soit par notre industrie, soit avec le secours des oiseaux de proie, qui, s’abaissant sur l’eau et se relevant avec un poisson dans leur bec ou dans leurs serres, le laissaient souvent tomber lorsqu’ils étaient épouvantés par nos cris.

» Ces rafraîchissemens rétablirent un peu nos forces ; et pendant plusieurs jours l’expérience augmenta notre habileté pour la pêche. Le samedi suivant, à la pointe du jour, nous crûmes découvrir une voile qui s’avançait vers l’île ; mais l’air étant fort tranquille, il y avait peu d’apparence qu’elle y dût aborder. Cependant Faria nous fit retourner au rivage où nos vaisseaux s’étaient brisés, et nous n’y fûmes pas une demi-heure sans reconnaître que c’était un véritable bâtiment. Après avoir délibéré sur nos espérances, nous prîmes le parti d’entrer dans un bois voisin, pour nous dérober à la vue de ceux qui paraissaient approcher ; ils arrivèrent sans défiance, et nous les reconnûmes pour des Chinois. Leur bâtiment était une belle lantée à rames, qu’ils amarrèrent avec deux câbles de poupe et de proue, pour descendre plus facilement par une planche ; environ trente personnes, qui sautèrent aussitôt sur le sable, s’employèrent à faire leur provision d’eau et de bois ; quelques-uns s’occupèrent aussi à préparer les alimens, à lutter, et à d’autres exercices. Faria, les voyant sans crainte et sans ordre, jugea qu’il n’était resté personne dans le vaisseau qui fût capable de nous résister. Il nous donna ses ordres, après nous avoir expliqué son dessein ; et sur le signe dont il nous avait avertis, nous prîmes notre course ensemble vers la lantée, où nous entrâmes sans aucune opposition. Les deux câbles furent aussitôt lâchés ; et tandis que les Chinois accouraient au rivage dans la surprise de cet événement, nous eûmes le temps de nous éloigner à la portée de l’arbalète. Quoiqu’il nous restât peu de crainte à cette distance, nous tirâmes sur eux un fauconneau qui se trouvait dans la lantée ; ils prirent tous la fuite vers le bois, pour y déplorer sans doute leur infortune, comme nous y avions passé quinze jours à pleurer la nôtre.

» Ils n’avaient laissé à bord qu’un vieillard avec un enfant de douze ou treize ans. Notre premier soin fut de visiter les provisions, qui étaient en abondance. Après avoir satisfait notre faim, nous fîmes l’inventaire des marchandises ; elles consistaient en soie torse, en damas et en satins, dont la valeur montait à quatre mille écus ; mais le riz, le sucre, le jambon et les poules nous parurent la plus précieuse partie du butin pour le rétablissement de nos malades, qui étaient en fort grand nombre. Nous apprîmes du vieillard que le bâtiment et sa charge appartenaient au père de l’enfant, qui venait d’acheter ces marchandises à Quouaman pour les aller vendre à Combay ; et qu’ayant eu besoin d’eau, son malheur l’avait amené pour en faire dans l’île des Larrons. Faria s’efforça par ses caresses de consoler le jeune Chinois en lui promettant de le traiter comme son propre fils ; mais il n’en put tirer que des larmes et des marques de mépris pour ses offres.

» Dans un conseil, où tout le monde fut appelé, nous prîmes la résolution de nous rendre à Liampo. Ce port de la Chine était éloigné de deux cent soixante lieues vers le nord ; mais nous espérions, en suivant la côte, nous emparer d’un vaisseau plus commode et plus grand que le nôtre ; ou, si la fortune s’obstinait à nous maltraiter, Liampo nous offrait une ressource dans quelqu’un des navires portugais qui s’y rassemblaient dans cette saison. Le lendemain nous découvrîmes une petite île nommé Quintoo, où nous enlevâmes, dans une barque de pêcheurs, quantité de poissons frais, et huit hommes pour le service de notre lantée. De là nous étant avancés vers la rivière de Camboy, Faria, qui se défiait de notre lantée pour un long voyage, résolut de se saisir d’une petite jonque qu’il vit seule à l’ancre. Ce dessein ne lui coûta que la peine d’y passer avec vingt hommes, qui trouvèrent sept ou huit matelots endormis ; il leur fit lier les mains, avec menace de les tuer, s’ils jetaient le moindre cri ; et sortant de la rivière, il conduisit sa prise à Poulo-Quirim, qui n’est qu’à neuf lieues de Tchamoy. Trois jours après il se rendit à Lutchitai, dont on lui avait vanté l’air pour le rétablissement de ses malades, et les commodités pour calfater les deux bâtimens : quinze jours ayant suffi pour l’exécution de ses vues, il gouverna vers Liampo.

» Le vent et les marées semblaient s’accorder en sa faveur, lorsqu’il rencontra une jonque de Patane, commandée par un Chinois, nommé Quiay-Panjam, si dévoué à la nation portugaise, qu’il avait à sa solde trente Portugais choisis dont il s’était fait autant d’amis par ses caresses et ses bienfaits. C’était d’ailleurs un vieux corsaire exercé depuis long-temps au brigandage. La vue de deux bâtimens plus faibles que le sien le disposa aussitôt à les attaquer. Son habileté lui fit gagner le dessus du vent ; et s’étant approché à la portée du mousquet, il les salua de quinze pièces d’artillerie. Malgré l’extrême inégalité des forces, Faria ne put se résoudre à la soumission ; mais lorsqu’il se préparait au combat, un de ses gens aperçut une croix dans la bannière des ennemis ; et sur le chapiteau de leur poupe quantité de ces bonnets rouges que les Portugais portaient alors dans leurs expéditions militaires. Après cette découverte, quelques signes furent bientôt entendus. De part et d’autre on ne pensa plus qu’à se prévenir par des témoignages de joie et d’amitié. Quiay-Panjam, qui aimait le faste, passa sur le bord de Faria, dont il connaissait le mérite par l’éclat de ses actions, avec un cortége de vingt Portugais richement vêtus, et des présens qui furent estimés deux mille ducats. Faria, dans l’abaissement où le sort l’avait réduit, ne put répondre à cette ostentation de richesses ; mais, son nom faisant toute sa grandeur présente, il raconta ses malheurs avec une simplicité noble qui lui attira plus d’admiration que le souvenir de sa fortune. Le corsaire, après avoir entendu ses nouveaux projets, lui offrit de l’accompagner dans toutes ses entreprises, avec cent hommes qu’il avait dans sa jonque, quinze pièces d’artillerie, et les trente Portugais qui s’étaient attachés à son service, sans autre condition que d’entrer en partage du butin pour un tiers. Cette offre fut acceptée ; Faria ne fit pas difficulté de s’engager par une promesse de sa main, qu’il confirma sur les saints Évangiles, et qui fut signée par les principaux Portugais en qualité de témoins.

» Aussitôt les deux chefs prirent la résolution d’entrer dans la rivière d’Anay, dont ils n’étaient éloignés que de cinq lieues, pour s’y pourvoir de vivres et de munitions. Panjam s’était ménagé par un tribut la protection du gouverneur. De là, leur projet n’était pas moins de se rendre à Liampo ; mais Faria se procura près d’Anay une partie des avantages qu’il s’était proposés dans cette route, en s’attachant par ses promesses trente-six soldats qui prirent confiance à sa fortune. Ils remirent à la voile malgré le vent contraire qu’ils eurent à combattre pendant cinq jours. Le sixième au soir, ils rencontrèrent une barque de pêcheurs, dans laquelle ils furent extrêmement surpris de trouver huit Portugais, tous fort blessés et dans le plus triste état. Faria les fit passer sur son bord, où, se jetant à ses pieds, ils lui racontèrent qu’ils étaient partis de Liampo depuis dix-sept jours pour se rendre à Malacca ; que, s’étant avancés jusqu’à l’île de Sumbor, ils avaient eu le malheur d’être attaqués par un corsaire guzarate nommé Coja-Acem, qui avait, sur trois jonques, et quatre lantées, environ cent hommes, mahométans comme lui ; qu’après un combat de trois heures, dans lequel ils lui avaient brûlé une de ses jonques, ils avaient enfin perdu leur vaisseau, et la valeur de cent mille taëls en marchandises, avec dix-huit Portugais de leurs parens ou de leurs amis, dont la captivité leur faisait compter pour rien le reste de leur infortune, et la perte de quatre-vingt-deux hommes qui composaient leur équipage ; que, par un miracle du ciel, ils s’étaient sauvés au nombre de dix dans la même barque où nous les avions rencontrés, et que de ce nombre deux étaient déjà morts de leurs blessures.

» Après avoir écouté ce récit avec admiration, Faria, plein de ses idées, leur demanda si le corsaire avait été fort maltraité dans le combat, parce qu’il lui semblait qu’ayant perdu une de ses jonques, et celles des Portugais devant être dans un grand désordre, il était impossible que ses forces ne fussent pas beaucoup diminuées. Ils l’assurèrent que la victoire avait coûté cher à leur ennemi ; que, dans l’incendie de sa jonque, la plupart des soldats qui montaient ce bâtiment avaient trouve la mort dans les flots, et qu’il n’était entré dans une rivière voisine que pour y réparer ses pertes. Alors Faria se mit à genoux, tête nue et les yeux levés vers le ciel, qu’il regardait fixement ; il le remercia les larmes aux yeux[1] d’avoir amené son ennemi entre ses mains ; et sa prière fut si vive et si touchante, que, le même transport se communiquant à ceux qui l’entendirent, ils se mirent à crier : Aux armes ! aux armes ! comme si le corsaire eût été présent. Dans cette noble ardeur, ils mirent aussitôt la voile au vent de poupe pour retourner dans un port qu’ils avaient laissé huit lieues en arrière, et s’y équiper sans ménager les frais de tout ce qui leur était nécessaire pour un mortel combat. Un présent de mille ducats leur fit obtenir du gouverneur non-seulement la liberté d’acheter toutes sortes de munitions, mais celle même de se procurer deux grandes jonques, qui furent échangées contre celle de Faria, et d’engager cent soixante hommes pour le gouvernement des voiles. Tous les volontaires, à qui l’espérance du butin fit offrir leurs services, furent reçus et payés libéralement. Quiay-Panjam n’épargna point ses trésors. Ainsi, dans la revue générale qui se fit avant de lever l’ancre, nous nous trouvâmes au nombre de cinq cents hommes, soldats ou matelots, entre lesquels on compta quatre-vingt-quinze Portugais.

» Treize jours nous avaient suffi pour ce redoutable armement. Nous partîmes dans le meilleur ordre. Trois jours après nous arrivâmes aux Pêcheries, où le corsaire avait enlevé la jonque de notre nation. Quelques espions qu’on envoya sur la rivière nous rapportèrent qu’il était à deux lieues de là, dans une autre rivière nommée Tinlau, et qu’il y faisait réparer la jonque portugaise. Faria fit vêtir à la chinoise un de ses plus braves et de ses plus sages soldats, avec ordre de s’avancer dans une barque de pêcheur pour observer la contenance et la situation des ennemis. On apprit bientôt qu’ils étaient sans défiance et dans un désordre qui nous ferait trouver peu de peine à les aborder. Nos deux chefs résolurent d’aller mouiller le soir à l’embouchure de la rivière, et de commencer l’attaque à la pointe du jour.

» La mer fut si calme et le vent si favorable, que Faria crut devoir profiter de l’obscurité pour s’avancer presque la hauteur du corsaire. Cette manœuvre eut le succès qu’il s’en était promis ; et dans l’espace d’une heure nous arrivâmes à la portée de l’arquebuse sans avoir été découverts. Mais les premiers rayons du jour ne tardèrent point à nous trahir. Plusieurs sentinelles qui étaient distribuées sur les bords de la rivière sonnèrent l’alarme avec des cloches ; et quoique la lumière ne permît point encore de distinguer les objets, il s’éleva un si furieux bruit parmi les corsaires qui étaient au rivage et ceux qu’ils avaient laissés à la garde de leur flotte, qu’il nous devint presque impossible de nous entendre. Faria saisit ce moment pour les saluer de toute notre artillerie, qui augmenta le tumulte. Ensuite le jour étant devenu plus clair, pendant qu’on rechargeait les pièces, et que les corsaires nous observaient sur leurs ponts, il fit faire une seconde décharge qui en fit tomber un grand nombre. Cent soixante mousquetaires, qu’il tenait prêts à tirer, ne firent pas feu moins heureusement sur ceux qui s’étaient mis dans des barques pour retourner à leurs jonques. Ce prélude parut leur causer tant d’épouvante, qu’on n’en vit plus paraître un sur les tillacs.

» Alors nos deux jonques les abordèrent avec la même vigueur. La mêlée fut effroyable et se soutint pendant plus d’un quart d’heure, jusqu’au départ de quatre lantées qui se détachèrent du rivage pour venir secourir les corsaires avec des gens frais. À cette vue, un Portugais nommé Diego Meyrelez , qui était dans la jonque de Quiay-Panjam, poussa rudement un canonnier dont il avait remarqué l’ignorance, et pointant lui-même la pièce qui était chargée à cartouches, il y mit le feu avec tant d’habileté ou de bonheur, qu’il coula la première lantée à fond. Du même coup, plusieurs balles qui passèrent par-dessus la première tuèrent le capitaine de la seconde, et six ou sept soldats qui étaient proches de lui. Les deux autres demeurèrent si effrayées de ce spectacle, qu’elles s’efforçaient de retourner à terre, lorsque deux barques portugaises, chargées de pots-à-feu, s’avancèrent fort à propos pour y en jeter un fort grand nombre. Elles y mirent le feu avec une violence qui les fit brûler en un instant jusqu’à fleur d’eau. En vain les corsaires se jetèrent dans l’eau pour éviter les flammes ; ils y trouvèrent la mort par les mains de nos gens qui les tuaient à coups de piques. Il n’en périt pas moins de deux cents dans les quatre lantées ; car, celle qui avait perdu son capitaine étant tombée sous la jonque de Quiay-Panjam, il ne s’en sauva qu’un petit nombre, qui se jetèrent dans les flots.

» Ceux qui combattaient sur ces jonques ne se furent pas plus tôt aperçus de la ruine des lantées, qu’ils commencèrent à s’affaiblir, et plusieurs ne pensèrent qu’à chercher leur salut à la nage. Mais Coja-Acem, qui ne s’était pas encore fait reconnaître, accourut alors pour les encourager. Il portait une cotte d’armes écaillée de lames de fer, doublée de satin cramoisi, et bordée d’une frange d’or. Sa voix, qui se fit entendre avec une invocation de son prophète et des imprécations contre nous, ranima si vivement les plus timides, que, s’étant ralliés, ils nous firent tête avec une valeur surprenante. Faria, dont cette résistance ne fit qu’échauffer le courage, excita le nôtre par quelques mots pleins de foi, et se précipitant vers le chef des corsaires, qu’il regardait comme le principal objet de sa haine, il lui déchargea sur la tête un si grand coup de sabre, qu’il fendit son bonnet de mailles. Ce coup l’abattit à ses pieds. Aussitôt lui en portant un autre sur les jambes, il le mit hors d’état de se relever. Nos ennemis, qui virent tomber leur chef, poussèrent un grand cri. Ils fondirent si impétueusement sur Faria, qu’ils faillirent l’abattre à son tour ; tandis que, nous serrant autour de lui, nous redoublâmes nos efforts pour sauver une vie à laquelle chacun de nous attachait la sienne. Le combat devint si furieux, que dans l’espace d’un demi-quart d’heure nous vîmes tomber sur le corps de Coja-Acem quarante-huit de ces désespérés, et nous perdîmes nous-mêmes quatorze chrétiens, entre lesquels nous eûmes la douleur de compter cinq Portugais. Alors nos ennemis, commençant à perdre courage, se retirèrent en désordre vers la proue, dans le dessein de s’y fortifier. Mais Quiay-Panjam, qui venait de ruiner les lantées, se présenta devant eux pour leur couper cette retraite. Ainsi pressés des deux côtés avec la même furie, il ne leur resta plus d’autre ressource que de se jeter dans les flots. Les nôtres, encouragés par la victoire et par le nom de Jésus-Christ, qui retentissait sur toutes les jonques, achevèrent de les exterminer à mesure qu’ils se précipitaient les uns sur les autres. Il en périt cent cinquante par le fer ou par le feu. La plupart des autres se noyèrent dans leur fuite ou furent assommés à coups d’aviron. On ne fit que cinq prisonniers, qui furent jetés à fond de cale, pieds et poings liés, dans le dessein d’en tirer diverses lumières par la force des tourmens. Mais ils se rendirent entre eux le service de s’égorger à belles dents. Le nombre de nos morts ne monta qu’à cinquante-deux, dont huit étaient de notre nation.

» Après avoir employé une partie du jour à leur rendre les honneurs de la sépulture, Faria fit le tour de l’île pour y chercher ce qui pouvait avoir appartenu au corsaire. Il découvrit dans une vallée fort agréable un village d’environ quarante maisons ; et plus loin, sur le bord d’un ruisseau, une pagode où Goja-Acem avait mis ses malades. C’était dans le même lieu que ceux qui avaient échappé aux flots avaient pris le parti de se retirer. À la vue de Faria, qu’ils aperçurent de loin, ils députèrent quelques-uns d’entre eux pour implorer sa miséricorde ; mais, fermant l’oreille à leurs prières, il répondit qu’il ne pouvait faire grâce à ceux qui avaient massacré tant de chrétiens : ces misérables étaient au nombre de quatre-vingt-seize. Nous mîmes le feu à six ou sept endroits de la pagode, qui, n’étant composée que de bois sec et couverte de feuilles de palmier, fut bientôt réduite en cendres. Les corsaires, attaqués par les flammes et la fumée, jetèrent des cris pitoyables, et quelques-uns se précipitèrent du haut des fenêtres ; mais ils furent reçus sur les pointes de nos piques et de nos dards, et nous eûmes la satisfaction de rassasier notre vengeance.

» La jonque que le corsaire avait enlevée depuis peu de jours aux Portugais de Liampo leur fut restituée avec toutes leurs marchandises : ce qui n’empêcha point que le reste du butin ne montât à plus de cent trente mille taëls. Nous passâmes vingt-quatre jours dans la rivière de Tinlau pour y guérir nos blessés. Faria même avait besoin de ce repos : il avait reçu trois coups dangereux dont il avait négligé de se faire panser dans les premiers soins qu’il avait donnés au bien commun, et dont il eut beaucoup de peine à se rétablir. Mais son courage infatigable s’occupa, dans cet intervalle, du projet d’une autre expédition qu’il avait communiqué à Quiay-Panjam, et qu’il ne remettait pas plus loin qu’à l’entrée du printemps. Il se proposait de retourner dans l’anse de la Cochinchine, pour s’approcher des mines de Quanjaparu, où nous avions appris qu’on tirait quantité d’argent, et qu’il y avait actuellement sur les bords de la rivière six maisons remplies de lingots.

» Nous levâmes l’ancre pour nous avancer vers la pointe de Micuy, d’où notre premier dessein était toujours de nous rendre à Liampo. Un orage du nord-ouest qui nous surprit à cette hauteur exposa toute la flotte au dernier danger. La plus petite de nos jonques, commandée par Nanno-Preto, périt avec sept Portugais et cinquante autres chrétiens. Celle de Faria, qui était la plus grande, et dans laquelle nous avions rassemblé nos plus précieuses marchandises, n’évita le même sort qu’en abandonnant aux flots quantité de richesses ; et ceux qui furent chargés de ce triste sacrifice apportèrent si peu d’attention au choix, qu’ils jetèrent dans la mer douze grandes caisses pleines de lingots d’argent. Mais rien ne causa plus d’affliction à Fària que la perte d’une lantée qui s’était brisée sur la côte, et dans laquelle il y avait cinq Portugais qui furent enlevés pour l’esclavage par les habitans d’une ville voisine. Tandis qu’il paraissait insensible à la ruine de sa fortune, il ne pouvait se consoler de voir cinq hommes de sa nation dans la misère. Tous ses soins, après la tempête, se tournèrent à les secourir ; et lorsqu’il eut appris que la ville où ils avaient été conduits se nommait Noudaï, et qu’elle n’était pas éloignée du rivage, il promit au ciel d’employer sa vie pour leur rendre la liberté.

» Le reste de ses forces consistait en trois jonques, avec une seule lantée. Il ne balança point à s’engager dans la rivière de Noudaï, où il mouilla vers le soir. Deux petites barques, qui portent sur cette côte le nom de baloès, furent employées à sonder le fond, avec ordre de prendre des informations sur la situation de la ville. Elles lui amenèrent huit hommes et deux femmes, dont elles s’étaient saisies, et qui furent regardés aussitôt comme des otages suffisans pour la sûreté des Portugais : mais la confiance diminua beaucoup lorsque ces dix prisonniers eurent déclaré que les Portugais captifs passaient dans la ville pour les valeurs qui avaient causé divers dommages sur les côtes, et qu’ils étaient destinés au supplice. Faria, plein d’une vive inquiétude, se hâta d’écrire au mandarin : sa lettre était civile. Il y joignit un présent de deux cents ducats, qui lui parut une honnête rançon ; et chargeant de ses ordres deux des prisonniers, il retint à bord les huit autres.

» La réponse qu’il reçut le lendemain sur le dos de sa lettre était courte et fière : « Que ta bouche vienne se présenter à mes pieds. Après t’avoir entendu, je te ferai justice. » Il comprit que le succès de son entreprise était fort incertain ; et rejetant toute idée de violence, avant d’avoir tenté les voies de la douceur et les motifs de l’intérêt, il offrit par une autre députation jusqu’à la somme de deux mille taëls. Dans sa seconde lettre il prenait la qualité de marchand étranger, Portugais de nation, qui allait exercer le commerce à Liampo, et qui était résolu de payer fidèlement les droits. Il ajoutait « que le roi de Portugal son maître, étant lié d’une amitié de frère avec le roi de la Chine, il espérait la même faveur et la même justice que les Chinois recevaient constamment dans les villes portugaises des Indes. » Cette comparaison des deux rois parut si choquante au mandarin, que, sans aucun égard pour le droit des gens, il fit cruellement fouetter ceux qui lui avaient apporté la lettre. Les termes de sa réponse n’ayant pas été moins insultans, Faria, poussé par sa colère autant que par ses promesses, résolut enfin d’attaquer la ville. Il fit la revue de ses soldats, qui montaient encore au nombre de trois cents ; le lendemain, s’étant avancé dans la rivière jusqu’à la vue des murs, il y jeta l’ancre, après avoir arboré le pavillon marchand à la manière des Chinois, pour s’épargner de nouvelles explications. Cependant le doute du succès lui fit écrire une troisième lettre au mandarin, dans laquelle, feignant de n’avoir aucun sujet de plainte, il renouvelait l’offre d’une grosse somme et d’une amitié perpétuelle. Mais le malheureux Chinois qu’il avait employé pour cette députation fût déchiré de coups y et renvoyé avec de nouvelles insultes. Alors nous descendîmes au rivage, et marchâmes vers la ville, sans être effrayés d’une foule de peuple qui faisait voltiger plusieurs étendards sur les murs, et qui paraissait nous braver par ses cris : nous n’étions qu’à deux cents pas des portes lorsque nous en vîmes sortir mille ou douze cents hommes à cheval, qui entreprirent d’escarmoucher autour de nous, dans l’espérance apparemment de nous causer de l’épouvante. Mais nous voyant avancer d’un air ferme, ils se rassemblèrent en un corps entre nous et la ville. Nos jonques avaient ordre de faire jouer l’artillerie au signal que Faria devait leur donner. Aussitôt qu’il vit l’ennemi dans cette posture, il fit tirer tout à la foi et ses mousquetaires et ses jonques. Le bruit seul fit tomber une partie de cette cavalerie. Nous continuâmes de marcher, tandis que les uns fuyaient vers le pont de la ville, où leur embarras fut extrême au passage, et que les autres se dispersaient dans les champs voisins. Ceux que nous trouvâmes encore serrés proche du pont essuyèrent une décharge de notre mousqueterie, qui fit mordre la poussière au plus grand nombre, sans qu’un seul eut osé mettre l’épée à la main. Nous approchions de la porte avec un extrême étonnement de la voir si mal défendue ; mais nous y rencontrâmes le mandarin qui sortait à la tête de six cents hommes de pied, monté sur un fort beau cheval, et revêtu d’une cuirasse. Il nous fit tête avec assez de vigueur ; et son exemple animait ses gens, lorsqu’un coup d’arquebuse, tiré par un de nos valets, le frappa au milieu de l’estomac. Sa chute répandit tant de consternation parmi les Chinois, que, chacun ne pensant qu’à fuir, sans avoir la présence d’esprit de fermer les portes, nous les chassâmes devant nous à grands coups de lances comme une troupe de bestiaux. Ils coururent dans ce désordre le long d’une grande rue qui conduisait vers une autre porte, par où nous les vîmes sortir jusqu’au dernier. Faria eut la prudence d’y laisser une partie de sa troupe pour se mettre à couvert de toute sorte de surprise ; tandis que, se faisant conduire à la prison, il alla délivrer de ses propres mains les cinq Portugais qui n’y attendaient que la mort. Ensuite, nous ayant tous rassemblés, et jugeant de l’effroi de nos ennemis par la tranquillité qui régnait autour des murs, il nous accorda une demi-heure pour le pillage. Ce temps fut si bien employé, que le moindre de nos soldats partit chargé de richesses. Quelques-uns emmenèrent de fort belles filles liées quatre à quatre avec les mèches des mousquets. Enfin, l’approche de la nuit pouvant nous exposer à quelque désastre, Faria fit mettre le feu à la ville ; elle était bâtie de sapin et d’autres bois si faciles à s’embraser, que la flamme s’y étant bientôt répandue, nous nous retirâmes tranquillement dans nos jonques à la faveur de cette lumière.

» Après une si glorieuse expédition, Faria prit deux partis, qui font autant d’honneur à sa conduite que tant d’exploits doivent en faire à sa valeur ; l’un, d’enlever toutes les provisions que nous pûmes trouver dans les villages qui bordaient la rivière, parce qu’il était à craindre qu’on ne nous en refusât dans tous les ports ; l’autre, d’aller passer l’hiver dans une île déserte nommée Poulo-Hinhor, où la rade et les eaux sont excellentes ; parce que nous ne pouvions aller droit à Liampo sans causer beaucoup de préjudice aux Portugais qui venaient hiverner paisiblement dans ce port avec leurs marchandises. Le premier de ces deux projets fut exécuté le jour suivant ; mais le second fut retardé par un obstacle qui devint pour nous une nouvelle source de richesse et de gloire. Nous fûmes attaqués entre les îles de Gomolem et la terre, par un corsaire nommé Prémata Goundel, ennemi juré de notre nation, qui, nous prenant néanmoins pour des Chinois, avait compté sur une victoire facile. Ce combat, où nous enlevâmes une de ses jonques, nous valut quatre-vingt mille taëls ; mais il coûta la vie à quantité de nos plus braves gens, et Faria y reçut trois dangereuses blessures. Nous nous retirâmes dans la petite île de Buncalon, qui n’était qu’à trois ou quatre lieues vers l’ouest, et nous y passâmes dix-huit jours, pendant lesquels nos blessés furent heureusement rétablis.

» On se détermina à gouverner vers les ports de Liampo. Le Portugal avait alors dans cette ville le même établissement que nous eûmes ensuite à Macao, c’est-à-dire qu’ayant obtenu la liberté d’y exercer le commerce, la nation y jouissait d’une parfaite tranquillité sous la protection des lois. On comptait déjà dans le quartier portugais plus de mille maisons, qui étaient gouvernées par des échevins, des auditeurs, des consuls et des juges, avec autant de confiance et de sûreté qu’à Lisbonne.

» Faria vit bientôt arriver sur la flotte tout ce qu’il y avait de Portugais distingués dans la ville, avec des présens considérables et les mêmes témoignages de respect qu’ils auraient pu rendre à leur propre roi. Ses malades furent logés dans les maisons les plus riches et magnifiquement traites ; mais ce n’était que le prélude des honneurs qu’on lui destinait. Le sixième jour, qu’il n’avait pas attendu sans impatience, parce qu’il ignorait le motif du retardement, une flotte galante, composée de barques tendues d’étoffes précieuses, vint le prendre au bruit des instrumens, et le conduisit comme en triomphe au port de la ville. Il y fut reçu avec une pompe qui surprit les Chinois ; et cette fête dura plusieurs jours. Après les avoir passés dans la joie et l’admiration, son dessein était de retourner à bord ; mais on le força d’accepter une des plus belles maisons de la ville, où pendant cinq mois entiers il fut traité avec la même considération.

» L’expédition des mines de Quanjaparu n’ayant pas cessé de l’occuper, nous avions employé ce temps aux préparatifs, et la saison commençait à presser notre départ, lorsqu’une maladie mit en peu de jours Quiay-Panjam au tombeau. Faria parut regretter beaucoup un homme qu’il avait jugé digne de son amitié. Cette perte lui fit prêter l’oreille aux conseils des principaux Portugais qui le dégoûtèrent de l’entreprise des mines. On publiait que ce pays était désolé par les guerres des rois de Chammay et de Tsiampa. Il y avait peu d’apparence que les trésors qu’il se proposait d’enlever eussent été respectés. Un corsaire nommé Similau, ami des Portugais, que sa qualité de Chinois n’avait pas empêché d’exercer long-temps ses brigandages sur sa propre nation, et qui était venu jouir de sa fortune à Liampo, lui raconta des merveilles d’une île nommée Calempluy, où il l’assura que dix-sept rois de la Chine étaient ensevelis dans des tombeaux d’or. Il lui fit une si belle peinture des idoles du même métal, et d’une infinité d’autres trésors que les monarques chinois avaient rassemblés dans cette île, que, s’étant offert à lui servir de pilote, il le détermina facilement à tenter une si grande aventure. En vain ses meilleurs amis lui en représentèrent le danger ; la guerre qui occupait les Chinois lui parut un temps favorable. Similau lui conseilla d’abandonner ses jonques, qui étaient de trop haut bord et trop découvertes pour résister aux courans du golfe de Nankin ; d’ailleurs ce corsaire ne voulait ni beaucoup de vaisseaux ni beaucoup d’hommes, dans la crainte de se rendre suspect ou d’être reconnu sur des rivières très-fréquentées. Il lui fit prendre deux panoures, qui sont une espèce de galiotes, mais un peu plus élevées. L’équipage fut borné à cinquante-six Portugais, quarante-huit matelots et quarante-deux esclaves.

» Au premier vent que Similau jugea favorable, nous quittâmes le port de Liampo. Le reste du jour et la nuit suivante furent employés à sortir des îles d’Angitour, et nous entrâmes dans des mers où les Portugais n’avaient point encore pénétré. Le vent continua de nous favoriser jusqu’à l’anse des pêcheries de Nankin. De là nous traversâmes un golfe de quarante lieues, et nous découvrîmes une haute montagne qui se nomme Nangafo, vers laquelle, tirant au nord, nous avançâmes encore pendant plusieurs jours. Les marées, qui étaient fort grosses, et le changement du vent, obligèrent Similau à entrer dans une petite rivière dont les bords étaient habités par des hommes fort blancs et de belle taille, qui avaient les yeux petits comme des Chinois, mais qui leur ressemblaient peu par l’habillement et le langage. Nous ne pûmes les engager dans aucune communication. Ils s’avançaient en grand nombre sur le bord de la rivière, d’où ils semblaient nous menacer par d’affreux hurlemens. Le temps et la mer nous permettant de remettre à la voile, Similau, dont toutes les décisions étaient respectées, leva aussitôt l’ancre pour gouverner à l’est-nord-est. Nous ne perdîmes point la terre de vue pendant sept jours. Ensuite, traversant un autre golfe à l’est, nous entrâmes dans un détroit large de dix lieues, qui se nomme Sileupaquin, après lequel nous avançâmes encore l’espace de cinq jours, sans cesser de voir un grand nombre de villes et de bourgs. Ces parages nous présentaient aussi quantité de vaisseaux. Faria commençant à craindre d’être découvert, paraissait incertain s’il devait suivre une si dangereuse route. Similau, qui remarqua son inquiétude, lui représenta qu’il n’avait pas dû former un dessein de cette importance sans en avoir pesé les dangers ; qu’il les connaissait lui-même, et que les plus grands le menaçaient, lui qui était Chinois et pilote : d’où nous devions conclure qu’indépendamment de son inclination, il était forcé de nous être fidèle ; qu’à la vérité nous pouvions prendre une route plus sûre, mais beaucoup plus longue ; qu’il nous en abandonnait la décision, et qu’au moindre signe il ne ferait pas même difficulté de retourner à Liampo. Faria lui sut bon gré de cette franchise ; il l’embrassa plusieurs fois, et le faisant expliquer sur cette route qu’il nommait la plus longue, il apprit de lui que, cent soixante lieues plus loin vers le nord nous pourrions trouver une rivière assez large, qui se nommait Sumhepadano, sur laquelle il n’y avait rien à redouter, parce qu’elle était peu fréquentée, mais que ce détour nous retarderait d’un mois entier. Nous délibérâmes sur cette ouverture. Faria parut le premier disposé à préférer les longueurs au péril, et Similau reçut ordre de chercher la rivière qu’il connaissait au nord. Nous sortîmes du golfe de Nankin ; et pendant cinq jours nous rangeâmes une côte assez déserte. Le sixième jour, nous découvrîmes à l’est une montagne fort haute, dont Similau nous dit que le nom était Fanjus. L’ayant abordée de fort près, nous entrâmes dans un beau port, qui, s’étendant en forme de croissant, peut contenir deux mille vaisseaux à couvert de toutes sortes d’orages. Faria descendit au rivage avec dix ou douze soldats ; mais il ne trouva personne qui pût lui donner les moindres lumières sur sa route. Son inquiétude renaissant avec ses doutes, il fit de nouvelles questions à Similau sur une entreprise que nous commencions à traiter d’imprudence. « Seigneur capitaine, lui dit cet audacieux corsaire, si j’avais quelque chose de plus précieux que ma tête, je vous l’engagerais volontiers. Le voyage que je m’applaudis de vous avoir fait entreprendre est si certain pour moi, que je n’aurais pas balancé à vous donner mes propres enfans, si vous aviez exigé cette caution. Cependant je vous déclare encore que, si les discours de vos gens sont capables de vous inspirer quelque défiance, je suis prêt à suivre vos ordres. Mais, après avoir formé un si beau dessein, serait-il digne de vous d’y renoncer ? et si l’effet ne répondait pas à mes promesses, ma punition n’est-elle pas entre vos mains ? »

» Ce langage était si propre à faire impression sur Faria, que, promettant de s’abandonner à la conduite du corsaire, il menaça de punir ceux qui le troubleraient par leurs murmures. Nous nous remîmes en mer. Treize jours d’une navigation assez paisible, pendant lesquels nous ne perdîmes point la terre de vue, nous firent arriver dans un port nommé Buxipalem, à 49 degrés de hauteur. Ce climat nous parut un peu froid. Nous y vîmes des poissons et des serpens d’une si étrange forme, que ce souvenir me cause encore de la frayeur. Similau, qui avait déjà parcouru tous ces lieux, nous fit des peintures incroyables de ce qu’il y avait vu et de ce qu’il y avait entendu pendant la nuit, surtout aux pleines lunes de novembre, décembre et janvier, qui sont le temps des grandes tempêtes ; et nous vérifiâmes par nos propres yeux une partie des merveilles qu’il nous avait racontées. Nous vîmes dans cette mer des raies auxquelles nous donnâmes le nom de peixes mantas, qui avaient plus de quatre brasses de tour et le museau d’un bœuf ; nous en vîmes d’autres qui ressemblaient à de grands lézards, moins grosses et moins longues que les autres, mais tachetées de vert et de noir, avec trois rangs d’épines fort pointues sur le dos, de la grosseur d’une flèche. Elles se hérissent quelquefois comme des porcs-épics, et leur museau, qui est fort pointu, est armé d’une sorte de crocs d’environ deux pans de longueur, que les Chinois nomment puchissucoens, et qui ressemblent aux défenses d’un sanglier. D’autres poissons que nous aperçûmes ont le corps tout-à-fait noir et d’une prodigieuse grandeur. Pendant deux nuits que nous passâmes à l’ancre, nous fûmes continuellement effrayés par la vue des baleines et des serpens qui se présentaient autour de nous, et par les hennissemens d’une infinité de chevaux marins dont le rivage était couvert. Nous nommâmes ce lieu la rivière des serpens. Quinze lieues plus loin, Similau nous fit entrer dans une baie beaucoup plus belle et plus profonde, qui se nomme Calindamo, environnée de montagnes fort hautes et d’épaisses forêts, au travers desquelles on voit descendre quantité de ruisseaux dans quatre grandes rivières qui entrent dans la baie. Similau nous apprit que, suivant les histoires chinoises, deux de ces rivières tirent leur source d’un grand lac nommé Moscombia et les deux autres, d’une province qui se nomme Alimania, où les montagnes sont toujours couvertes de neige.

» C’était dans une de ces rivières que nous devions entrer. Elle se nomme Paatebenam. Il fallait dresser notre route à l’est pour retourner vers le port de Nankin, que nous avions laissé derrière nous à deux cent soixante lieues, parce que, dans cette distance, nous avions multiplié notre hauteur fort au delà de l’île que nous cherchions. Similau, qui s’aperçut de notre chagrin, nous fit souvenir que ce détour nous avait paru nécessaire à notre succès. On lui demanda combien il emploîrait de temps à retourner jusqu’à l’anse de Nankin par cette rivière. Il nous répondit que nous n’avions pas besoin de plus de quatorze ou quinze jours ; et que, cinq jours après, il nous promettait de nous faire aborder dans l’île de Calempluy, où nous trouverions enfin le prix de nos peines.

» À l’entrée d’une nouvelle route qui nous engageait fort loin dans des terres inconnues, Faria fit disposer l’artillerie et tout ce qu’il jugea convenable à notre défense. Ensuite nous entrâmes dans l’embouchure de la rivière avec le secours des rames et des voiles. Le lendemain nous arrivâmes au pied d’une fort haute montagne nommée Botinafau, d’où coulaient plusieurs ruisseaux d’eau douce. Pendant six jours que nous employâmes à la côtoyer, nous eûmes le spectacle d’un grand nombre de bêtes farouches, qui ne paraissaient pas effrayées de nos cris. Cette montagne n’a pas moins de quarante ou cinquante lieues de longueur ; elle est suivie d’une autre qui se nomme Gangitanou, et qui ne nous parut pas moins sauvage. Tout ce pays est couvert de forêts si épaisses, que le soleil n’y peut communiquer ses rayons ni sa chaleur. Similau nous assura néanmoins qu’il était habité par des peuples difformes, nommés Gigohos, qui ne se nourrissaient que de leur chasse et du riz que les marchands chinois leur apportaient en échange pour leurs fourrures. Il ajouta qu’on tirait d’eux chaque année plus de deux mille peaux, pour lesquelles on payait des droits considérables aux douanes de Pocasser et de Lantau, sans compter celles que les Gigohos emploient eux-mêmes à se couvrir et à tapisser leurs maisons. Faria, qui ne perdait pas une seule occasion de vérifier les récits de Similau pour se confirmer dans l’opinion qu’il avait de sa bonne foi, le pressa de lui faire voir un de ces difformes habitans dont il exagérait la laideur. Cette proposition parut l’embarrasser. Cependant, après avoir répondu à ceux qui traitaient ses discours de fables que son inquiétude ne venait que du naturel farouche des barbares, il promit à Faria de satisfaire sa curiosité, à condition que Faria ne descendrait point à terre, comme il y était souvent porté par son courage. L’intérêt du corsaire était aussi vif pour la conservation de Faria que celui de Faria pour celle du corsaire. Ils se croyaient nécessaires l’un à l’autre, l’un pour éviter les mauvais traitemens de l’équipage, qui l’accusait de nous avoir exposés à des dangers insurmontables ; l’autre, pour se conduire dans une entreprise incertaine, où toute sa confiance était dans son guide.

» Nous ne cessions pas d’avancer à voiles et à rames, entre des montagnes fort élevées et des arbres fort épais, souvent étourdis par le bruit d’un si grand nombre de loups, de renards, de sangliers, de cerfs et d’autres animaux, que nous avions peine à nous entendre. Enfin, derrière une pointe qui coupait le cours de l’eau, nous vîmes paraître un jeune garçon qui chassait devant lui six ou sept vaches. On lui fit quelques signes, auxquels il ne fit pas difficulté de s’arrêter. Nous nous approchâmes de la rive en lui montrant une pièce de taffetas vert, par le conseil de Similau, qui connaissait le goût des Gigohos pour cette couleur. On lui demanda par d’autres signes s’il voulait l’acheter. Il entendait aussi peu le chinois que le portugais. Faria lui fit donner quelques aunes de la même pièce et six petits vases de porcelaine, dont il parut si content, que, sans marquer la moindre inquiétude pour ses vaches, il prit aussitôt sa course vers le bois. Un quart d’heure après, il revint d’un air libre, portant sur ses épaules un cerf en vie ; huit hommes et cinq femmes, dont il était accompagné, amenaient trois vaches liées, et marchaient en dansant au son du tambour, sur lequel ils frappaient cinq coups par intervalle. Leur habillement était de différentes peaux, qui leur laissaient les bras et les pieds nus, avec cette seule différence pour les femmes, qu’elles portaient au milieu du bras de gros bracelets d’étain, et qu’elles avaient les cheveux beaucoup plus longs que les hommes. Ceux-ci portaient de gros bâtons armés par le bout, et garnis jusqu’au milieu de peaux semblables à celles dont ils étaient couverts. Ils avaient tous le visage farouche, les lèvres grosses, le nez plat, les narines larges et la taille haute. Faria leur fit divers présens, pour lesquels ils nous laissèrent leurs trois vaches et leur cerf. Nous quittâmes la rive ; mais ils nous suivirent pendant cinq jours sur le bord de l’eau.

» Après avoir fait environ quarante lieues dans ce pays barbare, nous poussâmes notre navigation pendant seize jours sans découvrir aucune autre marque d’habitation que des feux, que nous apercevions quelquefois pendant la nuit. Enfin nous arrivâmes dans l’anse de Nankin, moins promptement à la vérité que Similau ne l’avait promis, mais avec la même espérance de nous voir en peu de jours au terme de nos désirs. Il fit comprendre à tous les Portugais la nécessité de ne pas se montrer aux Chinois, qui n’avaient jamais vu d’étrangers dans ces lieux. Nous suivîmes un conseil dont nous sentîmes l’importance ; tandis qu’avec les matelots de sa nation il se tenait prêt à donner les explications qu’on pourrait lui demander. Il proposa aussi de gouverner par le milieu de l’anse plutôt que de suivre les côtes, où nous découvrîmes un grand nombre de lantées. On se conforma pendant six jours à ses intentions. Le septième nous découvrîmes devant nous une grande ville nommée Sileupeumor, dont nous devions traverser le havre pour entrer dans la rivière. Similau, nous ayant recommandé plus que jamais de nous tenir couverts, y jeta l’ancre à deux heures après minuit. Vers la pointe du jour il en sortit paisiblement, au travers d’un nombre infini de vaisseaux qui nous laissèrent passer sans défiance ; et, traversant la rivière, qui n’avait plus que six ou sept lieues de largeur, nous eûmes la vue d’une grande plaine que nous ne cessâmes point de côtoyer jusqu’au soir.

» Cependant les vivres commençaient à nous manquer, et Similau, qui paraissait quelquefois effrayé de sa propre hardiesse, ne jugeait point à propos d’aborder au hasard pour renouveler nos provisions. Nous fûmes réduits, pendant treize jours, à quelques bouchées de riz cuit dans l’eau, qui nous étaient mesurées avec une extrême rigueur. L’éloignement de nos espérances, qui paraissaient reculer de jour en jour, et le tourment de la faim, nous auraient portés à quelque résolution violente, si notre fureur n’eût été combattue par d’autres craintes. Le corsaire, qui les remarquait dans nos yeux, nous fit débarquer pendant les ténèbres auprès de quelques vieux édifices, qui se nommaient Tanamadel, et nous conseilla de fondre sur une maison qui lui parut éloignée des autres. Nous y trouvâmes beaucoup de riz et de petites fèves, de grands pots pleins de miel, des oies salées, des ognons, des aulx et des cannes à sucre dont nous fîmes une abondante provision : c’était le magasin d’un hôpital voisin, et ce religieux dépôt n’était défendu que par la piété publique. Quelques Chinois nous apprirent dans la suite qu’il était destiné à la subsistance des pèlerins qui visitaient les tombeaux de leurs rois ; mais ce n’est pas à ce titre que nous rendîmes grâces au ciel de nous y avoir conduits.

» Un secours qu’il semblait nous avoir ménagé dans sa bonté, rétablit un peu le calme et l’espoir sur les deux vaisseaux. Nous continuâmes encore d’avancer pendant sept jours. Quelle différence néanmoins entre le terme que Similau nous avait fixé et cette prolongation qui ne finissait pas ! La patience de Faria n’avait pas eu peu de force pour soutenir la nôtre ; mais il commençait lui-même à se défier de tant de longueurs et d’incertitudes. Quoique son courage l’eût disposé à tous les événemens, il confessa publiquement qu’il regrettait d’avoir entrepris le voyage. Son chagrin croissant d’autant plus qu’il s’efforçait de le cacher. Un jour qu’il avait demandé au corsaire dans quel lieu il croyait être, il en reçut une réponse si mal conçue, qu’il le soupçonna d’avoir perdu le jugement, ou d’ignorer le chemin dans lequel il nous avait engagés ; cette idée le rendit furieux. Il l’aurait tué d’un poignard qu’il avait toujours à sa ceinture, si quelques amis communs n’eussent arrêté son bras, en lui représentant que la mort de ce malheureux assurait notre ruine. Il modéra sa colère ; mais elle fut encore assez vive pour le faire jurer sur sa barbe que, si dans trois jours le corsaire ne levait tous ses doutes, il le poignarderait de sa propre main. Cette menace causa tant de frayeur à Similau, que la nuit suivante, tandis qu’on s’était approché de la terre, il se laissa couler du vaisseau dans la rivière ; et son adresse lui ayant fait éviter la vue des sentinelles, on ne s’aperçut de son évasion qu’en renouvelant la garde.

» Un si cruel événement mit Faria comme hors de lui-même. Il s’en fallut peu que les deux sentinelles ne payassent leur négligence de leur vie. À l’instant il descendit au rivage avec la plus grande partie des Portugais ; toute la nuit fut employée à chercher Similau. Mais il nous fut impossible de découvrir ses traces ; et notre embarras devint encore plus affreux lorsque étant retournés à bord, nous trouvâmes que, de quarante-six matelots chinois qui étaient sur les deux vaisseaux, trente-quatre avaient pris la fuite, pour se dérober apparemment aux malheurs dont ils nous croyaient menacés. Nous tombâmes dans un étonnement qui nous fit lever les mains et les yeux au ciel sans avoir la force de prononcer un seul mot. Cependant, comme il était question de délibérer sur une situation si terrible, on tint conseil, mais avec une variété de sentimens qui retarda long-temps la conclusion. Enfin nous résolûmes, à la pluralité des voix, de ne pas abandonner un dessein pour lequel nous avions déjà bravé tant de dangers. Mais, consultant aussi la prudence , nous pensâmes à nous saisir de quelques habitans du pays de qui nous pussions savoir ce qui nous restait de chemin jusqu’à l’île de Calempluy. Si nos informations nous apprenaient qu’il fut aussi facile de l’attaquer que Similau nous en avait flattés, nous promîmes au ciel d’achever notre entreprise ; ou, si les difficultés nous paraissaient invincibles, nous devions nous abandonner au fil de l’eau, qui ne pouvait nous conduire qu’à la mer, où son cours la portait naturellement.

» L’ancre fut levée néanmoins avec beaucoup de crainte et de confusion ; la diminution de nos matelots ne nous permit pas d’avancer beaucoup le jour suivant ; mais, ayant mouillé le soir assez près de la rive, on découvrit, à la fin de la première garde, une barque à l’ancre au milieu de la rivière. Nous nous en approchâmes avec de justes précautions, et nous y prîmes six hommes que nous trouvâmes endormis. Faria les interrogea séparément pour s’assurer de leur bonne foi par la conformité de leurs réponses ; ils s’accordèrent à lui dire que le pays où nous étions se nommait Temquilem, et que l’île, de Calempluy n’était éloignée que de dix lieues. On leur fit d’autres questions, auxquelles ils ne répondirent pas moins fidèlement. Faria les retint prisonniers pour le service des rames ; mais la satisfaction qu’il reçut de leurs éclaircissemens ne l’empêcha pas de regretter Similau, sans lequel il n’espérait plus recueillir tout le fruit qu’il s’était promis d’une si grande entreprise. Deux jours après, nous doublâmes une pointe de terre nommée Quinai-Taraon, après laquelle nous découvrîmes enfin cette île que nous cherchions depuis quatre-vingts jours, et qui nous avait paru fuir sans cesse devant nous.

» C’est une belle plaine, située à deux lieues de cette pointe, au milieu d’une rivière. Nous jugeâmes qu’elle n’avait pas plus d’une lieue de circuit. La joie que nous ressentîmes à cette vue fut mêlée d’une juste crainte, en considérant à quels périls nous allions nous exposer sans les avoir reconnus. Vers trois heures de nuit, Faria fit jeter l’ancre assez près de l’île. Il y régnait un profond silence. Cependant, comme il n’était pas vraisemblable qu’un lieu tel que Similau nous l’avait représenté, fût sans défense et sans garde, on résolut d’attendre la lumière pour en faire le tour et pour juger des obstacles. À la pointe du jour, nous nous approchâmes fort près de la terre, et, commençant à tourner, nous observâmes soigneusement tout ce qui se présentait à nos yeux. L’île était environnée d’un mur de marbre d’environ douze pieds de hauteur, dont toutes les pierres étaient jointes avec tant d’art, qu’elles paraissaient d’une seule pièce. Il avait douze autres pieds depuis le fond de la rivière jusqu’à fleur d’eau. Autour du sommet régnait un cordon en saillie, qui, joint à l’épaisseur du mur, formait une galerie assez large. Elle était bordée d’une balustrade de laiton, qui, de six en six brasses, se joignait à des colonnes du même métal, sur chacune desquelles on voyait une figure de femme avec une boule à la main. Le dedans de la galerie offrait une chaîne de monstres ou de figures monstrueuses de fonte, qui, se tenant par la main, semblaient former une danse autour de l’île. Entre ce rang d’idoles s’élevait un autre rang d’arcades, ouvrage somptueux et composé de pièces de diverses couleurs. Les ouvertures laissant un passage libre à la vue, on découvrait dans l’intérieur de l’île un bois d’orangers, au milieu duquel étaient bâtis trois cent soixante-cinq ermitages dédiés aux dieux de l’année. Un peu plus loin, à l’est, sur une petite élévation, la seule qui fût dans l’île, on voyait plusieurs grands édifices séparés les uns des autres, et sept façades semblables à celles de nos églises. Tous ces bâtimens, qui paraissaient dorés, avaient des tours fort hautes, que nous prîmes pour des clochers. Ils étaient entourés de deux grandes rues dont les maisons avaient aussi beaucoup d’éclat. Un spectacle si magnifique nous fît prendre une haute idée de cet établissement et des trésors qui devaient être renfermés dans un lieu dont les murs étaient si riches.

» Nous avions reconnu avec le même soin les avenues et les entrées. Pendant une partie du jour, que nous avions donnée à ces observations, il ne s’était présenté personne dont la rencontre eût pu nous alarmer. Nous commençâmes à nous persuader ce que nous avions eu peine à croire sur le témoignage de Similau et de nos prisonniers chinois, c’est-à-dire que l’île n’était habitée que par des bonzes, et qu’elle n’avait pour défense que l’opinion établie de sa sainteté. Quoique l’après-midi fût assez avancé, Faria prit la résolution de descendre par une des huit avenues que nous avions observées, pour prendre langue dans les ermitages, et régler notre conduite sur ses informations. Il se fit accompagner de trente soldats et de vingt esclaves. J’étais de cet escorte. Nous entrâmes dans l’île avec le même silence qui ne cessait pas d’y régner ; et, traversant le petit bois d’orangers, nous arrivâmes à la porte du premier ermitage. Il n’était qu’à deux portées de mousquet du lieu où nous étions descendus. Faria marchait le sabre à la main. N’apercevant personne, il heurta deux ou trois fois pour se faire ouvrir. On lui répondit enfin que celui qui frappait à la porte devait faire le tour de l’édifice, et qu’il trouverait une autre entrée. Un Chinois que nous avions amené pour nous servir d’interprète et de guide, après lui avoir imposé des lois redoutables, fit tout aussitôt le tour de l’ermitage, et vint nous ouvrir la porte où il nous avait laissés.

» Faria, sans autre explication, entra brusquement, et nous ordonna de le suivre. Nous trouvâmes un vieillard qui paraissait âgé de plus de cent ans, et que la goutte retenait assis ; il était vêtu d’une longue robe de damas violet. La vue de tant de gens armés lui causa un mouvement de frayeur qui le fit tomber presque sans connaissance : il remua quelque temps les pieds et les mains sans pouvoir prononcer un seul mot ; mais, ayant retrouvé l’usage de ses sens, et nous regardant d’un air plus tranquille, il nous demanda qui nous étions et ce que nous désirions de lui. L’interprète lui répondit, suivant l’ordre de Faria, que nous étions des marchands étrangers ; que, naviguant dans une jonque fort riche pour nous rendre au port de Liampo, nous avions eu le malheur de faire naufrage ; qu’un miracle nous avait sauvés des flots, et que notre reconnaissance pour cette faveur du ciel nous avait fait promettre de venir en pèlerinage dans la sainte île de Calempluy ; que nous y étions arrivés pour accomplir notre vœu ; que notre seule intention, en le troublant dans sa solitude, était de lui demander particulièrement quelque aumône, comme un soulagement nécessaire à notre pauvreté, et que nous nous engagions à lui rendre dans trois ans le double de ce qu’il nous permettrait d’enlever.

» L’ermite parut méditer un moment sur ce qu’il venait d’entendre ; ensuite regardant Faria, qu’il crut reconnaître pour notre chef, il eut l’audace de le traiter de voleur et de lui reprocher sa criminelle entreprise : ce ne fut pas néanmoins sans joindre à ses injures des prières et des exhortations. Faria loua sa piété, et feignit même d’entrer dans ses vues ; mais, après l’avoir supplié de modérer son ressentiment, parce que nous n’avions pas d’autre ressource dans notre misère, il n’en ordonna pas moins à ses gens de visiter l’ermitage, et d’enlever tout ce qu’ils y trouveraient de précieux. Nous parcourûmes toutes les parties de cette espèce de temple qui était rempli de tombeaux, et nous en brisâmes un grand nombre, où nous trouvâmes de l’argent, mêlé avec les os des morts. L’ermite tomba deux fois évanoui pendant que Faria s’efforçait de le consoler. Nous portâmes à bord toutes les richesses que nous avions pu découvrir. La nuit qui s’approchait nous ôta la hardiesse de pénétrer plus loin dans un lieu que nous connaissions si peu ; mais comme l’occasion seule nous avait décidés à profiter sur-le-champ de ce qui s’était offert, nous emportâmes l’espérance de parvenir le lendemain à d’autres sources de richesses. Faria ne quitta pas l’ermite sans l’avoir forcé de lui apprendre quels ennemis nous avions à redouter dans l’île ; son récit augmenta notre confiance. Le nombre des solitaires, qu’il nommait talagrepos, était de trois cent soixante-cinq, mais tous dans un âge fort avancé. Ils avaient quarante valets nommés menigrepos, pour leur fournir les secours nécessaires, ou pour les assister pendant leurs maladies. Le reste des édifices, qui était éloigné d’un quart de lieue, n’était peuplé que de bonzes, non-seulement sans armes, mais sans barques pour sortir de l’île, où toutes leurs provisions leur étaient apportées des villes voisines. Faria conçut qu’en y retournant à la pointe du jour, après avoir fait une garde exacte pendant la nuit, nous pouvions espérer qu’il n’échapperait rien à nos recherches, et que six ou sept cents moines chinois, qui devaient être à peu près le nombre des bonzes, n’entreprendraient pas de se défendre contre des soldats armés.

» Quelque témérité qu’il y eût dans ce dessein, peut-être n’aurait-il pas manqué de vraisemblance, si nous avions eu la précaution de nous défaire de l’ermite, ou de l’emmener sur nos vaisseaux : il pouvait arriver que les menigrepos laissassent passer cette nuit sans visiter son ermitage ; et nous serions descendus le lendemain avec l’avantage de surprendre tous les autres bonzes ; mais il ne tomba dans l’esprit à personne que notre première expédition pût être ignorée jusqu’au jour suivant, et chacun se reposa sur la facilité qu’on se promettait à réduire une troupe de moines sans courage et sans armes.

» Faria donna ses ordres pour la nuit ; ils consistaient principalement à veiller autour de l’île pour observer toutes les barques qui pouvaient en approcher. Mais vers minuit nos sentinelles découvrirent quantité de feux sur les temples et sur les murs. Nos Chinois furent les premiers à nous avertir que c’était sans doute un signal qui nous menaçait. Faria dormait d’un profond sommeil ; il ne fut pas plus tôt éveillé, qu’au lieu de suivre le conseil des plus timides, qui le pressaient de faire voile aussitôt, il se fit conduire à rames droit à l’île. Un bruit effroyable de cloches et de bassins confirma bientôt l’avis des Chinois. Cependant Faria ne revint à bord que pour nous déclarer qu’il ne prendrait point la fuite sans avoir approfondi la cause de ce mouvement ; il se flattait encore que les feux et le bruit pouvaient venir de quelque fête, suivant l’usage commun des bonzes ; mais, avant de rien entreprendre, il nous fit jurer sur l’Évangile que nous attendrions son retour. Ensuite repassant dans l’île avec quelques-uns de ses plus braves soldats, il suivit le son d’une cloche qui le conduisit dans un ermitage différent du premier. Là, deux ermites, dont il se saisit, et que ses menaces forcèrent de parler, lui apprirent que le vieillard auquel nous avions fait grâce de la vie avait trouvé la force de se rendre aux grands édifices ; que, sur le récit de son aventure, l’alarme s’était répandue parmi tous les bonzes ; que, dans la crainte du même sort pour leurs maisons et pour leurs temples, ils avaient pris le seul parti qui convenait à leur profession, c’est-à-dire celui d’avertir les cantons voisins par des feux et par le bruit des cloches, et qu’ils espéraient un prompt secours du zèle de la piété des habitans. Les gens de Faria profitèrent du temps pour enlever sur l’autel une idole d’argent qui avait une couronne d’or sur la tête et une roue dans la main ; ils prirent aussi trois chandeliers d’argent avec leurs chaînes, qui étaient fort grosses et fort longues. Faria, se repentant trop tard du ménagement qu’il avait eu pour le premier ermite, emmena ceux qui lui parlaient, et les fit embarquer avec lui. Il mit aussitôt à la voile, en s’arrachant la barbe, et se reprochant d’avoir perdu par son imprudence une occasion qu’il désespérait de retrouver.

» Son retour jusqu’à la mer fut aussi prompt que le cours d’une rivière fort rapide, aidé du travail des rames et de la faveur du vent. Après sept jours de navigation, il s’arrêta dans un village nommé Susequerim, où, ne craignant plus que le bruit de son entreprise eût pu le suivre, il se pourvut de vivres, qui recommençaient à lui manquer. Cependant il n’y passa que deux heures, pendant lesquelles il prit aussi quelques informations sur sa route, qui servirent à nous faire sortir de la rivière par un détroit beaucoup moins fréquenté que celui de Sileupamor, par lequel nous y étions entrés. Là, nous fîmes cent quarante lieues pendant neuf jours ; et, rentrant ensuite dans l’anse de Nankin, qui n’avait dans ce lieu que dix ou douze lieues de large, nous nous laissâmes conduire pendant treize jours par le vent d’ouest jusqu’à la vue des monts de Conxinacau.

» Cette chaîne de montagnes stériles qui forment une perspective effrayante, l’ennui d’une longue route, la diminution de nos vivres, et surtout le regret d’avoir manqué nos plus belles espérances, jetèrent dans les deux bords un air de tristesse qui fut comme le présage de l’infortune dont nous étions menacés. Il s’éleva tout d’un coup un de ces vents du sud que les Chinois nomment typhons, avec une impétuosité si surprenante, que nous ne pûmes le regarder comme un événement naturel. Nos panoures étaient des bâtimens de rames, bas de bords, faibles et presque sans matelots. Un instant rendit notre situation si triste, que, désespérant de pouvoir nous sauver, nous nous laissâmes dériver vers la côte, où le courant de l’eau nous portait. Notre imagination nous offrait plus de ressource en nous brisant contre les rochers qu’en nous laissant abîmer au milieu des flots ; mais ce projet désespéré ne put nous réussir. Le vent, qui changea bientôt au nord-ouest, éleva des vagues furieuses qui nous rejetèrent malgré nous vers la haute nier. Alors nous commençâmes à soulager nos vaisseaux de tout ce qui pouvait les appesantir, sans épargner nos caisses d’or et d’argent. Nos mâts furent coupés, et nous nous abandonnâmes à la fortune pendant le reste du jour. Vers minuit, nous entendîmes dans le vaisseau de Faria les derniers cris du désespoir. On y répondit du nôtre par d’affreux gémissemens. Ensuite n’entendant plus d’autre bruit que celui des vents et des vagues, nous demeurâmes persuadés que notre généreux chef et tous nos amis étaient ensevelis dans l’abîme. Cette idée nous jeta dans une si profonde consternation, que pendant plus d’une heure nous demeurâmes tous muets. Quelle nuit la douleur et la crainte nous firent passer ! Une heure avant le jour, notre vaisseau s’ouvrît par la contre-quille, et se trouva bientôt si plein d’eau, que le courage nous manqua pour travailler à la pompe. Enfin nous allâmes choquer contre la côte ; et déjà presque noyés comme nous l’étions, les vagues nous roulèrent jusqu’à la pointe d’un écueil qui acheva de nous mettre en pièces. De vingt-cinq Portugais, quatorze se sauvèrent. Le reste, avec dix-huit esclaves chrétiens et sept matelots chinois, périt misérablement à nos yeux.

» Nous nous rassemblâmes sur le rivage, où, pendant tout le jour et la nuit suivante, nous ne cessâmes point de pleurer notre infortune. Le pays était rude et montagneux : il y avait peu d’apparence qu’il fût habité dans les parties voisines. Cependant, le lendemain au matin, nous fîmes six ou sept lieues au travers des rochers, dans la triste espérance de rencontrer quelque habitant qui voulût nous recevoir en qualité d’esclaves, et qui nous donnât à manger pour prix de notre liberté. Mais, après une marche si fatigante, nous arrivâmes à l’entrée d’un immense marécage, au delà duquel notre vue ne pouvait s’étendre, et dont le fond était si humide, qu’il nous fut impossible d’y entrer. Il fallut retourner sur nos traces, parce qu’il ne se présentait pas d’autre passage. Nous nous retrouvâmes le jour suivant dans le lieu où notre vaisseau s’était perdu, et découvrant sur le rivage les corps que la mer y avait jetés, nous recommençâmes nos plaintes et nos gémissemens. Après avoir employé le troisième jour à les ensevelir dans le sable, sans autre instrument que nos mains, nous prîmes notre chemin vers le nord, par des précipices et des bois que mous avions une peine extrême à pénétrer. Cependant nous descendîmes enfin sur le bord d’une rivière que nous résolûmes de traverser à la nage ; mais les trois premiers qui tentèrent ce passage furent emportés par la force du courant. Comme ils étaient les plus vigoureux, nous désespérâmes d’un meilleur sort. Nous prîmes le parti de retourner à l’est en suivant le bord de l’eau, sur lequel nous passâmes une nuit fort obscure, aussi tourmentés par la faim que par le froid et la pluie. Le lendemain avant le jour, nous aperçûmes un grand feu vers lequel nous nous remîmes à marcher ; mais, le perdant de vue au lever du soleil, nous continuâmes jusqu’au soir de suivre la rivière. Le pays commençait à s’ouvrir. Notre espérance était de rencontrer quelque habitant sur la rive : d’ailleurs nous ne pouvions nous éloigner d’une route où l’eau, qui était excellente, servait du moins à soutenir nos forces. Le soir nous arrivâmes dans un bois, où nous trouvâmes cinq hommes qui travaillaient à faire du charbon.

» Un long commerce avec leur nation nous avait rendu leur langue assez familière. Nous nous approchâmes d’eux, nous nous jetâmes à leurs pieds pour diminuer l’effroi qu’ils avaient pu ressentir à la vue de onze étrangers. Nous les priâmes au nom du ciel, dont la puissance est respectée de tous les peuples du monde, de nous adresser dans quelque lieu où nous pussions trouver du remède au plus pressant de nos maux. Ils nous regardèrent d’un œil de pitié. « Si votre unique mal était la faim, nous dit l’un d’entre eux, il nous serait aisé d’y remédier ; mais vous avez tant de plaies, que tous nos sacs ne suffiraient pas pour les couvrir. » En effet, les ronces, au travers desquelles nous avions marché dans les montagnes, nous avaient déchiré le visage et les mains ; et ces plaies, que l’excès de notre misère nous empêchait de sentir, étaient déjà tournées en pouriture.

» Les cinq Chinois nous offrirent un peu de riz et d’eau chaude, qui ne pouvait suffire pour nous rassasier. Mais, en nous laissant la liberté de passer la nuit avec eux, ils nous conseillèrent de nous rendre dans un hameau voisin, où nous trouverions un hôpital qui servait à loger les pauvres voyageurs. Nous prîmes aussitôt le chemin qu’ils eurent l’humanité de nous montrer. Il était une heure de nuit lorsque nous frappâmes à la porte de l’hôpital. Quatre hommes qui en avaient la direction nous reçurent avec bonté ; mais, s’étant réduits à nous donner le couvert, ils attendirent le lendemain pour nous demander qui nous étions. Un de nous lui répondit que nous étions des marchands de Siam à qui la fortune avait fait perdre leur vaisseau par un naufrage. Ils voulurent savoir où nous avions dessein d’aller. Notre intention, leur dîmes-nous, était de nous rendre à Nankin, où nous espérions de nous embarquer sur les premières lantées qui partiraient pour Canton. Ils nous demandèrent pourquoi nous préférions Canton à d’autres ports. Nous leurs dîmes que c’était dans la confiance d’y trouver des marchands de notre nation, à qui l’empereur permettait d’y exercer le commerce. Soit prudence, soit curiosité, ils continuèrent de nous faire un grand nombre de questions qui lassèrent notre patience. La faim nous pressait si vivement, que, malgré la commodité du lieu où nous avions passé la nuit, il nous avait été impossible de fermer les yeux. Nous leur représentâmes que c’était le plus pressant de nos besoins, et que depuis six jours nous avions manqué de nourriture. « Il est juste, nous dirent-ils avec autant de douceur que de gravité, de vous accorder un secours que vous demandez avec tant d’instance et de larmes ; mais cette maison étant fort pauvre, c’est un obstacle qui ne nous permet pas de satisfaire pleinement à ce devoir. » Alors ils commencèrent à nous raconter par quels accidens leur hôpital s’était appauvri après avoir été fort riche. Les plus affamés d’entre nous, ne pouvant résister à leur indignation, nous proposèrent en portugais de ne pas souffrir plus long-temps qu’on se fît un jeu de notre misère, et d’employer l’avantage que nous avions par la supériorité du nombre. Christophe Borralho, dont j’ai déjà loué la modération naturelle, nous fit comprendre les suites de cette violence ; mais interrompant les Chinois, il les conjura d’abandonner un instant tout autre soin pour soulager la faim qui nous dévorait. Une prière si vive ne parut pas les offenser. Au contraire, ils se jetèrent dans des excuses qui traînèrent encore en longueur, et qui aboutirent à nous prier de sortir avec eux pour solliciter la charité des habitans. Le hameau était composé de quarante ou cinquante pauvres maisons dispersées, que nous fûmes obligés de parcourir pour tirer en aumône un demi-sac de riz, un peu de farine, des fèves, des ognons, et quelques méchans habits, qui servirent à la réparation des nôtres. Les directeurs de l’hôpital nous donnèrent deux taëls en argent. Nous leurs demandâmes la liberté de passer quelques jours dans leur maison ; ils nous répondirent qu’à l’exception des malades et des femmes enceintes, les pauvres n’y demeuraient pas si long-temps, et qu’on ne pouvait violer en notre faveur une loi établie par de savans et religieux personnages ; mais qu’à trois lieues du village de Cathiotan, où nous étions, nous trouverions, dans la grande ville de Siley-Jacau, un hôpital fort riche où tous les pauvres étaient reçus. Ils nous offrirent une lettre de recommandation que nous acceptâmes. Elle était conçue en des termes si pressans et si tendres, qu’en nous plaignant de leurs lois et de leurs usages, nous fûmes forcée de rendre justice à leurs intentions.

» Nous arrivâmes le soir à Siley-Jacau, où nous apprîmes à connaîtra encore mieux le caractère des Chinois. On nous y reçut avec une charité digne du christianisme ; mais il fallut essuyer de longues et incommodes formalités, et protester que notre dessein était de quitter la Chine après notre guérison.

» Dix-huit jours que nous passâmes dans le repos et l’abondance rétablirent parfaitement notre santé. Nous partîmes dans l’intention réelle de nous rendre à Nankin, dont nous étions éloignés de cent quarante lieues, et de nous y embarquer pour Liampo ou pour Canton. Le soir du même jour nous arrivâmes à la vue d’un bourg nommé Suzoanganée, où la fatigue nous força de nous asseoir sur le bord d’une fontaine. Quelques habitans qui venaient y puiser de l’eau, surpris de remarquer que nos figures ne ressemblaient pas à celles du pays, s’en retournaient avec des marques de frayeur ou d’admiration, qui attirèrent bientôt autour de nous une partie des habitans. Après nous avoir regardés long-temps sans oser s’approcher, ils nous firent demander ce qui nous amenait dans leur pays. Nous nous donnâmes, comme nous l’avions déjà fait, pour des marchands siamois qui se rendaient à Nankin. Cette réponse leur parut si peu suspecte, qu’ils nous laissèrent la liberté de nous reposer ; mais ils avaient eu le temps de faire avertir un de leurs prêtres qui, sortant du bourg, vêtu d’une longue robe de damas rouge, vint à nous jusqu’à la fontaine avec une poignée d’épis de blé dans la main. Il nous ordonna de mettre les mains sur les épis ; nous le satisfîmes volontiers, dans le dessein de nous concilier son affection et celle des habitans. « Par ce serment, nous dit-il, que vous faites en ma présence sur ces deux substances d’eau et de pain, que le ciel a formées pour la conservation de tout ce qui existe au monde, il faut, que vous me confessiez s’il est vrai que vous soyez des marchands étrangers qui vont à Nankin. À cette condition, nous vous accorderons la liberté de passer la nuit dans ce lieu, conformément à la charité que nous devons aux pauvres. Au contraire, si vous n’êtes pas tels que vous l’avez dit, je vous commande de la part du ciel de vous éloigner sur-le-champ, sous peine d’être mordus et dévorés par les dents du serpent qui fait sa demeure au fond de l’abîme enfumé. » Nous confirmâmes notre récit sans balancer. Aussitôt, se tournant vers le peuple qui l’accompagnait, il déclara qu’on pouvait nous traiter avec indulgence, et qu’il en accordait la permission. Nous fûmes conduits dans le village, et logés sous le portail du temple, où nous reçûmes en abondance tout ce qui était nécessaire à nos besoins.

» Ces exemples d’humanité nous rassurèrent beaucoup sur les dangers d’une longue route. Nous quittâmes Suzoanganée pour nous rendre à Chiangulay, qui n’est qu’à deux lieues ; mais nous eûmes bientôt l’occasion de nous défier du jugement favorable que nous avions porté des Chinois. En approchant du lieu où nous comptions passer la nuit, nous nous reposâmes sous un arbre ; où notre malheur nous fit trouver trois hommes qui gardaient un grand nombre de vaches, et qui ne virent pas onze étrangers sans être alarmés pour leur troupeau. Ils se mirent à pousser des cris qui firent sortir tous les habitans armés de bâtons et de pierres. Dans leurs premiers transports nous fumes blessés de plusieurs coups ; et cette chaleur n’ayant fait qu’augmenter à notre vue, parmi des furieux qui ne reconnaissaient point les traits du pays sur notre visage, ils nous lièrent les mains derrière le dos, et nous emmenèrent prisonniers dans le bourg. Nous faillîmes d’y être assommés. On nous plongea dans une citerne d’eau pourie, qui était remplie de sangsues. Nous y étions jusqu’à la ceinture, et pendant deux jours nous y restâmes sans aucune sorte d’alimens. Enfin le ciel amena de Suzoanganée un habitant qui nous y avait vus. Il apprit notre disgrâce ; il fit honte à nos ennemis de nous avoir pris pour des voleurs ; et, sur son témoignage, on nous délivra de notre prison, tout sanglans de la morsure des sangsues. Nous partîmes fort irrités, sans vouloir entendre les excuses par lesquelles on s’efforça de nous consoler.

» Le lendemain, après avoir passé la nuit sur un peu de fumier, nous découvrîmes du haut d’une colline, dans une grande plaine remplie d’arbres, une fort belle maison qui nous parut environnée de plusieurs tours, surmontées d’un grand nombre de girouettes dorées. Nous nous en approchâmes avec une sorte de respect. Bientôt nous vîmes arriver à cheval un jeune homme de seize ou dix-sept ans, accompagné de quatre valets de pied, qui portaient des oiseaux de proie sur le poing, et qui conduisaient une meute de chiens. Il s’arrêta pour nous demander qui nous étions. Nous satisfîmes sa curiosité par le récit de notre naufrage. Il parut sensible à nos infortunes ; et, nous recommandant d’attendre ses ordres dans la première cour du château, il entra dans la seconde. Bientôt une vieille femme en robe fort longue, avec un chapelet pendu au cou, vint nous avertir que le fils du seigneur nous faisait appeler. Nous passâmes dans la seconde cour, qui était environnée d’un beau péristyle. Le frontispice était une grande arcade ornée de riches gravures, au milieu desquelles s’offrait un écusson d’armes suspendu par une chaîne d’argent. On nous fit monter un escalier fort large, qui nous conduisit dans une grande salle, où nos premiers regards tombèrent sur une femme d’environ cinquante ans, qui était assise sur un riche tapis. Elle avait à ses côtés deux fort belles filles, et, sous ses yeux un vénérable vieillard, couché sur un petit lit, qu’une des deux filles rafraîchissait d’un éventail. Près de lui était le jeune gentilhomme qui nous avait fait appeler ; et plus loin, sur un autre tapis, neuf jeunes filles vêtues de damas blanc et cramoisi, qui s’occupaient d’un travail convenable à leur sexe. Nous nous mîmes à genoux devant le vieillard pour lui exposer notre situation. Il ordonna que nous fussions bien traités ; et prenant occasion de nos disgrâces pour instruire son fils, il lui fit un discours fort touchant sur les misères humaines, et sur le bonheur qu’il avait d’en être à couvert, par sa naissance et sa fortune. Ensuite, nous ayant fait donner trois pièces de toile de lin et quatre taëls en argent, il nous proposa de passer la nuit dans sa maison, parce que le jour était trop avancé pour nous mettre en chemin. Nous acceptâmes ses offres avec autant d’admiration que de reconnaissance pour une générosité dont les exemples sont rares en Europe. »

Ils continuent à voyager dans l’empire de la Chine, de pays en pays ; mais n’ayant pu éviter une ville nommée Taïpol, ils y furent aperçus par un de ces intendans de justice que la cour envoie quelquefois dans les provinces, et saisis par son ordre comme des vagabonds qui pouvaient troubler la tranquillité publique. Il était arrivé dans ce canton quelques désordres dont ils furent accusés. Ils furent enfermés dans une étroite prison, où pendant vingt-six jours ils éprouvèrent les plus rigoureux traitemens. Cependant, comme le droit des sentences capitales n’appartient point aux tribunaux inférieurs, ils furent conduits par différens degrés jusqu’à la ville impériale, et condamnés enfin, suivant les usages du pays, à servir l’état en qualité d’esclaves pendant l’espace d’un an. Cette sévérité fut toujours accompagnée d’un mélange de douceur. Lorsqu’ils avaient été déchirés à coups de fouet dans leur prison, on les faisait passer dans des chambres plus commodes, où diverses personnes associées pour les exercices de charité, venaient panser leurs blessures, et ne leur refusaient aucune sorte de soulagement ; mais les châtimens n’en étaient pas moins recommencés après leur guérison, et de onze qu’ils étaient encore, deux moururent dans cette alternative de caresses et de tourmens.

On les conduisit à Pékin, où ils restèrent deux mois, et le treize janvier 1544, en vertu d’une sentence du tribunal suprême, Pinto est mené avec ses compagnons dans la ville de Quansy, pour y servir pendant le temps auquel ils étaient condamnés. Il paraît qu’après avoir été justifiés des principales accusations, le seul crime qui leur attirait ce châtiment, était d’avoir pénétré dans l’intérieur de l’empire sans une permission de la cour. En arrivant à Quansy, un prince tartare, qui faisait sa résidence en cette ville, souhaita qu’ils lui fussent présentés, et, leur ayant fait diverses questions, ils les mit au nombre de quatre-vingts hallebardiers que l’empereur lui accordait pour sa garde. C’était une faveur du ciel, parce que cet emploi n’était pas pénible, et qu’outre la douceur de leur condition, ils étaient sûrs de la liberté à l’expiration du terme. Mais, tandis qu’ils attendaient une meilleure fortune et qu’ils vivaient entre eux avec une intelligence fraternelle, l’enfer, que Pinto accuse toujours de ses disgrâces, comme il fait honneur au ciel de toutes ses prospérités, leur fit trouver en eux-mêmes la source d’une infinité de nouveaux malheurs. Deux des neuf Portugais prirent querelle sur l’extraction des Mandureyras et des Fonsécas, deux illustres maisons de Portugal auxquelles ils étaient bien éloignés d’appartenir ; et sans autre intérêt que celui de la dispute, ils s’échauffèrent tellement sur la prééminence de ces deux noms, qu’après s’être emportés à quelques injures, l’un donna un soufflet à l’autre, qui lui répondit par un coup de sabre, dont il lui abattit la moitié de la joue. Le blessé prit une hallebarde avec laquelle il perça le bras de son adversaire ; les autres prenant parti, suivant leurs affections, dans un si ridicule démêlé, en vinrent aux mains à leur tour ; et de neuf, sept furent dangereusement blessés. Ce combat ne manqua point d’attirer un grand nombre de spectateurs, entre lesquels le prince tartare accourut lui-même. Il fit saisir les Portugais, et leur ayant fait donner sur-le-champ trente coups de fouet qui furent plus sanglans que toutes leurs blessures, il ordonna qu’ils fussent enfermés dans un cachot souterrain, où ils demeurèrent chargés de chaînes l’espace de quarante-six jours. Rien ne leur fut plus sensible que les reproches qu’on leur fit essuyer. On leur répétait continuellement « qu’ils étaient sans crainte et sans connaissance du ciel, pires que des bêtes féroces, et sans doute d’un pays et d’une nation barbare, puisque avec un même langage et les mêmes usages, ils avaient été capables de se blesser et de s’entre-tuer sans raison ; qu’ils méritaient d’être bannis du commerce des hommes, comme les plus dangereux serpens, et qu’ils devaient s’attendre d’être confinés dans les mines de Chabaquai, de Sumbor ou de Lamau, lieux faits pour des monstres de leur espèce, et dans lesquels ils auraient le plaisir de hurler avec les animaux, qui n’étaient pas plus farouches et plus vils qu’eux. » Ce discours peut servir à faire connaître les idées des Chinois sur les qualités sociales et sur les lois de la police.

Ils parurent ensuite devant un tribunal fort majestueux, qui leur fit donner encore trente coups de fouet, mais qui les renvoya dans une prison plus douce, où ils passèrent deux mois entiers. Enfin, dans une fête publique, où l’usage est de faire beaucoup d’aumônes pour les morts, le prince se ressouvint d’eux avec quelques sentimens de pitié. Il leur fit grâce de la vie en faveur de leur misère et en qualité d’étrangers ; mais ce ne fut que pour être conduits dans une forge de fer, et pour y être employés aux ouvrages les plus pénibles. Ils y passèrent six mois nus et presque sans nourriture. Une maladie dont ils furent tous attaqués, et dont on craignit la contagion, leur fit obtenir la liberté de sortir pour se faire traiter, et celle de mendier les nécessités de la vie jusqu’à leur guérison. Dans cette extrémité, ils promirent entre eux, par un serment solennel, de vivre en bonne intelligence et de reconnaître pour leur chef un des neuf, qui serait choisi chaque mois par les huit autres, avec le pouvoir de régler leur conduite. Cet ordre se soutint constamment et servit beaucoup à soulager leur misère. Ce choix étant tombé sur Christophe Borralho, sa prudence leur fit distribuer les emplois qui se rapportaient au bien commun. Deux furent chargés de mendier dans la ville, deux autres d’aller à l’eau et d’apprêter les alimens. Le reste devait s’employer à couper du bois dans une forêt voisine, non-seulement pour l’usage domestique, mais pour tirer quelque profit de ce qu’on pourrait vendre.

Ils étaient à Quansy depuis plus de huit mois, lorsqu’un mercredi, troisième jour de juillet 1544, un peu après minuit, il se répandit dans la ville un bruit et des mouvemens si terribles, qu’on aurait cru le monde au dernier moment de sa ruine. On était informé par des voies certaines que le khan de Tartarie venait fondre sur Pékin avec la plus nombreuse armée qu’on eût jamais vue depuis que les hommes s’entre-déchirent par des guerres[2] ; et qu’un détachement de soixante-dix mille chevaux était déjà venu se poster dans la forêt de Malicataran, éloignée de Quansy d’environ deux lieues, sous la conduite d’un général tartare, ou nauticor, dont le dessein était apparemment d’attaquer la ville, où l’on pouvait arriver dans l’espace de deux ou trois heures. Le tumulte ne fit qu’augmenter le reste de la nuit. Au lever du soleil, les ennemis se firent voir avec une contenance effroyable. Ils étaient divisés en seize escadrons ; leurs drapeaux écartelés de vert et de blanc, qui sont les couleurs du khan de Tartarie. Dans cet ordre, ils s’approchèrent des murailles en poussant des cris affreux ; ils dressèrent plus de deux mille échelles qu’ils avaient apportées ; et montant de toutes parts avec autant de légèreté que de courage, ils commencèrent un assaut si terrible, que toute la résistance des assiégés ne put les arrêter long-temps. Les portes furent enfoncées, et toute la ville fut bientôt remplie de ces barbares, qui firent main basse sur les habitans, sans distinction d’âge ni de sexe. Le massacre dura sept jours, après lesquels, s’étant contentés jusque-là d’enlever l’or et l’argent des maisons et des temples ; ils achevèrent de les détruire par le feu.

Pinto n’explique pas par quel bonheur, il évita la mort. Mais, étant tombé au pouvoir des vainqueurs avec ses huit compagnons, il laisse entendre que la qualité d’étrangers fit respecter leur vie. Les Tartares se mirent en marche vers Pékin. Deux jours après, s’étant souvenus, à la vue d’un château nommé Nixoamcou, qu’un de leurs partis y avait été taillé en pièces dans une embuscade des Chinois, ils résolurent de l’emporter par escalade. On commanda un détachement pour cette expédition, et toutes les mesures furent prises avec beaucoup de sagesse. Cependant les Chinois se défendirent si courageusement, qu’après avoir tué trois mille Tartares dans l’espace de deux heures, ils forcèrent leur général de faire sonner la retraite. Cet échec lui causa d’autant plus de chagrin, que les flèches chinoises étaient empoisonnées d’un suc fort subtil, qui rendait la guérison des blessés presque impossible, sans compter qu’il craignait la disgrâce du khan pour avoir sacrifié ses meilleures troupes dans une si légère occasion. Il pensait à renouveler l’assaut, dans la résolution de laver sa honte ou d’y périr lui-même ; mais il s’éleva un murmure dans le camp, et les plus braves refusèrent de marcher sans une délibération générale du conseil. On s’assembla ; l’affaire fut discutée avec une grande variété d’opinions. Pendant qu’on s’agitait, un officier de considération qui avait la garde des prisonniers, entendant raisonner les Portugais sur l’entreprise qui occupait toute l’armée, leur demanda si l’on faisait la guerre dans leur pays, et s’ils avaient de l’inclination pour les armes. Un d’entre eux, nommé George Mendez, répondit avec assez de vérité que toute leur vie s’était passée dans les combats, et que depuis l’enfance ils n’avaient pas eu d’autre profession. Si dans une si longue expérience, repris le Tartare, vous aviez appris quelque moyen de prendre le château, il n’y a point de faveurs que vous ne puissiez attendre du général. Alors George Mendez, sans considérer à quoi sa présomption pouvait l’exposer, assura fort hardiment que, si le nauticor voulait s’engager au nom du khan, par un écrit signé de sa main, à le faire conduire avec ses compagnons dans l’île d’Aynan, pour retourner de là dans leur pays, il se croyait capable de lui faire aisément surmonter toutes les difficultés du siége. Cette offre fut reçue avidement de l’officier, qui se hâta d’en donner avis au général. Reprenons ici le récit de Pinto.

« Pendant qu’on informait le conseil du discours de Mendez, nous demeurâmes si surpris de son audace, qu’appréhendant déjà la vengeance des Tartares, nous lui reprochâmes amèrement de s’être rendu l’instrument de notre perte par des promesses que nous n’étions pas capables de remplir. Il nous répondit, avec une confiance qui augmenta notre admiration, qu’il serait bien étonnant que neuf Portugais exercés en effet depuis long-temps au métier des armes, et qui devaient trouver dans leur mémoire le souvenir d’une infinité d’exploits de leur nation, ne fassent pas mieux instruits que des barbares ; qu’en joignant nos lumières et nos réflexions, il se promettait que nous leur ouvririons du moins quelque voie qu’ils ignoraient ; et que peut-être nous suffirait-il de paraître un peu moins grossiers qu’eux pour obtenir une considération qui pouvait nous conduire à la liberté. Il ajouta, pour exciter notre courage, que, dans la misère où nous étions, notre vie ne méritait d’être conservée qu’autant qu’elle pouvait servir à nous procurer un meilleur sort.

» Nous commençâmes à le regarder d’un autre œil ; et sa témérité nous parut une inspiration du ciel, qui voulait peut-être la rendre utile à notre délivrance. Le nauticor, n’étant pas satisfait du conseil, prêta volontiers l’oreille à l’offre de nos services, surtout lorsqu’il eut appris que nous étions d’une nation dont les conquêtes avaient fait du bruit dans les Indes. Il nous fit amener dans sa tente, chargé de chaînes comme nous l’étions encore. Les principaux officiers du camp étaient autour de lui, quoique la nuit fût fort avancée. Après diverses questions, auxquelles Mendez répondit avec assurance, il nous fit ôter une partie de nos liens ; et, s’intéressant déjà pour notre conservation, il nous fit apporter quelques alimens, sur lesquels nous nous jetâmes avec une avidité qui parut le réjouir beaucoup. Un de ses officiers, jaloux peut-être de lui voir tant de confiance dans notre secours, lui dit, en raillant notre misère, « que quand sa bonté ne servirait qu’à nous délivrer de la faim, ce n’était pas l’employer inutilement ; qu’elle nous empêcherait de mourir de langueur, et qu’elle lui vaudrait au moins mille taëls, qu’il tirerait de notre vente à Lancam. » Cette plaisanterie, qui fit rire assez long-temps les autres, parut peu lui plaire. Il continua de s’entretenir avec Mendez, et ne dissimula point qu’il était satisfait de ses réponses ; il lui promit, non-seulement la liberté, mais toutes sortes d’honneurs et de bienfaits, s’il lui faisait emporter le château avec peu de perte. Mendez eut la prudence de lui dire qu’il ne pouvait s’expliquer sans avoir observé la place. Tout le monde loua ce langage ; et ceux, qui s’étaient défiés de nos offres en prirent une meilleure opinion.

» On nous fit passer le reste de la nuit dans une tente voisine, où nos craintes furent aussi vives que nos espérances. Mendez, apprenant que le général avait commandé trente hommes pour l’accompagner dans ses observations, demanda que ses compagnons fussent du nombre. Cette faveur nous fut accordée, mais sans armes, et toujours chargés d’une partie de nos chaînes. Après avoir observé la situation du château, sur laquelle nous tenions conseil en portugais pendant notre marche, nous conçûmes qu’étant environné d’un fossé plein d’eau, qui faisait sa principale défense, et que les Tartares avaient tenté inutilement de passer, nous pouvions le faire combler aisément de fascines, dont ils ne connaissaient pas l’usage, et qu’à l’aide de quelques attaques feintes, qu’on formerait de divers côtés pour diviser les forces de la garnison, le véritable assaut qui se ferait par le passage que nous aurions ouvert ne pouvait manquer de succès. Cette délibération nous ayant peu coûté, on fut surpris de notre diligence, et plus encore de nous entendre assurer au nauticor que le château serait bientôt à lui, avec aussi peu de travail que de hasard. Il nous fit ôter aussitôt le reste de nos fers, et dans le mouvement de sa reconnaissance il jura qu’en arrivant à Pékin, il nous présenterait au khan pour nous faire recueillir les plus glorieux fruits de ses promesses.

» Mendez fut regardé à l’instant comme un second général dont toute l’armée devait reconnaître les ordres. Il donna un modèle de fascines, sur lequel on se hâta d’en faire un prodigieux nombre. Le nauticor étant informé seul de notre projet, les Tartares raisonnaient sur leur usage : les uns s’imaginaient que nous allions faire autour du fossé un feu immense, dont la flamme envelopperait la place et consumerait les assiégés. D’autres, qui sentaient l’impossibilité de cette entreprise, se figuraient que nous voulions élever sur les bords du fossé un rempart de bois, à la hauteur d’un mur, pour accabler les ennemis à cette distance par la multitude des flèches et des zagaies. Personne ne comprit que des fascines, dont chacune surnageait sur l’eau, pussent former par le nombre un poids capable de remplir le fossé à l’aide des traverses et de la terre qu’on y mêle. On ne devina pas mieux l’usage des paniers et des hoyaux que Mendez fit apporter des villages et des bourgs voisins, d’où la guerre avait fait fuir les habitans. Tout le jour fut employé à ces préparatifs. Mendez parut sans cesse à côté du nauticor, qui le comblait de faveurs. Nous crûmes remarquer dans sa contenance un air de fierté qui s’étendait jusqu’à nous, et que nous ne pûmes souffrir sans murmure. Qui sait, disions-nous, dans quelles nouvelles disgrâces sa témérité peut nous engager ? Si son entreprise réussit mal, nous devons nous attendre à mourir par la vengeance des Tartares. S’il a le succès que nous désirons, il jouira de toute la faveur du khan, et notre plus grand bonheur sera peut-être de nous voir employés à le servir.

» Cependant toutes ses mesures furent prises avec tant de sagesse, que, dès le matin du jour suivant, l’armée fut mise en ordre de bataille, et divisée en plusieurs corps qui s’approchèrent des murs d’autant de côtés différens. Chaque division devait feindre de commencer son attaque avec aussi peu de précaution que celle du premier jour, tandis que le principal corps dont Mendez avait pris le commandement jetterait les fascines, et se hâterait de passer le fossé pour commencer brusquement l’escalade. Cette opération fut achevée avec tant de diligence, que l’ennemi reconnut à peine de quel danger il était menacé. Mendez fut le premier qui planta l’échelle au pied du mur. Nous y montâmes avec lui, dans la résolution de périr ou de signaler notre valeur. La résistance des assiégés fut d’abord assez vive ; mais l’effroi dont ils furent bientôt saisis à la vue d’un si grand nombre de Tartares , qui ne cessaient pas de traverser le fossé sur nos traces, leur fit perdre le courage avec l’espérance. Nous plantâmes le premier drapeau sur la muraille. Le nauticor et ses principaux officiers, qui nous regardaient de l’autre bord, se disaient entre eux avec autant de joie que d’étonnement : « D’où nous vient ce merveilleux secours ? Une armée de tels guerriers serait capable de conquérir la Chine et la Tartarie ! »

» Le découragement des Chinois n’ayant fait qu’échauffer la furie du vainqueur, on vit presque aussitôt sur les murs plus de cinq mille Tartares qui forcèrent l’ennemi de se retirer, et le carnage devint si sanglant, qu’en moins d’une demi-heure dix mille Chinois périrent dans toutes les parties du château. Le nauticor ne perdit que cent vingt hommes. On lui ouvrit les portes avec les acclamations de la victoire. Il se rendit sur la place d’armes, accompagné de tous ses capitaines. Son premier soin fut d’y brûler les drapeaux chinois. Ensuite, faisant approcher Mendez, il joignit à l’éloge de sa conduite et de sa sagesse un présent de deux bracelets d’or. Nous reçûmes aussi des témoignages de son estime ; mais la plus haute marque de considération, au jugement des Tartares, fut de nous faire manger à sa table dans le château même, théâtre de son triomphe. Après le festin, il souilla sa gloire par un excès de barbarie. Non-seulement il fit mettre le feu à la place avec quantité de cérémonies odieuses, mais, ayant fait couper la tête aux Chinois morts, il fit arroser de leur sang tous les lieux que la flamme avait ravagés. Lorsqu’il fut retourné à sa tente, il donna mille taëls à Mendez. Chacun des autres Portugais, en reçut cent. Cette inégalité devint un nouveau sujet de murmures pour ceux qui se croyaient au-dessus de lui par la naissance, quoiqu’ils ne pussent désavouer que nous lui devions l’honneur et la liberté.

» Le nauticor leva son camp, et deux jours de marche, pendant lesquels il répandit la désolation sur ses traces, le firent arriver à deux lieues de Pékin. Il trouva sur le bord d’une rivière, nommée Palanxitau, un prince tartare qui venait le féliciter au nom du khan, et qui lui amenait un cheval richement équipé, du nombre de ceux que le khan montait pour faire son entrée dans la capitale de l’empire chinois. Cette cavalcade fut relevée par toutes les marques d’honneur qui pouvaient flatter son ambition. Il envoya les Portugais, sous la conduite d’un de ses gens, au quartier qu’il devait occuper, avec promesse de les présenter le lendemain au khan. Ce prince, auquel il parla d’eux le même jour, les jugea dignes de la liberté. Mais une faveur si juste, que le nauticor même s’empressa de leur annoncer, trouva des obstacles de la part d’un seigneur fort respecté, qui représenta combien il était important pour le bien public de ne pas laisser sortir du pays des étrangers dont on admirait le courage et les lumières. Il exagéra l’utilité qu’on pouvait tirer de leurs services, et ce qu’on devait craindre de leur habileté, si d’autres vues les faisaient passer dans le parti des Chinois. Le nauticor reconnut la force de ces raisons ; cependant la fidélité qu’il devait à sa parole, et l’honneur du khan, qu’il ne crut pas moins engagé à tenir la sienne, lui firent refuser d’en faire l’ouverture à la cour. Il nous recommanda de nous tenir prêts le lendemain à recevoir ses ordres.

» Avec quelque distinction qu’on nous eût traités depuis le château de Nixoamcou, nous fûmes surpris de voir arriver à l’heure qu’il nous avait marquée neuf chevaux bien équipés, sur lesquels nous fûmes invités à monter pour nous rendre à sa tente. Il se mit dans une litière, autour de laquelle marchaient soixante hallebardiers pour sa garde, et six pages de sa livrée sur des chevaux blancs. Nous marchâmes après les pages. Ce cortége était fermé par une troupe de domestiques à pied, avec quantité de musiciens sur les ailes. En arrivant aux premières tranchées des tentes du khan, le nauticor sortit de sa litière pour demander au capitaine des portes la permission d’entrer. Nous descendîmes à son exemple. Ensuite, étant rentré dans sa litière, il s’avança par la première enceinte jusqu’à l’entrée d’une longue galerie où il nous ordonna de l’attendre. Nous y passâmes quelque temps à voir sauter et voltiger des bateleurs, qui nous causèrent peu d’admiration. Enfin le nauticor, reparaissant avec quatre pages, nous introduisit par divers appartemens intérieurs dans la chambre du khan.

» Après nous être avancés de dix ou douze pas dans la salle, nous fîmes notre compliment avec diverses cérémonies qu’on nous avait enseignées. Alors le khan dit au nauticor : « Demande à ces gens du bout du monde s’ils ont un roi, comment se nomme leur pays, et de combien il est éloigné de la Chine où je suis à présent. » Un de nous répondit « que notre pays se nommait Portugal, que nous avions un roi fort puissant, et que depuis sa capitale jusqu’à Pékin le voyage était de trois ans. » Cette réponse étonna beaucoup le khan, qui ne croyait pas le monde si vaste. Il se frappa trois fois la cuisse d’une baguette qu’il avait à la main, et levant les yeux vers le ciel, il témoigna son admiration par quelques mots dans lesquels il nomma les hommes de misérables fourmis. Ensuite, nous ayant fait signe d’approcher jusqu’au premier degré du trône, où quatorze rois étaient assis, il nous demanda du même air d’étonnement : « Combien ? combien ? » Nous lui répétâmes « trois ans. » Il voulut savoir pourquoi nous n’étions pas venus par terre plutôt que par mer, où les dangers étaient continuels. Nous répondîmes qu’ils étaient encore plus grands par terre dans une immense étendue de pays qui étaient peuplés de différentes nations. « Que veniez-vous donc chercher ici ? ajouta le khan, et pourquoi vous exposez-vous à tant de périls ? » Lorsque nous eûmes répondu à cette question, il demeura quelque temps en silence. Ensuite, branlant trois ou quatre fois la tête, il dit à ceux qui étaient près de lui « qu’il y avait sans doute beaucoup d’ambition et peu de justice dans notre pays, puisque nous venions de si loin pour conquérir d’autres terres. » Ce discours et la réponse d’un vieux seigneur auquel il était particulièrement adressé, excitèrent beaucoup d’applaudissemens. Ils furent interrompus par la musique qui dura quelques momens, et le khan passa dans une autre chambre, avec une jeune fille qui le rafraîchissait par le mouvement d’une sorte d’éventail. Le nauticor reçut ordre de demeurer ; mais il nous fit dire de retourner à notre tente, et de nous reposer sur les bons offices qu’il nous rendrait auprès du khan.

» Cependant il se passa quarante-trois jours sans aucun changement dans notre sort. Le siége était poussé avec beaucoup de vigueur ; mais les Chinois n’en apportaient pas moins à leur défense. Il s’était répandu dans le camp des maladies qui emportaient chaque jour quatre ou cinq mille hommes ; et le débordement des deux rivières dont ce pays est arrosé rendait le transport des vivres extrêmement difficile. D’ailleurs l’hiver approchait, il faisait envisager d’autres obstacles qui commençaient à décourager les Tartares. On tint un conseil général, dans lequel on fit sentir au khan la nécessité de lever le siége pour sauver l’armée. Cette humiliation lui parut inévitable, lorsqu’il eut appris que depuis six mois et demi qu’il était devant la place, il avait perdu le tiers de ses troupes, et qu’une partie de son camp était inondée. Toute l’infanterie fut embarquée avec le reste des munitions, et le khan se mit en marche à la tête de trois cent mille chevaux, au lieu de six cent mille avec lesquels il était entré dans la Chine.

» Ses ravages continuèrent jusqu’à la grande muraille, qu’il repassa sans opposition à la porte de Singrachiran. De là, s’étant rendu à Panquinor, petite ville de ses états, qui n’était qu’à trois lieues de la muraille, il arriva le lendemain à Psipator, où il congédia ses troupes : son chagrin éclatait dans toutes ses résolutions. Il n’avait gardé que dix ou douze mille hommes, avec lesquels il s’embarqua si mécontent, qu’en arrivant six jours après à Lançam, il y descendit pendant la nuit, après avoir défendu toutes les marques de joie par lesquelles on voulait célébrer son retour ; il n’était occupé que du siége de Pékin, qu’il voulait recommencer à l’entrée de la belle saison ; il assembla les états de son empire ; il forma de nouvelles ligues avec ses voisins. L’honneur qu’il nous faisait quelquefois de nous consulter semblait éloigner de jour en jour nos espérances de liberté. Nous prîmes le parti de presser le nauticor qui s’était rendu comme le garant de ses promesses. Il nous fit craindre d’autant plus de difficulté, que le khan lui avait proposé, depuis son retour, de nous attacher à son service par toute sorte de bienfaits. George Mendez ne s’était pas fait presser pour accepter un établissement. On commençait à se persuader que ses compagnons oublieraient aussi facilement leur patrie ; et j’avais déjà remarqué que, dans cette idée, les Tartares nous traitaient avec plus de confiance et d’affection.

» Cependant le nauticor ne se crut pas moins engagé par sa parole à nous servir de tout son crédit. En nous promettant de parler de nous au khan, il nous dit que, pour le disposer mieux en notre faveur, il lui représenterait que nous avions en Europe des enfans orphelins qui ne pouvaient subsister sans notre secours, et qu’il ne doutait pas que ce motif ne fût capable de l’attendrir. Nous étions fort éloignés d’en attendre cet effet après tant d’exemples que nous avions eu de la dureté des Tartares, et nous eûmes occasion d’admirer ce mélange de tendresse et de férocité qui entre dans le caractère humain. Le nauticor ayant donné à notre demande le tour qu’il s’était proposé, le khan parut l’entendre avec quelque sentiment de pitié : « Eh bien ! je suis fort aise qu’ils aient dans leur pays de si justes raisons d’abandonner mon service. Elles me font consentir plus volontiers à leur accorder ce que tu leur as promis en mon nom. » Nous étions derrière le nauticor, qui nous avait ordonné de le suivre. Le mouvement de notre joie nous fit baiser trois fois la terre, en disant dans le langage et le style du pays : « Que tes pieds se reposent sur mille générations, afin que tu sois seigneur, de tous ceux qui habitent la terre ! » Cette expression parut plaire au khan. Il dit aux seigneurs dont il était environné : « Ces gens parlent comme s’ils avaient été nourris parmi nous. » Alors jetant les yeux sur Mendez, qui était à côté du nauticor : « Et toi, dit-il, penses-tu aussi à nous quitter ? » Mendez, qui s’était attendri à cette question , répondit : « Pour moi, seigneur, qui n’ai point de femme ni d’enfans à qui mon secours soit nécessaire, ce que je désire uniquement, c’est de servir votre majesté ; et je ne donnerais pas ce bonheur pour celui d’être empereur de Pékin pendant mille ans. » Le khan lui marqua sa satisfaction par un sourire.

» Nous nous retirâmes avec une vive joie pour nous préparer au départ. Trois jours après, à la sollicitation du nauticor, sa majesté nous envoya deux mille taëls, et nous remit aux ambassadeurs qu’il envoyait à la cour d’Uzanguay, capitale de la Cochinchine. Enfin nous partîmes avec eux. George Mendez nous fit présent de mille taëls ; libéralité qui ne pouvait l’appauvrir, parce qu’il en avait déjà six mille de rente. Il nous accompagna pendant le premier jour de notre voyage, sans pouvoir retenir ses larmes lorsqu’il envisageait l’éternel exil auquel il s’était condamné volontairement.

» Étant partis de Tuymicam le 9 mai 1545, nous arrivâmes le soir dans une ville nommée Guatypamear, célèbre par son université, où nous fûmes traités fort civilement sous la protection des ambassadeurs. Le lendemain nous allâmes passer la nuit à Puchanguim, petite ville, mais défendue par des fossés très-larges et par quantité de tours et de boulevards. Nous nous rendîmes le troisième jour dans une ville plus considérable, qui se nommait Euxellu.

» Cinq jours après, n’ayant pas cessé de suivre la rivière, nous arrivâmes à la porte d’un temple nommé Singuafatur, près duquel on voyait un enclos de plus d’une lieue de circuit, qui contenait cent soixante-quatre maisons longues et larges, ou plutôt autant de magasins remplis de têtes de morts. Hors de ces édifices, on avait formé de si grandes piles d’autres ossemens, qu’elles s’élevaient de plusieurs brasses au-dessus des toits. Un petit tertre qui s’élevait du côté du sud offrait une sorte de plate-forme où l’on montait par neuf degrés de fer, qui conduisaient à quatre portes. La plate-forme servait comme de piédestal à la plus haute, la plus difforme et la plus épouvantable statue que l’imagination puisse se représenter, qui était debout, mais adossée contre un donjon de forte pierre de taille. Elle était de fer fondu. Sa difformité n’empêchait point qu’on ne remarquât beaucoup de proportion dans tous ses membres, à l’exception de la tête, qui paraissait trop petite pour un si grand corps. Ce monstre soutenait sur ses deux mains une prodigieuse boule de fer. Nous demandâmes à l’ambassadeur de Tartarie l’explication d’un monument si bizarre. Il nous dit que ce personnage, dont, nous admirions la grandeur, était le gardien des ossemens de tous les hommes, et qu’au dernier jour du monde où les hommes devaient renaître, il nous rendrait à chacun les mêmes os que nous avions eus pendant notre première vie, parce que, les connaissant tous, il saurait distinguer à quels corps ils auraient appartenu : mais qu’à ceux qui ne lui rendaient pas d’honneurs, et qui ne lui faisaient pas d’aumônes sur la terre, il donnerait les os les plus pouris qu’il pourrait trouver, et même quelques os de moins, pour les rendre estropiés ou tortus. Après cette curieuse instruction, l’ambassadeur nous conseilla de laisser quelque aumône aux prêtres, et se fit honneur de nous en donner l’exemple. Les fables qu’il nous avait racontées excitèrent notre pitié ; mais nous eûmes plus de foi pour son témoignage lorsqu’on nous assura que les aumônes qu’on faisait à ce temple montaient chaque année à plus de deux cent mille taëls, sans y comprendre ce qui revenait des chapelles et d’autres fondations des principaux seigneurs du pays. Il ajouta que l’idole était servie par un très-grand nombre de prêtres, auxquels on faisait des présens continuels en leur demandant leurs prières pour les morts dont ils conservaient les ossemens ; que ces prêtres ne sortaient jamais de l’enclos sans la permission de leurs supérieurs, qu’ils nommaient chisangues ; qu’il ne leur était permis qu’une fois l’an de violer la chasteté à laquelle ils s’étaient engagés, et qu’il y avait aussi des femmes destinées à cet office ; mais que, hors de leurs murs, ils pouvaient se livrer sans crime à tous les plaisirs des sens.

» Nous continuâmes de descendre la rivière l’espace de quatre jours, pendant lesquels nous vîmes sur les deux bords quantité de villes et de grands bourgs. Notre premier séjour fut à Léchune, capitale de la religion tartare : on y voyait un temple somptueux accompagné de divers édifices qui contenaient les tombeaux de vingt-sept khans, ou empereurs de Tartarie. L’intérieur des chapelles était revêtu de lames d’argent, avec diverses idoles de même métal. À quelque distance du temple, vers le nord, on nous fit remarquer un enclos de vaste étendue, dans lequel il y avait alors deux cent quatre-vingts monastères, de l’un et de l’autre sexe, dédiés au même nombre d’idoles, où l’on nous assura qu’on ne comptait pas moins de quarante-deux mille personnes consacrées à la vie religieuse, sans y comprendre les domestiques qui étaient employés à leur service. Nous vîmes entre les édifices une infinité de colonnes de bronze, et sur chaque colonne une idole dorée. Un de ces monastères dédié à Quay-Frigau, c’est-à-dire au dieu des atomes du soleil, avait été fondé par une sœur du khan, veuve du roi de Pasna, que la mort de son mari, avait portée à s’enfermer avec six mille femmes qui l’avaient suivie. Elle avait pris par humilité un nom tartare qui signifie balai de la maison de Dieu. Les ambassadeurs se firent un devoir de lui aller baiser les pieds : elle reçut ce témoignage de leur respect avec beaucoup de bonté ; mais ayant jeté la vue sur nous, et s’étant informée qui nous étions, elle parut apprendre avec beaucoup d’étonnement, par le récit des ambassadeurs, que nous étions venus de l’extrémité du monde, et d’un pays dont les Tartares ne connaissaient pas le nom. Sa curiosité devint si vive, qu’elle nous arrêta long-temps : ses questions étaient spirituelles ; elle raisonnait juste sur nos réponses ; et dans la satisfaction qu’elle en reçut, elle déclara « que nous avions été nourris parmi des peuples plus éclairés que les Tartares. » Enfin, nous ayant congédiés avec des remercimens fort civils, elle nous fit donner cent taëls.

» Arrivés à Fanaugrem, chez le roi de Cochinchine, l’ambassadeur lui parla de nous suivant ses instructions. La prière qu’il lui fit au nom du khan, de nous accorder les moyens de retourner dans notre patrie, fut reçue avec d’autant plus de bonté, qu’elle ne l’engageait qu’à nous faire conduire dans quelque port où nous eussions l’espérance de trouver un vaisseau portugais. Nous fîmes avec lui le voyage d’Uzangay. Il arriva le neuvième jour à Lingator, ville située sur une large et profonde rivière, où les vaisseaux se rassemblent en grand nombre. Son amusement dans cette route était la chasse, surtout celle des oiseaux, que ses officiers tenaient prêts dans les lieux de son passage. Il s’arrêtait peu, et souvent il passait la nuit dans une tente qu’il se faisait dresser au milieu des bois. En arrivant à la rivière de Baguetor, une des trois qui sortent du lac Famstir en Tartarie, il continua le voyage par eau jusqu’à Natibasoï, grande ville où il descendit sans aucune pompe pour achever le reste du chemin par terre.

» Pendant un mois entier que nous passâmes dans cette ville, nous fûmes témoins de quantité de fêtes ; mais ces réjouissances barbares, et les offres par lesquelles on s’efforça de nous retenir à la cour ne nous firent pas manquer l’occasion d’un vaisseau qui partait pour les côtes de la Chine, d’où nous comptions pouvoir retourner facilement à Malacca. Nous mîmes à la voile le 12 janvier 1546, avec une extrême satisfaction d’être échappés à de si longues infortunes. Le nécoda, ou le capitaine de notre bord, avait ordre de nous traiter humainement et de favoriser toutes nos vues. Il employa sept jours à sortir de la rivière, qui a plus d’une lieue de largeur, et qui s’allonge par un grand nombre de détours. Nous observâmes sur ces deux rivières quantité de grands bourgs et plusieurs belles villes. La somptuosité des édifices, surtout celle des temples, dont les clochers étaient couverts d’or, et la multitude des vaisseaux et des barques qui paraissaient chargés de toutes sortes de provisions et de marchandises, nous donnèrent une haute idée de l’opulence du pays.

» Nous sortîmes enfin de la rivière, et treize jours de navigation nous firent arriver à l’île de Sancian, où les vaisseaux de Malacca relâchaient souvent dans leur passage ; mais les derniers étaient partis depuis neuf jours. Il nous restait quelque espérance dans le port de Lampacan, qui n’est que sept lieues plus loin. Nous y trouvâmes en effet deux jonques malaïennes, l’une de Lugor, et l’autre de Patane, disposées toutes deux à nous prendre à bord ; mais nous étions Portugais, c’est-à-dire d’une nation dont le vice est d’abonder dans son sens, et d’être obstinée dans ses opinions. Nos avis furent si partagés lorsqu’il était si nécessaire pour nous d’être unis, que dans la chaleur de cette contrariété nous faillîmes nous entre-tuer. Le détail de notre querelle serait honteux. J’ajouterai seulement que le nécoda d’Uzanguay, frappé de cet excès de barbarie, nous quitta fort indigné, sans vouloir se charger de nos messages ni de nos lettres, et protestant qu’il aimait beaucoup mieux que le roi lui fit trancher la tête que d’offenser le ciel par le moindre commerce avec nous. Notre mauvaise intelligence dura neuf jours, pendant lesquels les deux jonques, aussi effrayées que le nécoda, partirent après avoir rétracté leurs offres.

» Notre sort fut de demeurer dans un lieu désert, où le sentiment d’une misère présente et la vue d’une infinité de dangers eurent enfin le pouvoir de nous faire ouvrir les yeux sur notre folie. Dix-sept jours que nous avions déjà passés sans secours commençaient à nous faire regarder cette île comme notre tombeau, lorsque la faveur du ciel y fit aborder un corsaire nommé Samipocheca, qui cherchait une retraite après avoir été vaincu par une flotte chinoise. D’un grand nombre de vaisseaux, il ne lui en restait que deux, avec lesquels il s’était échappé. La plupart de ses gens étaient si couverts de blessures, qu’il fut obligé de s’arrêter pendant vingt jours à Lampacan pour les rétablir. Une cruelle nécessité nous força de prendre parti à son service. Il mit cinq d’entre nous dans l’une de ses jonques, et trois dans l’autre.

» Son intention était de se rendre dans le port de Lailou, à sept lieues de Chinchen et quatre-vingts de Lampacan. Nous commençâmes cette route avec un fort bon vent, et nous suivîmes pendant neuf jours la côte de Laman. Mais, vers la rivière du Sel, qui est à cinq lieues de Chabakaï, nous fûmes attaqués par sept jonques, qui, dans un combat fort opiniâtre, brûlèrent celle des deux nôtres où le corsaire avait mis cinq Portugais. Nous ne dûmes notre salut nous-mêmes qu’au secours de la nuit et du vent. Ainsi, dans le plus triste état nous fîmes voile devant nous pendant trois jours, à la fin desquels un impétueux orage nous poussa vers l’île de Lequios. Le corsaire, qui était connu du roi et des habitans, remercia le ciel de lui avoir procuré cet asile. Cependant il ne lui fut pas possible d’y aborder, parce qu’il avait perdu son pilote dans le dernier combat. Après vingt-sept jours de travail et de dangers, nous fûmes jetés dans une anse inconnue, où deux petites barques s’approchèrent aussitôt de notre jonque. Six hommes qui les montaient nous demandèrent ce qui nous avait amenés dans leur île. Samipocheca les reconnut à leur langue pour des Japonais ; et, se faisant passer pour un marchand de la Chine qui cherchait l’occasion du commerce, il apprit d’eux que nous étions dans l’île de Tanixuma.

» Ils nous montrèrent dans l’éloignement la grande terre du Japon dont ils dépendaient. Ils nous promirent un accueil favorable de leur seigneur, auquel ils donnaient le titre de nautaquin ; et remarquant le désordre de notre jonque, ils nous montrèrent un port du côté du sud, sous une grande ville qu’ils nommaient Miaï-Apima. Nous étions pressés par tant de besoins, que nous levâmes aussitôt l’ancre pour suivre leurs informations. Notre arrivée fut remarquée par quantité d’autres barques qui nous apportèrent des rafraîchissemens. Le corsaire ne prit rien sans en compter le prix. Avant la fin du jour, le nautaquin, ou le prince de l’île, vint à bord de notre jonque avec quantité de marchands et d’officiers qui apportaient des caisses pleines de lingots d’argent pour nous proposer des échanges. Ils ne s’approchèrent qu’après s’être assurés de la bonne foi du capitaine ; mais, devenant bientôt libres et familiers, ils distinguèrent le visage des Portugais de celui des Chinois, et le nautaquin demanda curieusement qui nous étions. Samipocheca lui répondit que nous étions d’un pays qui se nommait Malacca, où nous étions venus, depuis plusieurs années, d’un autre pays nommé Portugal, dont le roi, suivant nos récits, avait son empire à l’extrémité du monde. Ce discours parut causer beaucoup d’étonnement au nautaquin. Il se tourna vers ses gens : « Je suis trompé, leur dit-il, si ces étrangers ne sont pas les Chinchi-Cogis, dont il est écrit dans nos livres que, volant par-dessus les eaux, ils subjugueront les terres où Dieu a créé les richesses du monde. Nous sommes heureux s’ils viennent parmi nous à titre d’amis. » Là-dessus il fit demander au nécoda, par une femme de Lequios, qui loi servait d’interprète, dans quel lieu il nous avait trouvés, et sous quel titre il nous amenait au Japon. Le nécoda répondit que nous étions d’honnêtes marchands qu’il avait trouvés à Lampacan, où nous nous étions brisés, et que la pitié lui avait fait prendre sur son bord. Ce témoignage parut suffire au nautaquin. Il se fit donner un siége sur lequel il s’assit près du pont, et la curiosité devenant sa passion la plus vive, il nous fit quantité de questions avec beaucoup d’empressement pour entendre nos réponses. En nous quittant, il nous proposa de lui faire quelque relation de ce grand monde où nous avions voyagé : marchandise, nous dit-il, qu’il achèterait plus volontiers que celles de notre vaisseau. Le lendemain, à la pointe du jour, il nous envoya une petite barque remplie de toutes sortes de rafraîchissemens, pour lesquels notre capitaine lui fit porter quelques pièces d’étoffes, avec promesse de descendre au rivage et de lui mener ses trois Portugais.

» Nous nous aperçûmes effectivement que cette aventure nous attirait plus de considération des Chinois, qui ne pensaient plus qu’à profiter de l’occasion pour réparer leur vaisseau et pour se défaire avantageusement de leurs marchandises. Ils nous prièrent d’entretenir le nautaquin dans l’opinion qu’il avait de nous. Leurs bienfaits devaient répondre à nos services. Nous descendîmes avec le nécoda et douze de ses gens. L’accueil que nous reçûmes augmenta beaucoup leurs espérances. Tandis que les principaux marchands du pays traitaient avec eux pour leurs marchandises, le nautaquin nous prit dans sa maison, et recommença fort curieusement à nous interroger sur tout ce que nous avions observé dans nos voyages. Nous nous étions préparés à satisfaire son goût, suivant le tour de ses demandes, plutôt qu’à nous assujettir fidèlement à la vérité. Ainsi, lorsqu’il voulut savoir s’il était vrai, comme il l’avait appris des Chinois et des Lequiens, que le Portugal était plus riche et plus grand que l’empire de la Chine, nous lui accordâmes cette supposition. Lorsqu’il nous demanda si le roi de Portugal avait conquis la plus grande partie du monde, comme on l’avait assuré, nous le confirmâmes dans une idée si glorieuse pour notre nation. Il nous dit aussi que le roi notre maître avait la réputation d’être si riche en or, qu’on lui attribuait deux mille maisons qui en étaient remplies jusqu’au toit. À cette folle imagination, nous répondîmes que nous ne savions pas exactement le nombre des maisons, parce que le royaume de Portugal était si grand, si riche et si peuplé, que le dénombrement de ses trésors et de ses habitans était impossible. Après deux heures d’un entretien de cette nature, le nautaquin se tourna vers ses gens, et leur dit avec admiration : « Assurément aucun des rois que nous connaissons sur la terre ne doit s’estimer heureux, s’il n’est vassal d’un aussi grand monarque que l’empereur du Portugal. » Ensuite, ayant laissé au nécoda la liberté de retourner à bord, il nous pressa de passer quelque temps dans son île. Nous y consentîmes avec la participation des Chinois. L’ordre fut donné pour nous préparer un logement commode, et nous fûmes logés pendant plusieurs jours chez un riche marchand qui n’épargna rien pour seconder les intentions de son prince.

» Le nécoda, n’ayant pas fait difficulté de débarquer toutes ses marchandises, profita fort heureusement, de notre faveur. Il nous avoua que, dans l’espace de peu de jours, un fonds d’environ deux mille cinq cents taëls en divers effets qui lui restaient de sa fortune lui en avait valu trente mille, et que toutes ses pertes étaient réparées. Comme nous étions sans marchandises, et par conséquent sans occupation, notre ressource, dans le temps que la curiosité du nautaquin nous laissait libres, était la chasse ou la pêche. Diégo-Zeimoto, l’un de mes deux compagnons, était le seul des trois qui fût armé d’une arquebuse. Il s’était attaché à la conserver soigneusement dans nos malheurs, parce qu’il s’en servait avec beaucoup d’adresse. Pendant les premiers jours on y avait fait d’autant moins d’attention, qu’il en avait fait peu d’usage, ou qu’il s’écartait pour la chasse ; et, ne nous figurant pas que cette arme fût encore inconnue au Japon, il ne nous était pas tombé dans l’esprit qu’elle pût nous faire un nouveau mérite aux yeux des insulaires. Cependant, un jour que Zeimoto s’arrêta dans un marais voisin de la ville, où il avait remarqué un grand nombre d’oiseaux de mer, et où il avait tué plusieurs canards, quelques habitans, qui ne connaissaient pas cette manière de tirer, en eurent tant d’étonnement, que leur admiration alla bientôt jusqu’au nautaquin. Il s’occupait alors à faire exercer quelques chevaux. Son impatience le fit courir aussitôt vers le marais, d’où il vit revenir Zeimoto, son arquebuse sur l’épaule, accompagné de deux Chinois qui portaient leur charge de gibier. Il avait eu peine à comprendre les merveilles qu’on lui avait annoncées, et la vue d’une sorte de bâton qu’il voyait porter au Portugais ne suffisait pas pour l’en éclaircir. Lorsque Zeimoto eut tiré devant lui deux ou trois coups, qui firent tomber autant d’oiseaux, il parut d’abord effrayé, et dans sa première surprise il attribua ce prodige à quelque pouvoir surnaturel. Mais, après avoir entendu que c’était un art de l’Europe, qui dépendait du secret de la poudre, il tomba dans un excès de joie et d’admiration qui ne peut être représenté que par ses effets. Il embrassa Zeimoto avec transport ; il le fit monter en croupe derrière lui ; et, retournant à la ville dans cet état, il se fit précéder de quatre huissiers qui portaient des bâtons ferrés par le bout, et qui criaient par son ordre au peuple, dont la foule était infinie : « On fait savoir que le nautaquin, prince de cette île et seigneur de nos têtes, vous commande à tous d’honorer ce Chinchi-Cogis du bout du monde, parce que, dès aujourd’hui et pour l’avenir, il le fait son parent comme les jacarous qui sont assis près de sa personne, et quiconque refusera d’obéir à cet ordre sera condamné à perdre la tête. »

» Je demeurai assez loin derrière avec Christophe Borralho, qui était le troisième Portugais, tous deux dans la surprise d’un événement si singulier. Le nautaquin, étant arrivé au palais, prit Zeimoto par la main, le conduisit dans sa chambre, le fit asseoir à sa table ; et pour le combler d’honneur, il ordonna que la nuit suivante on le fit coucher dans un appartement voisin du sien. Nous participâmes à cette faveur par les caresses et les bienfaits que nous reçûmes aussi du prince et des habitans.

» Zeimoto crut ne pouvoir mieux s’acquitter d’une partie de ces distinctions qu’en faisant présent de son arquebuse au nautaquin. Il choisit pour ce témoignage de reconnaissance un jour qu’il revenait de la chasse ; après avoir tué quantité de colombes et de tourterelles, il lui offrit cet instrument qui lui donnait cet empire sur leur vie. Le prince lui fit compter sur-le-champ mille taëls ; mais il le pria de lui apprendre à faire de la poudre, sans quoi l’arquebuse n’était qu’une pièce de fer inutile.

» Nous avions déjà passé vingt-trois jours dans l’île de Tanixuma, lorsqu’on avertit le nautaquin de l’arrivée d’un vaisseau du roi de Bungo, qui apportait avec plusieurs marchands un vieillard respectable auquel il se hâta de donner audience. Nous étions présens à cette cérémonie. Le vieillard, s’étant mis à genoux devant lui, avec quelques discours que nous ne pûmes entendre, lui offrit une lettre et un coutelas garni d’or. La lecture de cette lettre parut causer quelque embarras au nautaquin. Après avoir congédié celui qui l’avait apportée, il nous fit approcher de lui : « Mes bons amis, nous dit-il par la bouche de son interprète, je vous prie d’écouter le contenu de cette lettre que je reçois du roi de Bungo, mon seigneur et mon oncle. Je vous expliquerai ensuite ce que je désire de vous. » L’interprète nous fit entendre qu’Orgendono, roi de Bungo et de Facata, marquait à Hiascaran Goxo, nautaquin de Tanixuma, son gendre et son neveu, qu’ayant, appris depuis peu de jours qu’il avait dans son île trois Chinchi-Cogis venus du bout du monde, gens de mérite et d’honneur, qui lui avaient parlé d’un autre monde plus grand que celui qu’on connaissait au Japon, et peuplé d’une race d’hommes dont ils lui avaient raconté des choses incroyables, il le priait très-instamment de lui envoyer un de ces trois étrangers pour le consoler dans les douleurs d’une longue maladie. Il ajoutait que, si notre inclination ne nous portait point à ce voyage, il s’engageait à nous renvoyer avec sûreté lorsque nous commencerions à nous ennuyer dans sa cour.

» Le nautaquin nous dit après cette explication que le roi de Bungo était non-seulement son oncle maternel, mais son père même, parce qu’il l’était de sa femme ; et que, dans la passion qu’il avait de l’obliger, il conjurait l’un de nous d’entreprendre un voyage court et peu pénible ; mais qu’il ne souhaitait pas que ce fût Zeimoto, qu’il avait adopté pour son parent, et dont l’éloignement le chagrinerait beaucoup avant qu’il eût appris de lui à tirer de l’arquebuse. Une invitation si douce et si polie nous pénétra de reconnaissance, Borralho et moi. Nous lui abandonnâmes le choix de celui des deux qu’il jugeait le plus convenable à ses vues. Il ne se détermina pas tout d’un coup ; mais, après quelques momens de réflexion, il me nomma comme le plus gai, et par conséquent le plus propre au commerce des Japonais, qui ont naturellement l’humeur vive. « Borralho, nous dit-il avec la même civilité, plus sérieux et plus porté par la nature aux affaires graves, entretiendrait la mélancolie du malade au lieu de la dissiper. » J’arrivai à Bungo.

» Nous trouvâmes le roi au lit. Il me dit d’un air et d’un ton fort doux : « Ton arrivée ne m’est pas moins agréable que la pluie qui tombe du ciel n’est utile à nos campagnes semées de riz. » On m’expliqua ces termes ; et leur nouveauté m’ayant causé de l’embarras, je demeurai quelques momens sans réponse. le roi, regardant les seigneurs qui étaient autour de lui, leur dit « qu’il me croyait effrayé par la vue de sa cour ; que je n’étais pas accoutumé à ce spectacle, et qu’il me fallait laisser le temps de m’apprivoiser. » Un excellent interprète que j’avais reçu du nautaquin me fit comprendre aussitôt le jugement qu’on portait de moi. Je rappelai toutes les forces de mon esprit pour citer un tas de figures asiatiques et de comparaisons où tous les animaux faisaient leur rôle, depuis l’éléphant jusqu’à la fourmi. Peut-être mon interprète y joignit-il ses propres idées : mais tous les courtisans marquèrent tant d’admiration pour cette ridicule harangue, que, battant des mains à la vue du roi, ils dirent à ce prince « qu’on n’avait jamais parlé avec une éloquence plus noble ; qu’il n’y avait pas d’apparence que je fusse un marchand dont les notions se renfermaient dans les affaires du commerce, mais plutôt un bonze qui administrait les sacrifices au peuple, ou du moins quelque grand capitaine qui avait couru long-temps les mers. » Le roi parut si satisfait, qu’en imposant silence à tout le monde, et déclarant qu’il voulait être seul à m’interroger, il assura qu’il ne sentait plus aucune douleur. Le reine et les princesses ses filles, qui étaient assises près du lit royal, se mirent à genoux pour exprimer leur satisfaction. Elles remercièrent le ciel, en levant les mains et les yeux, des grâces qu’il accordait au royaume de Bungo.

» Alors le roi, m’ayant fait approcher plus près de sa tête, me pria de ne pas m’ennuyer de cette situation, parce qu’il souhaitait de me voir et de me parler souvent. Il me demanda si dans mon pays ou dans mes voyages je n’avais pas appris quelque remède pour sa maladie, surtout pour un fâcheux dégoût qui ne lui avait pas permis de manger depuis deux mois. Je me souvins que, dans la jonque d’où j’étais arrivé à Tanixuma, j’avais vu guérir diverses maladies par l’infusion d’un bois de la Chine, dont j’avais admiré la vertu. Ce secours que je lui proposai, et qu’il envoya demander sur-le-champ au nautaquin, répondit si parfaitement à mes espérances, que dans l’espace de trente jours il fut guéri de tous ses maux, dont le principal était une espèce de paralysie qui lui ôtait depuis deux ans le mouvement des bras. Après un service de cette importance, je me vis presqu’au même degré de faveur dans cette cour que Zeimoto à celle du nautaquin. Mon seul embarras était de répondre à mille questions bizarres qu’on me proposait continuellement ; mais j’étais soulagé par la facilité avec laquelle on se contentait de mes plus frivoles explications. J’employais le reste du temps à m’instruire des usages du pays, à visiter les édifices ou à me donner le spectacle des fêtes et des amusemens. Le nautaquin ayant envoyé au roi quelques arquebuses de la fabrique de son île, l’impatience que tout le monde eut bientôt d’apprendre à en tirer augmenta beaucoup mon crédit. Sans avoir l’habileté de Zeimoto, je m’attirai de l’admiration en tuant quelques petits oiseaux, et je fis valoir particulièrement mes connaissances pour la composition de la poudre. Les premiers seigneurs de la cour prenaient des leçons de moi : j’exagérais la nécessité de mon secours, et je n’accordais de la poudre aux plus empressés qu’avec beaucoup de ménagement. Mais cette conduite, quoique aussi sage en elle-même qu’utile au soutien de ma fortune, pensa devenir l’occasion de ma ruine.

» Un des fils du roi nommé Arichaudono, âgé de seize à dix-sept ans, m’ayant prié de lui apprendre à tirer, je différais de jour en jour à le satisfaire, dans la seule vue de lui faire attacher plus de prix à mes services. Cependant le roi son père, à qui il fit quelques plaintes de ce délai, me demanda plus de complaisance pour un fils qu’il aimait fort tendrement. Mes premières leçons ne furent remises qu’à l’après-midi du même jour ; mais le jeune prince, ayant accompagné la reine sa mère dans un pèlerinage qu’elle fit pour la santé du roi, ne put venir chez moi que le lendemain. Il avait à sa suite deux jeunes seigneurs du même âge. Je m’étais endormi sur ma natte près des arquebuses et de la poudre. Comme il m’avait vu tirer plusieurs fois, il se fit un plaisir de me surprendre ; et se hâtant de charger une arquebuse sans savoir quelle quantité de poudre il y fallait mettre, il eut l’imprudence de remplir le canon jusqu’à la moitié de sa hauteur. Il voulut tirer contre un oranger. Un des deux jeunes seigneurs alluma la mèche. Le coup partit, et m’éveilla : mais l’arquebuse ayant crevé par trois endroits, le malheureux prince fut blessé de deux éclats de fer, dont l’un lui emporta une partie du pouce. Je sortis à l’instant. Il était tombé sans connaissance. Les deux seigneurs prirent la fuite vers le palais en criant que l’arquebuse de l’étranger avait tué le prince.

» Cette affreuse nouvelle répandit une si vive alarme dans toute la ville, que la plupart des habitans se précipitèrent avec de grands cris vers ma maison ; le roi même s’y fit apporter dans une espèce de fauteuil sur les épaules de quatre hommes ; et la reine le suivit à pied, se soutenant sur les bras de deux femmes, et suivie des deux princesses ses filles, qui marchaient tout échevelées, avec un grand nombre d’autres dames. Dans mon premier saisissement, j’avais pris le prince entre mes bras, et je l’avais porté dans ma chambre, où je m’efforçais d’arrêter son sang et de rappeler ses esprits. On me trouva occupé de ces deux soins ; mais la plupart des spectateurs qui me voyaient aussi couvert que lui de son propre sang, conclurent que je l’avais tué ; et mille cimeterres que je vis briller autour de moi me firent connaître le sort auquel je devais m’attendre. Cependant le roi suspendit les effets de cette violence pour se faire expliquer la cause d’un si funeste accident, de peur, ajouta-t-il, que le crime ne fût venu de plus loin, et que je n’eusse été corrompu par les parens des traîtres qu’il avait condamnés depuis peu au dernier supplice. Malheureusement pour moi, la crainte avait fait fuir mon interprète, et cette circonstance était capable d’aggraver les soupçons. On le découvrit néanmoins après de longues recherches ; il fut amené au roi, chargé de chaînes. Mais on m’avait déjà livré aux officiers de la justice qui m’avaient fait lier les mains, et qui commençaient à me traiter comme un coupable avéré. Le président était assis, les deux bras retroussés jusqu’aux épaules, tenant de la main droite un poignard rougi dans le sang du prince. J’étais à genoux devant lui, environné des autres officiers ; et cinq bourreaux qui étaient derrière moi avec leurs cimeterres nus, semblaient n’attendre qu’un mot ou un signe pour l’exécution.

» Ces horribles préparatifs s’étaient fait apparemment pour l’interrogation, pendant que mon interprète avait été conduit devant le roi : il fut amené au tribunal. Mon épouvante redoubla lorsque je le vis paraître au milieu d’une troupe de gardes, les mains liées, aussi pâle, aussi tremblant que moi. On me fit diverses questions auxquelles je ne laissai pas de répondre avec toute la force de l’innocence. J’ignore quelle impression mes réponses firent sur mes juges ; mais le ciel permit que le jeune prince, étant revenu d’un long évanouissement, souhaita de me voir ; et qu’apprenant la rigueur avec laquelle j’étais traité, l’inquiétude de mon sort alla jusqu’à lui faire protester qu’il ne recevrait aucun secours, si je n’étais délivré sur-le-champ des mains de la justice. Un ordre du roi vint adoucir aussitôt la sévérité d’un inflexible tribunal. On m’ôta mes chaînes, et je fus conduit au palais, où le prince me fit des satisfactions et des excuses qui ne laissèrent rien à désirer pour ma justification. Il avait été pansé par quelques bonzes qui font l’office de médecins et de chirurgiens au Japon ; mais la blessure était si dangereuse, qu’ils paraissaient douter eux-mêmes de leur méthode. Une longue expérience que je n’avais pu manquer d’acquérir dans un si grand nombre d’aventures militaires me fit rappeler la connaissance de quelques remèdes que j’avais vu employer avec succès. Je les proposai avec d’autant plus de confiance, que le jeune prince paraissait attendre de moi sa guérison. Le roi, qui croyait me devoir la vie et la santé, ne balança point à me confier le soin de son fils. Je m’armai de courage, et l’ayant prié de faire éloigner les bonzes, je fis sept points à la main droite, où me parut être la moins dangereuse des deux blessures : un bon chirurgien en eut peut-être fait beaucoup moins. À la tête, qui me causait le plus d’embarras, je n’en fis que cinq ; après quoi j’y appliquai des étoupes, trempées dans des blancs d’œufs, avec de bonnes ligatures, telles que je les avais vu faire en mille occasions. Cinq jours après je coupai les points, et je continuai de panser les deux plaies. Vingt jours après, le prince se trouva si parfaitement guéri, qu’il ne lui resta qu’une petite cicatrice au pouce.

» Après cette dangereuse opération, je reçus du roi et de toute la cour des honneurs et des caresses qu’il me serait difficile de représenter. La reine et les princesses ses filles m’envoyèrent quantité d’étoffes de soie ; les seigneurs me firent présent d’un grand nombre de cimeterres ; on me compta de la part du roi six cents taëls ; enfin cette dangereuse audace me valut plus de quinze cents ducats.

» Cependant mes réflexions sur le péril dont le ciel m’avait délivré, et l’avis que je reçus de mes compagnons, que le corsaire Samipocheca faisait ses préparatifs pour retourner à la Chine, me déterminèrent à demander au roi la permission de le quitter ; il me l’accorda. Son affection se soutint jusqu’au dernier moment ; il me donna une barque remplie de toutes sortes de provisions, et pour, capitaine un homme de qualité avec lequel, étant parti de Foucheo un samedi matin, j’arrivai le vendredi suivant au port de Tanixuma.

» Quinze jours que nous passâmes encore dans cette ville donnèrent le temps au corsaire d’achever ses préparatifs ; il fit voile enfin pour Liampo. Nous y arrivâmes heureusement. Les principaux habitans nous reconnurent et nous rendirent ce qu’ils croyaient devoir aux amis d’Antonio Faria. Cependant, paraissant étonnés de notre confiance pour les Chinois, ils nous demandèrent d’où nous étions venus, et dans quel lieu nous nous étions embarqués avec eux. Christophe Borralho leur apprit nos aventures. L’île de Tanixuma, le Japon et toutes les richesses que nous y avions admirées furent pour eux autant de nouvelles connaissances qu’ils reçurent avec étonnement. Dans la joie de cette découverte, ils ordonnèrent une procession solennelle, depuis l’église de Notre-Dame de la Conception jusqu’à celle de Saint-Jacques, qui était à l’extrémité de la ville. Ensuite la piété fit place à l’ambition ; chacun s’empressa de tirer les premiers fruits de nos lumières. Il se forma divers partis qui mirent l’enchère à toutes les marchandises ; et les marchands chinois profitèrent de cette fermentation pour faire monter le pico de soie jusqu’à cent soixante taëls. En moins de quinze jours, neuf jonques portugaises qui se trouvaient au port de Liampo furent prêtes à faire voile, quoiqu’en si mauvais ordre, que la plupart n’avaient pas d’autres pilotes que les maîtres mêmes, qui n’avaient aucune connaissance de la navigation.

» Elles partirent dans cet état malgré les fâcheuses circonstances de la saison et du vent. L’avidité du gain ne connaissait aucun danger. Je fus moi-même un des malheureux qui se laissèrent engager dans ce fatal voyage. Le premier jour nous gouvernâmes comme à tâtons entre les îles et la terre ferme. Mais vers minuit une affreuse tempête nous ayant livrés à la fureur du vent, nous échouâmes sur les bancs de Gaton, où, des neuf jonques, deux seulement eurent le bonheur d’échapper. Les sept autres périrent avec plus de six cents hommes, entre lesquels on comptait cent quarante des principaux Portugais de Liampo. Cette perte en marchandises fut estimée plus de trois cent mille ducats.

» J’avais le bonheur de me trouver dans une des deux autres jonques. Nous suivîmes la route que nous avions commencée jusqu’à la vue de l’île de Lequios, où nous fûmes battus d’un si furieux vent de nord-est, que nos deux bâtimens furent séparés pour ne se revoir jamais. Dans l’après-midi, le vent s’étant changé à l’ouest-nord-ouest, les vagues s’élevèrent si furieusement, qu’il devint impossible d’y résister. Notre capitaine, qui se nommait Gaspard Mello, voyant la proue entr’ouverte, et plus de neuf pieds d’eau dans la jonque, résolut, de concert avec les officiers, de couper les deux mâts ; mais tous les soins qui forent employés à cette opération n’empêchèrent point que le grand mât, dans sa chute, n’écrasât cinq Portugais ; spectacle pitoyable, et qui acheva de nous ôter les forces. La tempête ne faisant qu’augmenter, nous nous vîmes forcés de nous abandonner aux flots jusqu’à l’arrivée des ténèbres, où toutes les autres parties de notre bâtiment commencèrent à s’ouvrir. Nous passâmes la nuit dans cette horrible situation. Vers le jour, nous touchâmes sur un banc, où du premier choc la jonque fut mise en pièces, avec des circonstances si déplorables, que soixante-deux hommes y perdirent la vie, les uns noyés, les autres écrasés sous la quille.

» Entre tant de malheureux, nous demeurâmes sur le sable au nombre de vingt-quatre, sans y comprendre quelques femmes. Aux premiers rayons du jour, nous reconnûmes la grande île de Lequios. Nous étions blessés presque tous par le froissement des coquilles et des cailloux du banc. Après nous être recommandés à Dieu avec beaucoup de larmes, nous marchâmes dans l’eau jusqu’à l’estomac. Ensuite, traversant quelques endroits à la nage, nous employâmes cinq jours à nous approcher de la terre, sans aucune nourriture que les herbes qui nous étaient apportées par les flots. Nous arrivâmes au rivage ; il était couvert de bois, où nous trouvâmes d’autres herbes assez semblables à l’oseille, qui furent notre unique ressource pendant trois jours. Le quatrième, nous fûmes aperçus par un insulaire qui gardait quelques bestiaux, et qui se mit à courir aussitôt vers une montagne voisine pour donner l’alarme aux habitans d’un village dont nous n’étions éloignés que d’un quart de lieue. Bientôt nous vîmes paraître environ deux cents hommes, qui s’étaient rassemblés au bruit des tambours et des cornets. Leurs chefs étaient à cheval au nombre de quatorze. Ils vinrent droit à nous, et quelques-uns se détachèrent pour nous observer. Lorsqu’ils nous virent sans armes, presque nus, la plupart à genoux, pour invoquer le secours du ciel, et deux femmes déjà mortes de misère, ils furent touchés d’une si vive compassion, qu’étant retournés vers ceux qui les suivaient, ils les firent arrêter avec défense de nous causer aucun mal. Cependant ils revinrent à nous, accompagnés de six hommes de pied, qui étaient les officiers de leur justice, et nous ayant exhortés à ne rien craindre, parce que le roi des Lequiens était un prince juste et plein de pitié pour les misérables, ils nous firent lier trois à trois pour nous conduire à leurs habitations. Nous étions moins rassurés par leurs discours qu’effrayés par un traitement si rigoureux. Il nous restait trois femmes, qui tombèrent pâmées de faiblesse et de crainte. Quelques insulaires les prirent entre leurs bras, et les portaient tour à tour ; ce qui n’empêcha point que dans la marche il n’en mourût deux, qui furent laissées en proie aux bêtes féroces, dont nous avions vu paraître un grand nombre. Après avoir marché jusqu’au soir, nous arrivâmes dans un bourg d’environ cinq cents feux, que nous entendîmes nommer Cypantor. Là, nous fûmes enfermés dans un grand temple, dont les murailles étaient fort hautes et sans aucun ornement, sous une garde de plus de cent hommes, qui, avec des cris mêlés au son des tambours, nous veillèrent pendant toute la nuit.

» Le lendemain on nous fournit assez abondamment du riz, du poisson et divers fruits de l’île. La charité des habitans alla même jusqu’à nous donner quelques habits ; mais un courrier du broquen, c’est-à-dire du premier officier de l’état, apporta vers le soir un ordre de nous conduire à Pungor, ville éloignée de sept lieues. Cette nouvelle causa beaucoup de mouvement dans le bourg, comme si les habitans eussent réclamé quelque droit qu’on prétendit violer. On dressa plusieurs mémoires qui furent envoyés au broquen par son courrier. Cependant quelques officiers et vingt hommes à cheval, qui arrivèrent le jour suivant nous enlevèrent sans opposition. Nous nous arrêtâmes le soir dans une ville nommée Gondexilau, où l’on nous fit passer la nuit dans un cachot, et nous arrivâmes le lendemain à Pungor.

» Trois jours après nous parûmes devant le broquen, dans une grande salle où nous le trouvâmes assis sous un dais fort riche, environné de six huissiers avec leurs masses, et de plusieurs gardes qui portaient de longues pertuisanes damasquinées d’or et d’argent. Il nous fit diverses questions auxquelles nous répondîmes avec autant de bonne foi que d’humilité. Notre infortune le toucha si vivement, malgré quelques apparences de sévérité, qu’ayant recueilli nos réponses, il y mêla des réflexions favorables, par lesquelles il combattit les fausses idées que quelques Chinois avaient fait prendre de nous. Cependant nous continuâmes d’être resserrés pendant deux mois. Le roi, faisant gloire de son zèle pour la justice, envoya secrètement un homme de confiance, qui, prenant avec nous la qualité de marchand étranger, employa beaucoup d’adresse à nous faire confesser notre profession, et la vérité de nos desseins. Mais nos explications furent si simples et les témoignages de notre douleur si naturels, que cet espion en parut attendri jusqu’à nous faire un présent de trente taëls et de six sacs de riz. Il y a beaucoup d’apparence qu’il en avait reçu l’ordre du roi ; et nous apprîmes du geôlier que ce prince était résolu de nous rendre la liberté.

» Nous étions dans cette douce espérance lorsque l’arrivée d’un corsaire chinois, à qui le roi donnait une retraite dans son île, à condition d’entrer en partage du butin, nous replongea dans un horrible danger. C’était un des plus grands ennemis de notre nation, depuis un combat que les Portugais lui avaient livré au port de Laman, et dans lequel ils lui avaient brûlé deux jonques. La faveur dont il jouissait, non-seulement à la cour de Lequios, mais dans l’île entière, où ses brigandages faisaient entrer continuellement de nouvelles richesses, disposa le roi et ses sujets à recevoir les inspirations de sa haine. Aussitôt qu’il eut appris notre malheur et qu’on pensait à nous, renvoyer absous, il nous chargea des plus noires accusations. Les Portugais étaient des espions qui venaient observer les forces d’un pays sous le voile du commerce, et qui profitaient de leurs lumières pour passer tous les habitans au fil de l’épée. Ces discours répandus sans ménagement, et confirmés avec audace, firent tant d’impression sur l’esprit du roi, qu’après avoir révoqué les ordres qu’il avait déjà donnés en notre faveur, il nous condamna, sur de nouvelles instructions, au supplice des traîtres, c’est-à-dire à nous voir démembrés en quatre quartiers, qui devaient être exposés dans les places publiques. Cette sentence, qu’il porta sans nous avoir entendus, fut envoyée au broquen, avec ordre de l’exécuter dans quatre jours. Elle pénétra aussitôt jusqu’à nous, et dans la consternation d’un sort si déplorable, nous ne pensâmes qu’à nous disposer à la mort.

» Si j’ai quelquefois donné le nom de miracles aux secours que j’ai reçus du ciel dans l’extrémité du danger, c’est ici que je dois faire admirer le plus éclatant de ses bienfaits. De plusieurs Portugaises qui avaient trouvé la fin de leur misérable vie depuis notre naufrage, il en restait une femme d’un pilote qui était prisonnier avec nous, et mère de deux enfans qu’une malheureuse tendresse lui avait fait prendre à bord. Un sentiment de pitié pour elle et pour deux innocens avait porté une dame de la ville à la loger dans sa maison, et cet asile était devenu pour nous une source de bienfaits, que nous avions partagés continuellement avec son mari. On lui apprit notre malheur ; elle fut si frappée de cette nouvelle, qu’étant tombée sans connaissance, elle demeura long-temps comme insensible ; mais, rappelant ses esprits, elle se déchira si cruellement le visage avec les ongles, que ses joues se couvrirent de sang. Ce spectacle attira toutes les femmes de la ville, et la compassion devint un sentiment général. Après quelques délibérations, elles convinrent d’écrire une lettre en commun à la reine, mère du roi, pour lui représenter que nous étions condamnés sans preuves et sur la simple foi d’un ennemi. Elles lui rendaient compte de notre véritable histoire, et des raisons qui portaient le corsaire à la vengeance. L’aventure de la Portugaise, sa situation et celle de ses enfans, ne furent pas oubliées. Cette lettre, signée de cent femmes, les principales de la ville, fut envoyée par la fille du mandarin de Comanilau, gouverneur de l’île de Banca, qui est au sud de Lequios. On fit tomber le choix sur elle, parce qu’elle était nièce de la première dame d’honneur de la reine. Elle partit pour Bintor, où le roi faisait sa résidence, à six lieues de Pungor, accompagnée de deux de ses frères et de plusieurs gentilshommes de la première distinction.

» Nous fûmes avertis du secours que la Providence nous avait donné, et nous ne cessâmes point de prier le ciel pour le succès d’un voyage auquel notre vie ou notre mort étaient attachées. Le roi se laissa fléchir à l’occasion d’un songe qui l’avait disposé à recevoir les sollicitations de la reine-mère. Les lettres de grâces arrivèrent à Pungor le jour marqué pour le supplice. Elles nous furent apportées par le broquen même, qui avait toujours gémi de l’injustice de notre sentence, et qui parut presque aussi sensible que nous à cette heureuse révolution. Il nous mena dans son propre palais, où toutes les dames de la ville vinrent se réjouir de leur ouvrage, et s’en crurent bien payées par nos remercîmens. Pendant quarante-six jours que nous passâmes encore dans l’île pour attendre l’occasion de la quitter, elles se disputèrent le plaisir de nous traiter dans leurs maisons, et nous y reçûmes tout ce dont nous avions besoin avec tant d’abondance, que nous emportâmes chacun la valeur de cent ducats. La Portugaise, qui méritait le premier rang dans notre reconnaissance, en eut plus de mille, accompagnés d’une infinité de présens qui dédommagèrent son mari de toutes ses pertes. Enfin le broquen nous fit obtenir place dans une jonque chinoise qui partait pour Liampo, après avoir fait donner au capitaine des cautions pour notre sûreté.

» En arrivant à Liampo, nous trouvâmes les Portugais de cette ville dans l’affliction de leur perte. Nous étions le malheureux reste de leur flotte. Cette considération nous attira beaucoup de caresses. Divers négocians m’offrirent de l’emploi dans leurs comptoirs ou dans leurs jonques ; mais j’étais rappelé par mes désirs à Malacca, où j’espérais que mon expérience me tiendrait lieu de mérite, et ferait employer mes services avec plus de distinction. Je m’embarquai dans le navire d’un Portugais nommé Tristan de Goa. Notre navigation fut heureuse. Je m’applaudis extrêmement de mon retour en apprenant que don Pedro Faria commandait encore à Malacca. Le désir qu’il avait toujours eu de contribuer à ma fortune, échauffé par la mémoire du brave Antonio Faria son parent, et par le récit de nos aventures, lui fit chercher l’occasion de m’occuper utilement avant que le terme de son gouvernement fût expiré.

» Il me proposa d’entreprendre le voyage de Martaban, d’où l’on tirait alors de grands avantages, dans la jonque d’un nécoda mahométan, nommé Mahmoud, qui avait ses femmes et ses enfans à Malacca. Outre les profits que je pouvais espérer du commerce, je me trouvai chargé de trois commissions importantes : l’une de conclure un traité d’amitié avec Chambaïnha, roi de Martaban, dont nous avions beaucoup d’utilité à tirer pour les provisions de notre forteresse ; la seconde, de rappeler Lancerot Guerreyra, qui croisait alors avec cent hommes dans quatre fustes sur la côte de Ténasserim, et dont le secours était nécessaire aux Portugais de Malacca, qui se croyaient menacés par le roi d’Achem ; la troisième de donner avis de cette crainte aux navires de Bengale pour leur faire hâter leur départ et leur navigation. Je m’engageai volontiers à l’exécution de ces trois ordres, et je partis un mercredi 9 de janvier. Le vent nous favorisa jusqu’à Poulo-Pracelar, où le pilote fut quelque temps arrêté par la difficulté de passer les bancs qui traversent tout ce canal jusqu’à l’île de Sumatra. Nous n’en sortîmes qu’avec beaucoup de peine pour nous avancer vers les îles de Sambillon, où je me mis dans une barque fort bien équipée, qui me servit pendant douze jours à visiter toute la côte des Malais, dans l’espace de cent trente lieues jusqu’à Jonsala. J’entrai dans les rivières de Barruhas, de Salangar, de Pariagim, de Queda, de Parlès, de Pandan, sans y apprendre aucune nouvelle des ennemis de notre nation. Mahmoud, que je rejoignis après cette course, nous fit continuer la même route pendant neuf jours, et le vingt-troisième de notre voyage, il se trouva forcé de mouiller dans la petite île de Pisanduray, pour s’y faire un câble. Nous y descendîmes dans la seule vue de hâter cet ouvrage. Son fils m’ayant proposé d’essayer si nous pourrions tuer quelques cerfs, dont le nombre est fort grand dans cette île, je pris une arquebuse, et je m’enfonçai dans un bois avec lui. Nous n’eûmes pas fait cent pas que nous découvrîmes plusieurs sangliers qui fouillaient la terre ; et nous en étant approchés à la faveur des branches, nous en abattîmes deux. La joie de cette rencontre nous fit courir vers eux sans précaution. Mais notre horreur fut égale à notre surprise lorsque, dans le lieu même où ils avaient fouillé, nous aperçûmes douze corps humains qui avaient été déterrés, et quelques autres à demi mangés.

L’excès de la puanteur nous força de nous retirer, et le jeune Maure jugea seulement que nous devions avertir son père, dans la crainte qu’il n’y eût autour de l’île quelque corsaire qui pouvait fondre sur nous et nous égorger sans résistance, comme il était arrivé mille fois à des marchands par la négligence des capitaines. Le vieux nécoda était homme prudent : il envoya faire aussitôt la ronde dans toutes les parties de l’île. Il fit embarquer les femmes et les enfans, avec le linge à demi-lavé, pendant qu’avec une escorte de quarante hommes armés d’arquebuses et de lances, il alla droit où nous avions trouvé les corps. La puanteur ne lui permit pas d’en approcher ; mais un sentiment de compassion lui fit ordonner à ses gens d’ouvrir une grande fosse pour leur donner la sépulture. En leur rendant ce dernier devoir, on aperçut aux uns des poignards garnis d’or, aux autres des bracelets de même métal. Mahmoud, pénétrant aussitôt la vérité, me conseilla de dépêcher sur-le-champ ma barque au gouverneur de Malacca pour lui apprendre que ces morts étaient des Achémois qui avaient été défaits vraisemblablement près de Ténasserim, dans la guerre qu’ils avaient faite au roi de Siam. Il m’expliqua les raisons qu’il attachait à cette idée. Ceux, me dit-il, auxquels vous apercevez des bracelets d’or sont infailliblement des officiers d’Achem, dont l’usage est de se faire ensevelir avec tous les ornemens qu’ils avaient dans le combat ; et, pour ne m’en laisser aucun doute, il fit déterrer jusqu’à trente-sept cadavres auxquels on trouva seize bracelets d’or, douze poignards fort riches et plusieurs bagues. Nous conclûmes qu’après leur défaite les Achémois étaient venus enterrer leurs capitaines dans l’île de Pizanduray. Ainsi le hasard nous fit trouver un butin de plus de mille ducats, dont Mahmoud se saisit, sans y comprendre ce que ses gens eurent l’adresse de détourner. À la vérité, il le paya fort cher par les maladies que l’infection répandît dans son équipage, et qui lui enlevèrent quelques-uns de ses plus braves soldats. Pour moi, je me hâtai de faire partir ma barque pour informer don Pedro Faria de la route que j’avais suivie, et des conjectures du nécoda.

» Avec ce nouveau motif de confiance, nous remîmes plus librement à la voile vers Ténasserim, où j’avais ordre de chercher plus particulièrement Lancerot Guerreyra. Nous passâmes à la vue d’une petite île nommée Poulohintor, d’où nous vîmes venir une barque qui portait six hommes pauvrement vêtus. Ils nous saluèrent avec des témoignages d’amitié auxquels nous répondîmes par les mêmes signes ; ensuite ils demandèrent s’il y avait quelques Portugais parmi nous. Le nécoda leur ayant répondu qu’il y en avait plusieurs à bord, ils parurent se défier d’un mahométan, et leur chef le pria de leur en faire voir un ou deux sur le tillac. Je ne fis pas difficulté de me montrer. Ils n’eurent pas plus tôt reconnu l’habit de ma nation, qu’étant passés dans la jonque avec de vives marques de joie, ils me présentèrent une lettre que le chef me pria de lire avant toute autre explication. Elle était signée de plus de cinquante Portugais, entre lesquels étaient les noms de Guerreyra et des trois capitaines de son escadre. Ils assuraient tous les Portugais qui liraient cet écrit : « Que l’honorable prince qui l’avait obtenu d’eux était roi de l’île et nouvellement converti à la foi chrétienne ; qu’il avait rendu de bons offices à tous les Portugais qui avaient relâché sur ces côtes, en les avertissant de la perfidie des Achémois, et qu’il avait servi depuis peu à leur faire remporter sur ces infidèles une victoire considérable dans laquelle ils leur avaient pris une galère, quatre galiotes et cinq fustes, après leur avoir tué plus de mille hommes. Ils priaient tous les capitaines, par les plaies de Notre Seigneur Jésus-Christ et par les mérites de sa sainte passion, d’empêcher qu’on ne lui fit aucun tort, et de lui donner au contraire toute l’assistance qu’il méritait par ses services et par sa foi. »

» Je fis au roi[3] d’Hintor quelques offres de ma personne ; car mon pouvoir était fort borné pour d’autres secours. Cependant, après m’avoir appris, qu’un de ses sujets mahométans l’avait chassé du trône et réduit à la misère dont j’étais témoin, il me jura que sa disgrâce n’était venue que de son attachement pour le christianisme et de son affection pour les Portugais. Quelques braves chrétiens, ajouta-t-il, auraient suffi pour le rétablir dans ses petits états, surtout depuis que le tyran se croyait si bien affermi dans son usurpation, qu’il n’avait pas plus de trente hommes pour sa garde. Ce récit n’ayant pu lui procurer de moi que des vœux impuissans, il réduisit les siens à me prier de le prendre avec moi, dans la seule vue de mettre du moins son salut à couvert ; et pour récompense, il m’offrit de me servir le reste de ses jours en qualité d’esclave.

» Mon cœur ne résista point à ce discours. Je lui recommandai de ne pas faire connaître sa religion devant le nécoda, qui était mahométan comme son ennemi ; et m’étant informé de toutes les circonstances qui pouvaient faciliter un dessein que le ciel m’inspira, je représentai si vivement à Mahmoud combien il lui serait glorieux de rétablir un prince infortuné, et quel mérite il se ferait aux yeux du gouverneur en servant un ami des Portugais qu’il ne m’opposa que les difficultés d’une si grande entreprise. J’étais armé contre cette objection. D’ailleurs son fils, qui avait été nourri parmi les Portugais de Malacca, s’offrit à vérifier par ses jeux les forces de l’usurpateur. Nous disposâmes Mahmoud à faire une descente avec toutes les siennes, qui consistaient en quatre-vingts hommes bien armés.

» Nous descendîmes au rivage à deux heures après minuit. Le fils du nécoda, conduit par le prince détrôné, n’eut pas de peine à se saisir de quelques insulaires qui confirmèrent le récit de leur ancien maître, et qui parurent prêts à nous seconder. Nous recueillîmes de leurs discours que l’île n’était habitée que par des pêcheurs, et nous apprîmes que la garde actuelle de leur nouveau maître n’était que de cinquante hommes, mais faibles et si mal pourvus d’armes, que la plupart n’avaient que des bâtons pour leur défense. Un éclaircissement si favorable nous fit négliger les précautions. À la pointe du jour, le fils du nécoda forma l’avant-garde avec quarante hommes, vingt desquels étaient armés d’arquebuses, et les autres de lances et de flèches. Le père suivait avec trente soldats, et portait une enseigne que Pedro de Faria lui avait donnée à son départ, sur laquelle était peinte une croix qui devait servir à le faire reconnaître des vaisseaux de notre nation pour vassal de la couronne portugaise. Nous arrivâmes dans cet ordre au pied d’une mauvaise enceinte de bamboux qui couvrait quelques cabanes, auxquelles on donnait le nom de palais où de château. Les ennemis se présentèrent avec de grands cris qui semblaient nous annoncer une forte résistance ; mais la vue d’un fauconneau dont nous nous étions pourvus, et le bruit de quelques coups d’arquebuse leur firent prendre aussitôt la fuite. Nous les poursuivîmes jusqu’au sommet d’une colline, où nous jugeâmes qu’ils ne s’étaient arrêtés que pour combattre avec plus d’avantage. Leur intention, au contraire, était de composer pour leur vie ; mais, apprenant qu’ils étaient les principaux partisans de l’usurpateur, nous les tuâmes à coups d’arquebuses et de lances, sans en excepter plus de trois, qui se firent connaître pour chrétiens. De là nous descendîmes dans un village composé de cabanes fort basses et couvertes de chaume, où nous trouvâmes soixante-quatre femmes avec leurs enfans, qui se mirent à crier : « Chrétiens ! chrétiens ! Jésus ! Jésus ! sainte Marie ! » Ces témoignages de christianisme me firent prier le nécoda de les épargner. Cependant il me fut impossible de sauver leurs cabanes du pillage. Il ne s’y trouva pas la valeur de plus de cinq ducats ; car l’île était si pauvre, que les plus riches de l’un ou de l’autre sexe n’avaient pas de quoi couvrir leur nudité. Ils ne se nourrissaient que de poissons qu’ils prenaient à la ligne. Cependant ils étaient si vains, que chacun se nommait roi de la pièce de terre qui environnait sa cabane ; et nous comprîmes que tout l’avantage de celui que nous rétablissions sur le trône était d’avoir quelques champs un peu plus étendus. Nous le remîmes en possession de sa femme et de ses enfans, que son ennemi avait réduits à l’esclavage.

» Cette expédition n’ayant coûté qu’un peu de poudre au nécoda, nous rentrâmes dans notre jonque pour faire voile vers Ténasserim, où je me promettais de rencontrer Guerreyra et son escadre. Il y avait déjà cinq jours que nous tenions cette route, lorsque nous découvrîmes un petit bâtiment que nous prîmes d’abord pour une barque de pêcheurs. Il ne s’éloignait pas, et nous profitâmes de l’avantage du vent pour le joindre. Notre dessein était de prendre langue sur les événemens, et de nous assurer de la distance des ports. Mais nous étant approchés à la portée de la voix, et ne voyant personne qui se présentât pour nous répondre, nous y envoyâmes une chaloupe avec ordre d’employer la force. Elle n’eut pas de peine à remorquer une très-petite barque qui paraissait abandonnée aux flots. Nous y trouvâmes cinq Portugais ; deux morts et trois vivans, avec un coffre et trois sacs remplis de tangues et de larins, qui sont des monnaies d’argent du pays, un paquet de tasses et d’aiguières d’argent, et deux grands bassins de même métal. Après avoir pris un état de toutes ces richesses, et les avoir déposées entre les mains du nécoda, je fis passer les trois Portugais dans la jonque ; mais, quoiqu’ils eussent la force de monter à bord et de recevoir mes bons traitemens, je les gardai deux jours entiers sans en pouvoir tirer un seul mot. Enfin, la bonté des alimens les ayant fait sortir de cette espèce de stupidité, ils se trouvèrent en état de m’expliquer la cause de cet accident. L’un était Christophe Doria, qui fut nommé dans la suite au gouvernement de San-Thomé ; un autre se nommait Louis Taborda, et le troisième Simon de Brito, tous gens d’honneur ; et connus par le succès de leur commerce, qui étaient partis de Goa dans le vaisseau de Georges Manhez pour se rendre au port de Chatigam. Ils s’étaient perdus au banc de Rakan par la négligence de la garde. De quatre-vingt-trois personnes qui étaient à bord, dix-sept s’étaient jetées dans une petite barque. Ils avaient continué leur route le long de la côte, avec l’espérance de s’avancer jusqu’à la rivière de Cosmin, au royaume de Pégou, et d’y rencontrer le vaisseau de la gomme laque du roi, ou quelque marchand qui retournerait aux Indes. Mais ils avaient été surpris par un vent d’ouest, qui dans l’espace d’une nuit leur avait fait perdre la terre de vue. Ainsi, se trouvant en pleine mer sans voiles, sans rames, et sans aucune connaissance des vents, ils avaient passé seize jours dans cette situation, avec le secours de quelques vivres qu’ils avaient sauvés. L’eau leur avait manqué. Cette privation, d’autant plus dangereuse qu’il leur restait encore de quoi satisfaire leur faim, en avait fait périr douze, que les autres avaient jetés successivement dans les flots. Enfin les trois qui étaient demeurés vivans n’avaient pas eu la force de rendre le même service aux derniers morts.

» Nous continuâmes heureusement notre navigation jusqu’à Ténasserim, d’où nous prîmes par Touay, Merguim, Juncay, Pullo, Camude et Vagarru, sans y rencontrer les cent Portugais que j’avais ordre de chercher. Cependant j’appris avec joie, dans cette dernière place, qu’ils avaient battu quinze fustes d’Achem ; et je crus les conjectures de Mahmoud bien confirmées. Le bruit s’était répandu que la ville de Martaban était assiégée par le roi de Brama avec une armée de sept cent mille hommes, et que Guerreyra s’était engagé au service de Chambaïna, avec ses quatre fustes et tous les Portugais qu’il avait pu rassembler. Quoique cette nouvelle me parut encore incertaine, je ne balançai point à faire tourner mes voiles vers Martaban, dans l’espérance du moins de recevoir des informations plus sûres aux environs de cette ville. Neuf jours nous firent arriver à la barre : il était deux heures de nuit. Après avoir jeté l’ancre dans une profonde tranquillité, nous entendîmes plusieurs coups d’artillerie qui commencèrent à nous causer de l’inquiétude. Mahmoud fit assembler le conseil. On conclut qu’il y avait peu de danger à s’avancer prudemment dans la rivière. Nous doublâmes à la pointe du jour le cap de Mounay, d’où nous découvrîmes la ville de Martaban.

» Elle nous parut environnée d’un grand nombre de gens de guerre, et les rives étaient bordées d’une multitude infinie de bâtimens à rames. Nous ne voguâmes pas moins jusqu’au port, où nous entrâmes avec beaucoup de précaution. Le nécoda donna les signes ordinaires de paix et de commerce. Nous vîmes bientôt venir à nous un vaisseau fort bien équipé, qui portait six Portugais, dont la vue nous causa beaucoup de joie. Ils nous apprirent que l’armée du roi de Brama était réellement composée de sept cent mille hommes qu’il avait amenés dans une flotte de mille sept cents navires à rames, entre lesquels on comptait cent galères ; que les Portugais, ayant promis leurs services au roi de Martaban, avaient abandonné ses intérêts par des raisons qui n’étaient connues de leur chef, et qu’ils avaient pris parti pour le roi de Brama ; qu’ils étaient au nombre de sept cents sous les ordres de Jean Cayero ; qu’entre les principaux officiers je trouverais Lancerot Guerreyra et ses trois capitaines, et qu’étant chargé des ordres de don Pedro Faria, je ne devais attendre d’eux que des civilités et des caresses ; qu’à l’égard des Achémois, dont le gouverneur de Malacca se croyait menacé, sa crainte n’étant fondée que sur le départ de cent trente vaisseaux qui étaient venus d’Achem sous la conduite de Bijaya Sora, roi de Pedir, ils m’assuraient que cette redoutable flotte avait été défaite par l’armée de Sornau, avec perte de soixante-dix bâtimens et de six mille hommes, sans compter la ruine de quinze fustes qui étaient tombées entre les mains de Guerreyra ; que dix ans ne suffiraient pas aux Achémois pour réparer leur disgrâce ; enfin que Malacca était sans danger, et que les troupes portugaises étaient inutiles au gouverneur.

» Je me rendis à terre pour recevoir les mêmes explications de Cayero. Il était retranché à quelque distance de la ville, sans aucune communication avec les assiégés, mais sans traité avec leurs ennemis, c’est-à-dire moins en apparence pour prendre part aux événemens que pour les observer. Je lui présentai l’ordre du gouverneur. Il me tint le même langage. Je le priai de m’en donner une déclaration par écrit. Les circonstances n’offrant rien qui dût m’arrêter, j’attendis le départ du nécoda, qui profitait habilement de l’occasion pour exercer un commerce avantageux dans les deux camps. Son délai, qui dura quarante-six jours, me rendit témoin d’une horrible catastrophe.

» Il y avait déjà plusieurs mois que le siége de Martaban était poussé avec beaucoup de vigueur. Les assiégés s’étaient défendus courageusement ; mais, n’ayant reçu aucun secours, ils se trouvaient si affaiblis par le fer, par la faim et par les maladies, que, de cent trente mille soldats qu’on avait comptés dans la ville, et qui faisaient les principales forces du royaume, il n’en restait que cinq mille. Le roi, ne prenant plus conseil que de son désespoir, fit faire successivement trois propositions à l’ennemi. Il lui offrit d’abord, pour l’engager à lever le siége, trente mille bisses d’argent, qui valaient un million d’or, et soixante mille ducats de tribut annuel. Cette tentative ayant été rejetée, il proposa de sortir de la ville, à la seule condition de se retirer librement dans deux vaisseaux avec sa femme et ses enfans. Le roi de Brama, qui en voulait non-seulement à ses trésors, mais à sa personne, ne parut pas plus sensible à cette offre. Enfin le malheureux Chambaïna proposa, pour sa liberté et celle de sa famille, de lui abandonner sa couronne et le trésor du roi son prédécesseur, qu’on faisait monter à trois millions d’or. Cette promesse n’ayant pas été mieux reçue, il perdit toute espérance de composition avec un ennemi si cruel. Les Portugais devinrent son unique ressource, du moins pour se garantir du danger qui le menaçait personnellement. Il leur dépêcha un homme de leur nation, nommé Paul de Seixas, qui était attaché depuis long-temps à sa cour, avec une lettre pour Cayero, dans laquelle il offrait de soumettre ses états au roi de Portugal, et de lui livrer la moitié de ses trésors. Mais l’envie des principaux Portugais du conseil, qui s’imaginèrent que Cayero profiterait seul des richesses de ce prince, sinon en les faisant passer dans ses coffres, du moins en les portant seul au roi de Portugal, qui ferait tomber sur lui toutes ses récompenses, et qui lui prodiguerait les comtés et les marquisats, ou qui croirait ne pouvoir s’acquitter parfaitement, s’il ne le nommait vice-roi des Indes, fit manquer une si belle occasion d’enrichir Lisbonne des dépouilles de Martaban. Ces perfides conseillers représentèrent combien il était dangereux d’offenser le roi de Brama, qui pourrait employer tout d’un coup sept cent mille hommes à sa vengeance contre une poignée de Portugais. Ils déclarèrent même à Cayero, que, s’il n’abandonnait la pensée d’assister le roi de Martaban, ils se croiraient obligés, pour leur propre sûreté, d’en avertir le vainqueur, et de sauver par cette voie les meilleures troupes que le roi de Portugal eût aux Indes.

» Cayero, forcé de renvoyer Seixas avec un refus, écrivit une lettre civile à Chambaïna pour se justifier par de faibles excuses. Nous apprîmes que ce malheureux prince, dans la douleur de perdre une ressource qu’il avait réservée pour la dernière, était tombé sans connaissance après avoir lu cette réponse, et qu’en revenant à lui, il s’était frappé plusieurs fois le visage, avec les regrets les plus touchans de sa misérable fortune et des plaintes amères de l’ingratitude des Portugais. Il eut la générosité de congédier Seixas, en l’exhortant à chercher un protecteur plus heureux, et ce ne fut pas sans lui avoir fait de riches présens. Il lui laissa aussi la liberté d’emmener une jeune et belle fille de sa cour, dont il avait eu deux enfans, et qu’il épousa depuis à Coromandel. Seixas revint au camp cinq jours après, et nous attendrit beaucoup par ce récit.

» Chambaïna connut qu’il ne lui restait plus d’espérance. Il rassembla tous ses officiers ; et dans ce conseil général, on prit la résolution de donner la mort à tous les êtres vivans qui n’étaient pas capables de combattre, et de faire un sacrifice de ce sang à Quaï-Nivandel, dieu des batailles. On devait jeter ensuite dans la mer tous les trésors du roi, et mettre le feu à la ville. Après ces trois exécutions, ceux qui se trouvaient en état de porter les armes étaient déterminés à fondre sur les ennemis. pour chercher la mort, ou pour s’ouvrir un passage. Mais un des trois généraux de l’état, préférant l’opprobre à cette glorieuse fin, se jeta la nuit suivante avec quatre mille hommes dans le camp des Bramas. Le reste des troupes, qui ne montait pas à deux mille, parut si découragé par cette désertion, que, dans la crainte de voir ouvrir les portes de la ville ou d’être livré à l’ennemi, Chambaïna prit enfin le parti de se rendre volontairement.

» Le lendemain à six heures du matin, nous vîmes paraître sur les murs un étendard blanc, qui fut regardé comme le signe de la soumission. Un homme à cheval s’approcha des portes. On lui demanda les sauf-conduits ordinaires. Ils furent envoyés sur-le-champ par deux officiers bramas qui demeurèrent en otages dans la ville. Alors Chambaïna fit porter à son ennemi, par un prêtre âgé de quatre-vingts ans, une lettre écrite de sa propre main. Elle contenait l’offre de s’abandonner à sa clémence avec sa femme, ses enfans, son royaume et tous ses trésors, sans autre condition que la liberté de passer le reste de sa vie dans un cloître. Le roi de Brama répondit aussitôt par une autre lettre qu’il oubliait les offenses passées et que son dessein était d’accorder au roi de Martaban un état et des revenus, dont il serait satisfait. Cette promesse n’était qu’une trahison. Cependant elle fut publiée dans le camp avec beaucoup de rejouissances.

» Dès le lendemain on vit briller tous les préparatifs du triomphe. Le roi fit dresser dans son quartier quatre-vingt-six tentes d’une richesse admirable, dont chacune fut environnée de trente éléphans. Toute l’armée fut rangée dans un fort bel ordre ; et les étrangers ayant été avertis de prendre les postes qui leur seraient assignés, Cayero ne put se dispenser d’en accepter un avec tous ses Portugais. Il se trouva placé à l’avant-garde, qui n’était pas éloignée de la porte par laquelle Chambaïna devait sortir. On comptait plus de quarante nations qui, étaient rangées successivement depuis ce lieu jusqu’au quartier du roi, derrière lequel tous les Bramas s’étaient rangés pour sa garde.

» Un coup de canon, qu’on tira vers midi fut le signal auquel nous vîmes ouvrir les portes de la ville. Trois cents éléphans armés commencèrent la marche : ils étaient suivis d’une partie des détachemens bramas qui avaient été envoyés la veille pour prendre possession des principaux postes ; ensuite venaient tous les seigneurs qui s’étaient trouvés dans la ville, et qui partageaient l’infortune de leur maître. Huit ou dix pas après eux, on voyait le raulin de Mounaï, ce prêtre qui avait apporté au camp la soumission de Chambaïna. Il était chef de tous les autres prêtres, et pontife suprême de la nation. Immédiatement après lui, on portait dans une litière Nhaï-Canatou, fille du roi de Pégou, que les Bramas avaient dépouillé aussi de ses états, et femme de Chambaïna. Elle avait près d’elle quatre petits enfans, deux garçons et deux filles, dont le plus âgé n’avait pas plus de sept ans. Sa litière était environnée de trente ou quarante femmes, le visage penché vers la terre, et les larmes aux yeux. On voyait ensuite certains moines du pays qui vont pieds nus et la tête découverte. Ils tenaient en main une sorte de chapelet, et, marchant en fort bon ordre, ils récitaient dévotement leurs prières. Quelques-uns aussi s’employaient à consoler les femmes, et leur jetaient de l’eau sur le visage lorsqu’elles manquaient de force. Ce spectacle, qui se renouvelait souvent, aurait attendri des cœurs plus durs que le mien. Une garde de gens de pied venait après les femmes et les moines. Cinq cents Bramas suivaient à cheval pour servir de gardes à Chambaïna, qui marchait au milieu d’eux sur un petit éléphant.

» Il avait demandé le plus petit, comme un symbole de son mépris pour le monde, et de la pauvreté dans laquelle il se proposait de passer le reste de sa vie. Il était vêtu d’une assez longue robe de velours noir, pour marquer son deuil ; sa barbe, ses cheveux et ses sourcils étaient rasés, et, dans le vif sentiment de son infortune, il s’était fait mettre une corde au cou, pour se présenter au vainqueur avec cette marque d’humiliation ; il portait sur son visage l’impression d’une si profonde tristesse, qu’il était impossible de le voir sans verser des larmes. Son âge était d’environ soixante deux-ans ; il avait la taille haute, l’air grave et sévère, et le regard d’un prince généreux.

» Aussitôt qu’il fut entré dans une grande place, qui était devant la porte de la ville, il s’éleva un si grand cri des femmes, des enfans et des vieillards qui s’étaient rassemblés dans ce lieu pour le voir passer, qu’on les aurait crus tous dans les plus douloureux tourmens, ou près de recevoir le coup de la mort. Ce bruit funeste recommença six ou sept fois. La plupart de ces misérables se déchiraient le visage, ou se frappaient à coups de pierres, avec si peu de pitié pour eux-mêmes, qu’ils en étaient tout sanglans : les Bramas mêmes ne pouvaient retenir leurs pleurs. Ce fut dans cette place que la reine s’évanouit deux fois. Chambaïna descendit de son éléphant pour l’encourager, et, la voyant sans aucune marque de vie, quoiqu’elle ne cessât point de tenir ses enfans embrassés, il se mit à genoux près d’elle. Là, tournant ses regards vers le ciel, il passa quelques momens en prières ; ensuite, soit que les forces lui manquassent à lui-même, ou qu’il fût emporté par la violence de sa douleur, il se laissa tomber sur le visage près de la reine sa femme. À ce spectacle, l’assemblée, qui était innombrable, recommença tout d’un coup à pousser un si horrible cri, que toutes mes expressions ne sont pas capables de le représenter. Chambaïna, s’étant rélevé, jeta lui-même de l’eau sur le visage de sa femme, et lui rendit d’autres soins qui lui rappelèrent les sens. L’ayant prise alors entre ses bras, il employa pour la consoler des termes si tendres et si religieux, qu’on les aurait admirés dans la bouche d’un chrétien.

» On lui accorda près d’une demi-heure pour ce triste office. Il remonta sur son éléphant, et la marche continua dans le même ordre. Lorsque, étant sorti de la ville, il fut arrivé à l’espèce de rue qui était formée par deux files de soldats étrangers, ses yeux tombèrent sur les Portugais, qu’il reconnut à leurs colletins de buffle, à leurs toques garnies de plumes, et surtout à leurs arquebuses sur l’épaule. Il découvrit au milieu d’eux Cayero, vêtu de satin incarnat, et tenant en main une pique dorée, avec laquelle il faisait ouvrir le passage. Cette vue le toucha si sensiblement, qu’il refusa d’aller plus loin, et que le capitaine de la garde fut obligé de faire quitter leur poste aux Portugais[4].

» On ne cessa plus de marcher jusqu’à la tente du vainqueur, qui attendait son captif avec une pompe royale. Chambaïna, paraissant devant lui , se prosterna d’abord à ses pieds. On s’attendait à lui voir prononcer quelque discours convenable à son sort, mais la douleur et la confusion lui lièrent apparemment la langue ; il laissa cet office au raulin de Mounaï, qui, ne se contentant pas d’exhorter le vainqueur à la clémence, lui représenta la vicissitude des fortunes humaines, et le rappela même à l’heure de la mort, où la justice du ciel s’exerce sur tous les hommes. Le roi de Brama parut touché de son discours : il ne balança point à faire espérer des grâces et des bienfaits ; cependant son cœur avait peu de part à cette promesse. Chambaïna fut mis sous une garde sûre, et la reine sa femme ne fut pas gardée moins étroitement.

» Entre les motifs qui avaient attiré tant d’étrangers dans l’armée des Bramas, on faisait beaucoup valoir l’espérance du pillage, que le roi leur avait promis sans exception. Cependant, sous prétexte de se faire amener tranquillement Chambaïna, mais en effet pour se donner le temps d’enlever ses trésors, il avait mis de fortes gardes à toutes les portes de la ville, avec défense, sous peine de la vie, d’en accorder l’entrée sans sa participation. Après le jour du triomphe, il trouva des prétextes pour en laisser passer deux autres, pendant lesquels il mit à couvert les principales richesses de Marlaban, et quatre mille hommes y furent employés. Ensuite s’étant rendu de grand matin sur une colline qui se nomme Beidao, à deux portées de fauconneau de la ville, il fit lever la défense aux portes. Alors un coup de canon, qui fut le dernier signal, livra la malheureuse ville de Martaban à l’emportement d’un nombre infini de soldats, qui n’épargnèrent pas plus la vie que les richesses des habitans. Le pillage dura trois jours et demi, après lesquels on y mit le feu, qui la consuma jusqu’aux fondemens. On m’assura que le nombre des morts montait à soixante mille hommes, et celui des prisonniers à quatre-vingt mille.

» Quelques jours après on vit paraître sur la même colline une multitude de gibets, dont vingt étaient de la même hauteur, et les autres un peu moins élevés. Ils étaient dressés sur des piles de pierre entourées de grilles, au-dessus desquelles on avait placé des girouettes dorées. Cent Bramas y faisaient la garde à cheval. Plusieurs tranchées qui formaient d’autres enceintes étaient bordées d’enseignes tachées de gouttes de sang. Ce nouveau spectacle paraissant annoncer quelque événement qui n’était pas connu de l’armée, j’eus la curiosité d’y courir avec cinq autres Portugais. Nous entendîmes d’abord un bruit extraordinaire qui venait du camp des Bramas. Tandis que nous en cherchions la cause, nous vîmes sortir du quartier du roi cent éléphans armés et quantité de gens de pied qui furent suivis de quinze cents Bramas à cheval. À cette cavalerie succéda un gros de trois mille hommes d’infanterie, armés d’arquebuses et de lances, au milieu desquelles nous découvrîmes cent quarante femmes liées quatre à quatre, avec un grand nombre de moines du pays qui les consolaient par leurs exhortations. Toutes ces infortunées étaient femmes on filles des principaux capitaines de Chambaïna, et la plupart n’étaient âgées que de dix-sept à vingt-cinq ans. Nous admirâmes leur blancheur et leur beauté ; mais elles étaient si faibles, que plusieurs tombaient évanouies presqu’à chaque pas. Derrière elles nous vîmes paraître douze huissiers avec leurs masses d’argent, qui précédaient Nhaï-Canatou, reine de Martaban. Quatre hommes portaient ses enfans autour d’elle. Après cette princesse, marchaient deux files de soixante moines, priant dans leurs livres, la tête baissée et les yeux baignés de larmes. Ils étaient suivis d’une procession de trois au quatre cents enfans, nus jusqu’à la ceinture, portant des cierges à la main et des cordes au cou, qui faisaient retentir l’air de leurs cris et de leurs gémissemens. On nous dit qu’ils n’étaient pas destinés au supplice, et qu’ils n’accompagnaient la reine et ses dames que pour invoquer le ciel en leur faveur. Cette marche était fermée par une autre garde d’infanterie, et par cent éléphans armés comme les premiers.

» Lorsque ces misérables victimes furent entrées dans l’enceinte des échafauds, six huissiers à cheval publièrent leur sentence. Elle portait, « qu’étant filles ou femmes de pères et de maris qui avaient tué un grand nombre de Bramas, et qui avaient donné naissance à cette guerre, le roi les avait jugées dignes de mort. » Alors tous les exécuteurs de la justice s’étant mêlés avec les gardes, on n’entendit plus qu’un effroyable bruit. Entre les cent quarante femmes, celles qui avaient la force de se soutenir embrassaient leurs compagnes et jetaient la vue sur Nhaï-Canatou, qui était assise à terre, appuyée sur les genoux d’une vieille femme, et déjà presque morte ; plusieurs lui firent leurs derniers complimens : mais elles furent bientôt saisies par les bourreaux, et pendues sept à sept par les pieds, c’est-à-dire la tête en bas. Cet étrange supplice nous fit entendre pendant quelque temps leurs cris et leurs sanglots, qui furent étouffés à la fin par la chute du sang.

» Alors Nhaï-Canatou fut avertie de s’avancer vers l’instrument de sa mort. Le raulin de Mounaï, qui avait ordre de l’assister particulièrement, lui adressa quelques discours, qu’elle parut écouter avec constance. Elle demanda un peu d’eau, qu’on lui apporta ; et s’en étant rempli la bouche, elle en arrosa ses enfans, qu’elle tenait entre ses bras. Ensuite jetant les yeux sur le bourreau qui se saisissait d’eux, elle lui demanda au nom du ciel de lui épargner le spectacle de leur supplice en là faisant mourir la première. Il parut que cette faveur lui fut accordée, car on lui rendit ses enfans, qu’elle embrassa plusieurs fois pour leur dire le dernier adieu ; mais tout d’un coup, penchant la tête sur les genoux de la femme qui lui servait d’appui, elle y expira, sans aucune autre apparence de mouvement. Les bourreaux, qui s’en aperçurent aussitôt, se hâtèrent de l’attacher au gibet qui lui était destiné. Ils y pendirent en même temps ses quatre enfans, deux à chaque côté, et leur mère au milieu.

» La nuit suivante, Chambaïna fut jeté dans la mer, une pierre au cou, avec environ soixante des principaux seigneurs du royaume de Martaban, qui étaient pères, ou maris, ou frères des cent quarante femmes dont nous avions vu l’exécution.

» Après cette cruelle vengeance, le roi de Brama ne passa pas plus de neuf jours à la vue des murs qu’il avait détruits ; et prenant le chemin de Pégou avec son armée, il laissa dans le royaume de Martaban un corps de troupes sous la conduite de Bainha-Chaqué, un de ses principaux officiers. Cayero le suivit avec les sept cents Portugais ; mais il en resta trois ou quatre, entre lesquels était un gentilhomme nommé Gonzalo-Falcan, qui, ayant quitté Chambaïna pour s’attacher au vainqueur, avait obtenu la confiance des Bramas par divers services. Don Pédro de Faria m’avait chargé d’une lettre pour lui ; et le trouvant encore à Martaban lorsque j’y étais arrivé, je n’avais pas fait difficulté de l’informer de ma commission. Il était passé dans le parti du roi de Brama, et les suites du siége avaient suspendu sa perfidie ; mais, après le départ de l’armée, le désir apparemment de s’enrichir tout d’un coup par la dépouille de mon nécoda, ou l’espérance de s’établir mieux que jamais dans la faveur des Bramas, lui fit oublier que j’étais Portugais comme lui, et chargé des intérêts communs de notre nation ; il apprit au nouveau gouverneur de Martaban que j’étais venu de Malacca pour traiter avec Chambaïna, et pour lui offrir du secours. Bainha-Chaqué, de concert peut-être avec lui, me fit arrêter aussitôt ; et s’étant rendu lui-même à la jonque qui m’avait amené, il se saisit de toutes les marchandises. Mahmoud et cent soixante-quatre hommes du bord, entre lesquels on comptait quarante marchands fort riches, mahométans ou gentous, mais tous nés à Malacca, furent jetés dans une profonde prison. Dès le lendemain, ils furent condamnés à la confiscation de leurs biens, et à demeurer prisonniers du roi, pour avoir été complices d’un projet de trahison contre les Bramas. De cent soixante-quatre, la faim, la soif et la puanteur d’un horrible cachot en firent périr cent dix-neuf dans l’espace d’un mois ; les quarante-cinq qui résistèrent à leurs souffrances furent mis dans une mauvaise chaloupe sans voiles et sans rames, et livrés au courant de la rivière, qui les entraîna jusqu’à la barre, d’où le vent les poussa dans une île déserte nommée Poulo-Coumoudé, qui est à vingt lieues de l’embouchure ; là ils se fournirent de quelques provisions de fruits qu’ils trouvèrent dans les bois. Ensuite s’étant fait une voile de deux habits, et deux rames de quelques branches d’arbres, ils suivirent la côte de Ionsalam et celle d’après, jusqu’à la rivière de Parlès, au royaume de Queda, où ils moururent presque tous de certains apostumes contagieux qui leur vinrent à la gorge ; enfin, n’étant arrivés que deux à Malacca, ils parlèrent de ma mort comme d’un malheur certain.

» En effet, je n’attendais que l’heure du supplice. Après le bannissement de mes compagnons, je fus transféré dans une prison plus éloignée, où je passai trente-six jours sous le poids de plusieurs chaînes. Gonzalo renouvelait continuellement ses accusations ; et mon chagrin ou ma fierté ne me permettant pas toujours de répondre avec modération, on me fit un nouveau crime du mépris qu’on me reprocha pour la justice. Je fus condamné, pour expier cette offense, à recevoir le fouet par la main des exécuteurs publics, et mes ennemis firent dégoutter dans mes plaies une gomme brûlante qui me causa de mortelles douleurs. Cependant quelque ami de la justice ayant représenté au gouverneur que, s’il me faisait ôter la vie, cette nouvelle irait jusqu’à Pégou, où tous les Portugais ne manqueraient pas d’en faire leurs plaintes au roi, il se réduisit à confisquer tout ce que je possédais, et à me déclarer esclave du roi. Aussitôt que je fus guéri de mes blessures, je fus conduit à Pégou avec les chaînes que je n’avais pas cessé de porter ; et sur les informations de Bainha-Chaqué, je fus livré à la garde du trésorier du roi, nommé Diosoraï, qui était déjà chargé de six autres Portugais pris les armes à la main dans un navire de Cananor.

» Pendant mon esclavage, qui dura l’espace de deux ans et demi, le roi de Brama, poussant ses conquêtes, attaqua Prom, où il exerça les mêmes cruautés qu’à Martaban. Il ruina cette ville et détruisit la famille royale. Mélitaï, qui fit une plus longue résistance, ne fut pas moins emporté par la violence de cet impétueux torrent. De là il se proposait de faire tomber le poids de ses armes sur le roi d’Ava, qu’il voulait punir d’avoir pensé à venger le roi de Prom, son gendre ; mais apprenant que ce monarque avait fait de puissans préparatifs, et s’était fortifié par l’alliance de l’empereur de Pondaleu, prince redoutable, auquel on donnait le titre de siamon, il appréhenda que leurs forces réunies ne fussent capables d’arrêter sa fortune. Dans cette idée, il prit la résolution d’envoyer un ambassadeur au calaminham, autre puissant prince dont l’empire[5] occupe le centre de cette contrée, dans une vaste étendue, pour l’engager, par ses présens et par l’offre de lui céder quelques terres voisines de ses états, à déclarer la guerre au siamon. Diosoraï, entre les mains de qui j’étais encore avec sept autres Portugais, fut nommé pour cette ambassade. Il reçut une infinité de faveurs à son départ ; et nous nous trouvâmes heureux nous-mêmes que le roi lui fît présent de nous pour le servir en qualité d’esclaves. Il nous avait traités jusqu’alors avec affection. L’utilité qu’il se promit de nos services parut augmenter ce sentiment. Il partit dans une barque suivie de douze bâtimens qui portaient trois cents hommes de cortége. Les richesses dont il était chargé pour le calaminham montaient à plus d’un million d’or. Nous fûmes vêtus avec beaucoup de propreté ; et la générosité de notre nouveau maître pourvut généralement à tous nos besoins.

» Notre voyage et nos observations jusqu’à Timplam, capitale de l’empire de Calaminham, furent une diversion assez agréable à mes peines. À la pagode de Tinagogo, nous fûmes témoins de plusieurs fêtes qui nous firent admirer tout à la fois l’aveuglement et la piété de ces peuples. Nous vîmes une infinité de balances suspendues à des verges de bronze, où se faisaient peser les dévots pour la rémission de leurs péchés, et le contre-poids que chacun mettait dans la balance était conforme à la qualité de ses fautes. Ainsi ceux qui se reprochaient de la gourmandise, ou d’avoir passé l’année sans aucune abstinence, se pesaient avec du miel, du sucre, des œufs et du beurre. Ceux qui s’étaient livrés aux plaisirs sensuels se pesaient avec du coton, de la plume, du drap, des parfums et du vin. Ceux qui avaient eu peu de charité pour les pauvres se pesaient avec des pièces de monnaie ; les paresseux avec du bois, du riz, du charbon, des bestiaux et des fruits ; les orgueilleux, avec du poisson sec, des balais et de la fiente de vache, etc. Ces aumônes, qui tournaient au profit des prêtres, étaient en si grand nombre, qu’on les voyait rassemblées en pile. Les pauvres, qui n’avaient rien à donner, offraient leurs propres cheveux ; et plus de cent prêtres étaient assis avec des ciseaux à la main pour les couper. De ces cheveux, dont on voyait aussi de grands monceaux, plus de mille, prêtres rangés en ordre faisaient des cordons, des tresses, des bagues, des bracelets, que les dévots achetaient pour les emporter comme de précieux gages de la faveur du ciel.

» On nous conduisit ensuite aux grottes des ermites ou des pénitens, qui étaient au fond d’un bois, à quelque distance de la colline du temple. Elles étaient taillées dans le roc à pointe de marteau, et toutes par ordre, avec tant d’habileté, qu’elles semblaient l’ouvrage de la nature plutôt, que de la main des hommes. Nous en comptâmes cent quarante-deux. Les ermites, qui habitaient les premières, avaient de longues robes, à la manière des bonzes du Japon, et suivaient la loi d’une divinité qui, ayant passé autrefois par la condition humaine, sous le nom de Situmpor Michai, avait ordonné pendant sa vie, à ses sectateurs, de pratiquer de grandes austérités. On nous dit que leur seule nourriture était des herbes cuites et des fruits sauvages. Dans d’autres grottes nous vîmes des sectateurs d’Anghematour, divinité plus austère encore, qui ne vivaient que de mouches, de fourmis, de scorpions et d’araignées, assaisonnés d’un jus de certaines herbes. Ils méditent jour et nuit, les yeux levés vers le ciel et les deux poings fermés, pour exprimer le mépris qu’ils portent aux biens du monde. D’autres passent leur vie à crier nuit et jour, dans les montagnes, Godomem, qui est le nom de leur fondateur, et ne cessent qu’en perdant haleine par la mort. Enfin ceux qui se nomment taxilacous, s’enferment dans des grottes fort petites ; et lorsqu’ils croient avoir achevé le temps de leur pénitence, ils hâtent leur mort en faisant brûler des chardons verts et des épines dont la fumée les étouffe.

» Nous approchions de la capitale de Calaminham. Nous vîmes arriver un député du premier ministre de l’état, qui apportait à l’ambassadeur toutes sortes de rafraîchissemens, et qui venait le prier de suspendre sa marche pendant neuf jours. C’était un intervalle dont les officiers du calaminham avaient besoin pour leurs préparatifs. On nous les fit employer à divers amusemens, tels que la chasse et la pêche, qui étaient suivis de grands festins, de concerts, de musique et de comédies. Cependant j’obtins de l’ambassadeur, pour mes compagnons et pour moi, la permission de visiter plusieurs curiosités du pays que les habitans nous avaient vantées. On nous fit voir aux environs de la rivière des bâtimens fort antiques, des temples somptueux, de fort beaux jardins, des châteaux bien fortifiés et des maisons d’une structure singulière. Notre principale admiration fut pour un hôpital nommé Manicaforam, qui servait uniquement à loger les pèlerins. Il contenait plus d’une lieue dans son enceinte. On y voyait douze rues voûtées, dont chacune était bordée de deux cent quarante maisons, c’est-à-dire cent vingt de chaque côté, toutes remplies de pèlerins étrangers, qui ne cessaient pas de se succéder pendant le cours de l’année. Ils y étaient non-seulement bien logés, mais nourris fort abondamment pendant le jour, et servis par quatre mille prêtres qui vivaient dans cent vingt monastères. Manicaforam signifie prison des dieux. Le temple de cet hôpital était fort grand ; il était composé de trois nefs, dont le centre était une chapelle de forme ronde, environnée de trois balustres de laiton, avec deux portes, sur chacune desquelles on remarquait un gros marteau de même métal. Cette chapelle renfermait quatre-vingts idoles des deux sexes, sans y comprendre quantité d’autres petites divinités qui étaient prosternées devant les grandes. Celles-ci étaient debout, mais toutes attachées par des chaînes de fer, avec de gros colliers, et quelques-unes avec des menottes. Les petites, qui étaient presque étendues par terre, étaient attachées six à six par la ceinture avec d’autres chaînes plus déliées. Autour des balustrades, deux cent quarante figures de bronze rangées en trois files, avec des hallebardes et des massues sur l’épaule, semblaient servir de gardes à tous ces dieux captifs. Les nefs étaient traversées, aux environs de la chapelle, de plusieurs verges de fer sur lesquelles étaient quantité de flambeaux, chacun de dix lumignons, vernissés à la manière des Indes, comme les murs et tous les autres ornemens du temple, en témoignage de deuil pour la captivité des dieux.

» Dans l’étonnement de ce spectacle, nous en demandâmes l’explication aux prêtres. Ils nous dirent qu’un calaminham, nommé Xixivarom Mélitaï, qui avait régné glorieusement sur cette monarchie plusieurs siècles auparavant, s’étant vu menacé par une ligue de vingt-sept rois, les avait vaincus dans une sanglante bataille, et leur avait enlevé tous leurs dieux : c’était cette multitude d’idoles que nous paraissions admirer. Depuis cette grande guerre, les vingt-sept nations étaient demeurées tributaires des Calaminhams, et leurs dieux portaient des chaînes. Il s’était répandu beaucoup de sang dans un si long espace par les révoltes continuelles de tant de peuples qui ne pouvaient supporter cette humiliation. Ils ne cessaient pas d’en gémir ; et chaque année ils renouvelaient le vœu qu’ils avaient fait de ne célébrer aucune fête et de n’allumer aucune lumière dans leurs temples jusqu’à la délivrance des objets de leur culte. Cette querelle avait fait périr plus de trois millions d’hommes. Ce qui n’empêchait pas que les Calaminhams ne fissent honorer les dieux qu’ils avaient vaincus, et ne permissent à leurs anciens adorateurs de venir en pèlerinage dans ce lieu. Nous apprîmes aussi des mêmes prêtres l’origine du culte que les païens des Indes rendent à Quiaï-Nivandel, dieu des batailles. C’était dans un champ nommé Vitau, que le calaminham, vainqueur des vingt-sept rois, avait détruit toutes leurs forces. Après le combat, ce dieu s’était présenté à lui, assis dans une chaise de bois, et lui avait ordonné de le faire reconnaître pour le dieu des batailles, plus grand que tous les autres dieux du pays. De là vient que dans les Indes, lorsqu’on veut persuader quelque chose qui paraît au-dessus de la foi commune, on jure par le saint Quiaï-Nivandel, dieu des batailles du champ de Vitau.

» Après qu’on eut laissé à l’ambassadeur le temps de se reposer pendant neuf jours, il fut conduit au palais avec des cérémonies fort extraordinaires. On nous fit traverser quelques salles, et passer de là par le milieu du jardin, où les richesses de l’art et de la nature étaient répandues avec une admirable profusion ; les allées étaient bordées de balustres d’argent. Tous les parfums de l’Orient paraissaient réunis dans les arbres et les fleurs. Je n’entreprendrai point la description de l’ordre qui régnait dans ce beau lieu, ni celle d’une variété d’objets dont je n’eus la vue qu’un moment ; mais tout fut enchantement pour mes yeux. Plusieurs jeunes femmes, aussi éclatantes par leur beauté que par la richesse de leur parure, s’exerçaient au bord d’une fontaine, les unes à danser, d’autres à jouer des instrumens, quelques-unes à faire des tresses d’or ou d’autres ouvrages. Nous passâmes trop rapidement pour ma curiosité dans une vaste antichambre, où les premiers seigneurs de l’empire étaient assis, les jambes croisées, sur de superbes tapis ; ils reçurent l’ambassadeur avec beaucoup de cérémonie, quoique sans quitter leur place. Au fond de cette antichambre, six huissiers avec leurs masses d’argent nous ouvrirent une porte dorée, par laquelle on nous introduisit dans une espèce de temple.

» C’était enfin la chambre du calaminham : nos premiers regards tombèrent sur lui. Il était assis sur un trône majestueux, environné de trois balustres d’or. Douze femmes d’une rare beauté, assises sur les degrés du trône, jouaient de diverses sortes d’instrumens, qu’elles accordaient au son de leurs voix. Sur le plus haut degré, c’est-à-dire autour du monarque, douze jeunes filles étaient à genoux avec des sceptres d’or à la main. Une autre, qui était debout, le rafraîchissait avec un éventail. En bas, la chambre était bordée par cinquante ou soixante vieillards qui portaient des mitres d’or sur la tête, et qui se tenaient debout contre le mur. En divers endroits, quantité de belles femmes étaient assises sur de riches tapis : nous jugeâmes qu’elles n’étaient pas moins de deux cents. Après tant de magnifiques spectacles que j’avais vus dans l’Asie, la merveilleuse structure de cette chambre, et la majesté de tout ce qui s’y présentait, ne laissèrent pas de me causer un véritable étonnement. L’ambassadeur discourant ensuite avec nous des merveilles de sa réception, nous dit qu’il se garderait bien de parler au roi son maître de la magnificence qui environnait la personne du calaminham, dans la crainte de l’affliger en diminuant l’idée qu’il avait de sa propre grandeur.

» Les cérémonies de la salutation, et celles du compliment et de la réponse, ne m’offrirent rien dont je n’eusse déjà vu des exemples ; mais il me parut tout-à-fait nouveau qu’après une harangue de cinq ou six lignes et une réponse encore plus courte, tout le reste de l’audience fût employé en danses, en concerts et en comédies. Après quelques préludes des instrumens, cette fête commença par une danse de six femmes âgées avec de jeunes garçons, qui fut suivie d’une autre danse de six vieillards avec six petites filles, bizarrerie que je ne trouvai pas sans agrément. Ensuite on joua plusieurs comédies, qui furent représentées avec un appareil si riche et tant de perfection, qu’on ne peut rien s’imaginer de plus agréable. Vers la fin du jour, le calaminham se retira dans ses appartemens intérieurs, accompagné seulement de ses femmes.

» Notre séjour à Timplam dura trente-deux jours, pendant lesquels nous fûmes traités avec autant de civilité que d’abondance. Le temps que mes compagnons donnaient à leurs amusemens, je l’employais avec une satisfaction extrême à visiter de somptueux édifices et des temples qui me ravissaient d’admiration. Je n’en vis pas de plus magnifique que celui de Quiaï-Pimpocau, dieu des malades ; et j’ai déjà fait remarquer que la piété de ces peuples se porte en particulier au soulagement des infirmités humaines.

» À l’égard du calaminham et de son empire, je donnerai d’autant moins d’étendue à mes observations, que je veux les resserrer dans les bornes de mes lumières.

» Le royaume de Pégou, qui n’a pas plus de cent quarante lieues de circuit, est environné par le haut d’une grande chaîne de montagnes nommées Pangacirao, qui sont habitées par la nation des Bramas, dont le pays a quatre-vingts lieues de largeur sur environ deux cents de longueur. C’est au-delà de ces montagnes qu’il s’est formé deux grandes monarchies, celle du Siamon, et celle du Calaminham. On donne à la seconde plus de trois cents lieues, dans les deux dimensions de la longueur et de la largeur, et l’on prétend qu’elle est composée de vingt-sept royaumes[6], dont tous les habitans n’ont qu’un même langage. Nous y vîmes plusieurs belles villes, et le pays nous parut extrêmement fertile. La capitale, qui est la résidence ordinaire du calaminham, porte aux Indes le nom de Timplam. Elle est située sur une grande rivière nommée Bitouy.

» Le commerce est considérable à Timplam, et s’exerce avec beaucoup de liberté pendant les foires. Elles attirent quantité d’étrangers qui apportent leurs richesses en échange de celles du pays, et cette communication y fait trouver toutes sortes de marchandises. On n’y voit point de monnaie d’or ni d’argent. Tout se vend ou s’achète au poids des échanges.

» La cour est fastueuse ; la noblesse, qui est riche et polie, se fait honneur de contribuer par sa dépense à la grandeur du monarque. On y voit toujours plusieurs capitaines étrangers, que le calaminham s’attache par de grosses pensions. Il n’a jamais moins de soixante mille chevaux et de dix mille éléphans autour de sa personne. Les vingt-sept royaumes dont l’état est composé sont gardés par un prodigieux nombre d’autres troupes divisées en sept cents compagnies, dont chacune doit être formée, suivant leur institution, de deux mille hommes de pied, de cinq cents chevaux et de quatre-vingts éléphans. Le revenu impérial monte à vingt millions d’or, sans y comprendre les présens annuels des princes et des seigneurs. L’abondance est répandue dans toutes les conditions. Les gentilshommes sont servis en vaisselle d’argent, et quelquefois d’or. Celle du prince est de porcelaine ou de laiton. Tout le monde est vêtu de satin en été, de damas et de taffetas rayés, qui viennent de Perse. En hiver ce sont des robes doublées de belles peaux. Les femmes sont fort blanches et d’un excellent naturel. En général, le caractère des habitans est si doux, qu’ils connaissent peu les querelles et les procès.

» L’ambassadeur, après avoir reçu des lettres et des présens pour le roi son maître, partit de cette cour le 3 novembre 1556, accompagné de quelques seigneurs qui avaient ordre de l’escorter jusqu’à Pridor. Ils prirent congé de lui dans un grand festin. Dès le même jour, ayant quitté cette ville, nous nous embarquâmes sur la grande rivière de Bitouy, d’où nous passâmes dans le détroit de Maduré, et cinq jours de plus nous firent arriver à Mouchel, première place du royaume de Pégou.

» Mais, si près du terme, et dans un lieu de la dépendance du roi de Brama, nous étions attendus par un malheur dont nous ne pouvions nous croire menacés. Un corsaire, nommé Chalogonim, qui observait peut-être notre retour, nous attaqua pendant la nuit et nous traita si mal jusqu’au jour, qu’après nous avoir tué cent quatre-vingt-dix hommes, entre lesquels étaient deux Portugais, il enleva cinq de nos douze barques. L’ambassadeur même eut le bras gauche coupé dans ce combat, et reçut deux coups de flèches qui firent long-temps désespérer de sa vie. Nous fûmes blessés aussi presque tous ; et le présent du calaminham fut enlevé dans les cinq barques, avec quantité de précieuses marchandises. Dans ce triste état, nous arrivâmes trois jours après à Martaban. L’ambassadeur écrivit au roi pour lui rendre compte de son voyage et de son infortune. Ce prince fit partir aussitôt une flotte de cent vingt seros, ou barques, qui rencontra le corsaire, et qui le fit prisonnier après avoir ruiné sa flatte. Cent Portugais qui avaient été nommés pour cette expédition revinrent chargés de richesses. On comptait alors au service du roi de Brama mille hommes de notre nation, commandés par Antonio de Ferreira, né à Bragance, qui recevait du roi mille ducats d’appointemens.

» Les lettres que ce prince avait reçues du calaminham lui promettant un ambassadeur qui devait être chargé de la conclusion du traité, il cessa de compter pour le printemps sur la diversion qu’il avait espérée, et la conquête d’Ava fut renvoyée à d’autres temps. Mais il fit partir le chamigrem son frère avec une armée de cent cinquante mille hommes pour faire le siége de Savadi, capitale d’un petit royaume, à cent trente lieues de Pégou, vers le nord. J’étais de cette expédition à la suite du grand trésorier, avec les six Portugais qui me restaient encore pour compagnons d’esclavage. Elle fut si malheureuse, qu’après avoir été repoussé plusieurs fois, le chamigrem, irrité par ses mauvais succès, résolut de porter la guerre dans les autres parties de l’état. Diosoraï, dont nous étions les esclaves, reçut ordre d’attaquer avec cinq mille hommes un bourg nommé Valeutay, qui avait fourni des vivres à la ville assiégée. Cette entreprise n’eut pas plus de succès. Nous rencontrâmes en chemin un corps de Savadis, beaucoup plus nombreux, qui taillèrent nos Bramas en pièces.

» Dans cette affreuse déroute, j’eus le bonheur d’éviter la mort avec mes compagnons. Nous prîmes la fuite à la faveur des ténèbres, mais avec si peu de connaissance des chemins, que pendant trois jours et demi nous traversâmes au hasard des montagnes désertes. De là nous entrâmes dans une plaine marécageuse, où toutes nos recherches ne nous firent pas découvrir d’autres traces que celles des tigres, des serpens, et d’autres animaux sauvages. Cependant, vers la nuit, nous aperçûmes un feu du côté de l’est. Cette lumière nous servit de guide jusqu’au bord d’un grand lac. Quelques pauvres cabanes, que nous ne pûmes distinguer avant le jour, nous inspirèrent peu de confiance pour les habitans. Ainsi, n’osant nous en approcher, nous demeurâmes cachés jusqu’au soir dans des herbes fort hautes, où nous fûmes la pâture des sangsues. La nuit nous rendit le courage de marcher jusqu’au lendemain. Nous arrivâmes au bord d’une grande rivière que nous suivîmes l’espace de cinq jours. Enfin nous trouvâmes sur la rive une sorte de petit temple ou d’ermitage, dans lequel nous fûmes reçus avec beaucoup d’humanité. On nous y apprit que nous étions encore sur les terres de Savadi. Deux jours de repos ayant réparé nos forces, nous continuâmes de suivre la route, comme le chemin le plus sûr pour nous avancer vers les côtes maritimes. Le jour d’après nous découvrîmes le village de Pomiséraï, dont les ermites nous avaient appris le nom ; mais la crainte nous retint dans un bois fort épais, où nous ne pouvions être aperçus des passans. À minuit nous en sortîmes pour retourner au bord de l’eau. Ce triste et pénible voyage dura dix-sept jours, pendant lesquels nous fûmes réduits pour nourriture à quelques provisions que nous avions obtenues des ermites. Enfin, dans l’obscurité d’une nuit fort pluvieuse, nous découvrîmes devant nous un feu qui ne paraissait éloigné que de la portée d’un fauconneau. Nous nous crûmes près de quelque ville ; et cette idée nous jeta dans de nouvelles alarmes. Mais, avec plus d’attention, le mouvement de ce feu nous fit juger qu’il devait être sur quelque vaisseau qui cédait à l’agitation des flots. En effet, nous étant avancés avec beaucoup de précaution, nous aperçûmes une grande barque et neuf hommes qui en étaient sortis pour se retirer sous quelques arbres, où ils préparaient tranquillement leur souper. Quoiqu’ils ne fussent pas fort éloignés de la rive où la barque était amarrée, nous comprîmes que la lumière qu’ils avaient près d’eux, et qui nous les faisait découvrir, ne se répandant pas sur nous dans les ténèbres, il ne nous était pas impossible d’entrer dans la barque, et de nous en saisir avant qu’ils pussent entreprendre de s’y opposer. Ce dessein ne fut pas exécuté moins promptement qu’il avait été conçu. Nous nous approchâmes doucement de la barque, qui était attachée au tronc d’un arbre, et fort avancée dans la vase. Nous la mimes à flot avec nos épaules, et nous y étant embarqués sans perdre un moment, nous commençâmes à ramer de toutes nos forces. Le courant de l’eau et la faveur du vent nous portèrent avant le jour à plus de dix lieues. Quelques provisions que nous avions trouvées dans la barque ne pouvaient nous suffire pour une longue route ; et nous n’en étions pas moins résolus d’éviter tous les lieux habités. Mais une pagode qui s’offrit le matin sur la rive nous inspira plus de confiance. Elle se nommait Hinarel. Nous n’y trouvâmes qu’un homme et trente-sept religieuses, la plupart fort âgées, qui nous reçurent avec de grandes apparences de charité. Cependant nous la primes pour l’effet de leur crainte, surtout lorsque, leur ayant fait diverses questions, elles s’obstinèrent à nous répondre qu’elles étaient de pauvres femmes qui avaient renoncé aux affaires du monde par un vœu solennel, et qui n’avaient pas d’autre occupation que de demander à Quiaï-Ponvedaï de l’eau pour la fertilité des terres. Nous ne laissâmes pas de tirer d’elles du riz, du sucre, des fèves, des ognons et de la chair fumée, dont elles étaient fort bien pourvues. Les ayant quittées le soir, nous nous abandonnâmes au cours de la rivière ; et pendant sept jours entiers nous passâmes heureusement entre un grand nombre d’habitations qui se présentaient sur les deux bords.

» Mais il plut au ciel, après nous avoir conduits parmi tant de dangers, de retirer tout d’un coup la main qui nous avait soutenus. Le huitième jour, en traversant l’embouchure d’un canal, nous nous vîmes attaqués par trois barques, d’où l’on fit pleuvoir sur nous une si grande quantité de dards, que deux de nos compagnons furent tués des premiers coups. Nous ne restions que cinq. Il n’était pas douteux que nos ennemis ne fussent des corsaires, avec qui la soumission était inutile pour nous sauver de la mort ou de l’esclavage. Nous prîmes le parti de nous précipiter dans l’eau, ensanglantés comme nous l’étions de nos blessures. Le désir naturel de la vie soutint nos forces jusqu’à terre, où nous eûmes encore le courage de faire quelque chemin pour nous cacher dans les bois. Mais, considérant bientôt combien il y avait peu d’apparence de pouvoir résister à notre situation, nous regrettâmes de n’avoir pas fini nos malheurs dans les flots. Deux de nos compagnons étaient mortellement blessés. Loin de pouvoir les secourir, le plus vigoureux d’entre nous était à peine capable de marcher. Après avoir pleuré long-temps notre sort, nous nous trainâmes sur le bord de la rivière ; et ne connaissant plus le danger ni la crainte, nous résolûmes d’y attendre du hasard les secours que nous ne pouvions plus espérer de nous-mêmes.

» Nos ennemis avaient disparu ; mais le lieu qu’ils avaient choisi pour nous attaquer était tout-à-fait désert. Vers la fin du jour, nous vîmes d’assez loin un bâtiment qui descendait avec le cours de l’eau. Comme notre ressource n’était plus que dans l’humanité de ceux qui le conduisaient, nous ne formâmes pas d’autre dessein que d’exciter leur compassion par nos cris. Ils s’approchèrent. Dans la confusion des mouvemens par lesquels nous nous efforçâmes de les attendrir, un de nous fit quelques signes de croix, qui venaient peut-être moins de sa piété que de sa douleur. Aussitôt une femme qui nous regardait attentivement s’écria d’un ton qui parvint jusqu’à nous : « Jésus ! voilà des chrétiens qui se rencontrent devant mes yeux ! » et, pressant les matelots d’aborder près de nous, elle fut la première qui descendit avec son mari. C’était une Pégouane qui avait embrassé le christianisme, quoique femme d’un païen dont elle était aimée tendrement. Ils avaient chargé ce vaisseau de coton pour l’aller vendre à Cosmin. Nous reçûmes d’eux tous les bons offices de la charité chrétienne. Cinq jours après, étant arrivés à Cosmin, port maritime de Pégou, ils nous accordèrent un logement dans leur maison. Nos blessures y furent pansées soigneusement ; et dans l’espace de quelques semaines nous nous trouvâmes assez rétablis pour nous embarquer sur un vaisseau portugais qui partait pour le Bengale.

» En arrivant au port de Chatigam, où le commerce de notre nation était bien établi, je profitai du départ d’une fuste marchande qui faisait voile à Goa. Notre navigation fut heureuse. Je trouvai dans cette ville don Pedro de Faria, mon ancien protecteur, qui avait fini le temps de son administration à Malacca. Son affection fut réveillée par le récit de mes infortunes. Il se fit un devoir de conscience et d’honneur de me rendre une partie des biens que j’avais perdus à son service.

» La générosité de don Pedro n’ayant point assez rétabli mes affaires pour m’inspirer le goût du repos, je cherchai l’occasion de faire un nouveau voyage à la Chine, et de tenter encore une fois la fortune dans un pays où je n’avais éprouvé que son inconstance. Je m’embarquai à Goa dans une jonque de mon bienfaiteur qui allait charger du poivre dans les ports de la Sonde. Nous arrivâmes à Malacca.

» Quatre vaisseaux indiens qui entreprirent avec nous le voyage de la Chine nous formèrent comme une escorte, avec laquelle nous arrivâmes heureusement au port de Chincheu. Mais, quoique les Portugais y exerçassent librement leur commerce, nous y passâmes trois mois et demi dans de continuels dangers. On n’y parlait que de révolte et de guerre. Les corsaires profitaient de ce désordre pour attaquer les vaisseaux marchands jusqu’au milieu des ports. La crainte nous fit quitter Chincheu pour nous rendre à Chabaquaï : c’était nous précipiter dans les malheurs dont nous espérions nous garantir. Cent vingt jonques que nous y trouvâmes à l’ancre nous enlevèrent trois de nos cinq vaisseaux. Le nôtre se garantit par un bonheur qui me causa de l’admiration. Mais les vents d’est qui commençaient à s’élever nous ôtant l’espérance d’aborder dans d’autres ports, nous nous vîmes forcés de reprendre la haute mer, où nous tînmes une route incertaine pendant vingt-deux jours. La barre de Camboge, que nous reconnûmes le vingt-troisième au matin, ranima notre courage ; et nous en approchions dans le dessein de jeter l’ancre, lorsqu’une furieuse tempête, qui nous surprit à l’ouest sud-ouest, ouvrit notre quille de poupe. Les plus habiles matelots ne virent pas d’autre ressource que de couper les deux mâts et de jeter toutes nos marchandises à la mer. Ce soulagement et quelque apparence de tranquillité qui commençait à renaître sur les flots nous donnaient l’espérance d’avancer jusqu’à la barre ; mais la nuit qui survint nous ayant obligés de nous abandonner sans mâts et sans voiles aux vents qui soufflaient encore avec un reste de fureur, nous allâmes échouer sur un écueil, où le premier choc nous fit perdre dans l’obscurité soixante-deux personnes.

» Ce malheur nous jeta dans une si étrange consternation, que de tous les Portugais il n’y en eut pas un seul à qui la force du danger fit faire le moindre mouvement pour se sauver. Nos matelots chinois, plus industrieux ou moins timides, employèrent le reste de la nuit à ramasser des planches et des poutres, dont ils composèrent un radeau qui se trouva fini à la pointe du jour. Ils l’avaient fait si grand et si solide, qu’il pouvait contenir facilement quarante hommes ; et tel était à peu près leur nombre. Martin Estevez, capitaine du vaisseau, à qui la lumière du jour apprenait qu’il ne restait plus d’autre espérance, pria instamment ses propres valets, qui s’étaient déjà retirés dans cet asile, de le recevoir parmi eux. Ils eurent l’audace de répondre qu’ils ne le pouvaient sans danger pour leur sûreté. Un Portugais, nommé Ruy de Moura, qui entendit ce discours, sentit renaître son courage avec sa colère ; et se levant quoique assez blessé, il nous représenta si vivement combien il était important pour notre vie de nous saisir du radeau, qu’au nombre de vingt-huit comme nous étions nous entreprîmes de l’ôter aux Chinois. Ils nous opposèrent les haches de fer qu’ils avaient à la main ; mais nous fîmes une exécution si terrible avec nos épées, que dans l’espace de trois ou quatre minutes tous nos ennemis furent abattus, à nos pieds. Cependant nous perdîmes seize Portugais dans ce combat, sans compter douze blessés, dont quatre moururent le jour d’après. Un si triste spectacle me fit faire des réflexions sur les misères de la vie humaine : il n’y avait pas douze heures que nous nous étions tous embrassés dans le navire, et que, nous regardant comme des frères, nous étions disposés à mourir l’un pour l’autre.

» Aussitôt que nous fûmes en possession du radeau qui nous avait coûté tant de sang, chacun s’empressa de s’y placer dans l’ordre qu’Estevez jugea nécessaire pour nous soutenir contre l’agitation des vagues. Nous étions encore trente-huit, en y comprenant nos valets et quelques enfans. Le radeau ne fut pas plus tôt à flot que, s’enfonçant sous le poids, nous nous trouvâmes dans l’eau jusqu’au cou, sans cesse obligés de nous attacher à quelque solive que nous tenions embrassée. Une vieille courte-pointe nous servit de voile ; mais étant sans boussole, nous flottâmes quatre jours entiers dans cette misérable situation. La faim, le froid, la crainte et toutes les horreurs de notre sort faisaient périr à chaque moment quelqu’un de nos compagnons. Plusieurs se nourrirent pendant deux jours du corps d’un Nègre qui était mort près d’eux. Nous fûmes jetés enfin vers la terre ; et cette vue nous causa tant de joie, que, de quinze à qui le ciel conservait encore la vie, quatre la perdirent subitement. Ainsi nous ne nous trouvâmes qu’au nombre de onze, sept Portugais et quatre Indiens, en abordant la terre dans une plage où notre radeau glissa heureusement sur le sable.

» Les premiers mouvemens de notre reconnaissance se tournèrent vers le ciel, qui nous avait délivrés des périls de la mer : mais ce ne fut pas sans frémir de ceux auxquels nous demeurions exposés. Le pays était désert, et nous vîmes quelques tigres que nous mîmes en fuite par nos cris. Les éîéphans, qui se présentaient en grand nombre, nous parurent moins dangereux ; ils ne nous empêchèrent pas de rassasier
notre faim avec des huîtres et d’autres coquillages. Nous en prîmes notre charge pour traverser les bois qui bordaient la côte ; et dans notre marche nous eûmes recours aux cris pour éloigner les bêtes féroces. Après avoir fait quelques lieues dans un bois fort couvert, nous arrivâmes au bord d’une rivière d’eau douce, qui nous servit à satisfaire un de nos plus pressans besoins ; mais nous nous crûmes à la fin de nos maux envoyant paraître une barque plate chargée de bois de charpente. Elle était conduite par huit ou neuf Nègres, dont la figure nous effraya peu, lorsque nous eûmes considéré qu’un pays où l’on bâtissait des édifices réguliers ne pouvait être habité par des barbares. Ils s’approchèrent effectivement de la terre pour nous faire diverses questions. Cependant, après avoir paru satisfaits de nos réponses, ils nous déclarèrent que, pour être reçus à bord, il fallait commencer par leur abandonner nos épées. La nécessité nous força de les jeter dans leur barque. Alors ils nous exhortèrent à nous y rendre à la nage, parce qu’ils ne pouvaient s’avancer jusqu’à terre. Nous nous disposâmes à leur obéir. Un Portugais et deux jeunes Indiens se jetèrent dans l’eau pour saisir une corde qu’on nous avait jetée de la barque ; mais à peine eurent-ils commencé à nager, qu’ils furent dévorés par trois crocodiles, sans qu’il parût d’autres restes de leurs corps que des traces de sang dont l’eau fut teinte en divers endroits.

» J’étais déjà jusqu’aux genoux dans la vase avec mes sept autres compagnons. Nous demeurâmes si troublés de ce funeste accident, qu’ayant à peine la force de nous soutenir, les Nègres qui nous virent dans cet état sautèrent à terre, nous lièrent par le milieu du corps et nous mirent dans leur barque. Ce fut pour nous accabler d’injures et de mauvais traitemens ; ensuite ils nous menèrent à douze lieues de là, dans une ville nommé Cherbom, où nous apprîmes que nous étions dans le pays des Papouas. Nous y fûmes vendus à un marchand de l’île Célèbes, sous le pouvoir duquel nous demeurâmes près d’un mois. Il ne nous laissa manquer ni de vêtemens, ni de nourriture ; mais, sans nous faire connaître ses motifs, il nous revendit au roi de Calapa, prince ami des Portugais, qui nous renvoya généreusement au détroit de la Sonde. »

Pinto, plus pauvre que jamais, entreprend encore un voyage à la Chine. Il est témoin de la ruine du comptoir portugais à Liampo.

» Un négociant de quelque distinction, nommé Lancerot-Pereyra, natif de Ponte-de-Lima, ville de Portugal, avait prêté une somme considérable à quelques Chinois, qui négligèrent leurs affaires jusqu’à se trouver dans l’impuissance de la restituer. Le chagrin de cette perte excita Lancerot à rassembler quinze ou vingt Portugais aussi déréglés dans leurs mœurs que dans leur fortune, avec lesquels il prit le temps de la nuit pour se jeter dans le village de Chipaton, à deux lieues de la ville. Ils y pillèrent les maisons de dix ou douze laboureurs ; et s’étant saisis de leurs femmes et de leurs enfans, ils tuèrent dans ce tumulte treize Chinois qui ne les avaient jamais offensés. L’alarme fut aussitôt répandue dans la province, et tous les habitans firent retentir leurs plaintes. Le mandarin prit des informations dans toutes les règles de la justice : elles furent envoyées à la cour. Un ordre plus prompt que toutes les mesures par lesquelles on s’était flatté de l’arrêter, amena au port trois cents jonques, montées d’environ soixante mille hommes, qui fondirent sur notre malheureuse colonie. Je fus témoin que, dans l’espace de cinq mois, ces cruels ennemis n’y laissèrent pas la moindre chose à laquelle on pût donner un nom. Tout fut brûlé ou démoli. Les habitans, ayant pris le parti de se réfugier dans les navires et les jonques qu’ils avaient à l’ancre, y furent poursuivis et la plupart consumés par les flammes, au nombre de deux mille chrétiens, parmi lesquels on comptait huit cents Portugais. Notre perte fut estimée à deux millions d’or. Mais ce désastre en produisit un beaucoup plus grand, qui fut la perte entière de notre réputation et de notre crédit à la Chine.

» Peu de temps après, d’affreuses nouvelles nous vinrent de Canton. Le 17 du mois d’avril 1556, nous apprîmes que la province de Chan-Si avait été abîmée presque entièrement, avec des circonstances dont le seul récit nous fit pâlir d’effroi. Le premier jour du même mois, la terre y avait commencé à trembler, vers onze heures du soir, avec beaucoup de violence, et ce mouvement avait duré deux heures entières. Il s’était renouvelé la nuit suivante, depuis minuit jusqu’à deux heures, et la troisième nuit, depuis une heure jusqu’à trois. Pendant que la terre tremblait, l’agitation du ciel n’était pas moins terrible par le déchaînement de tous les vents, par le tonnerre, la pluie et tous les fléaux de la nature. Enfin le troisième tremblement avait ouvert une infinité de passages à des torrens d’eau qui sortaient à gros bouillons du sein de la terre avec tant d’impétuosité dans leur ravage, qu’en peu de momens un espace de soixante lieues de tour avait été englouti, sans que d’une multitude infinie d’habitans il se fût sauvé d’autres créatures vivantes qu’un enfant de sept ans, qui fut présenté à l’empereur comme une merveille du sort. Nous nous défiâmes d’abord de la vérité de ce désastre, et plusieurs d’entre nous le crurent impossible. Cependant, comme il était confirmé par toutes les lettres de Canton, quatorze Portugais résolurent de passer au continent pour s’en assurer par leurs propres yeux. Ils se rendirent, avec la permission des mandarins, dans la province même de Chan-Si, où la vue d’une révolution si récente ne put les tromper. Leur témoignage ne laissant plus aucun doute, on tira d’eux à leur retour une attestation qui fut envoyée depuis par François Toscane, capitaine de notre vaisseau, au roi don Jean de Portugal, et pour dernière confirmation, elle fut portée à la cour de Lisbonne par un prêtre nommé Diego Reinel, qui avait été du nombre des quatorze témoins. On nous raconta dans la suite, mais avec moins de certitude, quoique ce fût l’opinion commune, que, pendant les trois jours du tremblement de terre, il avait plu du sang dans la ville de Pékin. Au moins ne pûmes-nous douter que l’empereur et la plupart des habitans n’en fussent sortis pour se réfugier à Nankin, et que ce monarque, après avoir fait six cent mille ducats d’aumônes pour apaiser la colère du ciel, n’eût élevé un temple somptueux sous le nom d’Hypatican, qui signifie amour de Dieu. Cinq Portugais, qui furent délivrés à cette occasion de la prison de Pocasser, où ils languissaient depuis vingt ans, nous donnèrent ces informations avant notre départ. »

Les Portugais, chassés de Liampo, s’étaient procuré un autre établissement dans l’île de Lampacao ; c’est là que Pinto s’embarque encore une fois pour le Japon. Il trouve moyen de s’y rendre agréable à l’empereur ; il en obtient des présens considérables avec lesquels il revient à Goa ; il apportait une lettre du monarque japonais, qui donnait les plus belles espérances de commerce et d’établissement aux Portugais. Pinto croyait obtenir de grandes récompenses de ce service. Mais voici comme il termine son récit.

» François Baratto, qui avait succédé dans cet intervalle au gouvernement général des Indes, parut sensible au plaisir de recevoir une lettre et des présens par lesquels il se flatta de faire avantageusement sa cour au roi de Portugal. « J’estime ce que vous m’apportez, me dit-il en les recevant, plus que l’emploi dont je suis revêtu ; et j’espère que ce présent et cette lettre serviront à me garantir de l’écueil de Lisbonne, où la plupart de ceux qui ont gouverné les Indes ne vont mettre pied à terre que pour se perdre. »

» Dans la reconnaissance qu’il eut pour ce service, il me fit des offres que d’autres vues ne me permirent pas d’accepter. Ma fortune, quoique fort éloignée de l’opulence, commençait à borner mes désirs ; et l’ennui du travail s’étant fortifié dans mon cœur à mesure que j’avais acquis la force d’y renoncer, je n’avais plus d’impatience que pour aller jouir dans ma patrie d’un repos que j’avais acheté si cher. Cependant je profitai de la disposition du vice-roi pour vérifier devant lui, par des attestations et des actes, combien de fois j’étais tombé dans l’esclavage pour le service du roi ou de la nation, et combien de fois j’avais été dépouillé de mes marchandises. Je m’imaginais qu’avec ces précautions les récompenses ne pouvaient me manquer à Lisbonne. Don François Baratto joignit à toutes ces pièces une lettre au roi, dans laquelle il rendait un témoignage fort honorable de ma conduite et de mes services. Enfin je m’embarquai pour l’Europe, si content de mes papiers, que je les regardais comme la meilleure partie de mon bien.

» Une heureuse navigation me fit arriver à Lisbonne le 22 septembre 1558, dans un temps où le royaume jouissait d’une profonde paix, sous le gouvernement de la reine Catherine. Après avoir remis à sa majesté la lettre du vice-roi, j’eus l’honneur de lui expliquer tout ce qu’une longue expérience m’avait fait recueillir d’important pour l’utilité des affaires, et je n’oubliai pas de lui présenter les miennes. Elle me renvoya au ministre, qui me donna les plus hautes espérances. Mais, oubliant aussitôt ses promesses, il garda mes papiers l’espace de quatre ou cinq ans, à la fin desquels je n’en trouvai pas d’autre fruit que l’ennui d’un nouveau genre de servitude dans mon assiduité continuelle à la cour, et dans une infinité de vaines sollicitations qui me devinrent plus insupportables que toutes mes anciennes fatigues. Enfin je pris le parti d’abandonner ce procès à la justice divine, et de me réduire a la petite fortune que j’avais apportée des Indes, et dont je n’avais obligation qu’à moi-même. »


  1. Ce mélange continuel de piété et de vengeance, de brigandage et de dévotion, est un caractère trop singulier pour échapper aux lecteurs ; et c’est partout dans cette histoire celui des Espagnols et des Portugais.
  2. Pinto confesse que, depuis Adam, on n’avait pas vu d’armée semblable. « Il y avait, dit-il, vingt-sept rois qui, tous ensemble, menaient dix-huit cent mille hommes, dont six cent mille étaient de cheval, avec un prodigieux nombre de rhinocéros qui tiraient les chariots du bagage. Quant aux douze cent mille hommes de pied, on les tenait arrivés par mer en dix-sept mille vaisseaux. » On peut soupçonner quelque exagération dans ce récit ; mais au fond rien n’est mieux prouvé, du temps immémorial, que le prodigieux nombre de combattans qui ont toujours composé les armées d’Orient. Observez que le récit de Pinto est antérieur à la conquête de la Chine par les Tartares.
  3. On sent ici plus que jamais le ridicule abus de ce nom de roi donné au chef de quelques misérables pêcheurs d’une petite île des Malais, qui se trouvait trop heureux de se faire l’esclave d’un malheureux corsaire européen, dépouillé lui_même et manquant de tout.
  4. Ce détail mérite d’être rapporté dans les propres termes de l’auteur. « Comme il reconnut Cayero, incontinent il se laisse cheoir sur le col de l’éléphant ; et s’arrêtant sans vouloir passer outre, il dit les larmes aux yeux à ceux dont il était environné : Mes frères et bons amis, je vous proteste que ce m’est une moindre douleur de faire de moi-même ce sacrifice, que la justice du ciel permet que je fasse aujourd’hui, que de voir des hommes si ingrats et si méchans que ceux-ci. Qu’on me tue donc, ou qu’ils se retirent de là, ou bien je n’irai pas plus avant. Cela dit, il se tourna trois fois pour ne nous point voir, par le ressentiment qu’il avait contre nous. Aussi, le tout considéré, ce ne fut peut-être pas sans raison qu’il nous traita de cette sorte. Durant ce temps-là, le capitaine de la garde voyant le retardement qu’il faisait, et la cause pour laquelle il ne voulait passer outre, sans que néanmoins il pût s’imaginer pourquoi il se plaignait ainsi des Portugais, tournant fort à la hâte son éléphant vers Cayero, et le regardant d’un œil de travers : Passe promptement, lui dit-il, car de si méchans hommes que vous êtes ne méritent pas de marcher sur la terre qui porte du fruit ; et je prie Dieu qu’il pardonne à celui qui a mis dans l’esprit du roi que vous lui pouviez être utiles à quelque chose. C’est pourquoi rasez vos barbes pour ne pas tromper le monde comme vous faites, et nous aurons des femmes à votre place qui nous serviront pour notre argent. Là-dessus les Bramas de la garde commençant déjà à s’irriter contre nous, nous jetèrent hors de là avec assez d’affront et de blâme. Aussi, pour ne point mentir, jamais rien ne me fut si sensible que cela pour l’honneur de mes compatriotes. »
  5. On doit prévenir le lecteur qu’il est fort difficile de rapporter à la géographie connue plusieurs pays cités dans cette ancienne relation, et dont les noms ont été sans doute défigurés par le temps ou par la diversité des langues.
  6. Vingt-sept royaumes, dans le style des voyageurs que nous transcrivons, ne signifient que vingt-sept provinces, sans quoi il faudrait compter presque autant de royaumes en Asie qu’il y a de villes en Europe.