Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XI/Seconde partie/Livre VI/Chapitre II

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CHAPITRE II.

Voyage de l’abbé Chappe en Sibérie[1].

Après le long et pénible voyage de Gmelin dans la Sibérie, un court extrait de celui de l’abbé Chappe ne saurait déplaire aux lecteurs. Cet apôtre de la philosophie, qui en a été trop tôt le martyr, a joint, dans sa relation, la pénétration à l’activité, des résultats savans à des anecdotes plaisantes, et l’envie d’instruire au désir de plaire.

L’abbé Chappe, chargé d’aller observer à Tobolsk le passage de vénus sur le soleil, part de Paris à la fin de novembre 1760, traverse l’Allemagne, arrive à Vienne, court en poste à Varsovie, où il remarque de belles femmes, des hommes d’une grande taille, des danses ennuyeuses, un souverain sans autorité, un état sans défense, une noblesse propriétaire des terres, des paysans qui travaillent pour elle sous la direction d’un sous-fermier, qui les conduit à la charrue un fouet à la main ; enfin cette anarchie qui, révoltant le peuple contre la tyrannie des grands, expose la Pologne à l’oppression continuelle de ses voisins, et ne lui permet de choisir qu’entre la domination de deux despotes qui se disputent le droit de l’asservir sous prétexte de la protéger : destinée inévitable d’une aristocratie aussi folle qu’injuste, et de tout gouvernement où le peuple est esclave.

De la capitale de la Pologne Chappe se rend à celle de Russie. Le voyageur trouve, depuis Varsovie jusqu’à huit lieues de Bialistok, une plaine couverte de cailloux de granits de toutes couleurs. À Bialistok est le château du grand maréchal de la couronne, palais superbe, où l’on a fait venir de loin des monumens de tous les beaux-arts, où l’architecture est allée à grands frais construire deux corps-de-logis à la romaine, où l’on voit au-dedans des appartemens et des bains décorés avec toute la somptuosité de la richesse et toute l’élégance du goût ; au dehors un parc, des jardins, des bosquets, une orangerie, enfin les délices de l’Asie et les ornemens de l’Italie au milieu des neiges du Nord.

Le 30 janvier 1761, le thermomètre était à 11 degrés au-dessous de zéro. Au sortir de Mémel, il fallut faire du feu au milieu des glaces, dans des bois couverts de neiges : c’était en pleine nuit. Les montagnes sont gelées du pied jusqu’à la cime, et les chevaux ne sont point ferrés ; il en fallait dix pour une seule voiture ; encore ne purent-ils aller qu’à la moitié d’une montagne où les voyageurs grimpaient à pied, faisant de fréquentes chutes, non sans quelques contusions. Ils retournèrent donc au hameau de Podstrava, avec leurs dix chevaux, que tous les paysans du village, tenant une torche d’une main, un fouet de l’autre, poussant en même temps la voiture et l’attelage, n’avaient pu faire parvenir jusqu’au sommet de la montagne. Ces obstacles se renouvelèrent plus d’une fois jusqu’à Pétersbourg, où le voyageur arriva le 13 février, après deux mois et demi de route. Un de ses plus grands embarras fut la forme et la charge de ses voitures qui ne pouvaient rouler dans la neige, et qui pesaient trop pour aller sur des traîneaux. Il fut donc obligé de les laisser à Dorpt, et de prendre quatre traîneaux pour ses équipages.

Rendu à Pétersbourg, l’astronome trouva que l’académie de cette capitale avait déjà fait partir un de ses membres pour Tobolsk, où d’autres astronomes de Russie devaient aller observer, comme lui, le passage de vénus. Ils étaient tous en marche depuis un mois. L’académicien français avait encore huit cents lieues à faire avec des vivres, des ustensiles, et même des lits. On craignait que la fonte des neiges ne l’empêchât d’arriver. On lui proposa d’aller faire son observation en quelque endroit plus accessible et moins éloigné. Il n’y en avait point, dit-il, où la durée du passage de vénus sur le soleil fut plus courte qu’à Tobolsk, avantage inestimable pour l’objet de son observation. Il insista donc pour suivre sa route, et partit le 10 mars avec un bas-officier pour escorte, un interprète pour la langue, et un horloger pour raccommoder les pendules en cas d’accident.

La première chose qui frappe le voyageur au sortir de Pétersboug, est de voir des petits enfans tout nus jouer sur la neige par un froid très-rigoureux ; mais on les y endurcit ainsi pour qu’ils n’en soient jamais incommodés, et qu’ils passent alternativement des poêles au grand air sans aucun risque.

Chappe arrive au bout de quatre jours à Moscou. Quoiqu’il y ait deux cents lieues de cette ville à Pétersbourg, on fait souvent cette route en deux jours ; mais les traîneaux de l’académicien s’étaient rompus dans les mauvais chemins : il en commanda de nouveaux. Ils pouvaient retarder son départ ; il prit des traîneaux de paysans, qui furent d’abord arrangés, et il signifia à ses compagnons de voyage, qui s’arrêtaient à tous les poêles de chaque poste, qu’il les laisserait en chemin, s’ils continuaient. Cette menace et l’eau-de-vie donnée aux postillons firent cesser tous les retards. Les traîneaux volaient sur la neige, et plus vite encore sur la glace des rivières. Celles-ci gèlent promptement dans le Nord, et leur surface en est plus unie ; mais on y trouve des trous où l’eau ne gèle jamais, même quand la glace est à trois pieds d’épaisseur. L’auteur, cherchant la cause de ce phénomène, dit qu’il ne vient point vraisemblablement des sources d’eau chaude qui peuvent se trouver au fond des rivières. Une de ces ouvertures, qu’il observa sur la rivière d’Ocka, avait, dit-il, plus de cent toises. « Cette rivière étant d’une très-grande profondeur, quelque légèreté spécifique qu’on suppose à ces eaux de source, elles auraient le temps de contracter un degré de froid dans la diagonale qu’elles parcourent pour parvenir à la surface. » L’auteur donne une explication plus favorable de cette singularité. Les grandes rivières ne gèleraient jamais, à cause de la rapidité de leur courant, si les glaçons ne commençaient à se former par leurs bords, où les eaux sont plus tranquilles. Cependant ils s’accroissent bientôt au point que la rigueur des froids du Nord les fixe presque tous à la fois. Cet effet doit rendre la surface des rivières glacées parfaitement unie ; mais la différence de la figure des glaçons laisse nécessairement entre eux quelques espaces vides. On objectera que les nouveaux glaçons que la rivière charrie sous sa surface gelée devraient remplir ces intervalles. Aussi ces trous ne sont-ils pas fort grands pour l’ordinaire. Mais dans le Nord, où le froid est tout à coup excessif et durable, les rivières charrient peu de glaçons. La preuve en est que, sur la rivière d’Ocka et sur le Volga, Chappe a remarqué beaucoup d’ouvertures de dix-huit pouces de diamètre, faites exprès par les paysans, pour y placer des filets, qui se rompraient bientôt, s’il y avait des glaçons sous la surface des rivières gelées. Cette observation vient à l’appui du système des physiciens, qui veulent que la mer ne soit pas glacée autour des pôles, parce que les montagnes de glaces flottantes ne viennent que du débouchement des rivières, et des rivages mêmes de la mer.

L’académicien, observant et voyageant toujours en poste, arrive le 20 mars à Nijnovogorod, où l’Ocka, se jetant dans le Volga, forme une nappe d’eau très-belle à voir en été. Cette ville, au second rang par son étendue, au premier rang par son commerce, est l’entrepôt de tous les grains du pays. Là, le voyageur s’embarque sur le Volga, mais dans un traîneau qui va plus vite qu’un bateau à la voile. Ce fut un plaisir pour lui de voir la multitude de traîneaux qui se croisaient, se heurtaient et se renversaient souvent. Les chevaux qui tirent ces sortes de voitures sont petits, maigres et faibles au coup d’œil, mais durs à la fatigue, et d’une légèreté qui n’attend pas le fouet du postillon. Celui-ci s’entretient pendant toute la route avec ces animaux, qui, sans parler, montrent autant d’intelligence que leurs guides.

Depuis Pétersbourg jusqu’au delà de Nijnovogorod, ce n’est qu’une grande plaine. À une journée de cette dernière ville, on passe le Volga à Kousmodeniansk, et l’on entre dans une forêt qui a trois cents lieues et plus de longueur ; mais ce ne sont que des pins et des bouleaux. Chappe se trouva dans ce bois à l’entrée de l’équinoxe du printemps, au milieu d’une neige épaisse de quatre pieds, et par un froid qui tenait le thermomètre à 18 degrés au-dessous de zéro. Cependant le froid et la neige augmentèrent tous les jours pour le voyageur français, à mesure qu’il avançait vers Tobolsk. Il arriva dans un hameau. Au bruit de la clochette de son train qui annonçait la poste royale, ou plutôt à la vue de l’uniforme de son guide, tous les gens du village se sauvèrent dans les bois. Le maître de poste n’avait que six chevaux ; on arrêta les traîneaux qui passaient ; les paysans s’enfuirent, laissant leurs chevaux. Le Français demanda pourquoi ; c’est que souvent, lui dit-on, les voyageurs disposent des chevaux, et maltraitent les hommes au lieu de les payer. Il offrit de l’eau-de-vie, il donna de l’argent ; aussitôt les fugitifs se disputèrent à qui le servirait, à qui le conduirait.

Le chaud artificiel n’est pas moins extraordinaire en Sibérie que le froid naturel. Rien de plus insupportable que la manière dont on s’y chauffe. Dans toutes les maisons, l’appartement de la famille est chauffé par un poêle de brique fait en forme de four, mais plat. On pratique en haut un trou d’environ six pouces, qui s’ouvre et se ferme au moyen d’une soupape. On allume le poêle à sept heures du matin. Comme la soupape est fermée, l’appartement se remplit d’une fumée qui s’élève à deux ou trois pieds au-dessus du plancher, où l’on reste assis ou couché, de peur d'étouffer dans l’atmosphère de cette vapeur brûlante. Au bout de trois heures, que le bois du poêle est consumé, on ouvre la soupape, et la fumée, se dissipant, ne laisse qu’une forte chaleur qui se soutient jusqu’au lendemain par le défaut de communication avec l’air extérieur. La température de l’air intérieur est telle, que le thermomètre de Réaumur y monte le matin à 36 et 40 degrés, et s’y soutient dans la journée jusqu’à 16 et 18 au-dessus de zéro.

Chappe, qui plaint le sort des Sibériens, également tourmentés par le froid qu’ils souffrent et par la manière dont ils s’en défendent, déplore plus fortement encore leur superstition qui augmente la misère de leur climat par des jeûnes et des pratiques funestes. Les lampes et les bougies qu’ils allument à toutes leurs chapelles intérieures, et qu’ils laissent brûler toute la nuit sans précaution, occasionent de fréquens incendies ; et la dévotion pour le saint qu’on invoque amène les malheurs qu’on le prie d’éloigner. Le culte des schismatiques sibériens pour les images est aveugle et insensé. « J’ai su, dit Chappe, par un Russe épris des charmes d’une jeune femme sa voisine, dont il était aimé, qu’après avoir éprouvé toutes les difficultés qu’occasione un mari jaloux et incommode, il était enfin parvenu à pénétrer dans l’appartement de la jeune femme. Elle se rappelle le saint de la chapelle dans les momens qu’on regarde en amour comme les plus précieux ; elle court aussitôt faire la prière au saint, et revient entre les bras de son amant. » Qu’on se rappelle les courtisanes d’Italie qui retournent l’image de la Vierge pendant qu’elles exercent leur métier, et l’on verra que les mêmes superstitions se représentent dans les climats les plus différens.

Solikamskaia n’est remarquable dans le voyage de Chappe que par la description des bains qu’on y prend pour suer. « Je me levai, dit-il, le 31, de très-grand matin, pour prendre les bains avant de sortir ; on me les avait offerts la veille…. Ils étaient sur le bord de la rivière. » On l’y conduisit en traîneau : il arrive, il ouvre une porte ; aussitôt il en sort une bouffée de fumée qui le fait reculer…. « Cette fumée n’était que la vapeur des bains, qui formait un brouillard des plus épais, et bientôt de la neige, à cause de la rigueur du froid. » Il voulait se retirer ; on lui dit que ce serait désobliger ses hôtes, qui avaient fait préparer le bain durant la nuit, exprès pour lui. « Je me déshabillai promptement, poursuit-il, et me trouvai dans une petite chambre carrée : elle était si échauffée par un poêle, que dans l’instant je fus tout en sueur. On voyait à côté de ce poêle une espèce de lit de bois, élevé d’environ quatre pieds : on y montait par des degrés. La légèreté de la matière du feu est cause que l’atmosphère est excessivement échauffée vers la partie supérieure de l’appartement, tandis qu’elle l’est peu sur le plancher ; de façon que par le moyen de ces escaliers, on se prépare par degrés à la chaleur qu’on doit éprouver sur le lit. » Le voyageur qui n’était pas prévenu sur toutes ces précautions, voulut monter d’abord à l’endroit le plus élevé, pour être plus tôt quitte des bains ; mais il ne put supporter la chaleur qu’il sentit à la plante des pieds. On jeta de l’eau froide sur le plancher ; elle s’évapora à l’instant. En quelques minutes, son thermomètre monta à 60 degrés. La chaleur lui portant à la tête, il en eut un violent mal de cœur : on le fit asseoir ; il roula au bas de ce lit de bois, avec son thermomètre qui fut brisé de sa chute. Dès qu’il eut repris ses sens, il regagna son logement, enveloppé dans sa fourrure. On lui fit prendre une jatte de thé pour le faire suer.

Ces bains se pratiquent dans toute la Russie ; on les prend deux fois par semaine ; presque tous les particuliers en ont dans leurs maisons ; les personnes du bas peuple vont dans des bains publics ; les deux sexes y sont séparés par des cloisons de planches ; dans les hameaux pauvres, ils sont ensemble au même bain. « J’ai vu, dit l’auteur, dans les salines de Solikamskaya, des hommes qui y prenaient des bains ; ils venaient de temps en temps à la porte pour s’y rafraîchir, et y causaient tout nus avec des femmes. »

L’appartement des bains est tout en bois ; il contient un poêle, des cuves remplies d’eau, et une espèce d’amphithéâtre à plusieurs degrés. « Le poêle a deux ouvertures semblables à celles des fours ordinaires : la plus basse sert à mettre le bois dans le poêle, et, la deuxième soutient un amas de pierres contenues par un grillage de fer ; elles sont continuellement rouges par l’ardeur du feu qu’on entretient dans le poêle…. En entrant dans le bain, on se munit d’une poignée de verges, d’un petit seau de sept à huit pouces de diamètre, qu’on remplit d’eau, et l’on se place au premier ou au deuxième degré…. On est bientôt en sueur : on renverse alors le seau d’eau sur sa tête. On monte ainsi par degrés à l’amphithéâtre, en se vidant plusieurs seaux d’eau tiède sur le corps….. Un homme placé devant le poêle jette de temps en temps de l’eau sur les pierres rouges ; dans l’instant, des tourbillons de vapeurs sortent du poêle avec bruit, s’élèvent jusqu’au plancher, et retombent sur l’amphithéâtre, sous la forme d’un nuage qui porte une chaleur brûlante. C’est alors qu’on fait usage des verges, qu’on a rendues des plus souples en les présentant à cette vapeur au moment qu’elle sort du poêle. On se couche sur l’amphithéâtre, et le voisin vous fouette avec une poignée de verges en attendant que vous lui rendiez le même service. Dans beaucoup de bains, les femmes sont chargées de cette opération. Pendant que les feuilles sont attachées aux verges, on ramasse, par un tour de main, un volume considérable de vapeurs : elles ont d’autant plus d’action sur le corps, que les pores de la peau sont très-ouverts, et que les vapeurs sont poussées vivement par les verges. »

Chappe voulut éprouver une fois toutes les opérations de ces bains. « Après avoir été fouetté, dit-il, on me jeta de l’eau sur le corps, et l’on me savonna : on prit aussitôt les verges par les deux bouts, et l’on me frotta avec tant de violence, que celui qui me frottait éprouvait une transpiration aussi considérable que moi. On jeta de l’eau sur mon corps, sur les pierres rouges, et l’on se disposa à me fouetter de nouveau ; mais les verges n’ayant plus de feuilles, dès le premier coup je me levai avec tant de vitesse, que le fouetteur fut culbuté de l’escalier sur le plancher. Je renonçai à être fouetté et frotté plus long-temps : en quelques minutes, on m’avait rendu la peau aussi rouge que de l’écarlate. Je sortis bientôt de ces bains.

» Les Russes y demeurent quelquefois plus de deux heures…. Ils sortent tout en sueur de ces bains, et vont se jeter et se rouler dans la neige, par les froids les plus rigoureux, éprouvant presque dans le même instant une chaleur de 50 à 60 degrés, et un froid de plus de 20 degrés, sans qu’il leur arrive aucun accident. »

C’est un remède excellent contre le scorbut, auquel tous les peuples des pays excessivement froids se trouvent sujets par le peu d’exercice qu’ils font, et la vie languissante qu’ils mènent, enfermés dans leurs poêles tout l’hiver. « Ces étuves produisent une grande fermentation dans le sang et les humeurs, et occasionent de grandes évacuations par la transpiration. Le grand froid produit une répercussion dans ces humeurs portées vers la peau, et rétablit l’unisson et l’équilibre…. Ces bains sont très-salutaires en Russie ; ils seraient certainement très-utiles en Europe pour quantité de maladies, surtout pour celles de la classe des rhumatismes. On ne connaît presque point en Russie ces maladies ; et quantité d’étrangers en ont été guéris radicalement par le secours des bains de cette espèce. »

Solikamskaia n’a proprement de remarquable que les salines ; quoique cette ville ait plus de soixante fontaines salées, elle n’a que deux chaudières. La première forme un carré de trente pieds sur deux de profondeur environ ; la deuxième est un peu plus grande. Ces deux chaudières sont placées sur différens bâtimens, situés à cinquante toises des sources des fontaines. On élève l’eau salée dans un réservoir, par le moyen des pompes que les chevaux font jouer. Des tuyaux de plomb, soutenus par des supports de bois, conduisent ces eaux jusqu’aux bâtimens où sont les chaudières.

On fait une cuisson en quarante-huit heures : elle produit cinquante sacs de sel, chacun de quatre poudes, qui font cent trente-deux livres de France. On consume par cuisson dix toises carrées de bois, qui coûtent trois roubles : chaque chaudière occupe six hommes, qui gagnent huit à treize sous, par jour, et cinq chevaux qui coûtent vingt sous par jour à nourrir. D’après l’énumération des frais, l’auteur fait monter la dépense de ces salines à 1600 roubles ou 8000 francs par an ; et le produit à 166,000 fr., en supposant que le sel vaut cinquante copeks par poude, c’est-à-dire environ dix-huit deniers la livre, et que chaque année rend plus de douze mille quintaux de sel. L’auteur s’étant informé pourquoi l’on augmentait pas le revenu de la couronne en multipliant les chaudières, on lui répondit que le bois commençait à manquer. Le froid, qui en fait consommer beaucoup, en reproduit peu. Ces deux effets du climat s’opposeront toujours au défrichement et à la population de la Sibérie.

Pour la chasse des ours, les Sibériens ont de petits chiens qui relancent l’animal. Dans son enceinte de neige durcie par la gelée, où il se fait un lit de glace, il serait trop fort ; on l’attire dans la neige molle et profonde, où, tandis qu’il s’occupe à s’en débarrasser, on le perce à coups de pique. L’ours est terrible dans ce climat, surtout l’ours blanc, qui, maigre et décharné, court plus vite que l’homme.

Chappe franchit les glaces et les neiges fondues, passe les rivières malgré l’obstination de ses guides qui craignaient la débâcle, et le 10 avril il arrive à Tobolsk, après avoir fait huit cents lieues dans un mois, le plus dangereux de l’année par les alternatives des fontes et de la gelée. Il emploie encore un mois à préparer un observatoire et à dresser ses instrumens. Cet édifice, étranger dans un pays d’ignorance, élevé sur une haute montagne, à un quart de lieue de la ville, remua l’imagination des habitans. « À la vue d’un quart de cercle, dit l’auteur, des pendules, d’une machine parallactique, d’une lunette de dix-neuf pieds….. ils ne doutèrent plus que je ne fusse un magicien. J’étais occupé toute la journée à observer le soleil pour régler mes pendules et essayer mes lunettes : la nuit j’observais la lune et les étoiles….. » Bientôt on regarda l’astronome comme l’auteur du débordement de l’Yrtich. Cette rivière s’enfle tous les ans à la fonte des neiges ; mais cette année elle avait submergé une partie de la basse ville de Tobolsk, débordé jusqu’au-dessus des toits, renversé les maisons, noyé des habitans, entraîné leurs effets, fondu le sel des magasins. Jamais on n’avait vu de semblables ravages : ce n’était plus l’éclipse prochaine du soleil qui devait être la cause de ces désastres, mais l’arrivée de l’observateur français. Lui seul troublait le cours de la nature; ses instrumens, sa figure étrangère, le désordre de son habillement, faisaient peur aux astres contre lesquels il braquait ses lunettes. On murmurait tout bas ; on faisait des vœux pour son départ ; on menaçait son observatoire, et sa personne n’était pas en sûreté. Des Russes l’avertirent de ne point aller sans garde au milieu d’une populace insensée. Il prit le parti de coucher dans son observatoire jusqu’au moment du passage qu’il attendait.

Six mois de courses, mille six cents lieues de route par terre, un phénomène annoncé depuis un siècle, un résultat décisif pour déterminer la parallaxe du soleil, et mesurer la distance et la grandeur de cet astre ; la curiosité de tous les savans éveillée par un objet de cette importance, l’empressement de plusieurs souverains à concourir au succès d’une observation qui devait faire époque dans l’histoire de l’astronomie ; tout redoublait l’impatience de l’auteur pour voir éclore le jour qui devait payer des études de plusieurs années, des périls et des fatigues de plusieurs mois. La nuit du 5 au 6 juin, le ciel se couvre d’un nuage universel : voilà tous les projets et tous les travaux de l’astronome confondus ; il tombe dans un sentiment profond de désespoir : tout dort autour de lui, dans une tente voisine de son observatoire ; il s’agite, il entre et sort à chaque instant pour voir le ciel et s’attrister ; enfin le jour vient, et le soleil embellit déjà les nuages d’un pourpre qui présage la sérénité ; ce voile s’éclaircit, s’entr’ouvre et disparaît. Cependant tous les habitans s’étaient enfermés dans les églises, ou dans leurs maisons, à l’approche d’un phénomène qu’ils n’auraient osé ni même su voir. L’astronome avait transporté ses instrumens hors de l’observatoire pour les mouvoir plus facilement. « J’aperçus bientôt, dit-il, un des bords du soleil ; c’était le temps où vénus devait entrer sur cet astre, mais vers le bord opposé : ce bord était encore dans les images….. : ils se dissipent ; enfin j’aperçois vénus déjà entrée sur le soleil, et je me dispose à observer la phase essentielle, l’entrée totale….. J’observe enfin cette phase, et un avertissement intérieur m’assure de l’exactitude de mon opération. On peut goûter quelquefois des plaisirs aussi vifs ; mais je jouis en ce moment de celui de mon observation, et de l’espérance qu’après ma mort la postérité jouira encore de l’avantage qui en doit résulter. »

C’est là sans doute de l’enthousiasme ; mais n’en faut-il pas avoir pour acheter par le sacrifice de son repos, et par le risque de sa vie ou de sa santé, un moment de contemplation ? Tant d’erreurs font parcourir le globe ; la vérité seule n’aura-t-elle pas le droit d’échauffer les âmes jusqu’à l’oubli des périls ? Des armées innombrables, des sociétés entières se dévouent à la mort, et pourquoi ?…. L’amour de la vérité ne tient-il donc pas à l’amour de la patrie, ou plutôt au bonheur de l’humanité ? Plaignons les peuples qui se laissent passionner pour l’ambition d’un conquérant ; et respectons, honorons au moins de l’estime publique le courage à qui nous devons la propagation des lumières et des connaissances, utiles au monde.

Chappe, non content d’avoir atteint le but de sa course, a recueilli tout ce qui s’est rencontré sous ses pas de plus propre à enrichir la relation de son voyage, à agrandir la sphère des sciences qu’un académicien doit embrasser. Suivons le nouvel observateur de la Sibérie.

Ce qu’il y a de plus remarquable peut-être dans cette région, surtout pour un étranger, est le froid qui prive de toutes choses un pays de quatorze cents lieues de longueur sur cinq cents de largeur. Cette vaste étendue ne présente constamment qu’un sol triste, désert et dépouillé, où les terres sont alternativement couvertes de neiges, et inondées par le débordement des grand fleuves, qui se glacent dans leur course impétueuse ; où le printemps même est hérissé de brouillards épais qui se gèlent avec l’haleine des voyageurs ; où les sapins en été n’offrent qu’une verdure sombre et pâle, dont la tristesse qu’inspire leur aspect est encore augmentée par un long gémissement des vents qui sifflent à travers leur feuillage ; où les bords des fleuves et de la mer ne sont parsemés que de branchages morts et de troncs déracinés. Cependant la terre détrempée, humide, impraticable au milieu de l’été, n’y reste pas gelée, comme on l’a dit, à une certaine profondeur. Pour s’en assurer, Chappe la fit creuser aux environs de Tobolsk jusqu’à dix pieds. Faute de trouver des manœuvres dans un empire ou le paysan, né esclave, ne peut pas même vendre ni louer le travail de ses mains, il prit des malfaiteurs enchaînés que lui prêta le gouverneur. Ces malheureux n’avaient pour vivre qu’un sou par jour. Le charitable abbé voulut augmenter leur paie de quelque argent ; ils en achetèrent de l’eau-de-vie, soûlèrent leur garde, et se sauvèrent pendant qu’il dormait. « Je trouvai quelques jours après, dit l’auteur, leurs fers dans les bois. Le gouverneur n’ayant pas jugé à propos de m’en envoyer de nouveaux, je fus obligé d’abandonner cet ouvrage. » Mais ils avaient creusé la terre jusqu’à quatorze pieds, et Chappe, qui voyageait en laïque, ayant enfoncé son épée jusqu’à la garde, trouva toujours la terre molle ; ce qui lui prouva que la glace ne s’y maintient pas en été, quoique des voyageurs, même physiciens, l’aient rapporté. C’est au lecteur à juger si l’observation de Chappe auprès de Tobolsk, dans un terrain qu’on avait fouillé, suffit pour contredire formellement les assertions de Gmelin et de plusieurs autres savans. Il semble qu’on en pourrait conclure simplement que la terre n’est pas également gelée partout.

À Solikamskaia, le froid de 1761 fit descendre le thermomètre de Delisle à 280 degrés, qui répondent à 70 environ de celui de Réaumur. Ceîui-ci descend jusqu’à 30 degrés sur les frontières de la Sibérie et de la Chine, sous le parallèle de Paris, où le plus grand froid de 1709 fut de 15 degrés un quart : telle est la prodigieuse différence des climats.

À Astrakhan, sous la latitude de 46 degrés 15 minutes, le froid du 16 janvier 1746 fit descendre le thermomètre de Réaumur à 24 degrés et demi ; mais ce qu’il y a de singulier, c’est que pendant qu’on éprouvait ce froid rigoureux à Astrakhan, l’hiver était très-doux dans les parties boréales de l’Europe. Le froid n’est pas aussi vif vers l’occident de la Russie qu’à l’orient de la Sibérie. Le thermomètre de Réaumur ne descend que de 17 à 30 degrés à Pétersbourg ; mais Moscou, quoique plus méridional de 4 degrés, éprouve des froids aussi rigoureux : l’eau qu’on y jette en l’air retombe souvent en glace. Cependant la moitié de la Sibérie est d’une terre noire, grasse, et propre à produire du blé, si l’été y était assez long pour le faire mûrir. L’autre moitié, depuis la ville d’Ilimsk jusqu’à la mer orientale, est inculte, aride et déserte. En général, la Sibérie confirme l’observation reçue, « que plus on avance vers l’est sous le même parallèle, en partant d’Europe, et plus le froid augmente. On a cru trouver, dit Chappe, la cause principale de ce phénomène en Sibérie dans la prodigieuse hauteur qu’on a supposée au terrain de cette contrée, et dans la quantité de sel qu’on y trouve. La disposition du terrain de la Sibérie a encore été envisagée sous un nouveau rapport. Cette contrée forme un plan incliné depuis la mer Glaciale jusque vers les frontières de la Chine, où le terrain est plus élevé, parce que des chaînes de montagnes y séparent ces deux empires. Le soleil, situé vers l’horizon de ces montagnes, ne peut donc, lorsqu’il éclaire cet hémisphère, échauffer que faiblement ce terrain incliné. Ses rayons ne font qu’effleurer la surface du globe. La combinaison de ces différentes causes démontre parfaitement que cette contrée doit être très-froide.

Chappe ne pouvait rendre compte de son voyage en Sibérie sans parler de la Russie, à laquelle appartient cet immense désert. Quoique cet empire ait des liaisons avec l’Europe, il est cependant assez loin de nous, et en partie assez sauvage et assez mal connu pour n’être pas exclu de l’Histoire des Voyages, qui jusqu’ici n’a guère représenté que les pays séparés de notre continent par de vaste mers.

Les évêques et les moines, dit-il, jouissent en Russie de toutes les richesses du clergé. Les prêtres sont très-pauvres et sans considération. Les évêques nomment aux bénéfices, qui sont amovibles, au gré du caprice de ces prélats. Aussi les prêtres ne forment plus qu’un corps de vils esclaves, toujours aux genoux des évêques. Les moines sont leurs supérieurs. « L’ignorance, l’ivrognerie et la débauche sont l’apanage du clergé de Russie. Les évêques et les prêtres sont les moins déréglés : les premiers, à cause de leur âge, et les derniers, parce que leurs femmes leur font aimer la sagesse de bonne heure. » Du reste, tout le clergé est ivrogne comme le peuple, qui n’en est pas moins fanatique. Ils ont vu s’élever au milieu d’eux une secte de frères réunis paisiblement dans des hameaux, mais sans prêtres, sans églises. Dès lors ils les ont traités en ennemis, et ces malheureux, pleins d’horreur pour les Russes, se donnent la mort pour l’amour de Jésus-Christ. Ils s’assemblent dans une maison quand on les persécute, y mettent le feu, et périssent dans les flammes. « Cette persécution a privé la Russie de plus de cent mille familles, qui se sont réfugiées chez les Tartares, plus sauvages et moins barbares que les Russes. » Ceux qui sont restés dans leur pays ont mieux aimé mourir que de recevoir la bénédiction du clergé russe. On n’a jamais converti un seul rasbonike ; c’est le nom de cette secte.

Pierre 1er, quoique dur lui-même, sévère, et quelquefois féroce, délivra ces infortunés de la persécution du clergé, et sévit contre l’intolérance qui produisait le fanatisme ; mais après sa mort les bûchers se rallumèrent, et les cachots se remplirent de ces innocens. « Pendant mon séjour à Tobolsk, dit Chappe, plusieurs de ces malheureux étaient dans les prisons. » Quelques années plus tard le voyageur philosophe aurait tenu un langage bien différent, s’il eût pu lire la loi de tolérance portée par l’impératrice Catherine II dans tout l’empire de Russie, qui a remédié à tous les abus qu’il déplore ici avec trop de raison. Il blâme ailleurs l’usage de faire communier les enfans dès l’âge de cinq ou six mois, malgré leurs cris qu’il faut apaiser par le téton, en leur donnant l’eucharistie.

Chappe parle des femmes de Sibérie ; elles sont, dit-il, généralement belles : on dirait que la neige influe sur leur teint, tant elles sont blanches. Cet éclat est relevé par des yeux noirs, mais languissans et toujours baissés, comme les aura dans tous les temps un sexe timide chez un peuple esclave. Leur chevelure noire et leur teint blanc reçoivent un nouveau lustre du vermillon dont elles peignent leurs joues ; usage qu’elles semblent tenir plutôt de tous les peuples sauvages qui les environnent que des nations policées du midi, dont elles sont trop éloignées. Ces femmes sont bien faites jusqu’à vingt ans, mais elles ont les jambes grosses et les pieds grands, comme pour servir de base à l’embonpoint qu’elles prennent tôt ou tard. Chappe veut que les bains, dont elles usent deux fois la semaine, contribuent à leur déformer la taille par le relâchement qu’ils occasionent dans tout le corps. Mais ne serait-ce pas plutôt le nombre d’enfans qui est la cause qu’elles sont flétries à l’âge de trente ans ? Le froid excessif rétablit vraisemblablement le ressort des fibres que les bains chauds servent à relâcher. La propreté est rare chez les femmes de Tobolsk ; elles ne changent pas souvent de linge. En Sibérie, comme en Italie, les lits n’ont point de rideaux, et au lieu de traversins on y voit sept à huit oreillers. Les hommes sont extrêmement jaloux de leurs femmes à Tobolsk ; cependant ils restent peu avec elles : les maris s’enivrent, et les femmes s’ennuient chez elles. On croirait que le climat dût refroidir leurs sens ; cependant on dit que, plus livrées à la débauche qu’à l’intrigue, elles demandent à leurs esclaves ce que l’ivrognerie de leur maris leur refuse.

Dans les grands repas qui se donnent entre parens pour fêter le saint de la famille, on invite les hommes et les femmes ; mais les deux sexes ne sont pas à la même table, ni dans le même appartement. On sert tous les mets à la fois ; le potage est composé de tranches de viande au lieu de pain. Le silence n’est interrompu que par les santés : elles se portent presque toutes à la fois par les convives, qui se lèvent, crient, boivent, se coudoient, renversent leur boisson, et s’enivrent tous ensemble ; mais cet inconvénient a des suites moins funestes pour eux que le scorbut, qu’ils se communiquent par l’usage qu’ils ont de boire tour à tour dans une grande coupe d’un demi-pied, soit de diamètre, soit de hauteur. Au sortir de cette table, on passe dans un autre appartement où l’on trouve un buffet couvert de confitures de la Chine, et des hommes qui présentent de l’hydromel, de la bière et des eaux-de-vie de toute espèce.

Toute la nation, depuis Moscou jusqu’à Tobolsk, ne connaît d’autre plaisir de société que la table. Il faut que le paysan russe soit bien misérable, puisque Chappe lui préfère l’esclave polonais ; car où peut-on voir un peuple plus malheureux que celui qui vit sous l’esclavage d’une noblesse libre ? Le despotisme n’est pas aussi cruel, aussi injuste qu’une aristocratie où les grands sont les tyrans nés du peuple. Le sentiment d’une sorte d’égalité console le paysan russe des outrages d’un seigneur esclave. Il peut recourir au despote contre son maître ; il peut être vengé d’une tyrannie par l’autre ; mais, dans l’aristocratie polonaise, le paysan souffre en même temps la tyrannie de fait et celle de droit. L’indépendance de la noblesse redouble en lui l’horreur de l’esclavage : il connaît la liberté. La comparaison qu’il fait de son état avec celui du seigneur éveille au fond de son âme le ressentiment de l’injustice ; il ne peut aimer un pays où il n’est lui-même qu’un objet de propriété comme les troupeaux qu’il soigne et les terres qu’il cultive ; aussi l’on ne voit guère le paysan polonais défendre une patrie qui n’est pas la sienne, mais celle de la noblesse. Il fuit ou il plie devant un ennemi qu’il n’a presque aucun intérêt de repousser. Il va servir chez les princes étrangers qui le paient et le nourrissent, préférant la condition mercenaire du soldat à celle d’un cultivateur esclave. Cependant Chappe donne un grand dédommagement au paysan polonais ; c’est qu’il posséde quelquefois des terres en propre : c’en est un sans doute, mais non assez grand ni assez commun pour attacher vivement le paysan à son pays. Qu’est-ce qu’une propriété de biens lorsqu’on n’a pas celle de sa personne ?

L’esclavage semble avoir détruit dans le peuple russe tous les droits de la nature et tous les principes de l’humanité. « À mon retour de Tobolsk à Pétersbourg, dit Chappe, étant entré dans une maison pour m’y loger, j’y trouvai un père enchaîné à un poteau au milieu de sa famille : c’était une victime de l’inhumanité du gouvernement. Ceux qui recrutent ses troupes vont dans les villes choisir les hommes pour le service militaire. Le fils de ce malheureux avait été désigné pour servir, il s’était sauvé….. Le père était prisonnier chez lui ; ses enfans en étaient les geôliers, et on attendait chaque jour son jugement. J’éprouvai à ce récit un sentiment d’horreur qui m’obligea d’aller prendre un logement ailleurs. »

Parmi les animaux domestiques, les bœufs et les chevaux sont très-petits. En revanche, les animaux sauvages sont plus gros et plus communs que les espèces privées. En parlant des martres, l’auteur dit que leurs queues, qu’on estime si fort en France, sont la partie la moins recherchée en Sibérie, parce que le poil en est trop dur. Les belles martres ont même rarement de belles queues ; mais, du reste, elles sont noires, ce qui sans doute en fait le prix.

Les zibelines vivent dans des trous ; leurs nids sont, ou dans des creux d’arbres ou dans leurs troncs, couverts de mousse, ou sous leurs racines, ou sur des hauteurs parsemées de rochers. Elles construisent les nids de mousse, de branches et de gazon : elles restent dans leurs trous ou dans leurs nids pendant douze heures, en hiver comme en été, et le reste du temps elles sortent pour chercher leur nourriture. En attendant la belle saison, elles se nourrissent de belettes, d’hermines, d’écureuils, et surtout de lièvres ; mais dans le temps des fruits elles mangent des baies, et plus volontiers le fruit du sorbier. Quand il est abondant, il leur cause, dit-on, une sorte de gale qui, les obligeant de se frotter contre les arbres, leur fait tomber le poil. En hiver, elles attrapent des oiseaux et des coqs de bois. Quand la terre est couverte de neige, les zibelines restent tapies dans leurs trous quelquefois trois semaines ; elles s’accouplent au mois de janvier ; leurs amours durent un mois, et souvent excitent des combats sanglans entre deux mâles qui se disputent une femelle. Après l’accouplement, elles gardent leurs nids environ quinze jours ; elles mettent bas vers la fin de mars, depuis trois jusqu’à cinq petits, qu’elles allaitent pendant quatre ou six semaines.

La chasse des zibelines ne se fait jamais qu’en hiver, parce que leur poil mue au printemps ; cependant les chasseurs partent dès la fin d’août, du moins ceux de Vitims. Quand les Russes ne vont pas eux-mêmes à cette chasse, ils y envoient d’autres personnes. On fournit aux premiers des habits, des provisions, et tout l’attirail : les deux tiers de la chasse sont pour eux, le reste pour leur maître. Les chasseurs de louage partagent le profit de la chasse avec leurs maîtres ; mais ils se munissent, au moyen de quelques roubles, de tout ce qu’il leur faut pour y aller.

Les chasseurs vont par bandes, depuis six jusqu’à quarante hommes ; ils s’embarquent quatre à quatre dans des canots couverts, menant un guide à leurs frais. Chaque chasseur a, pour sa provision de trois ou quatre mois, trente pondes de farine de seigle, un poude de farine de froment, un poude de sel, et un quart de gruau. Leur habillement consiste en un manteau, un capuchon de bure, et des gants de peau ; il y a de plus, pour deux chasseurs, un filet et un chien, auquel on fait une provision de sept poudes de nourriture.

La chasse dont il s’agit est celle que font les Vitims ; ils remontent la rivière de Vitimsk, en tirant leurs bateaux avec des cordes jusqu’au lieu du rendez-vous général pour la chasse. Un chef ou conducteur, auquel tous les chasseurs jurent d’obéir, assigne à chaque bande ou division son quartier. Chacune creuse des fosses sur la route de l’endroit où elle doit chasser, et y enterre ses provisions : elle se construit une hutte. Quand la neige commence à tomber avant la saison des glaces, on fait la chasse autour des huttes, avec les chiens et les filets. Quand la forte gelée a glacé les rivières, on part sur des raquêtes, avec un traîneau où l’on met des provisions de farine, de viande ou de poisson ; un chaudron, un carquois avec des flèches, un arc, un lit, et un sac rempli des ustensiles les plus nécessaires. Le traîneau se tire avec un baudrier de peau, qu’un homme se passe devant la poitrine, ou qu’il attache à son chien en façon de harnois. On marche avec un bâton garni par le bas d’une corne de vache, pour que la glace ne le fende pas, et d’un petit anneau de bois entouré de courroies, pour qu’il n’enfonce pas trop avant dans la neige ; le haut de ce bâton est large et façonné en forme de pelle, pour écarter la neige en dressant les pièges. C’est avec cette pelle qu’ils mettent de la neige dans leur chaudron au lieu d’eau, pour préparer leur manger ; car, dans les montagnes, où l’on chasse, il ne se trouve, durant tout l’hiver, ni ruisseau, ni fontaine, ni rivière qui coule.

À chaque halte où l’on doit s’arrêter pour la chasse, on se fait des huttes qu’on environne et qu’on palissade de neige. Sur la route, les chasseurs font des entailles aux arbres pour se reconnaître et ne pas s’égarer au retour.

Il paraît que cette chasse se fait par caravanes, qui, quoique divisées en bandes, ont des marches et des haltes réglées. Après avoir passé la nuit dans l’endroit d’une halte où l’on campe, les chasseurs se dispersent dès le matin, et vont tendre leurs piéges autour des vallons. Il peut y avoir dans chaque canton quatre-vingts piéges ; chaque chasseur en dresse vingt par jour ; voici comment : « On choisit un petit espace auprès des arbres ; on l’entoure de pieux pointus à une certaine hauteur, on le couvre de petites planches, afin que la neige ne tombe pas dedans ; on y laisse une entrée fort étroite, au-dessus de laquelle est placée une poutre qui n’est suspendue que par un léger morceau de bois ; et sitôt que la zibeline y touche pour prendre le morceau de viande ou de poisson qu’on a mis pour l’amorcer, la bascule tombe et la tue. »

Quelquefois on tend deux piéges autour du même arbre, mais non du même côté.

Après qu’on a fait dix haltes, le chef de chaque bande envoie la moitié de ses gens pour chercher les provisions qu’on a laissées au premier rendez-vous, ou campement général. Comme ils vont avec des traîneaux vides, ils passent cinq ou six haltes en un jour. Ils reviennent chacun avec six poudes de farine, un quart de poude d’amorces, qui consistent en viande ou en poisson. À leur retour, ils visitent les piéges de chaque halte pour les nettoyer, s’ils sont couverts de neige, ou pour ramasser les zibelines qui s’y trouvent prises.

On dépouille les zibelines, et le chef de la bande est seul chargé de cet office. Quand elles sont gelées, il les met dans son lit pour les faire dégeler sous sa couverture ; ensuite il les écorche en présence des autres chasseurs.

On porte toutes les zibelines au conducteur général de la chasse. Si l’on craint les Tongouses, ou d’autres peuples sauvages, qui viennent quelquefois enlever ces proies à force ouverte, on met les peaux dans des troncs verts qu’on fend et creuse exprès : on en bouche les extrémités avec de la neige, où l’on jette quelquefois de l’eau pour les faire geler plus tôt. On cache ces troncs dans la neige, autour des huttes où l’on a fait halte ; et quand la caravane s’en retourne, on reprend les peaux.

Dès que la moitié de la bande est revenue des provisions, on y renvoie l’autre moitié, qui fait comme la première. Si les zibelines ne se prennent pas d’elles-mêmes dans les piéges, on a recours aux filets. Quand le chasseur a trouvé la trace d’un de ces animaux, il la suit jusqu’au terrier où la zibeline est entrée ; il y allume du bois pouri à la bouche de tous les trous, pour que la fumée oblige l’animal de sortir ; il tend son filet autour de l’endroit où la trace finit, et de suite se tient deux ou trois jours aux aguets avec son chien. Quand la zibeline sort, elle se prend ordinairement dans le filet, qui a trente toises de long, sur quatre ou cinq pieds de large. La zibeline faisant des efforts pour se dépêtrer du filet, ébranle une corde où sont attachées deux sonnettes qui avertissent le chasseur : celui-ci lâche son chien, qui court étrangler la proie.

On n’enfume pas les terriers qui n’ont qu’une issue, parce que la zibeline, qui craint la fumée, mourrait dans son trou plutôt que d’en sortir.

Si l’on aperçoit une zibeline sur un arbre, on la tue avec des flèches dont le bout est rond, pour ne pas percer la peau de l’animal. Si la trace aboutit à un arbre où l’on ne peut apercevoir la zibeline, on abat l’arbre, et l’on place le filet vers l’endroit où l’on juge qu’il tombera. Les chasseurs s’éloignent de l’arbre, du côté où l’on travaille à l’abattre ; et quand, après avoir courbé la tête en arrière, ils n’aperçoivent plus l’extrémité de la cime, ils étendent alors leurs filets à deux toises plus loin de cet endroit. Pour eux, ils se tiennent au pied de l’arbre ; et lorsqu’il tombe, la zibeline, effrayée par la vue des chasseurs, prend la fuite et tombe dans le filet. Si la zibeline ne s’enfuit pas, on cherche dans tous les trous de l’arbre pour la trouver.

À la fin de la saison de la chasse, on regagne le rendez-vous général, où l’on attend que toutes les bandes soient rassemblées. On y reste jusqu’à ce que les rivières soient navigables. Alors on rembarque sur les mêmes canots dans lesquels on est venu. On donne à l’église les zibelines qu’on a promises à Dieu : on paie celles qui sont dues au trésor impérial ; on vend le reste, et le prix en est également partagé entre tous les chasseurs.

La chasse des zibelines, chez les autres peuples de la Sibérie diffère peu de celle que font les Russes ; mais, avec moins de préparatifs, ils y mettent plus de superstition : les uns et les autres y ont beaucoup de confiance, non-seulement parce qu’ils sont ignorans et barbares, mais parce qu’ils sont chasseurs. En général, tous les hommes qui tentent le sort et qui ont à espérer ou à craindre, les navigateurs, les pêcheurs, les chasseurs, les joueurs, les conquérans mêmes, sont très-superstitieux.

Chappe observa à Tobolsk une nuée de sauterelles, espèce de fléau qu’il semble qu’on ne doive trouver que dans la zone torride : ce fut le 2 juillet 1761 qu’il fit cette observation. Ces insectes formaient une colonne de cinq cents toises de largeur sur une hauteur de cinq toises. Elle commença à paraître à huit heures du matin, et son passage dura jusqu’à une heure du soir ; elle suivait les bords de l’Yrtich du nord au sud. L’auteur s’assura, par plusieurs épreuves réitérées, que cette colonne parcourait vingt toises en neuf secondes, et trois lieues et demie par heures. Ainsi, puisque le passage de cette colonne avait été de cinq heures, l’espace qu’elle occupait devait être au moins de dix-sept lieues dans sa longueur. Du reste, ces sauterelles ressemblaient, parfaitement à celles de France.

Après ce léger coup d’œil sur les animaux de Sibérie, l’auteur revient aux hommes de la Russie, et il considère l’état de l’esprit humain, c’est-à-dire des arts et des sciences. En traçant d’un crayon rapide les efforts et les travaux du czar Pierre pour délivrer son peuple de l’ignorance, il dit que les lois, mêmes de ce prince ont resserré les liens de l’esclavage. Le noble qui sert à la guerre, le jeune homme élevé dans les écoles ou les ateliers, y sont sujets au châtiment des esclaves, et ils en retiennent la condition.

Les successeurs de Pierre 1er. ont suivi son plan, attiré des savans, fondé des établissemens, donné des maîtres habiles, excité et favorisé les talens.

Les Russes, dit-il, ont peu d’imagination, mais un talent particulier pour imiter. On fait en Russie un serrurier, un maçon, un menuisier, comme on fait ailleurs un soldat. Il y a des ouvriers dans tous les régimens, et l’on décide à la taille ceux qui sont propres à des métiers. Ce talent pour l’imitation prouve que le peuple est susceptible de la perfectibilité que les arts peuvent donner à l’espèce humaine ; mais le gouvernement s’y oppose. Le despotisme détruit en Russie l’esprit, le talent et tout sentiment noble. L’on y voit les artistes enchaînés à leurs établis, …. et c’est avec de pareils ouvriers que les Russes s’imaginent pouvoir contrefaire les étoffes de Lyon. Le gouvernement a cependant ordonné que ceux qui se distingueraient dans les écoles ne seraient plus esclaves de leurs seigneurs, mais enfans de l’état. Qu’en est-il arrivé ? les seigneurs n’envoient plus leurs esclaves aux écoles, ou bien ils trouvent le moyen d’éluder la loi.

Si l’on doit juger du caractère d’une nation et de l’état de sa police par ses lois pénales, rien ne peut mieux faire connaître les mœurs russes que les supplices dont leur législation est armée, moins pour le maintien de la société que pour l’impunité du gouvernement. Un article de Chappe sur cet important objet mérite d’être rapporté tout entier.

À peine Pierre 1er. eut achevé son code des lois, en 1722, qu’il défendit à tous les juges de s’en écarter, sous peine de mort. Cette même peine tombait sur les juges qui recevraient des épices, sur les gens en place qui accepteraient des présens. Mœns de La Croix, chambellan de l’impératrice Catherine, et sa sœur, dame d’atour de cette souveraine, ayant été convaincus d’avoir reçu des présens, Mœns fut condamné à perdre la tête, et sa sœur, favorite de l’impératrice, à recevoir onze coups de knout. Les deux fils de cette dame, l’un chambellan et l’autre page, furent dégradés et envoyés en qualité de simples soldats dans l’armée de Perse ; mais la sévérité des lois de Pierre-le-Grand contre les prévaricateurs a fini avec lui. Toutes les provinces de l’empire ont des chancelleries. Ce sont des tribunaux de justice qui relèvent du sénat de la capitale. « J’ai vu, dit Chappe, que, dans toutes les chancelleries éloignées, la justice se vendait presque publiquement, et que l’innocent pauvre était presque toujours sacrifié au criminel opulent. »

Les supplices, depuis l’avènement de l’impératrice Élisabeth au trône de Russie, sont réduits à ceux des batogues et du knout.

Les batogues sont une simple correction de police que le militaire emploie envers le soldat, et la noblesse envers les domestiques. L’auteur décrit une de ces corrections dont il a été témoin. C’était une fille de quatorze à quinze ans que deux esclaves russes traînent au milieu d’une cour ; ils la déshabillent nue jusqu’à la ceinture, la couchent par terre ; l’un prend sa tête entre ses genoux, l’autre la tient et l’étend par les pieds. Tous les deux, armés de grosses baguettes, la frappent sur le dos jusqu’à ce que deux bourreaux (c’étaient les maîtres de la maison) aient crié c’est assez. Cette fille, belle et touchante, se releva couverte de sang et de boue. C’était une femme de chambre qui avait manqué à quelque léger devoir de son état. Les Russes prétendent qu’ils sont obligés de traiter ainsi leurs domestiques pour s’assurer de leur fidélité ; mais les maîtres, avec cette précaution, doivent vivre dans une méfiance perpétuelle de tous les gens qui les approchent. Ce sont de petits tyrans qui ne peuvent dormir tranquilles entre le poignard de leurs esclaves et le glaive de leur despote.

Cette réflexion conduit à la description du supplice du knout, exercé sur une des premières femmes de l’empire de Russie. C’était madame Lapouchin, dont la beauté jetait un grand éclat à la cour de l’impératrice Élisabeth.

Accusée de s’être compromise dans une conspiration que tramait un ambassadeur étranger, elle fut condamnée à recevoir le knout. Jeune, aimable, adorée, elle passe tout à coup du sein des délices et des faveurs de la cour dans les mains des bourreaux. Au milieu d’une populace assemblée dans la place des exécutions, on lui arrache un voile qui lui couvrait le sein ; on la dépouille de ses habits jusqu’à mi-corps. Un de ses bourreaux la prend par les bras et l’enlève sur son dos, qu’il courbe pour exposer cette victime aux coups. Un autre s’arme d’un knout ; c’est un fouet fait d’une longue et large courroie de cuir. Ce barbare lui enlève à chaque coup un morceau de chair, depuis le cou jusqu’à la ceinture. Toute sa peau n’est bientôt qu’une découpure de lambeaux sanglans et pendans sur son corps. Dans cet état, on lui arrache la langue, et la coupable est envoyée en Sibérie.

Ce n’est là que le supplice ordinaire du knout, qui ne déshonore point, parce qu’il tombe sur les premières têtes à la moindre intrigue de cour où le despote croit sa personne offensée.

Le grand knout, réservé pour le supplice des véritables crimes qui attaquent la société, a des apprêts plus terribles encore. On enlève le criminel en l’air par le moyen d’une poulie fixée à une potence ; ses deux poignets sont attachés à la corde qui le suspend ; ses deux pieds sont également liés ensemble, et l’on passe entre les jambes du patient une poutre qui sert à lui disloquer tous les membres. On frémit de transcrire ces horreurs. Nations policées, renvoyez tous ces supplices aux peuples barbares ; faites de bonnes lois civiles, vous n’aurez pas besoin de tant de lois vraiment criminelles. Rappelez les mœurs par la raison et par l’équité ; rendez au pauvre sa subsistance, au travail son salaire, au talent sa place, à la vertu sa considération, au véritable honneur son influence, au mérite exemplaire sa dignité ; rétablissez l’ordre social, souvent interverti, corrompu, renversé par l’ordre politique ; et si l’homme est un être capable de raison, ne le gouvernez pas uniquement par la crainte !

L’impératrice Élisabeth a supprimé le supplice de la roue, l’usage d’empaler par les flancs, d’accrocher par les côtes, d’enterrer vives les femmes homicides, de couper la tête au peuple, ainsi qu’à la noblesse. Elle condamne, pour les grands crimes, l’une à l’exil, et l’autre aux travaux publics.

Mais l’exil est affreux en Russie. Chappe en cite pour exemple le traitement de deux illustres criminels, monsieur et madame de Lestoc. Le comte de Lestoc, après avoir placé la couronne sur la tête d’Élisabeth, fut enfermé et condamné pour avoir reçu d’une puissance étrangère, qui avait porté cette princesse au trône, une somme d’argent qu’il avait eu la permission d’accepter. Quand ses juges, à la tête desquels était Bestuchef, premier ministre et son ennemi personnel, lui demandèrent la valeur de cette somme : Je ne m’en souviens pas, leur dit-il, vous pourrez le savoir, si vous le désirez, par l’impératrice Élisabeth. « Malgré les intrigues de Bestuchef, l’impératrice ne voulut jamais consentir que ces prisonniers (le comte de Lestoc et sa femme) fussent condamnés au knout. Tous leurs biens furent confisqués ; ils furent exilés en Sibérie, et enfermés dans des endroits différens, sans avoir la permission de s’écrire.

« Une chambre formait tout le logement de madame de Lestoc. Elle avait pour meubles quelques chaises, une table, un poêle, un lit sans rideaux, composé d’une paillasse et d’une couverture. Elle ne changea pas deux fois de draps dans la première année. Quatre soldats la gardaient à vue, et couchaient dans sa chambre….. Elle jouait aux cartes avec eux, dans l’espérance de gagner quatre ou cinq sous dont elle pût disposer. » Un jour qu’elle avait pris de l’humeur contre le premier officier de sa garde, ce brutal lui cracha au nez. Cette femme était pourtant d’une famille distinguée en Livonie ; elle avait été fille d’honneur de l’impératrice. Élisabeth fournissait douze livres de France par jour à l’entretien de chacun de ces deux prisonniers ; mais l’officier de garde, qui était le trésorier de cet argent, les laissait manquer de tout.

Ces deux époux furent cependant réunis dans le même château, où ils avaient plusieurs appartemens et un petit jardin à leur disposition. Dans cette nouvelle prison, madame de Lestoc cultivait le jardin, portait l’eau, faisait le pain, la bière et le blanchissage. Quelquefois ces prisonniers voyaient du monde.

Enfin, après quatorze ans d’exil, Lestoc et sa femme furent rappelés par Pierre III. Le comte de Lestoc, plus que septuagénaire, rentre à Pétersbourg en habits de moujic, c’est-à-dire de paysan, fait communément de peau de mouton. Il y est accueilli et visité par tous les seigneurs de la cour, et par les étrangers. Comme il parlait librement de son exil, sans en accuser pourtant la mémoire d’Élisabeth, ses amis l’avertirent qu’il déplaisait à la cour, et qu’il s’exposait à de nouvelles disgrâces. Soit qu’il craignît l’effet de ces menaces, soit par une suite de l’esprit de liberté qu’il n’avait pas perdu dans sa prison, un jour que Pierre III l’avait admis à sa table : « Mes ennemis, dit Lestoc à l’empereur, ne manqueront pas de me rendre de mauvais offices ; mais j’espère de votre majesté qu’elle laissera radoter et mourir tranquillement un vieillard qui n’a plus que quelques jours à vivre. »

Dans le nord de la Russie, cest le climat qui s’oppose à la population par la stérilité des terres, qui est le plus insurmontable de tous les obstacles. Dans le midi, c’est un concours de causes physiques et morales qui dépeuple le pays. Les conquêtes de Gengis-khan et de ses successeurs l’ont dévastée. Les émigrations continuelles des Tartares en font un désert. La petite vérole moissonne près de la moitié des enfans dans la Sibérie ; elle y a pénétré par l’Europe. Les Tartares vagabonds qui courent au midi de la Sibérie ne contractent guère cette maladie ; ils en ont tant d’horreur, que, si quelqu’un d’eux en est attaqué, tous les autres le laissent seul dans une tente avec des vivres, et vont camper au loin. Ceux de ce peuple qui entrent dans la Sibérie sont bientôt surpris par cette contagion ; et rarement y survit-on, surtout après l’âge de trente-cinq ans.

Le mal vénérien est répandu dans toute la Russie et dans la Tartarie boréale plus que partout ailleurs ; il a gagné les contrées orientales de la Sibérie. Dans certaines villes, il y a peu de maisons où quelqu’un n’en soit attaqué ; des familles entières en sont infectées. La plupart des enfans naissent avec cette maladie ; aussi trouve-t-on peu de vieillards dans la Sibérie : on n’y a point l’art de traiter ce mal, devenu si commun en Europe, qu’il n’y est pas plus honteux que les vices qui le donnent. Dans nos climats, c’est le luxe qui nous a familiarisés avec le fruit de la débauche ; au Nord, c’est la misère même qui l’a introduit. Chez le peuple russe, les hommes, les femmes et les enfans couchent pêle-mêle, sans aucune espèce de pudeur. Les deux sexes se livrent de bonne heure à la dissolution, faute de travaux et d’occupations qui, en exerçant leurs forces journalières, détournent en même temps leurs sens des objets, et leur imagination des désirs.

L’exploitation des mines est encore une des plus grandes causes de la dépopulation. Plus de cent mille hommes sont occupés à ce travail, qui n’est propre qu’aux états très-peuplés.

Depuis la conquête de la Sibérie, la Russie se dépeuple par le nombre d’habitans qu’elle envoie dans les déserts de cette vaste province. La Sibérie peut donc devenir aussi dangereuse à la Russie que le Pérou l’a jamais été à l’Espagne.

De toutes ces causes de dépopulation, Chappe conclut que la Russie ne contient pas plus de seize à dix-sept millions d’habitans. C’est bien peu pour une étendue de pays plus grande que toute l’Europe.

Il aborde tous les ans à Pétersbourg environ deux cent cinquante vaisseaux étrangers, dont le plus grand nombre appartient à la Hollande. La moitié des marchandises qu’on y prend consiste en pelleteries. Dans l’autre moitié, ce qu’il y a de plus utile se réduit à des voiles et à des mâts de vaisseaux, des goudrons, des cuirs et des métaux communs ; tout le reste est de matières superflues, ou qu’on peut trouver ailleurs. Ce qu’on y apporte, ne fût-ce que des vins, des étoffes, des fromages et des épiceries, est plus nécessaire aux Russes que ne l’est pour nous tout ce que nous en retirons.

Les revenus de la couronne donnent d’abord au souverain une somme de 23,240,000 livres, sur la capitation de six millions six cent quarante mille hommes, qui paient 3 livres 10 sous par tête. Cette capitation est augmentée de 40 sous pour une masse de trois cent soixante mille paysans, qui, appartenant au domaine de la couronne, lui paient cet excédant de redevance. Les péages et les douanes rendent 15,750,000 livres ; les salines, 7,000,000 ; le commerce du tabac, 380,000 ; le papier timbré et le sceau, 1,000,000 ; le revenu de la monnaie, 1,250,000 ; celui de la poste, 1,650,000. Les conquêtes de la Perse produisent 1,500,000 livres ; les conquêtes sur la Suède, 500,000. La bière et l’eau-de-vie valent 10,000,0000 livres à la couronne, qui achètent le tonneau d’eau-de-vie aux particuliers, trente roubles, et le revend quatre-vingt-dix. En un mot, quelle que soit l’exactitude de ce détail, on convient, en général, que le revenu total de la Russie monte à 67,000,000 de livres, argent de France.

Avec ce fonds, l’état entretient une marine qui était, en 1756, de vingt-deux vaisseaux de ligne, six frégates, et quatre-vingt-dix-neuf galères. On sait jusqu’où Catherine II a porté les progrès et l’ascendant de cette marine victorieuse, qui s’est vue pendant plusieurs années maîtresse de l’Archipel, et qui a si long-temps bloqué les Dardanelles et menacé Constantinople.

Les troupes de terre ne forment pas moins de trois cent mille hommes, même en temps de paix ; sans parler d’un corps de cent mille hommes de troupes irrégulières, composées de Cosaques, de Kalmouks et d’autres nations aussi sauvages, qui, vivant de pillage sans autre paie, servent à garder ou à étendre les frontières de l’empire, à repousser les Tartares, à lever des tributs sur des peuples sauvages. C’est ce qu’on appelle les troupes du gouvernement : ce sont pourtant les moins dispendieuses. Toutes les troupes, soit du gouvernement, soit de la nation, coûtent 32,000,000 de livres, y compris la dépense de la marine. Cependant chaque soldat n’a que dix- huit deniers de paie ; le surplus est fourni en subsistances par les provinces où les troupes passent ou séjournent.

Malgré le mot du roi de Prusse, que les Russes sont plus difficiles à tuer qu’à vaincre, leur infanterie est très-bien disciplinée ; leur artillerie est nombreuse et très-bien servie, et c’est ce qui fait la force des armées : grand avantage dans la tactique moderne.

Ainsi, quoique Chappe prétende, par le résumé qu’il fait des ressources de la Russie, rabattre beaucoup de l’opinion qu’on a des forces de cette puissance, il résulte que, dans l’état actuel de l’Europe, elle est très-redoutable pour ses voisins. Elle semble intéressée à faire la guerre, pouvant gagner, des pays riches, et n’ayant rien à perdre que des déserts ; elle a beaucoup de soldats, que l’amour du pillage enhardira tôt ou tard à vaincre ; et la rigueur de son climat semble pousser ses habitans vers des contrées plus douces. Elle a pour elle la situation politique de l’Europe, qui est toujours en guerre avec elle-même ; divisée en autant d’ennemis que d’états ; peu propre à une confédération générale ; indifférente au sort d’une nation qu’opprimeraient les Russes ; prête à les faire entrer dans toutes ses querelles ; ennemie de la liberté de ses peuples, et jalouse de maintenir le pouvoir absolu de ses souverains.

Il est temps de revenir, avec Chappe, de Tobolsk en France. Ce jeune et courageux académicien se préparait à reprendre le chemin de Pétersbourg, lorsqu’il fut attaqué d’un vomissement de sang presque continuel. C’était sans doute le fruit d’un voyage de douze cents lieues, fait dans un temps où le froid redoublait chaque jour par la saison et le climat. L’auteur s’avançant vers la zone glaciale du nord à proportion que le soleil s’éloignait vers le tropique du midi, son incommodité lui fit hâter son départ. « J’avais une apothicairerie, dit-il ; mais ayant eu le malheur d’empoisonner un Russe que je voulais guérir d’une légère incommodité, j’avais renoncé à la médecine. » Cet aveu est assez singulier. L’auteur, résolu de revenir par Catherinembourg, pour en voir les mines et connaître le midi de la Sibérie, accepta une escorte composée d’un sergent et de trois grenadiers, pour rassurer ses gens sur le bruit qui courait que cette route était infestée de voleurs. Il partit avec cette escorte et quatre voitures dans un appareil militaire.

Les pluies, succédant à la fonte des neiges, avaient gâté une grande plaine de cent lieues qu’il eut à traverser. Une de ses voitures, chargée de tout son équipage, s’embourbait souvent, au point que douze chevaux ne pouvaient la tirer des boues. Il avait des poulets, des oies et des canards dans ses munitions de vivres. Importuné par l’embarras et les cris de cette volaille, il en fit tuer une partie, et lâcha l’autre dans les champs. Pour suppléer à cette provision, il tuait en chemin des canards sauvages, dont il régalait sa caravane. Le bruit des brigandages croissant à mesure qu’il s’éloignait de Tobolsk, il visita les armes, redoubla le courage de ses gens avec de l’eau-de-vie, fit allumer des flambeaux la nuit sur chaque voiture, et continua tranquillement sa marche avec une suite de huit hommes bien armés.

On avait fait cent vingt-cinq lieues dans une plaine qui n’est qu’un marais, formant un pâturage excellent sans culture. C’était au 56e degré de latitude, et dès le 3 septembre on y éprouva une nuit très-froide au milieu d’une esplanade qui fut couverte de givre. On rencontre enfin des pierres qui annoncent les montagnes ; on arrive à Catherinembourg.

L’auteur se loue avec complaisance des politesses qu’il reçut des principaux habitans. Les villes de la Sibérie se policent à mesure qu’elles sont voisines du midi. Partout la douceur du climat se répand dans les mœurs.

Aux environs de Cazan, l’auteur retrouve la verdure, un ciel serein, des arbres fruitiers dans toute leur parure, des chênes, les premiers qu’ils eût vus depuis son séjour en Russie ; des coteaux rians et couverts de bosquets, des villages opulens ; enfin tout lui retrace le souvenir et l’image de sa patrie. Il arrive à Cazan le 1er. octobre. Un prince tartare en était gouverneur : il fit servir au voyageur français des pipes avec du tabac de la Chine, des liqueurs, des confitures, des fruits, un melon d’eau. Chappe le trouva si délicieux, qu’il en prit de la graine pour la semer en France, mais elle n’y a pas réussi. L’archevêque russe ne fit pas moins d’accueil que le gouverneur tartare à l’académicien étranger. « C’est le seul prêtre, dit celui-ci, que j’aie vu dans ces vastes états, qui ne parût pas étonné, qu’on se transportât de Paris à Tobolsk pour y observer le passage de vénus sur le soleil. »

L’archevêque de Cazan cultive les sciences et les lettres dans une ville presque barbare. Cependant celle-ci est infiniment plus policée que toute la Sibérie ; il lui reste encore de l’opulence, quoiqu’elle en ait perdu la source avec son commerce ; elle abonde en denrées comestibles. Le pain y est même blanc. On y supplée au vin naturel par une liqueur artificielle faite d’eau-de-vie et de fruits, où l’on retrouve le goût et la couleur du vin. La noblesse y vit en société ; les femmes y mangent à table, au lieu d’y servir les hommes. Les Tartares, qui font le plus grand nombre des habitans, y sont traités par le souverain avec les égards qu’on doit à leur bonne foi, leur simplicité de mœurs, leur fidélité, leur bravoure. Cazan entretient un gymnase ou collége composé de huit professeurs, deux pour la langue française, deux pour l’allemand, deux pour le latin, et un pour la langue russe, avec un maître d’armes, qui enseigne à danser.

Chappe partie de Cazan, et passa le Volga dans un endroit où ce premier fleuve de l’Europe peut avoir deux cents toises de largeur sur soixante pieds de profondeur ; il fut dix-sept minutes à le traverser sur un bateau de six rameurs. « On m’avait assuré, dit-il, à Tobolsk et à Cazan, qu’on y trouvait quantité de pirates, et qu’on s’amusait même à les chasser au fusil comme des canards ; mais je n’y ai jamais vu de ces pirates, quoique j’aie parcouru ses bords l’espace de cent lieues. » Le 8 octobre, l’académicien arrive à Kousmodéniansk, où il reprend la route de Pétersbourg, qu’il avait suivie en allant à Tobolsk. Il rentre dans la capitale de la Russie le 1er. novembre 1761, y passe l’hiver, s’embarque au printemps, et se trouve en France au mois d’août 1762, près de deux ans après en être parti.

Un académicien député par une compagnie savante vers le pôle ou vers la ligne doit être regardé comme un bienfaiteur du genre humain. Quoiqu’il ne parte qu’à titre d’astronome, il fait entrer dans ses devoirs et dans ses vues tout ce qui peut être utile aux hommes. Chappe, dont la mission se bornait à voir le passage d’une planète devant le soleil, a rapporté de son voyage tout ce qui pouvait éclairer sa nation et les sciences ; il a observé les cieux, mais surtout la terre, dont la connaissance intéresse l’homme de si près. Il a d’abord fixé la position des lieux par rapport au globe entier ; il a mesuré leur élévation à l’égard de la mer. Après ce double coup d’œil sur l’écorce ou la surface, il a voulu pénétrer dans l’intérieur et connaître la substance des terres. C’est dans les montagnes que la nature, plus hideuse, plus stérile qu’ailleurs, est aussi plus singulière ; elle y dédommage de la disette de végétaux par l’abondance des minéraux ; elle n’y produit guère de plantes nourricières ; mais elle y forme des pierres et des métaux qui servent aux arts de première nécessité. C’est dans les montagnes que l’homme va déterrer les maisons qu’il élève sur les plaines. S’il ne peut y semer, y planter, c’est là du moins qu’il forge les instrumens de la culture. Les plaines montrent leurs qualités par leurs productions ; elles n’ont pas autant besoin d’être étudiées par le naturaliste que les montagnes, qui ne développent pas leur substance au dehors. Aussi les voyageurs curieux ont toujours observé celles-ci avec une attention plus particulière. Chappe, à l’exemple des savans qui parcourent la terre, s’est attaché à l’examen des montagnes. Sa route l’a conduit aux monts Riphées, son loisir l’a arrêté dans la partie de cette chaîne qui s’étend entre Catherinembourg et Solikamskaia. Il en a examiné les différentes espèces de mines. Avant de les décrire, il parle de quelques gypses, dont il a apporté différens morceaux. Entre autres curiosités de cette nature, le mica, dit-il, ou verre de Moscovie, est assez commun en Sibérie pour qu’on en fasse des vitres ; il est épais d’un tiers de ligne, d’un brun clair tirant sur le jaune, assez transparent, pour qu’on lise à travers. On le divise en six à sept feuillets, dont chacun se sous-divise en trois feuilles qui se roulent autour des doigts comme du papier. Il est plus tenace que fragile ; il faut le plier et le replier plusieurs fois en sens contraire pour le casser.

La Sibérie a de l’aimant dont la mine est très-riche. On la trouve en différens endroits des monts Poïas. À dix lieues de la route qui mène de Catherinembourg à Solikamstaia, est la montagne Kalazinski. Elle a plus de vingt toises de hauteur. La mine est au bas, distribuée en couches qui sont séparées par des lits de terre. Le sommet de la montagne est un rocher d’aimant. Il est d’un brun couleur de fer, dur et compacte, et il fait feu au briquet comme la pierre. Quand il est torréfié, il perd sa vertu d’attirer la limaille de fer, à moins qu’elle ne soit répandue sur un aimant cru ; torréfié et pilé, sa poudre est attirée par l’aimant ordinaire, comme de la limaille de fer.

À vingt lieues de Solikamskaia, on trouve un aimant cubique et verdâtre. Les cubes en sont d’un brillant vif. Quand on le pulvérise, il se décompose en paillettes brillantes, couleur de fer, et en poussière verdâtre. Le fer paraît minéralisé dans cet aimant par l’arsenic. On ne trouve l’aimant que dans la chaîne de montagnes dont la direction est du sud au nord.

Ce même pays a des mines de fer. Chappe en compte cinquante de différentes espèces, presque toutes aux environs de Catherinembourg. Le fer, dit-il, y est minéralisé par le soufre ; il est combiné avec une terre vitrifiable, souvent avec de la glaise, jamais avec de la terre calcaire. Pas une de ces mines n’est disposée en filons : elles sont toutes par dépôts, dispersées sans ordre, du moins en apparence.

On trouve presque toujours ces mines dans les montagnes basses, et sur les bords des ruisseaux. Elles sont à trois pieds sous terre ; elles ont vingt-quatre à trente pieds de profondeur. La partie inférieure est au niveau des rivières. La hauteur moyenne de ces mines de fer est de deux cent vingt-huit toises au-dessus du niveau de la mer. On n’en trouve que rarement dans les montagnes plus élevées, et dans le milieu de la chaîne des monts Poïas.

Ces mines produisent du fer d’une qualité particulière, soit doux, soit aigre et cassant. Celles dont le fer est aigre et cassant sont les plus riches : on mêle plusieurs mines de fer en combinant celles qui sont douces et liantes avec celles qui sont aigres et cassantes. Le fer qui résulte de cette combinaison est parfait, et supérieur, pour certains ouvrages, à celui de Suède et d’Espagne. Ce fer est tenace et flexible à froid et à chaud. Si on le frappe avec la partie aiguë d’un marteau, on y fait une coche comme dans du plomb. Le grain en est si fin, qu’on le distingue avec peine à la vue. « Je pris un jour, dit Chappe, une barre de quinze pieds de long sur trois pouces de large, et sept lignes d’épaisseur ; l’ayant placée entre deux branches d’un arbre, je tournai aisément cette barre autour de l’arbre ; je la retournai ensuite avec la même facilité, sans qu’il se fit dans les coudes aucune fente ni gerçure. J’en ai rapporté des échantillons ; la bonté de ce fer a étonné nos ouvriers. Il n’est pas assez connu en France. » On le vend aux Anglais, qui en font le principal commerce. Ils l’embarquent à Pétersbourg, où on le transporte en hiver sur des traîneaux, et dans l’été sur des rivières. Il coûte à l’entrepreneur douze sous le poude, de trente-trois livres, poids de France. On le vend cinquante sous sur les lieux, et il en vaut trente de plus à Pétersbourg. Pour avoir cent poudes de fer, on use une mesure de charbon de six pieds sept pouces de hauteur, sur autant de longueur, et quatre pieds cinq pouces de largeur.

Quelques-unes de ces forges coûtent 10,000 fr. de dépenses, et tout frais payés valent 20,000 fr. au propriétaire de la mine : ainsi la Russie produit du fer et des soldats. Il est aisé de voir ce qu’on en doit attendre avec le temps. Quand un peuple maritime de l’Europe lui aura ouvert, pour porter la guerre en Orient, le chemin de la Méditerranée, où s’arrêtera-t-elle ?

Un métal presque aussi commun que le fer, d’une utilité moins reconnue, et que la chimie nouvelle semble nous rendre suspect, c’est le cuivre. La Sibérie en a des mines : elles sont réunies aux environs de Cazan, et donnent à cette ville un commerce, une sorte d’opulence qui contrastent singulièrement avec les déserts dont elle est environnée, et avec les mœurs des Tartares qui l’habitent. On trouve dans ce canton demi-sauvage, d’abord une marne cuivreuse, friable et sans ténacité, parce qu’elle contient peu de glaise et beaucoup de sable. Elle est composée de deux couches : l’une, d’un gris tirant sur le rougeâtre, contient un peu de terre cuivreuse ; l’autre est d’un vert d’eau, tirant sur le gris, et doit cette couleur au cuivre. Tout annonce une dissolution de ce métal, dont les parties ont été charriées et déposées dans cette marne….. Elle contient si peu de cuivre, qu’on ne l’exploite point.

Chappe parle de plusieurs sortes de marnes et de pierres calcaires qui contiennent plus ou moins de cuivre. Il y en a dans vingt endroits. On trouve encore du cuivre dans du sable pur, sans presque aucun mélange de terre calcaire. Le métal y est par couches.

Les mines de cuivre contiennent de la malachite sous la forme des stalactites et des stalagmites. Celle de Sibérie est très-belle, aisée à polir, propre à toutes sortes, de bijoux : elle doit son origine à du cuivre qui a été dans un état de dissolution.

Les mines de cuivre de Souxon s’étendent dans ses environs jusqu’à trente lieues. Elles sont ordinairement vers la moitié de la hauteur des montagnes. Leur profondeur est de 78 pieds environ… Ces mines sont d’un produit médiocre. Les plus riches ne donnent que quatre pour cent, et les autres beaucoup moins.

La Sibérie a même des mines d’or, mais qui ne la rendent que plus pauvre. Le produit n’en vaut pas la dépense, quoique les ouvriers n’y aient pour salaire que la nourriture.

Chappe termine ses observations par celle qui fut l’objet de son voyage, c’est-à-dire le passage de vénus sur le disque du soleil. L’académicien français devait observer ce phénomène à Tobolsk, en Sibérie, pendant que d’autres astronomes l’observaient en d’autres lieux de la terre fort éloignés de la Sibérie. La différence des temps du passage observés par ces divers astronomes donne la distance de vénus à la terre. Or, comme on connaît d’ailleurs le rapport entre la distance de vénus au soleil, et celle de la terre au soleil, il est aisé de voir que, la distance de vénus à la terre étant connue, on aura celle de la terre au soleil ; élément important dans l’astronomie. On ne pourrait en dire davantage sans entrer dans des raisonnemens mathématiques qui n’appartiennent point à un recueil historique des voyages.

Cette observation, qui a coûté tant de fatigues à Chappe, n’est qu’un fait, qu’un moment, qu’un point dans l’histoire des temps et des cieux ; mais c’est un de ces momens et de ces points décisifs qui doivent faire époque dans l’astronomie, étendre et perfectionner la sublime théorie des mouvemens célestes. Un jour peut-être on partira de cette observation pour déterminer la distance du soleil, qui jusqu’ici s’est dérobée aux calculs de la géométrie, pour mesurer la grandeur réelle de cet astre, pour peser son influence sur le système dont il est le centre et le mobile.

Le phénomène de l’électricité a jeté la plus vive lumière dans la science de la nature. Sans doute il était aisé de voir que la terre se composait à elle-même son atmosphère, élevant de son sein les vapeurs qui l’arrosent, et recouvrant en un jour, par les pluies, tout ce qu’elle a perdu d’exhalaisons en plusieurs mois. Par la raison qu’elle était la source des nuages, elle devait être le foyer des orages ; mais on n’avait pas vu que la foudre partait de la terre, au lieu de tomber du ciel. Chappe était, en 1757, dit-il, dans cette erreur, combattue en 1813 par Maffei.

« J’étais persuadé, dit-il, que les nuages orageux étaient toujours enveloppés d’une matière électrique, et qu’ils étaient des conducteurs d’où partaient ces éclats de foudre qui, après avoir traversé les airs, portent l’effroi et le désordre sur la surface du globe… Je reconnus et m’assurai bientôt, dans presque toutes mes observations, que l’inflammation s’était faite à la surface de la terre, d’où la foudre s’élevait, au lieu de se précipiter des nuages. Presque tous les physiciens sont maintenant également convaincus de cette vérité. »

La physique détermine la distance de l’endroit où est l’observateur à l’endroit d’où part l’éclair par l’intervalle du temps compris entre l’éclair et le bruit, en supposant qu’une seconde répond à cent soixante-treize toises.

L’auteur avait élevé en plein air une barre de fer suivant la méthode ordinaire, dans le dessein de déterminer l’étendue de l’atmosphère électrique des nuages, et les rapports des degrés d’électricité, analogues aux différentes distances où se trouvait la barre électrique par rapport au nuage d’où paraissait sortir l’inflammation.

« Le 9 juillet, à midi, commença un orage à l’est de Tobolsk, par un ciel serein à l’ouest, presque sans électricité, jusqu’à une heure quinze secondes. Ensuite, après un grand vent accompagné d’un nouvel orage, l’électricité fut assez forte. Elle cessa à neuf minutes vingt-cinq secondes, et recommença à vingt-cinq minutes quarante secondes. On vit un éclair pour la première fois dans cet orage ; l’intervalle de l’éclair et du bruit fut observé de quarante-cinq secondes, ou de sept mille sept cent quatre-vingt-cinq toises. L’orage était vers l’horizon ; l’électricité fut très-forte pendant six minutes, et cessa totalement ; le baromètre était à 27 pouces 8 lignes , et le thermomètre à 18 degrés.

» Le 10 juillet, à sept heures et demie du matin, un orage parut à l’est, vers l’horizon. À huit heures vingt-sept minutes treize secondes, les fils s’étant entortillés autour de la barre, je voulus les défaire, dit Chappe, et je reçus une commotion si violente, que j’en eus le bras engourdi pendant deux jours. À trente-cinq minutes trente secondes, l’électricité augmente ; le milieu du nuage est au zénith, et l’on voit le ciel serein de tous les côtés. Si l’on présente du fer au bout d’un tuyau de verre, l’électricité fait un bruit semblable à du taffetas qui se déchire.

» Je vis très-distinctement la foudre s’élever de terre, dans toutes les observations où j’aperçus des éclairs. À sept heures trente-une minutes, elle me parut monter jusqu’à la partie du nuage la plus élevée sur l’horizon ; cette hauteur était environ de vingt-sept degrés.

» Le 13 juillet, un orage parut au sud, à deux heures après midi ; l’électricité, d’abord médiocre, devint si forte, qu’un soldat ayant voulu toucher au conducteur, en reçut une commotion violente, sortit de l’observatoire, et n’osa plus y entrer.

» À deux heures cinquante-cinq minutes, j’aperçus très-distinctement la foudre s’élever de terre, sous la forme d’une fusée qui, à une certaine hauteur, se divisa en deux serpenteaux. »

Enfin, pour ne rien omettre d’utile et d’important dans l’ouvrage de Chappe, ajoutons aux expériences qu’il a faites sur l’électricité un mot de ses observations sur le baromètre et la boussole. La plus grande hauteur du baromètre à Tobolsk, dit-il, fut le 25 mai (1761), de 28 pouces 10 lignes , par un vent du nord et un ciel serein. La plus petite hauteur fut, au mois de juin, de 27 pouces 6 lignes.

Le thermomètre qui, comme on l’a vu, descend en hiver a plus de 60 degrés au-dessous de la congélation, est monté, le 19 juillet, dans la plus grande chaleur de l’été, à 26 degrés au-dessus de la congélation. C’est donc une différence de plus de 80 degrés entre les limites du froid et celles du chaud.

À Tobolsk, l’auteur a vu les grains poindre au 15 juin, s’élever à dix pouces le 25, sans être à leur maturité vers la fin d’août.

Quant à la boussole, Chappe dit qu’à Tobolsk il l’a vue décliner de 3 degrés 45 minutes 58 secondes vers l’orient. En 1720, dit-il, elle n’avait point de déclinaison, si l’on en croit Strahlenberg. Chappe dit qu’elle varie de 12 minutés et demie par an vers l’orient, tandis que sa variation est à Paris de 10 minutes par an vers le couchant.

C’en est assez pour les curieux ou les amateurs de phénomènes et d’observations. Les adeptes, ceux qui cherchent les causes dans une collection de faits très-nombreux, liront l’ouvrage entier de Chappe, et fixeront à son travail, par les lumières qu’ils y auront puisées, son véritable prix ; mais ce monument n’était pas le seul qu’il voulût consacrer aux sciences.

Le même phénomène qu’il avait vu en Sibérie, il voulut le revoir dans la Californie, huit ans après.

De la zone glaciale, il passe à l’équateur, impatient de connaître les deux hémisphères, les régions les plus opposées par le climat ; il fait presque le tour de la terre, visite les conquêtes des Russes et des Espagnols, qui peuvent se rencontrer et se joindre un jour par deux routes opposées, et va chercher la lumière chez les peuples les plus enfoncés dans les ténèbres de l’ignorance. Son observation était fixée au 6 juin 1770 : il l’a faite, et il est mort le 1er. août de la même année. La cendre de ce philosophe repose dans une terre sauvage, au delà des mers ; mais il a laissé à sa patrie les monumens de ses travaux, la mémoire de son courage, et la gloire de ses exemples.


  1. L’extrait de ce voyage, inséré dans la Continuation de l’abbé Prévost, est de de Leyre, homme de lettres d’un mérite distingué, auteur de l’Analyse du chancelier Bacon, et de quelques autres ouvrages estimés.