Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XII/Seconde partie/Livre VI/Chapitre V

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CHAPITRE V.

Découverte et conquête du Kamtchatka par les
Russes. Leur commerce avec ce pays.

Le Cosaque Volodimer, commissaire d’Anadir-Ostrog, reçut ordre, en 1697, d’étendre la domination russe, en découvrant et soumettant de nouveaux pays. Il envoya seize soldats, commandés par le capitaine Morosko, pour lever des tributs et faire des conquêtes. Celui-ci s’avança jusqu’au Kamtchatka, qui n’est pas à cent lieues de la rivière d’Anadir. Sur le récit de son expédition, le commissaire partit lui-même à la tête de cent hommes pour soumettre les Kamtchadales. La résistance fut longue et opiniâtre de la part de ces peuples sauvages, qui n’avaient rien à perdre que leur liberté. Ils manquaient d’armes ; mais les conquérans ne pouvaient arriver qu’en très-petit nombre, à une si grande distance et par des routes si difficiles. Les succès furent long-temps balancés. Les Cosaques, chargés de cette expédition par la cour de Russie, combattaient avec courage, et formaient des établissemens. Mais bientôt l’abus tyrannique du pouvoir, les débauches, les discordes intestines offraient une vengeance facile aux Kamtchadales, qui, après avoir payé quelques tributs de peaux de bêtes, finissaient par égorger leurs vainqueurs.

Les dangers et les peines qu’il fallait essuyer dans une longue route de terre, au milieu de peuples indépendans ou peu soumis, toujours prêts à la guerre ou à la révolte, obligèrent d’en chercher une plus courte et plus sûre. On tenta, dès l’an 1715, un passage par mer, d’Okhotsk au Kamtchatka. Ainsi l’on devait aborder à cette presqu’île par la côte occidentale au lieu d’y entrer par la côte orientale. D’ailleurs c’étaient deux voies ouvertes à la conquête et au commerce ; mais la dernière avait les plus grands avantages. D’Iakoutsk, qui est sur le Léna, il n’y a guère que 10 ou 12 degrés jusqu’à Okhotsk, au lieu de 30 degrés à parcourir depuis cette rivière jusqu’à celle d’Oliotoure. D’Okhotsk on n’a qu’une traversée d’environ trois cents lieues de mer pour aborder au midi du Kamtchatka, par un climat toujours plus doux. Dès qu’on eut trouvé cette route, les tributs ne passèrent plus par le nord. Mais ils furent toujours en proie à l’avidité des commissaires, et au pillage des Cosaques, qui tantôt empoisonnaient les officiers de la Russie, et tantôt vexaient les habitans du Kamtchatka. Ceux-ci tuaient à leur tour les collecteurs des taxes. Il ne se fit que des brigandages pendant trente ans dans toute cette presqu’île, entre ceux qui travaillaient à la réduire et ceux qui résistaient au joug de la conquête. C’est le sort de toutes les nouvelles colonies. Il faut les arroser de sang, et les engraisser de carnage pour les préparer à la culture, à la civilisation, aux beaux-arts.

Cependant l’esprit du czar Pierre 1er., qui joignait aux vues d’agrandissement l’ambition d’éclairer son empire pour l’illustrer, cet esprit de conquête et de lumière suggéra quelques expéditions inutiles. En 1720, on tenta la découverte des îles Kouriles, que la mer semble avoir détachées du Kamtchatka, et que la politique y veut rejoindre. On les parcourut, on les suivit jusqu’à l’île de Matsmaï (Ieso) qui touche presqu’au Japon. C’était le chemin d’un commerce à ouvrir entre les Russes et les Indes, et de faire communiquer l’équateur avec le cercle polaire. En 1728, on leva la carte des côtes septentrionales du Kamtchatka, d’où l’on s’éloigna jusqu’au 67e. degré 17 minutes de latitude : car il est plus aisé de faire des voyages que des établissemens. En 1729, un capitaine russe et un chef de Cosaques allèrent avec des troupes au Kamtchatka, par ordre de la cour, afin d’en reconnaître les côtes, soit au nord, soit au midi ; de soumettre de gré ou de force tous les Koriaks qui ne seraient pas tributaires ; de planter des colonies et de bâtir des ostrogs ; de cimenter un commerce avec les nations circonvoisines : mais ces ordres ne purent s’exécuter qu’en partie. Ce fut beaucoup d’avoir levé le plan des côtes méridionales jusqu’aux frontières de la Chine. Ainsi le Kamtchatka, ce pays sauvage, peut devenir un jour le chemin d’un grand commerce. Qui sait même si cette péninsule n’aura pas des liaisons avec celles de l’Inde ! Les îles du Japon semblent placées entre ces deux régions pour faciliter cette nouvelle route du commerce de l’Asie avec l’Europe, plus courte et moins dangereuse peut-être que l’ancienne. Tout enhardit à cette espérance, et le hasard même en a jeté les germes.

En effet, dès l’an 1730, un vaisseau japonais vint échouer sur la pointe du Kamtchatka. Ce navire, chargé de riz, d’étoffes de soie, de toiles de coton, qu’il portait d’une province du Japon à une autre, fut poussé en pleine mer par une tempête de huit jours. Après avoir été le jouet des vents, et sans doute de l’ignorance des pilotes pendant six mois, après avoir jeté ses marchandises, ses agrès, ses mâts, ses ancres, dans la mer, il fut porté par les courans à Kourils-Kaia-Lopatka. L’équipage composé de dix-sept hommes, voulut descendre à terre, et camper sous une tente avec ce qu’il put sauver des restes et des débris du vaisseau. Au bout de vingt-trois jours ils aperçurent un officier cosaque avec des Kamtchadales. Ravis de revoir des hommes, ils leur firent des présens. Mais le perfide Cosaque s’étant dérobé la nuit avec ses gens, les Japonais, à qui la tempête avait enlevé leur vaisseau, se mirent dans un esquif, pour-fe chercher sur la côte, ou pour aborder à quelque habitation. Ils trouvèrent Chtinnikov (c’était le nom du Cosaque), qui dépeçait la carcasse de leur navire pour en avoir le fer. Ce barbare envoya aussitôt ses Kamtchadales dans un canot à l’esquif des Japonais ; et, dans le temps que ceux-ci leur tendaient des mains suppliantes pour demander du secours et la vie, ils les assassinèrent avec les mêmes armes dont ces malheureux leur avaient fait présent. On ne garda que deux de ces étrangers : l’un était un enfant 4e onze ans. Chtinnikov s’empara de tout ce qui était dans l’esquif, brûla le vaisseau, et se retira dans le fort supérieur de Kamtchatkoi, avec son butin et ses deux prisonniers. Mais un commissaire arrivé peu de temps après retira de ses mains ces misérables victimes, et les fit conduire avec toutes sortes de bons traitemens à Iakoutsk. De là ces deux Japonais allèrent, sous la protection du gouvernement, à Tobolsk, puis à Moscou et à Pétersbourg. C’est là qu’ils furent présentés à la cour en 1731. On les fit élever dans une école militaire, où ils reçurent le baptême en 1734. Deux ans après, on les mit avec de jeunes Russes pour apprendre la langue du pays, et communiquer la leur ; mais cette même année, le plus âgé, qui avait quarante-trois ans, périt, après six ans d’exil, dans un climat trop étranger à celui de sa naissance. Le plus jeune mourut trois ans après, le 15 décembre 1739. L’Académie de Pétersbourg, qui avait été chargée de leur éducation, les fit modeler en plâtre, et conserva ce monument singulier dans le cabinet des curiosités, où on le voit aujourd’hui.

Malgré toutes les précautions des souverains de la Russie pour adoucir le joug des Kamtchadales, les Cosaques exercèrent sur ce peuple vaincu toutes les vexations qui suivent la conquête. Comme ils n’avaient point amené de femmes avec eux, ils abusèrent de la force pour en avoir. Lorsqu’ils avaient assujetti quelques ostrogs, ils prenaient un certain nombre de femmes et d’enfans, qu’ils partageaient entre eux. Ils vivaient avec une de ces femmes en concubinage, et quand ils en avaient eu des enfans, ils lui donnaient l’inspection sur les autres esclaves de la nation. « Ceux qui voulaient contracter des aliances avec les Kamtchadales libres signaient des billets par lesquels ils leur promettaient d’épouser leurs filles dès que le prêtre serait arrivé ; de sorte que le baptême de la fille promise, celui de ses enfans, les fiançailles et le mariage, se faisaient souvent tout à la fois ; car il n’y avait pour tous ces ostrogs qu’un seul prêtre, qui demeurait au fort inférieur de Kamtchatkoi, et visitait les autres ostrogs tous les ans, ou tous les deux ans. » Cependant les Cosaques vivaient en seigneurs russes du travail de leurs esclaves, ou des tributs qu’ils en exigeaient. Quand ils allaient lever ceux de la couronne, le tributaire payait, indépendamment de la taxe du prince, quatre renards ou zibelines, l’une pour le receveur, l’autre pour son commis, une troisième peau pour l’interprète, et la quatrième pour les Cosaques. Ceux-ci passaient leur temps à jouer ces peaux dans les cabarets : ensuite ils jouèrent leurs esclaves, de sorte que ces malheureux changaient de maîtres vingt fois dans un jour. Cette oppression alla si loin, que les Kamtchadales résolurent enfin de secouer le joug et d’exterminer tous les Russes de la presqu’île. Mais depuis que la route était établie par la mer de Pengina, l’abord des bâtimens était devenu trop facile, et trop fréquent pour exécuter un pareil complot sans une occasion favorable. On attendit ce moment : il parut s’offrir. Les Tchouktchis, peuple voisin de l’Anadir, non contens de repousser la domination russe, étaient venus attaquer les Koriaks, ses tributaires. Il était aisé de chasser avec des troupes disciplinées des sauvages qui n’avaient que l’amour du butin et de l’indépendance. Mais ils reparaissaient toujours, aussi légers, aussi prompts que leurs flèches. On voulut les dompter par une guerre vive et soutenue. Le capitaine Pavlutski, venu au Kamtchatka en 1729, reçut ordre d’en partir avec ses troupes pour marcher vers l’Anadir. Tandis qu’il allait soumettre des rebelles, son départ en formait derrière lui. Les habitans de l’embouchure du Kamtchatka, ceux des deux rivières intérieures, qui sont, au centre du pays, l’Elova et la Klioutcheva, se répandirent dans la presqu’île durant l’hiver, faisant des complots sous le prétexte et l’apparence de visites. Il n’est pas difficile à des peuples conquis de se liguer contre des vainqueurs qui n’entendent pas leur langue. Dès que le bruit se fut répandu que Chestakov, chef des Cosaques, venu avec Pavlustski pour la grande expédition de 1729, avait été tué par les Tchouktchis, les Kamtchadales, feignant de craindre les incursions de ces rebelles, s’armèrent comme pour se défendre, mais dans l’intention secrète de se délivrer des Cosaques, qu’ils priaient cependant de rester avec eux. Toutes les précautions étaient prises par ces sauvages pour intercepter les communications avec l’Anadir. S’il revenait des troupes russes, soit de ce côté, soit par la mer de Pengina, elles devaient être reçues dans les ports avec des démonstrations de confiance, afin qu’on pût les massacrer quand elles traverseraient l’intérieur du pays. Deux chefs étaient à la tête de ce complot. Aussitôt que le dernier commissaire se fut embarqué avec ses tributs pour entrer dans l’Anadir, les Kamtchadales, assemblés sur leurs canots, remontèrent le Kamtchatka le 20 juillet 1731. Ils égorgèrent le peu de Cosaques qui étaient restés ; ils y surprirent l’ostrog inférieur ; ils brûlèrent tout, excepté l’église et les fortifications, où les effets du pillage furent mis en dépôt. Dès le lendemain ils se revêtirent des habits russes, soit de femmes ou de prêtres, et firent des festins, des danses et des cérémonies superstitieuses, en signe de réjouissances et de triomphe. Théodore Khartchin, l’un des deux chefs de la conspiration, nouveau chrétien, ordonna à un Kamtchadale qui savait lire, et qui avait été baptisé comme lui, de chanter le te Deum en habit sacerdotal. Ensuite il fit écrire sur le registre de l’église : Par ordre du commissaire Théodore Khartchin, on a donné à Savina (c’était le nom de l’officiant) trente renards ordinaires pour avoir chanté le te Deum.

Cependant un vent contraire avait obligé le vaisseau de Pavlutski à jeter l’ancre au sortir de l’embouchure du Kamtchatka. Quelques Cosaques échappés au carnage apportèrent la nouvelle de la révolte à leurs compagnons, qui mouillaient encore sur la côte. Aussitôt on descendit pour éteindre le feu du soulèvement, et, quatre jours après la prise du fort, on revint le battre en brèche avec quelques canons du vaisseau. Khartchin, qui du haut des remparts avait insulté les Russes, fut forcé de s’évader en habit de femme. Presque tous les assiégés périrent ; les uns furent tués dans le fort ; les autres, avec les richesses qu’ils y avaient amassées, furent brûlés par le feu qui prit au magasin à poudre. Trente Kamtchadales, qui s’étaient rendus avant l’assaut, furent massacrés et passés au fil de l’épée, en représaille des insultes, que les rebelles avaient faites aux femmes et aux enfans des Cosaques. C’est l’usage entre ces sortes de guerriers, qui ne possèdent encore parfaitement des arts de la société que celui de détruire, si naturel à l’homme civil ou sauvage.

Cependant Khartchin ayant rejoint plusieurs autres chefs de l’émeute générale, vint à la rencontre des Russes pour les forcer à se rembarquer. Après quelques combats peu décisifs, on fit des propositions. Khartchin demanda un otage pour sûreté de sa personne, et passa dans le camp des Cosaques. Il les pria d’épargner les Kamtchadales, promit de vivre en paix, et dit qu’il irait engager les siens à mettre bas les armes. On le laissa retourner dans son camp. Dès qu’il eut rejoint son parti il envoya dire aux Russes qu’on ne voulait pas entendre parler de paix. Le lendemain, il reparut avec les rebelles sur la rive gauche de la Klioutchi, l’une des deux rivières où la révolte avait éclaté. Mais faisant mine de n’être venu que pour achever l’accommodement qu’il avait entamé, il dit qu’il passerait de l’autre côté, si l’on envoyait deux otages. On y consentit, et, dès qu’il fut à l’autre bord, les Russes, opposant la perfidie à la ruse, le retinrent prisonnier, et crièrent à leurs otages de se jeter dans la rivière. Pendant que ceux-ci la traversaient à la nage, on fit feu sur les Kamtchadales, pour les empêcher de tirer des flèches sur les transfuges.

Quand la révolte eut perdu celui qui l’entretenait, tous les autres chefs de peuplades se dissipèrent, ou périrent avec leurs partisans. L’un de ces principaux mutins, près de tomber entre les mains du vainqueur, égorgea sa femme et ses enfans, puis se tua lui-même. Bientôt on vit le carnage recommencer sous le fer et le feu des Russes. Un détachement qui marchait le long de la mer de Pengina, passant tout au fil de l’épée, joignit les Cosaques du fort supérieur de Kamtchatkoi, et ces deux corps réunis s’avancèrent contre les rebelles d’Avatcha, qui étaient au nombre de plus de trois cents. « Ils emportèrent d’assaut les forts ou les révoltés s’étaient retranchés, et les massacrèrent, confondant les innocens avec les coupables, et emmenant leurs femmes et leurs enfans prisonniers. Après avoir fait couler beaucoup de sang, et détruit un grand nombre de ces peuples, ils rétablirent la tranquillité, et revinrent chargés d’un immense butin. »

Quand le feu de la révolte fut assoupi, Basile Merlin, officier russe, et le major Pavlutski, eurent ordre d’en rechercher les causes pour l’éteindre dans sa source. En vertu de leur commission, ils firent mourir, par les voies juridiques, trois Russes, parmi lesquels était cet André Chtinnikov, qui avait inhumainement fait massacrer les malheureux Japonais. Plusieurs Cosaques furent punis des vexations qui avaient soulevé les Kamtchadales. Les plus coupables d’entre les rebelles, entre autres Théodore Khartchin, subirent la mort. La plupart s’y présentèrent avec cette indifférence qui caractérise tous les peuples sauvages, pour qui la vie n’est rien sans la liberté. Un d’entre eux disait en riant qu’il se trouvait malheureux d’être pendu le dernier. « Ils témoignaient une égale fermeté au milieu des supplices et des tortures les plus affreuses de la question. Quelque cruels que fussent les tourmens qu’on leur fit souffrir, ils ne laisaient échapper que ces mots, ni, ni. » C’est le cri des filles kamtchadales que l’amour livre pour la première fois aux douces atteintes de la volupté. Encore ces malheureux, dit-on, ne criaient-ils ainsi qu’au premier coup ; « car, serrant ensuite leur langue contre les dents, ils gardaient un silence obstiné, comme s’ils eussent été privés de tout sentiment. »

Depuis cette époque, la paix a régné dans le Kamtchatka. La douceur du gouvernement y a rétabli la tranquillité que la force des armes et la dureté des tributs en avaient bannie. On n’exige plus de chaque habitant qu’une peau des animaux qu’il tue à la chasse, soit renard, loutre de mer ou zibeline. Les Kamtchadales sont gouvernés par leurs propres chefs, qui jugent de toutes les affaires, si ce n’est en matière criminelle. On a rendu la liberté à tous les prisonniers que les Cosaques avaient faits esclaves, avec défense de traiter jamais les Kamtchadales comme tels. Enfin, pour mieux asservir ce peuple par un joug plus doux et plus volontaire, on a tâché de leur faire embrasser le christianisme. Les moyens humains ont secondé les voies du ciel. L’impératrice Élisabeth Pétrovna a exempté d’impôts pour dix ans tous les nouveaux baptisés. Cette faveur a fait prospérer le zèle des missionnaires. Tous les Kamtchadales courent au-devant d’une religion qui, les soulageant d’un tribut dès cette vie, leur promet des récompenses après la mort. C’est le vrai miracle de la religion de rendre les princes humains et les peuples heureux.

L’ouvrage de la conversion des Kamtchadales est soutenu par tous les établissemens d’une sage politique. Les forts et les temples se sont réciproquement appuyés dans tous les lieux où les temples n’ont pas été des citadelles. La Russie s’est assurée le Kamtchatka par cinq ostrogs ou forts ; il y en a deux sur chaque côté des deux mers, un au centre des terres, tous jetés sur les bords de quelque rivière navigable qui communique à la mer.

Le dénombrement des Kamtchadales monte à deux mille sept cent seize tributaires. Le total des taxes produit, chaque année, trente-quatre peaux de loutres de mer, sept cents zibelines, dix-neuf cent soixante-deux renards. On estime ces tributs à dix mille roubles au Kamtchatka. Ils en valent vingt mille à Iakoutsk Ainsi, chaque Kamtchadale vaudrait à la Russie près de sept roubles, ou trente-cinq livres tournois.

Les Kamtchadales n’avaient jamais connu de négoce entre eux, ni même avec leurs voisins, quand les Russes vinrent leur apporter le commerce avec la guerre. C’est l’usage des Européens envers les sauvages depuis plus de deux siècles. Dès le commencement de la conquête du Kamtchatka, quelques marchands suivirent les collecteurs des taxes, mais, en qualité de soldats, obligés de faire le service militaire avec les Cosaques, pour avoir la liberté de trafiquer. Ces soldats revendeurs, qui restèrent dans le pays, n’y jouirent pas même des priviléges et de la franchise des Cosaques, dont ils remplissaient les fonctions, et furent soumis à la capitation comme les habitans.

Quand la route maritime d’Okhotsk fut ouverte, les vrais négocians envoyèrent des facteurs et des commis au Kamtchatka pour faire quelque fortune dans cette nouvelle colonie. La facilité du voyage attira beaucoup de monde ; et, dès qu’on put s’embarquer sur des vaisseaux russes qui allaient droit aux ports de cette presqu’île, les marchands se firent matelots comme ils s’étaient faits soldats, dans l’espérance de s’enrichir. Ils réussirent si bien, qu’un homme débarqué, pour ainsi dire, sans pacotille, acquit dans l’espace de six à sept ans un fonds de commerce de quinze mille roubles. Ces facteurs s’établirent au Kamtchatka, pour ne pas retourner chez les négocians qui les avaient envoyés. Mais la métropole, voulant favoriser sans doute les grandes entreprises aux dépens de la liberté, dans un gouvernement où ce nom même est un attentat contre le despotisme, les obligea de revenir dans leur patrie ; et le commerce ne prit qu’une forme plus étendue et plus régulière. Tels furent ses progrès, qu’en peu de temps les officiers et les soldats y payèrent tout argent comptant ; au lieu que, dans le commencement, il fallait faire de longs crédits. Il est vrai que c’était toujours, au profit du marchand, qui, prenant en retour de ces marchandises fort chères des pelleteries à bas prix, gagnait doublement, et sur les denrées de Russie, qu’il revendait au Kamtchatka, et sur les peaux du Kamtchatka, qu’il revendait en Russie. Ce commerce rendit encore davantage par les échanges qui se faisaient des marchandises du Kamtchatka pour celles de la Chine. Celles-ci, revendues le quadruple de leur prix, valent au négociant un fonds de pelleteries qu’il revend encore au quadruple ; mais, si ce profit est immense, il est court : un marchand ne peut rester plus d’un an au Kamtchatka sans risquer une perte considérable.

L’avantage du gain fait qu’on vend à son arrivée tout ce qu’on a, jusqu’à ses habits mêmes. Mais par la raison qu’on a vendu si cher, il faudrait racheter au double tout ce dont on aurait besoin l’année suivante, d’autant plus que le vendeur, devenant acheteur de sa propre marchandise, en augmenterait le prix par sa concurrence. D’ailleurs les fourrures gardées perdent de leur couleur, qui en fait la beauté ; dès lors la valeur en diminue : ces marchandises, en restant dans les magasins, ne rapportent point d’intérêt. Cependant l’acquéreur consomme sans gagner, vit et se loge fort mal à beaucoup de frais, essuie toutes les incommodités d’un climat étranger et malsain, altère enfin sa fortune et sa santé.

Les marchandises qu’on apporte au Kamtchatka viennent de la Russie, ou de l’Europe, de la Sibérie, de la Boukharie et de la Chine. La Russie y envoie des draps communs de toutes couleurs, des chaussures qui se font à Casan ou à Tobolsk, des mouchoirs de soie et de coton, un peu de vin, du sucre, quelques ouvrages d’argent, des galons, sans doute pour les habitans étrangers ; des miroirs, des peignes, de fausses perles et des grains de verre pour les gens du pays. « On y porte de la Sibérie, différens vaisseaux de fer et de cuivre, du fer en barres, et divers outils de ce métal, comme des couteaux, des haches, des scies et des briquets, de la cire, du sel, du chanvre, du fil pour faire des filets, de gros draps et des toiles communes. De la Boukharie et du pays des Kalmouks on y porte des toiles peintes, des toiles de coton blanches, lustrées et de différentes couleurs. On apporte de la Chine des étoffes de soie et de coton, du tabac, du corail, et des aiguilles que les Kamtchadales préfèrent à celles de la Russie. Enfin on leur apporte du pays des Koriaks toutes sortes de peaux de rennes, crues ou préparées. C’est la meilleure marchandise, parce qu’il s’en fait un grand débit. »

Ce commerce doit se faire avec une certaine modération, et proportionnellement au besoin du moment. Comme il n’y a point de trafic dans le pays, ni de circulation, les marchands établis au Kamtchatka n’achètent guère au-delà de la consommation intérieure, et ne veulent point se charger, même à très-bas prix, de ce qui reste aux vaisseaux qui s’en retournent. Semblables aux Kamtchadales, ils ne prennent que ce dont ils ont un besoin pressant, aimant mieux risquer d’acheter cinq fois plus cher de leurs compatriotes le nécessaire dont ils manquent que d’avoir à bon marché le superflu d’avance. Aussi le prix des marchandises qu’on apporte au Kamtchatka n’est-il jamais bien fixe. Dans l’automne, qui est la saison du concours des marchands, on achète à meilleur marché. Au printemps, les marchandises renchérissent ; c’est le temps du débit. Kracheninnikov donne à cette occasion un tarif des marchandises qui se vendent au Kamtchatka, avec le prix de l’achat, et celui du gain pour le marchand.

Par ce tarif, on voit que la toile étrangère, qui vaut un rouble en Russie, se vend deux roubles au Kamtchatka ; que les draps les plus communs, qui coûtent douze copeks, ou sous, pour archine, sont vendus cinquante ou soixante sous. Le damas de dix roubles par pièce, ou rouleau, vaut vingt-cinq roubles. Le taffetas de trois roubles la pièce en vaut huit. Des bottes qui ont coûté soixante à quatre-vingts copeks, se vendent trois roubles, dont un vaut cent copeks. La toile de coton de Boukharie retire sept à huit roubles sur trois d’avance ; et celle du pays des Kalmouks retire un rouble, ou même un rouble et demi sur quarante copeks.

L’étain travaillé qui coûte vingt-cinq sous la livre, en rend cent quatre-vingts. Une marmite de cuivre de trente-cinq sous en vaut cent vingt. Une poêle de fer de quinze sous se revend un rouble. Un couteau de Solikamskoi en Sibérie vaut cinq ou six fois son prix au Kamtchatka. Le corail à douze sous le cent vaut un rouble. Le tabac d’Ukraine, qui vaut dix sous la livre, se vend neuf francs. Les Russes, à ce prix, sont meilleurs négocians ou meilleurs financiers que nous.

La farine de seigle, dont la mesure a coûté vingt-cinq copeks, se vend depuis quatre roubles jusqu’à huit. Le suif, qui coûte neuf francs le poude de quarante livres, se vend de quatre à cinq roubles ; et le beurre à six francs le poude est vendu six ou huit roubles. Les peaux de rennes préparées ne gagnent que deux tiers au-dessus du prix de l’achat, et les jeunes peaux avec le poil, qui n’ont coûté qu’un rouble, en valent jusqu’à douze.

Enfin on importe au Kamtchatka pour dix mille roubles de marchandises, qui rapportent trente ou quarante mille roubles ; et celles qu’on exporte de ce pays à Kiakta, sur les frontières de la Chine, rendent au moins le double de ce prix. Autrefois tous les marchés, se faisaient en fourrures, et la peau de renard, qu’on évaluait un rouble, était la mesure commune de toutes les autres pelleteries. Ainsi le Kamtchadale achetait un renard de tabac, ou de farine, ou de beurre ; c’est-à-dire qu’il donnait en pelleteries un prix équivalent à tant de peaux de renard pour avoir un tel poids de farine. Pour une livre de tabac que donnait un Russe, il fallait lui livrer un renard quatre cinquièmes, c’est-à-dire une marchandise équivalente à ce prix, qui est neuf francs. Le renard, ou la peau de renard, était donc une monnaie de compte purement factice et nominale, qui, dans l’origine, ayant représenté physiquement les autres valeurs ou marchandises, était devenue un signe idéal de convention. D’abord la peau de renard acheta tout, jusqu’à l’argent même ; aujourd’hui l’argent achète le renard. Ainsi, comme le renard représentait un rouble en argent, ou cette valeur en marchandises, et qu’aujourd’hui il n’a conservé de sa représentation que le nom et l’idée, on ne devrait pas être surpris de voir un Kamtchadale vendre pour un renard, ou pour deux renards, une peau de renard, c’est-à-dire vendre des peaux de renard pour la valeur d’un rouble ou de deux roubles, valeur exprimée par le mot d’un renard ou de deux renards. Mais aujourd’hui les Kamtchadales mêmes achètent et vendent à prix d’argent.

Les marchandises qui sortent du Kamtchatka paient à la douane d’Okhotsk un droit de dix pour cent, et de douze, quand ce sont des zibelines. Mais un revenu plus considérable que la couronne de Russie tire de cette colonie, c’est celui qui vient de l’eau-de-vie, dont il se fait une consommation qui produit au fisc trois ou quatre mille roubles.

Il fallait que la soif du gain, ou la fureur des conquêtes fût bien ardente pour faire courir au Kamtchatka par des routes où l’on avait à combattre non-seulement des peuples indomptables et féroces, mais le froid et la faim, quelquefois plus cruels que les hommes. Tels étaient pourtant les ennemis qu’allaient braver les collecteurs des taxes du Kamtchatka pour la couronne de Russie. Ces Cosaques ne voyageaient que dans l’hiver, sans autres provisions que celles qu’ils portaient sur leurs petits traîneaux. « Il leur fallait traverser de vastes déserts où règnent souvent des ouragans affreux. Alors, obligés de séjourner, ils consommaient bientôt leurs provisions, et se trouvaient réduits à manger leurs sacoches de cuir, leurs courroies et leurs chaussures, et surtout leurs semelles, qu’ils faisaient rôtir. Il paraît presque incroyable, dit Kracheninnikov, qu’un homme puisse vivre dix à douze jours sans manger ; c’est pourtant une chose qui ne surprend personne dans ce pays, puisque parmi ceux qui ont fait ce voyage, il y en a peu qui n’aient été exposés à cette cruelle extrémité. »

Cet auteur indique ensuite trois routes qui menaient autrefois d’Iakoutsk au Kamtchatka. La première allait par le Léna, dans la mer Glaciale, d’où l’on entrait dans les rivières d’Indigirka ou de Kovima. De là, par terre, on allait gagner la mer de Pengina, ou l’Olioutore, qu’on côtoyait en canot ou à pied. Mais cette route, qui faisait parcourir douze cents lieues au lieu de six cents, était sujette à de grands inconvéniens ; car dans la belle saison, où les glaces sont fondues, il ne fallait pas moins d’un an pour ce trajet, même avec un vent favorable ; et si le temps était contraire, les glaces pouvaient briser les bâtîmens, et l’on était trois ans à faire cette route. On l’a donc abandonnée.

La seconde route, par terre, menait à Anadirskoi. On traversait six à sept zimovies ou habitations d’hiver, pour y lever environ deux mille six cent quatre-vingt-trois zibelines, et une cinquantaine de renards. Ce tribut exige l’emploi de cinquante soldats, avec deux commissaires pour garder près de soixante-dix otages qui répondent du paiement des taxes. Ainsi ce chemin n’était pas tant la route du Kamtchatka que celle de plusieurs autres pays tributaires de la Russie. Ensuite d’Anadirskoi, en côtoyant la rivière de Pengina, puis la mer de ce nom, on gagnait, à travers les montagnes, l’ostrog inférieur de Kamtchatkoi. Ce dernier chemin, d’environ douze cents verstes, était d’un mois, et se faisait en partie avec des rennes, à dix lieues ou quarante verstes par jour. Mais comme la route entière, depuis l’embouchure du Kamtchatka, demanderait sept mois de marche, sans compter les séjours, on ne s’en sert que pour expédier des courriers dans les affaires qui ne peuvent souffrir les risques et les retardemens de la mer.

La troisième route se fait presque toute par eau. On descend, d’Iakoutsk, le Léna, jusqu’à l’embouchure de l’Aldan. On remonte celui-ci jusqu’à l’embouchure du Maiou, d’où l’on remonte jusqu’à l’Ioudoma. On gagne par cette rivière un endroit qui s’appelle la Croix d’Ioudoma, d’où l’on se rend à Okhotsk par terre, ou bien on s’arrête en chemin, sur la rivière d’Ourak, que l’on descend pour regagner par mer le port d’Okhotsk. Mais comme cette rivière est dangereuse par ses cataractes, on ne s’y expose guère. D’ailleurs ce trajet d’Iakoutsk par eau demande au moins un été tout entier, et souvent davantage, quoiqu’il n’y ait peut-être guère plus de deux cents lieues en droiture d’un port à l’autre.

Ainsi la route la plus sûre et la plus fréquentée est celle dont Kracheninnikov nous donne l’itinéraire dans le journal d’un voyage qu’il a fait lui-même d’Iakoutsk au Kamtchatka.

D’Iakoutsk on descend le Léna l’espace de dix verstes, et l’on s’arrête à Iarmanka, vis-à-vis l’île aux Ours. Iarmanka, qui signifie foire, est un lieu qui, sans être habité, sert de rendez-vous aux gens qui vont à Okhotsk. On y reste quelques jours pour les préparatifs de ce voyage ; on y arrange les ballots de façon que, pesant chacun deux poudes et demi, la charge d’un cheval soit de cinq poudes.

D’Iarmanka, le voyageur russe arriva à Okhotsk en trente-quatre jours de marche ; mais la description de sa route est si confuse et si embarrassée, qu’il y a peu de lecteurs qui eussent la patience de l’y suivre.

« On peut dire de cette route (c’est lui-même qui parle) qu’elle n’est pas mauvaise depuis Iakhoutsk jusqu’au passage de la Bélaia ; mais de là jusqu’à Okhotsk, elle est aussi incommode et aussi difficile qu’il soit possible de se l’imaginer, car il faut côtoyer continuellement des rivières, ou passer à travers des montagnes couvertes de bois. Les bords des rivières sont remplis d’une si grande quantité de grosses pierres et de cailloux roulés, qu’il est surprenant que les chevaux puissent marcher dessus ; beaucoup s’y estropient. Plus les montagnes sont hautes, plus elles sont remplies de boue. On trouve sur leur sommet des marais énormes, et des endroits couverts d’une terre mouvante. Si un cheval de somme s’y enfonce, il n’y a nul moyen de l’en tirer ; et quand on marche, on ne peut voir qu’avec la plus grande horreur la terre se mouvoir, comme les vagues, dix sagènes autour de soi. »

Ainsi, malgré tous les périls de la mer, les voyages de terre sont encore plus rebutans par la longueur des routes, la difficulté des chemins, l’incommodité des transports, surtout dans ce pays désert, où la terre, qui paraît à peine sortir du sein des mers, conserve encore le limon et la vase dont elle fut détrempée. Les rivières sans nombre qui tiennent ce pays dans une sorte d’immersion, attendent la main de l’homme pour recevoir des lois et des barrières dans leur cours, pour rendre habitable et fécond le sol qu’elles inondent.

Cependant Kracheninnikov, qui avait fait la partie la plus longue et la plus désagréable de son voyage, avait encore d’autres périls à essuyer avant d’arriver au terme. Il attendit près de deux mois à Okhotsk qu’un vaisseau venu du Kamtchatka fût radoubé, pour y retourner. Enfin ce bâtiment fut prêt et chargé, et l’on partit le 4 octobre. Laissons parler l’auteur jusqu’à la fin de son voyage.

« Nous sortîmes, dit-il, à deux heures après midi, de l’embouchure de la rivière Okhota, et sur le soir, nous perdîmes la terre de vue ; mais, sur les onze heures, on aperçut que notre bâtiment faisait une si grande quantité d’eau, que ceux qui étaient à fond de cale en avaient jusqu’aux genoux. Quoiqu’on fît agir sans cesse les deux pompes, et que chacun travaillât à puiser de l’eau avec des chaudrons, et tous les vases qui tombaient sous la main, elle ne diminuait point. Notre vaisseau était tellement chargé, que l’eau entrait déjà dans ses sabords ; il n’y avait pas d’autre moyen pour nous sauver, que d’alléger le vaisseau. Nous jetâmes à la mer tout ce qui était sur le pont, ou attaché autour du vaisseau ; mais cela ne produisant aucun effet, nous jetâmes encore environ quatre cents poudes de la cargaison. Enfin l’eau commença à diminuer. On ne pouvait pourtant pas quitter la pompe, car, en quelques minutes, l’eau augmentait de deux pouces.

Nous restâmes dans cette triste situation jusqu’au 14 octobre, ayant sans cesse beaucoup à souffrir du froid et de la neige mêlée de pluie. Enfin nous arrivâmes à l’embouchure du Bolchaia-Reka, et nous y entrâmes ; mais il s’en fallut peu que ce ne fût pour notre malheur. Les matelots ne connaissaient pas l’heure de la marée : soit qu’elle monte, soit qu’elle descende, elle excite, en commençant, même dans le temps le plus calme, une agitation considérable, qui fait que l’on confond les deux mouvemens. Le vent du nord rendait alors les vagues très-hautes : elles étaient si impétueuses, qu’elles passaient par-dessus le vaisseau, qui, très-mauvais d’ailleurs, craquait de toutes parts. La rapidité du reflux et le vent contraire ne laissaient plus d’espérance d’entrer dans la rivière. Plusieurs étaient d’avis de regagner la mer et d’attendre le flux. Si l’on avait suivi ce conseil, nous étions perdus sans ressource ; car ce vent impétueux du nord continua d’être si violent pendant plus d’une semaine, qu’il nous aurait emportés en pleine mer, où notre vaisseau aurait infailliblement péri. Mais, par bonheur pour nous, on se détermina à suivre l’avis de ceux qui soutinrent qu’il valait mieux nous faire échouer sur la côte ; ce que nous fîmes environ à cent brasses au sud de l’embouchure de la rivière. Notre bâtiment fut bientôt à sec ; car le reflux durait encore.

« Sur le soir, lorsque le reflux revint, nous coupâmes le mât. Le lendemain, nous ne trouvâmes plus que des planches des débris de notre vaisseau ; le reste fut emporté par la mer. Nous vîmes alors tout le danger que nous avions couru, car toutes les planches du vaisseau étaient si noires et si pouries, qu’elles se rompaient aisément sous la main.

» Nous restâmes sur la côte, dans des balaganes et des cahutes, jusqu’au 21 de ce mois, attendant les canots qu’on devait nous envoyer de l’ostrog. Pendant le temps de notre séjour il y eut un tremblement de terre presque continuel ; mais, comme il était très-faible, nous attribuâmes le mouvement que nous sentions, et la difficulté avec laquelle nous marchions, à notre faiblesse, et à la violente agitation que nous venions d’essuyer sur la mer. Nous ne fûmes pas long-temps à reconnaître notre erreur ; car quelques Kouriles, qui vinrent dans l’endroit où nous étions, nous dirent que ce tremblement de terre avait été très-violent, et que les eaux de la mer s’étaient élevées très-haut. Enfin nous partîmes de cet endroit le 21 octobre, et le lendemain nous arrivâmes, sur le soir, à Boltchereskoi Ostrog. »

Il résulte de ce récit, qu’en dix jours, par un temps calme, avec un vaisseau délabré, l’on a fait autant de chemin sur mer qu’on en avait fait dans un mois par terre avec la belle saison et sans contre-temps. Mais ce qui prouve combien la navigation a d’avantage sur toutes les autres manières de voyager, c’est le retour du Kamtchatka à Iacoutsk. Le trajet maritime est très-court, quand il se fait dans les longs jours d’été. La mer n’est point orageuse ; on n’y craint que les calmes. Mais, en supposant que le temps soit le même pour la traversée, soit du continent, soit de la presqu’île, on gagne toujours beaucoup en retournant d’Okhotsk à Iakoutsk. On peut aller, par eau, du port de mer jusqu’à la rivière Aldan, en gagnant l’Ioudoma, qui se jette dans le Maïou. Le chemin le plus difficile est jusqu’à la croix d’Ioudoma. Kracheninnikov fut sept jours pour aller du port d’Okhotsk à Ioudomskoikrest ; de là, cinq jours pour entrer dans le Maïou, mais en ne naviguant que le jour, car il descendit en moins de trois jours l’Ioudoma, qui ne se remonte pas en moins de cinq ou six semaines. Enfin il ne fut que dix-huit jours à regagner Iakoutsk, du port d’Okhotsk, en y comprenant même le temps de séjour et de retardement. Ainsi le retour épargne la moitié du temps, sans parler des fatigues et des peines du voyage par terre.