Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XIV/Troisième partie/Livre IV/Chapitre I

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LIVRE QUATRIÈME.

NOUVELLE GRENADE. PÉROU. CHILI.


CHAPITRE PREMIER.

Découverte et conquête du Pérou par François Pizarre et don Diègue Almagro.

Si les premiers pas de Vasco Nugnez de Balboa sur les côtes du grand Océan firent honneur à son courage, ils n’avaient pas encore donné de grandes espérances. Les terres où il avait abordé, et par lesquelles on s’ouvrit dans la suite le chemin du Pérou, n’avaient offert que des bois stériles et des marais. Ce fut en 1514 que François Pizarre, Diègue Almagro, et Fernand de Luques, prêtre fort riche, tous trois établis à Panama, déjà possesseurs d’une fortune assez considérable qu’ils brûlaient d’augmenter, et dévorés de cette soif d’aventures et de découvertes qui se fait sentir lorsqu’une fois on a passe de l’Ancien Monde dans le Nouveau, se présentèrent à Pedro Arias Davila, plus communément nommé Pédrarias, vice-roi de Panama, et lui firent agréer leurs prières. Le nom de Pizarre est devenu assez
célèbre pour qu’on soit curieux de connaître son origine. Il était fils naturel de Gonzale Pizarre, habitant de Truxillo dans l’Estramadoure, ancien capitaine d’infanterie. Il avait un frère, bâtard comme lui, nommé Gonzale Pizarre, comme leur père, et qui joua aussi un grand rôle dans l’histoire du Pérou, et deux frères légitimes. Nous les verrons bientôt le suivre tous dans son expédition : mais alors il n’eut pas d’autres compagnons que Fernand àe Luques et Almagro. Ils firent entre eux une association dont les principaux articles portaient « que Pizarre, connu pour homme de main, et long-temps exercé dans les guerres contre les Américains, serait chargé de l’expédition ; qu’Almagro fournirait toutes les provisions, et prendrait soin des préparatifs ; et que Fernand de Luques ferait les autres dépenses. » Pour cimenter leur association, Fernand de Luques dit la messe, sépara l’hostie en trois, en prit une partie, et donna les deux autres à ses associés.

La flotte consistait en un seul vaisseau qu’ils avaient acheté, et deux canots. Le pilote était Fernand Pennate ; l’enseigne, Salzedo ; le trésorier, Nicolas de Ribera ; et le visiteur, Jean Carillo, qui devait tenir les comptes pour le quint du roi. Almagro fut laissé à Panama pour former un renfort de matelots, de soldats et de vivres avec lesquels il avait promis de suivre.

Pizarre fit voile vers l’île de Taboga, qui n’est qu’à cinq lieues de Panama, et passa douze lieues plus loin, aux îles des Perles, ainsi nommées par Balboa, qui les avait découvertes. Il y fit de l’eau et du bois ; il y prit du fourrage pour les chevaux ; et, douze autres lieues au-delà, il trouva un port qu’il nomma de las Pinas, parce qu’il trouva quantité d’ananas dans le voisinage. Tous les soldats descendirent, et l’équipage resta seul à bord. Ils remontèrent pendant trois jours la rivière de Bine ; leur fatigue fut extrême, dans des terres pierreuses et stériles, sans aucun chemin, souvent entre des précipices où ils ne trouvaient pas le moindre rafraîchissement. Moralez, un des soldats, mourut de ses peines. Ils cherchaient le cacique de la province ; le peuple avait abandonné les cabanes et les champs. Dans le désespoir de ne rien trouver, ils retournèrent à leur vaisseau accablés de faim et de lassitude.

Mais, loin de se rebuter, ils continuèrent leur navigation vers le sud. À dix lieues, ils entrèrent dans un autre port, où ils chargèrent du bois et de l’eau ; ensuite, n’ayant pas cessé d’avancer pendant dix jours, les vivres leur manquèrent, jusqu’à les obliger de réduire les portions à quatre onces de maïs par jour. La viande était consommée, et comme ils avaient peu de futailles, l’eau vint à manquer aussi. Ils tombèrent dans une si affreuse misère, qu’ils se virent forcés de brouter des bourgeons de palmier, qui étaient d’une extrême amertume. Ils prirent néanmoins un peu de poisson ; mais une continuelle fatigue, jointe à de si mauvais alimens, ne tarda point à les épuiser. Ils avaient envoyé le vaisseau à l’île des Perles pour y prendre quelques provisions. En attendant son retour, Pizarre s’efforça de soulager les plus faibles, prit sur lui les plus grands travaux, et secourut particulièrement les malades. Un jour ils aperçurent de loin une clarté qui les surprit. Pizarre prit avec lui quelques braves, et marcha vers l’endroit d’où la lumière semblait partir : il y trouva quantité de cocos. Le vaisseau revint d’ailleurs avec des vivres, et sa vue seule ranima les malades : mais il était déjà mort vingt-cinq hommes à son arrivée. Ce désastre fit donner au port le nom de Puerto de la hambre, c’est-à-dire, Port de la famine. Ils continuèrent d’avancer, et le jour de la Chandeleur ils se rendirent dans une terre qu’ils en prirent occasion de nommer la Candelaria, terre si dangereuse par son humidité, que leurs habits y pourirent en peu de jours, et si coupée de montagnes et de bois, qu’il leur fut impossible d’y pénétrer. Ils remirent en mer pour débarquer plus loin. Un chemin qui s’offrit aux plus empressés les conduisit, après deux lieues de marche, dans un petit village sans habitans, mais dans lequel ils trouvèrent beaucoup de maïs, de la chair de porc, des pieds et des mains d’hommes ; ce qui leur fit connaître qu’ils étaient chez une nation d’anthropophages. Ils retournèrent vers la mer, et bientôt ils arrivèrent dans un lieu qu’ils nommèrent Pueblo-Quemado, c’est-à-dire, Peuple brûlé. Les habitans du pays leur firent une guerre opiniâtre, et leur tuèrent tant de monde, qu’ils furent contraints de se retirer dans le pays de Chincana.

Pendant que Pizarre luttait ainsi contre la fortune, Almagro était parti de Panama sur un vaisseau qui portait avec lui soixante-dix Espagnols. Il suivit les côtes jusqu’à la rivière Saint-Jean ; et, ne trouvant point Pizarre, il retourna sur ses traces, en continuant de le chercher jusqu’à Pueblo-Quemado, où diverses marques lui firent connaître qu’il y était venu des Espagnols. Les habitans du pays, animés par le succès qu’ils avaient obtenu contre Pizarre, ne reçurent pas ses associés avec moins de bravoure. Ils renouvelèrent si souvent leurs attaques, qu’Almagro se vit forcé d’abandonner la côte après avoir perdu un œil dans la derniere action. Il apprît dans l’île des Perles que Pizarre était à Chincana, qui fait face à cette île ; il n’eut d’empressement que pour le rejoindre.

La joie de se revoir leur fit oublier toutes leurs peines ; mais tant de fâcheuses aventures leur ayant appris qu’ils n’avaient pas trop de toutes leurs forces ensemble pour pénétrer dans des pays si bien défendus, ils recommencèrent à suivre la côte avec leur petite flotte, composée de deux vaisseaux, trois canots et deux cents Espagnols. La fortune leur préparait encore bien des peines. Ils trouvèrent quantité de rivières, qui ont, à leur embouchure, des caïmans, sorte de crocodiles toujours prêts à dévorer les hommes. Après avoir consommé leurs provisions, ils n’eurent pour ressource que le fruit des mangliers dont ce pays est couvert, et dont les racines, abreuvées d’eau de mer, donnent au fruit un goût fort amer. Leurs canots, qui ne pouvaient aller qu’à la rame, luttaient sans cesse contre les courans, par lesquels ils étaient emportés vers le nord. Les habitans ne perdaient pas une occasion de les attaquer, et leur reprochaient d’être des paresseux qui aimaient mieux ravager les terres d’autrui que de cultiver le pays de leur naissance. La perte de plusieurs Espagnols qui périssaient de misère, ou par les armes de ces barbares, fit régler entre les deux capitaines qu’Almagro retournerait à Panama pour en tirer des vivres et des recrues. Il revint avec quatre-vingts hommes, et ce renfort leur donna la hardiesse de pénétrer dans le pays de Catamez, terre médiocrement peuplée, dans laquelle ils trouvèrent abondamment des vivres. D’ailleurs ils étaient soutenus par la vue de l’or, qui était fort commun chez la plupart des nations qu’ils avaient visitées, et dont ils se procuraient quelquefois une quantité considérable par des échanges paisibles ou par la force. Les Américains eux-mêmes qui les attaquaient avaient le visage parsemé de clous d’or enchâssés dans des trous qu’ils se faisaient exprès pour y mettre cet ornement.

Après la découverte du Catamez, les deux capitaines jugèrent encore qu’ils avaient besoin de plus de monde ; et Almagro fit une seconde course à Panama pour en ramener un nouveau renfort, tandis que Pizarre alla l’attendre dans une petite île qu’ils nommèrent Gallo. Mais il était arrivé beaucoup de changement dans la Castille d’or. Pedrarias avait cessé d’y commander, et Pedro de los Rios était revenu d’Espagne pour succéder au gouvernement. Almagro craignit de le trouver moins disposé à favoriser les découvertes. En effet, après lui avoir accordé d’abord quelques secours, qui ne suffisaient pas à la grandeur de l’entreprise, ni même pour soulager la misère où Pizarre se trouvait dans l’île del Gallo, il refusa ouvertement de consentir à de nouvelles levées. Quelques-uns des gens de Pizarre, rebutés de ce qu’ils avaient souffert, et tremblant pour l’avenir, avaient écrit à leurs amis de Panama, qui supplièrent le gouverneur de ne pas permettre qu’un plus grand nombre d’Espagnols allât périr dans une si dangereuse expédition, et lui demandèrent ses ordres pour faire revenir ceux qui s’y étaient malheureusement engagés. Los Rios envoya un lieutenant nommé Tafur, natif de Cordoue, chargé de ramener ceux qui n’étaient pas contens de leur sort. Tafur, malgré l’intention qu’il avait de les emmener tous, fut touché d’admiration pour Pizarre, qui le pria de lui en laisser quelques-uns. Il se mit à l’un des bouts du navire ; puis ayant tracé une ligne, il mit à l’autre bout le capitaine Pizarre avec ses soldats, et ordonna que ceux qui voudraient aller à Panama passassent de son côté. Il ne resta près de Pizarre que treize Espagnols et un mulâtre, qui s’offrirent de mourir pour lui, et de le suivre en quelque lieu qu’il voulût aller. Ils se flattèrent du moins de retenir un des vaisseaux que Tafur avait amenés ; mais toutes leurs prières et celles de Pizarre ne purent fléchir cet officier, qui craignait de déplaire au gouverneur. Il leur promit seulement, pour les consoler, qu’Almagro, dont il connaissait les dispositions, leur en enverrait un de Panama. Cette espérance détermina Pizarre à l’aller attendre dans une île qu’il avait nommée la Gorgone, où il était sûr de trouver de l’eau, et de pouvoir subsister avec le peu de maïs qui lui restait. Le mauvais état de son bâtiment ne l’empêcha point d’embarquer quelques Américains des deux sexes qu’il avait pris sur la côte de Tumbez. En quittant Tafur, il lui confia deux lettres, l’une pour le gouverneur, auquel il reprochait de lui avoir enlevé ses gens, et de rendre un fort mauvais office à l’Espagne par les obstacles qu’il mettait à son entreprise ; l’autre, pour Almagro et Fernand de Luques, qu’il pressait instamment de le secourir.

L’île de Gorgone, que ceux qui l’ont vue comparent à l’enfer, est effrayante par la noire obscurité de ses bois, la hauteur de ses montagnes, ses pluies continuelles, la mauvaise température de son air, dont le soleil ne pénètre jamais l’épaisseur, et surtout par la prodigieuse quantité de moustiques et de reptiles dont elle est remplie. Elle est située par 3 degrés de latitude nord, et son circuit est d’environ trois lieues. Ce fut l’asile que Pizarre choisit dans son chagrin, autant pour se dérober aux attaques des Américains dans un séjour si désert que pour se procurer de l’eau, qui lui avait manqué dans l’île del Gallo.

Tafur, retourné à Panama, fit au gouverneur une peinture du courage et de la misère de Pizarre qui eut le pouvoir de l’attendrir, mais sans lui inspirer la résolution de l’assister. Il crut avoir assez fait en lui offrant l’occasion de revenir ; et pour réponse il dit que c’était sa faute s’il périssait. Ceux que Tafur avait ramenés faisaient un récit si touchant de tout ce qu’ils avaient souffert, qu’on ne pouvait les entendre sans une extrême compassion. Almagro et de Luques furent attendris jusqu’aux larmes. Ils sollicitèrent le gouverneur ; ils lui représentèrent le tort qu’il faisait à la couronne ; ils le menacèrent même d’en porter leurs plaintes à l’empereur ; enfin, soit pitié, soit crainte de la cour, soit passion pour l’or, dont les déserteurs étaient revenus chargés, Los Rios consentit à donner un navire ; mais, soutenant les apparences de son refus, il déclara que c’était pour offrir encore une fois à Pizarre le moyen de revenir ; ensuite, feignant de regretter sa facilité, il donna ordre à Gastaneda de visiter ce vaisseau avec un charpentier, et de dire qu’il n’était pas propre à la navigation. Mais ces deux hommes eurent la fermeté de répondre que le bâtiment était bon. Il lui devint comme impossible alors de se rétracter ; et sa dernière ressource fut de faire ordonner à Pizarre, sous de grandes peines, de lui venir rendre compte de son expédition dans six mois. On reconnaît dans cette conduite du gouverneur l’embarras d’un chef qui souhaite une entreprise, et qui ne veut point se charger de l’événement.

Cependant Pizarre et ses compagnons, voyant passer plusieurs mois sans apparence de secours, commençaient à se croire abandonnés. Dans leur désespoir, ils pensèrent à faire un radeau des débris de leur navire, qui n’avait pu résister aussi long-temps qu’eux au climat de la Gorgone, pour s’approcher de la côte et descendre à Panama. Cette résolution était arrêtée lorsqu’ils découvrirent le vaisseau qu’on leur envoyait. Ils ne le prirent d’abord que pour quelque monstre marin ou pour une poutre chassée par les flots. À la vue même des voiles ils n’osaient se persuader ce qu’ils désiraient avec tant de passion. Enfin l’ayant reconnu, ils se livrèrent à des transports de joie. Pizarre forma aussitôt un nouveau plan. Il prit le parti de laisser leurs prisonniers dans l’île sous la garde de Paëz et de Truxillo, dont la santé s’était affaiblie jusqu’à ne pourvoir supporter la mer, et d’aller droit à Tumbez, sous la direction de deux hommes de cette contrée, qu’il s’était attachés par ses caresses, et qui commençaient à savoir un peu d’espagnol.

Il prit sa route au sud-est, en remontant la côte, et vingt jours d’une navigation pénible le firent arriver sous une île située devant Tumbez, proche de Puna ; il la nomma Sainte-Claire : elle n’était pas peuplée, mais regardée des habitans du pays voisin comme un sanctuaire, parce qu’en certains temps ils y faisaient de grands sacrifices à quelques idoles de pierre, que les Espagnols ne virent pas sans étonnement. La principale avait une tête d’homme de forme monstrueuse. Mais ils remarquèrent avec plus de joie que leurs guides ne les avaient pas trompés dans l’opinion qu’ils leur avaient donnée de cette côte. En plusieurs endroits de l’île ils trouvèrent quantité de petits ouvrages d’argent et d’or ; tels que des mains, des têtes, et surtout un vase d’argent d’une grandeur assez considérable. Ils trouvèrent aussi des couvertures de laine fort propres et bien travaillées. Leur admiration fut extrême, et Pizarre ne pouvait se consoler du départ de ses premiers compagnons, avec lesquels il comprit qu’il aurait pu former quelque entreprise importante. Les habitans l’assuraient que tout ce qui s’offrait à ses yeux n’était rien en comparaison des richesses du pays. Le lendemain, ayant remis à la voile, il découvrit, vers neuf heures du matin, un radeau si grand, qu’il le prit pour un navire ; bientôt il en découvrit quatre autres : chacun était monté de quinze Américains, qui ne firent pas difficulté de s’arrêter lorsqu’ils eurent aperçu deux hommes de leur nation sur le vaisseau castillan. Ils allaient à Puna pour faire la guerre aux peuples de ce canton ; mais leur curiosité pour la fabrique du vaisseau et pour l’habillement des Espagnols les fit retourner aisément vers la côte. Le pilote Barthélemi Ruiz observa la terre à son approche ; et, ne voyant aucune apparence de danger, il mouilla dans la rade de Tumbez. Alors Pizarre fit dire aux Américains des radeaux que son dessein était de rechercher leur amitié, et qu’il les priait d’en avertir leur cacique.

On ne fut pas long-temps à voir paraître une troupe d’autres Américains qui venaient admirer les barbes et les habits des étrangers. Le cacique voisin, les croyant envoyés du ciel, ne tarda point à leur faire porter sur dix ou douze radeaux toutes sortes de viandes et de fruits, et divers breuvages dans des vases d’or et d’argent. Entre ces rafraîchissemens, Pizarre fut étonné de voir un animal qu’il prit pour un mouton : c’était un présent des vierges du temple. Un officier du cacique assura les Espagnols qu’ils pouvaient descendre sans défiance, et prendre ce qu’ils jugeraient nécessaire à leurs besoins. Pizarre envoya dans la chaloupe un matelot nommé Bocca-Negra, que les Américains aidèrent de bonne grâce à charger vingt pipes d’eau. L’officier américain, qui se nommait Orgo, continua de s’expliquer par les interprètes ; il fit diverses questions, auxquelles Pizarre répondit qu’il venait de Castille ; qu’il était sujet d’un roi fort puissant ; que par ses ordres il avait fait le tour du monde pour venir apprendre aux Américains que les divinités qu’ils adoraient étaient fausses, et pour leur faire connaître un Dieu créateur du ciel et de la terre, qui promettait une éternité de bonheur à ceux qui observaient ses lois. Il parla d’un lieu obscur et plein de feu, destiné à la punition de ceux qui ne les reconnaissaient pas. Orgo parut épouvanté de ce qu’on lui faisait entendre, et n’en prit pas moins de plaisir à boire du vin de Castille, qu’il trouvait fort au-dessus du sien. On lui fit présent d’une hache de fer dont il parut faire beaucoup de cas, et de quelques bijoux de l’Europe pour son cacique. En se retirant, il pria le capitaine de laisser descendre à terre quelques-uns de ses gens. Alfonse de Molina consentit à le suivre avec un nègre qui servait Pizarre.

Lorsqu’ils furent au rivage, tous les Américains qui s’y étaient assemblés marquèrent une égale admiration pour la blancheur de l’un et pour la noirceur de l’autre ; ils lavaient le nègre pour essayer s’ils feraient disparaître sa couleur. Molina ne fit pas difficulté de se laisser conduire dans une habitation voisine, qu’Herrera nomme le fort de Tumbez, parce qu’on y entrait par trois portes, et qu’elle était entourée de cinq ou six murs. Il y vit de fort beaux édifices de pierre, des canaux, des fruits extraordinaires, des lamas qu’il nommait des moutons, qui ressemblaient à de petits chameaux, et des femmes dont il admira la parure et la beauté. Les vases d’or et d’argent y étaient fort communs, et tout y présentait une grande apparence de richesses. Le récit que l’Espagnol en fit à son retour excita des transports de joie dans le vaisseau, et fit encore gémir Pizarre d’avoir été si malheureusement abandonné de ses gens : l’état de ses forces ne lui donnant aucune espérance d’emporter le moindre fruit d’une si belle découverte, il se réduisit à faire descendre Pedro de Candie, ingénieur estimé, pour étendre plus loin ses observations, et reconnaître surtout par où l’on pourrait tenter l’attaque de la place lorsqu’on y reviendrait avec une flotte plus nombreuse. Voilà sans doute l’hospitalité de ces bonnes gens bien noblement récompensée !

Candie, accompagné du même nègre, fut agréablement reçu des Américains : ils le menèrent aussitôt à l’habitation. Le cacique auquel il fut présenté, le voyant arme d’un fusil, voulut en savoir l’usage : Candie en tira un coup vers une planche voisine, que la balle n’eut pas de peine à percer. Le bruit et l’effet saisirent les Américains d’une telle frayeur, que les uns se laissèrent tomber, et que les autres poussèrent un grand cri. Le cacique, plus résolu, mais gardant un silence d’étonnement, fit amener un jaguar et un cougouar qu’il avait entre plusieurs bêtes féroces, et pria l’Espagnol de tirer une seconde fois. Le coup fit non-seulement tomber encore une grande partie des Américains, mais effraya les deux animaux jusqu’à les faire approcher de Candie avec un air de douceur : le cacique ordonna qu’ils fussent remenés ; et se tournant vers l’étranger, auquel il fit présenter une liqueur du pays : « Bois donc, lui dit-il d’un air d’admiration, puisque tu fais un bruit si terrible : tu ressembles en vérité au tonnerre du ciel. » Candie visita la place et fut conduit dans un monastère de vierges nommées Mamaconas, qui étaient consacrées au service des idoles, et qui avaient fait demander au cacique la permission de le voir ; enfin Candie, retournant au vaisseau, y porta des informations beaucoup plus merveilleuses que les premières ; il avait vu non-seulement des vases d’argent et d’or, mais plusieurs orfévres et d’autres ouvriers. Les mêmes métaux éclataient dans le temple en plaques diversement enchâssées. La beauté des mamaconas, dont le nom signifiait vierges du soleil, frappa surtout l’imagination des Castillans : ils demandèrent au ciel par de ferventes prières de les faire revenir mieux accompagnés dans une si charmante contrée, et de les en rendre maîtres. Mais, ayant appris que le cacique de Tumbez avait envoyé à Quito pour rendre compte de leur arrivée au roi Huayna-Capac, ils jugèrent qu’en si petit nombre la prudence ne leur permettait pas de s’exposer aux caprices d’un prince dont toutes les apparences leur faisaient redouter le pouvoir.

Ils gardèrent un des habitans de Tumbez ; et, remettant à la voile, ils s’avancèrent jusqu’au 5e. degré de latitude méridionale, où ils découvrirent le port de Payta, si célèbre depuis dans toutes les relations de cette côte. Plus loin ils trouvèrent celui de Jangérata, vers lequel ils mouillèrent sous une petite île, composée de grandes roches, où ils entendirent d’épouvantables hurlemens. Mais, étant accoutumés à ne s’étonner de rien, ils y envoyèrent quelques braves, dont ils apprirent bientôt que le bruit venait d’une prodigieuse quantité de phoques. Ils doublèrent le cap, qu’ils nommèrent el Aguza ; et, continuant de ranger la côte, ils entrèrent dans un port qui reçut d’eux le nom de Sainte-Croix. Déjà la renommée d’un petit nombre d’étrangers, qui paraissaient pour la première fois dans cette mer s’était répandue dans tous les pays voisins. On y publiait qu’ils étaient blancs et barbus ; qu’ils ne faisaient de mal à personne ; qu’ils ne dérobaient et ne tuaient point ; qu’ils donnaient libéralement ce qu’ils avaient ; qu’ils étaient pieux et humains. Cette réputation, qu’ils ne devaient pas conserver long-temps, fut d’un extrême avantage pour leur entreprise. Ils n’abordaient sur aucune côte où les peuples n’accourussent en foule et ne les reçussent avec autant de confiance que de joie.

Plus loin, au sud, un vent contraire jeta pendant quinze jours les Castillans dans le dernier embarras : ils ne firent que tournoyer, sans pouvoir aborder la côte, qu’ils ne perdaient pas de vue. Les bois et les vivres commençaient à leur manquer. Enfin, s’étant approchés du rivage, à peine eurent-ils jeté l’ancre, qu’ils furent entourés de radeaux chargés de toutes sortes de rafraîchissemens ; mais, comme il fallait aussi du bois, Pizarre fit descendre avec les Américains Alfonse Molina, pour leur en faire apporter. Dans l’intervalle, les vagues, devinrent si fortes, que, dans la crainte de perdre ses câbles et de se briser sur les rochers de la côte, il ne put se dispenser de faire lever l’ancre. Molina eut ainsi le malheur d’être abandonné parmi les Américains ; mais on le crut en sûreté chez une nation si douce. Le vaisseau fut porté par le vent jusqu’à Coluque, entre Tangara et Chimo, lieux où les villes de Truxillo et San-Miguel ont été fondées depuis. Les habitans de cette terre marquèrent tant d’humanité par leur empressement à fournir du bois et des vivres, que le matelot nommé Boca-Negra, charmé de leur naturel et de l’abondance du pays, quitta volontairement le bord, et fit dire au capitaine de ne pas l’attendre, parce qu’il était résolu de demeurer avec de si bonnes gens. Pizarre envoya aussitôt à terre pour s’informer si ce n’était pas quelque artifice des Américains, qui le retenaient peut-être malgré lui ; mais La Torre, qu’il avait chargé de cet ordre, lui rapporta que le matelot s’applaudissait de sa résolution, qu’il était gai et dispos, et que les habitans, charmés de l’affection qu’il marquait pour eux, l’avaient mis sur un brancard, et le portaient sur leurs épaules pour le faire voir dans le pays. La Torre avait remarqué des troupeaux de lamas, des terres bien cultivées, quantité de ruisseaux dont les bords étaient ornés d’arbres fort verts, et toutes les apparences d’une contrée riante et fertile. Les premiers Castillans donnèrent le nom de moutons aux lamas, parce que ces animaux portent une belle laine, et qu’ils sont doux et domestiques, quoique par la forme ils ressemblent moins à des brebis qu’à des chameaux d’une petite espèce.

Pizarre n’osa pousser plus loin ses découvertes avec si peu de monde, dont une partie commençait à se mutiner. Il avança un peu dans la rivière de la Chica, y prit quelques Américains pour les instruire et s’en faire des interprètes ; et, bornant sa course à Santa, il céda aux instances de ses gens, qui demandaient leur retour en lui promettant de le suivre lorsqu’il serait en état de se faire respecter dans une région qu’ils reconnaissaient pour la meilleure et la plus riche du Nouveau Monde. Ils s’étaient accoutumés à la nommer Birou, du nom d’une rivière ; et de là vient avec quelque changement, celui de Pérou, sous lequel on a compris plusieurs états qui portaient alors des noms différens. Tous les historiens espagnols observent que les Américains n’en avaient point de général pour cette vaste étendue de pays, qui est bornée au nord par le Popayan, au sud par le Chili, à l’est par le vaste pays que traverse le fleuve des Amazones, et à l’ouest par le grand Océan.

Quoique Pizarre n’eût pas fait une route si longue et si pénible sans en rapporter un peu d’or, il se trouva plus pauvre en rentrant à Panama, vers la fin de 1526, qu’il ne l’était en partant d’Espagne pour aller chercher la fortune dans le Nouveau Monde. Ses associés, qui avaient été les plus riches habitans de la Castille-d’or, avaient employé comme lui tout leur bien à leur entreprise commune, et s’étaient même endettés fort au delà de leurs fonds. Le gouverneur paraissant moins disposé que jamais à favoriser une nouvelle expédition, il ne vit point d’autre ressource, pour le soutien de ses propres espérances, que de faire un voyage à la cour. Étant passé en Espagne, il exposa ce qu’il avait entrepris et ce qu’il avait souffert, quel en avait été le succès, et les avantages qu’il se promettait d’en recueillir pour la couronne. En offrant de recommencer son expédition, il demanda le gouvernement du pays qu’il avait découvert, et qu’il espérait de conquérir. Cette faveur lui fut accordée aux conditions qui étaient alors en usage, c’est-à-dire qu’il prendrait sur lui tous les frais, comme les peines et les dangers de la conquête ; sur quoi plusieurs historiens observent avec admiration que ni Colomb, ni Cortez, ni Balboa, ni Pizarre, ni tant d’autres aventuriers qui procurèrent à l’état plus de millions que les rois d’Espagne n’avaient alors de pistoles dans leurs coffres, ne reçurent jamais un sou du gouvernement pour les encourager ; trop heureux quand, après un succès dont on était charmé de profiter, on leur laissait une partie des avantages qui leur avaient été promis, et qu’ils avaient achetés si cher. Tels étaient alors les principes de la cour d’Espagne. Pizarre, muni des lettres qui l’établissaient gouverneur du Pérou, reprit la route de Panama, fortifié par la compagnie de ses trois frères, qu’il avait engagés dans ses grandes vues.

En partant pour Panama, il eut le crédit d’engager au même voyage quantité de volontaires de Truxillo, de Cacerès et de quelques autres lieux de la province. Outre la qualité de gouverneur-général, François Pizarre avait obtenu celle d’adelantade ; et quoique Diègue Almagro eût partagé ses travaux, il n’était pas nommé dans les patentes royales. On peut juger de son mécontentement lorsqu’il vit ses intérêts absolument oubliés, Pizarre fit ses efforts pour le consoler, en l’assurant que l’empereur n’avait pas eu d’égard aux représentations qu’il lui avait faites en sa faveur, et jura de lui remettre la dignité d’adelantade, si la cour y consentait. Almagro parut content de cette satisfaction, parce qu’il n’en pouvait exiger d’autre ; il concerta même avec lui les moyens de faire valoir avantageusement la concession impériale ; mais dès ce jour jamais la bonne foi n’eut part à leurs conventions.

Il se passa quelques mois avant qu’ils pussent équiper un seul vaisseau. Le souvenir du passé décourageant les plus braves, ils eurent beaucoup de peine à s’associer un nombre convenable de guerriers et de matelots déterminés à tenter fortune. Almagro, de son côté, craignant qu’ils ne se rendissent tout-à-fait indépendans de son secours, se hâta d’armer, et trouva le moyen de fournir quelques bâtimens.

Cette petite flotte mit à la voile au commencement de l’année 1531. Le dessein de François Pizarre était de se rendre droit à Tumbez, où les observations de Molina et de Candie lui faisaient espérer de grandes richesses ; mais, ayant trouvé des vents contraires, il se vit forcé de prendre terre cent lieues au-dessous, et de débarquer ses gens et ses chevaux pour suivre la côte par terre. De larges rivières qu’il fallait traverser à leur embouchure, souvent hommes et chevaux à la nage, rendirent cette marche fort pénible. Pizarre trouva des ressources dans son adresse et son courage pour inspirer de la résolution à ses soldats : il aidait lui-même à nager ceux qui se défiaient de leur habileté ; il les soutenait, il les conduisait jusqu’à l’autre bord. Enfin ils arrivèrent sans perte dans un lieu nommé Coaque, situé au bord de la mer, et presque sous l’équateur. Outre les vibres qu’ils y trouvèrent en abondance, ils y firent un tel butin, que pour donner une haute opinion de leur entreprise, et faire naître l’envie de les suivre, ils renvoyèrent deux de leurs vaisseaux, l’un à Panama, l’autre à Nicaragua, dont la charge montait à plus de 30,000 castillans d’or. Il s’y trouva aussi quelques émeraudes ; mais les aventuriers en perdirent plusieurs en voulant les essayer. Ils étaient si mal instruits, que, pour faire cas de ces pierres, ils croyaient qu’elles devaient avoir la dureté du diamant et résister au marteau : ainsi, craignant que les Américains ne pensassent à les tromper, ils en brisèrent un grand nombre, qu’ils jugeaient fausses, et leur ignorance leur causa une perte inestimable. Cependant ils ne tardèrent pas à s’apercevoir que le butin dont ils avaient envoyé les prémices leur vaudrait des secours. Les capitaines Belalcazar et Jean Torrez arrivèrent à Nicaragua avec quelques gens de pied et de cheval.

Pizarre, sans quitter la côte, s’avança dans une province qu’il nomma Puerto-Viéjo, Port vieux, et ne trouva point d’obstacle à sa marche. De là il se proposait d’aller au port de Tumbez ; mais, se souvenant de la petite île de Puna, qui est vis-à-vis de ce port, il crut que la prudence l’obligeait de commencer par s’y faire un établissement. La difficulté n’était que d’y passer, parce que le fond y manquait pour les grands vaisseaux ; il prit le parti de faire construire des barques plates ou des radeaux, à l’imitation des Américains. Le danger ne fut pas moindre en passant ce petit bras de mer. On découvrit que les guides avaient concerté entre eux de couper les cordes des barques pour faire périr hommes et chevaux. Pizarre, à qui l’on attribue la découverte de ce complot, donna ordre à tous ses gens d’avoir l’épée nue, et de tenir les yeux constamment attachés sur les guides ; ils arrivèrent dans l’île, qui n’a pas moins de cinquante lieues de tour ; et les habitans leur ayant demandé la paix, ils crurent leurs vues heureusement remplies ; mais, dès le même jour, Pizarre fut informé que ces insulaires avaient des troupes cachées pour massacrer les Espagnols pendant la nuit. Il les attaqua lui-même, les défit et se saisit du cacique : ce qui n’empêcha point que le jour suivant il n’eût à combattre une multitude de nouveaux ennemis ; il fut même obligé d’envoyer du secours aux vaisseaux, qui essuyèrent aussi l’attaque d’un grand nombre d’Américains dans leurs barques plates ; mais les Espagnols se défendirent avec tant de résolution, qu’après avoir fait ruisseler le sang, ils virent disparaître ceux qui étaient échappés à leur vengeance. Cependant Pizarre perdit quelques soldats, et parmi les blessés, Gonzale, son frère, le fut dangereusement au genou. Le capitaine Fernand de Soto, étant arrivé de Nicaragua quelques heures après l’action, avec un renfort considérable d’infanterie et de cavalerie, rien ne pouvait empêcher Pizarre d’exécuter son premier dessein ; mais lorsqu’il fut informé que les insulaires se tenaient autour de l’île, avec leurs barques plates cachées derrière les mangliers, la difficulté de les forcer dans cette retraite lui fit prendre la résolution de retourner à la côte. Il avait eu le temps d’ailleurs de reconnaître que l’air de l’île était malsain, et l’or qu’il avait trouvé devenait un nouvel aiguillon pour ses gens, qui n’aspiraient qu’à se voir dans Tumbez.

Les insulaires de Puna devaient être redoutables aux peuples même du continent, puisqu’ils avaient dans leurs prisons plus de six cents personnes de l’un et de l’autre sexe, qu’ils avaient prises en guerre. Il se trouvait entre ces prisonniers quelques habitans de Tumbez : Pizarre les mit tous en liberté ; et, dans le dessein qu’il avait de les gagner par la douceur, il les pria de prendre dans leur barque trois de ses gens qu’il voulait envoyer à leur cacique. Ils y consentirent ; mais ce fut pour payer d’une horrible ingratitude le bienfait qu’ils venaient de recevoir. À peine furent-ils arrivés dans leur ville, qu’ils sacrifièrent ces trois députés à leurs idoles. Fernand Soto fut menacé du même sort : il s’était mis avec quelques Américains sur une autre barque, accompagné d’un seul valet ; et, dans l’empressement d’arriver à Tumbez, il entrait déjà dans la rivière, lorsqu’il fut aperçu de Diègue d’Aguezo et de Rodrigue Lozan, qui, étant sortis des vaisseaux, se promenaient vers l’embouchure ; ils firent arrêter la barque, sans autre motif que la prudence, puisqu’ils ignoraient encore le malheur des trois autres Espagnols ; ils lui conseillèrent de ne pas risquer inutilement sa vie, qu’il aurait perdue sans doute par la même trahison.

Après cette action, on doit bien juger que les Américains n’étaient pas disposés à fournir des barques pour la descente des troupes : aussi ne reçut-on d’eux aucune offre de secours. Pizarre, Fernand et Jean, ses frères, Vincent de Valverde, Soto, et les deux Espagnols dont le conseil lui avait sauvé la vie, furent les seuls qui passèrent la nuit à terre : ils la passèrent à cheval. Pizarre, ses deux frères et Valverde étaient mouillés, parce que la barque sur laquelle ils étaient venus, et que les Espagnols ne savaient point gouverner, s’était renversée lorsqu’ils en étaient sortis, Fernand demeura au rivage pour faire débarquer les troupes à mesure qu’elles arrivaient de l’île et des vaisseaux. Le gouverneur, ou le général, titre qu’on donne indifféremment à Pizarre, pour le distinguer de ses frères, s’avança pendant ce temps plus de deux lieues dans les terres sans rencontrer un seul homme : témérité qui ne peut recevoir d’excuse dans un chef. Il découvrit que les Américains s’étaient retirés sur des hauteurs voisines. À son retour vers la mer, il rencontra les capitaines Mena et Jean de Salcédo qui le cherchaient, à la tête de quelque cavalerie qui venait de débarquer ; et le reste des troupes n’ayant pas tardé à prendre terre, il résolut de former un camp régulier, pour se donner le temps d’observer le pays et ses habitans.

Il y passa plus de trois semaines à faire solliciter le cacique d’écouter ses propositions et de le reconnaître pour ce même étranger qui s’était déjà présenté sur la côte. Il lui faisait offrir son amitié avec les mêmes civilités ; mais, soit que ces offres, qui étaient portées par des prisonniers, lui fussent mal expliquées, et que le récit de ce qui s’était passé dans l’île de Puna lui fit regarder les Espagnols comme des brigands auxquels il ne pouvait accorder de confiance, il ne fit aucune réponse ; et ses gens, dispersés en pelotons, continuaient de menacer tout ce qui sortait du camp. On en découvrit un gros de l’autre côté de la rivière ; et les prisonniers jugèrent à diverses marques qu’il était commandé par le cacique. Pizarre, irrité de son obstination, prit enfin le parti de l’attaquer. Il fit préparer secrètement quelques barques plates, et, passant la rivière à la fin du jour, avec deux de ses frères et cinquante cavaliers, il marcha toute la nuit par des chemins fort difficiles. Le matin, à la point du jour, se trouvant fort près du camp des Américains, il y fondit avec une impétuosité qui leur ôta la hardiesse de résister. Arès les avoir dispersés, il en tua un grand nombre dans leur fuite ; et pendant quinze jours il ne cessa point de leur faire une cruelle guerre, pour venger du moins la mort des trois Espagnols qu’ils avaient sacrifiés. Le cacique, effrayé de tant d’hostilités, fit demander enfin la paix, et joignit à ses prières quelques présens d’or et d’argent. Pizarre partit aussitôt avec la plus grande partie de ses troupes ; il laissa le reste dans le même lieu, sous le commandement d’Antoine de Navarre et d’Alphonse Requelme. Pour lui, s’avançant jusqu’à la rivière de Chica, à trente lieues de Tumbez, il envoya Soto vers les peuples qui habitent ces bords ; et quelques légères rencontres firent tant d’honneurs à ses armes, qu’on lui demanda la paix dans toute l’étendue de cette province. Il paraît que son dessein avait été de pénétrer jusqu’à Payta, et qu’il alla effectivement jusqu’à ce port ; mais quelques envoyés qu’il reçut de Cusco, de la part d’un prince nommé Huascar, qui lui faisait demander du secours contre Atahualpa, son frère, changèrent tout d’un coup ses résolutions. La mésintelligence de ces deux princes servit encore mieux les Espagnols au Pérou que les divisions des Tlascalans et de Montézuma n’avaient fait au Mexique. Il convient d’expliquer en peu de mots l’origine de cette querelle.

Huayna Capac, souverain de Cusco, avait soumis plusieurs provinces à son empire, et sa domination comprenait une étendue de cinq cents lieues, à compter depuis sa capitale. Le pays de Quito avait ses souverains particuliers. Il résolut de le conquérir. Cette entreprise lui réussit, et le pays lui plut tant, qu’ayant laissé à Cusco Huascar, son fils aîné, Manco inca et quelques autres de ses enfans, il se remaria dans le pays de Quito avec la fille du souverain qu’il avait détrôné, et il eut d’elle un fils nommé Atahualpa, qu’il aima fort tendrement. Pendant un voyage qu’il fit à Cusco, il laissa ce fils sous des tuteurs, et revint quelques années après dans sa nouvelle capitale, où il ne cessa plus de demeurer jusqu’à sa mort. En mourant, il ordonna que l’inca Huascar, son fils aîné, posséderait ses états, avec les provinces qu’il avait ajoutées, à la réserve du royaume de Quito. Il ne voulut pas même que ce pays fût compté entre les provinces de l’empire. Il en disposa en faveur d’Atahualpa, son fils, dont les ancêtres maternels l’avaient possédé.

Après sa mort, Atahualpa s’assura de l’armée et des trésors de son père. La plus grande partie des richesses d’Huayna Capac était restée à Cusco, et demeura au pouvoir d’Huascar. Atahualpa se hâta d’envoyer des ambassadeurs à son aîné pour lui annoncer la mort de leur père commun, lui faire hommage, et demander la confirmation du testament. Huascar ne goûta point cette proposition. Il répondit que, si son frère voulait lui marquer sa soumission, venir à Cusco, et lui remettre l’armée, il lui ferait un parti convenable à sa naissance ; mais qu’il ne pouvait lui céder la province de Quito, qui, étant frontière de son empire, devait être nécessairement gardée pour sa conservation et sa défense ; il ajouta que, si son frère s’obstinait dans ses prétentions, il marcherait contre lui avec toutes ses forces. La guerre s’engagea ; Atahualpa après avoir été pris dans une bataille, s’était sauvé de sa prison, et avait fait son frère Huascar prisonnier à son tour.

Telle était la situation des affaires, lorsque les deux frères eurent recours à Pizarre. Les Péruviens avaient d’ailleurs des préjugés favorables aux Espagnols. Dans l’idée que la maison royale de Cusco était descendue d’un fils du soleil, ils donnèrent la même qualité aux Castillans et la raison qu’ils en apportaient était fondée sur une tradition fort respectée. Dans les anciens temps, disaient-ils, l’aîné des fils d’un inca, nommé Yahuarhacar, avait vu un fantôme d’une physionomie fort différente de celle des habitans du pays. Ils n’ont point de barbe, et leurs habits ne passent pas le genou ; au contraire, ce fantôme qui s’appelait Viracocha, portait une barbe fort longue et sa robe lui descendait jusqu’aux pieds ; il menait d’ailleurs en laisse un animal inconnu au jeune prince. Cette fable était si généralement répandue, qu’à l’arrivée des Espagnols, qui avaient de grandes barbes, les jambes couvertes, et des chevaux pour monture, on crut voir en eux l’inca Viracocha, fils du soleil. Garcilasso fait entendre que ces impressions remplirent Atahualpa de frayeur, et lui ôtèrent le courage de se défendre, en lui persuadant que les guerriers inconnus étaient envoyés par le soleil pour le venger de mille offenses qui l’avaient irrité contre la nation.

La députation d’Huascar étant arrivée au port de Payta, le gouverneur, qui reconnut aussitôt de quelle importance elle était pour ses desseins, se hâta de rappeler les troupes qu’il avait laissées à Tumbez, et s’occupa jusqu’à leur arrivée à jeter sur la rivière de Payta les fondemens d’une ville qu’il nomma Saint-Michel. Il voulait que les vaisseaux qui lui viendraient de Panama, comme il lui en était déjà venu quelques-uns, trouvassent une retraite sûre à leur arrivée. Ensuite, ayant distribué entre ses gens l’or et l’argent qui était le fruit de son expédition, il ne laissa dans la nouvelle île que ceux qu’il destinait à l’habiter.

Les députés d’Huascar lui avaient appris qu’Atahualpa était alors dans la province de Caxamalca. Ses troupes ne furent pas plus tôt arrivées de Tumbez qu’il se mit en marche pour aller trouver ce prince. Un désert de vingt lieues qu’il eut à traverser dans des sables brûlans, sans eau et sans secours contre l’extrême ardeur du soleil, fit beaucoup souffrir l’armée ; mais à l’entrée d’une province nommée Motupe, il commença heureusement à trouver des vallons peuplés, où les rafraîchissems étaient en abondance. De là les Espagnols s’avancèrent vers une montagne sur laquelle il rencontrèrent un envoyé d’Atahualpa, qui présenta au gouverneur des brodequins très-riches et des bracelets d’or, en l’avertissant de s’en parer lorsqu’il se présenterait devant l’inca, auquel cette marque le ferait connaître. L’envoyé était lui-même inca, c’est-à-dire prince de la race royale, et se nommait Titu Autachi. Son compliment roula sur la parenté des Espagnols et de son maître, en qualité d’enfant de Viracocha et du soleil. Les présens consistaient en diverses sortes de fruits, de grains, d’étoffes précieuses, d’oiseaux et d’autres animaux du pays ; des vases, des coupes, des plats et des bassins d’or et d’argent, quantité de turquoises et d’émeraudes. L’abondance et l’éclat de ces richesses firent juger aux Espagnols que le prince qui les envoyait devait posséder d’immenses trésors. Ils en conclurent qu’il était alarmé du traitement qu’on avait fait aux habitans de Puna et de Tumbez, et cette conjecture était juste ; mais ils ignoraient encore que les peuples, les regardant comme fils du soleil et comme exécuteurs de ses vengeances, y mêlaient un motif de religion, et que leur but était, non d’acheter l’amitié d’une poignée d’hommes qu’ils pouvaient envelopper aisément, mais d’apaiser la colère du soleil, qu’ils adoraient et qu’ils croyaient irrité contre eux.

Pizarre n’avait pour interprète qu’un jeune Américain de Puna, qui ne savait guère ni la langue de Cusco, qui était celle de la cour, ni celle des Espagnols. Quoique baptisé sous le nom de Philippe, d’où lui vint celui de Philipillo, il était fort mal instruit des mystères de la religion. Enfin, ne sachant que le jargon de son île, où l’on doit même supposer qu’il était né dans la lie du peuple, il ne put rendre exactement le discours de l’inca ; aussi les Espagnols ne demeurèrent-ils pas fort éclaircis après son départ. Ils délibérèrent sur le jugement qu’ils devaient porter de cette démarche ; les uns jugèrent que plus les présens étaient riches, plus ils devaient inspirer de défiance, et que c’était peut-être une amorce pour les faire donner dans quelque piége ; d’autres pensèrent qu’il ne fallait pas juger si mal des intentions d’un si grand prince ; que, sans négliger de justes précautions, on devait employer toutes les voies pacifiques avant d’en venir à la guerre, et que l’obscurité qu’on trouvait dans les termes de l’inca n’était peut-être que dans l’explication de l’interprète. On résolut néanmoins de continuer la marche vers Caxamalca, où l’on espérait toujours trouver le prince. Dans tous les lieux du passage, l’accueil des habitans fut magnifique. Ils apportaient diverses sortes de viandes et de liqueurs, et l’on remarqua de toutes parts qu’ils n’avaient rien épargné pour les préparatifs. Ayant observé que les chevaux mâchaient leur frein, ils s’imaginèrent que ces animaux extraordinaires se nourrissaient de métaux : ils allaient leur chercher de l’argent et de l’or en abondance, et les leur présentaient. Les Espagnols, comme on se l’imagine, se gardèrent bien de les détromper.

Pour répondre à la députation du prince, le gouverneur lui envoya Fernand, un de ses frères, et Soto. Ils ne le trouvèrent point dans la ville de Caxamalca. L’espérance d’affermir sa domination le retenait successivement en d’autres lieux, occupé à faire égorger tout ce qui tombait entre ses mains de la famille royale et des partisans de son frère. On ne saurait désavouer que cet emportement sanguinaire n’ati rendu sa mémoire odieuse. Le curaca, ou seigneur particulier de la ville, avait ordre de recevoir les fils du soleil avec toute la distinction qu’on devait à ce titre. Il envoya au-devant d’eux quelques officiers ; et, arrivant bientôt lui-même, il les conduisit à quelque distance, vers un palais où le prince était revenu sur la nouvelle de leur approche. En avançant dans la plaine, ils virent des gens de guerre envoyés pour leur faire honneur. Solo, qui ne pouvait deviner quel était leur dessein, poussa son cheval à toute bride vers l’officier qui les commandait. Les Américains s’écartèrent, autant parce qu’ils avaient ordre de les respecter que par la crainte qu’ils devaient ressentir à la première vue d’un cheval en course. L’officier péruvien leur fit un salut, qui était une espèce d’adoration, et les accompagna jusqu’au palais avec toutes les marques de la plus profonde vénération.

Ils furent éblouis des richesses qui s’offraient de toutes parts. L’inca était assis sur un siége d’or. Il se leva pour les embrasser et leur dit : « Capac Viracocha, soyez les bien venus dans mes états. » On leur présenta des siéges d’or, et l’inca se tournant vers quelques seigneurs américains qui étaient près de lui : « Vous voyez, leur dit-il, la figure et l’habit de notre dieu Viracocha, tels que notre prédécesseur l’inca Yahuarhuacar a voulu qu’ils fussent représentés dans une statue de pierre. » Deux princesses d’une grande beauté présentèrent des liqueurs, et ces rafraîchissemens furent suivis d’un festin. Fernand Pizarre fit ensuite son compliment. Il parla des deux puissances, le pape et l’empereur, qui concouraient à tirer les Américains de l’esclavage du démon. Pouvait-il se flatter, remarque l’historien, de faire entendre par un discours de quelques lignes des matières si nouvelles à cette nation ? Philippillo, qui n’y entendait pas beaucoup plus que l’inca même, lui en donna une explication à laquelle le prince ne comprit rien. Il y répondit néanmoins par un discours très-raisonnable, dans lequel il recommandait ses sujets à la générosité des fils du soleil. Rien de plus pathétique que ce que Garcilasso lui fait dire en faveur de ses peuples ; ses officiers en furent touchés, et ne purent retenir leurs larmes. Il promit aux deux Espagnols d’aller voir le lendemain leur chef. Ils se retirèrent plus charmés des richesses qu’ils avaient vues que sensibles à l’opinion qu’on avait d’eux.

Le gouverneur, apprenant que le prince devait venir le jour suivant, partagea soixante chevaux, dont toute sa cavalerie était composée, en trois compagnies de vingt chacune, il leur donna pour commandans Fernand Pizarre, Soto et Belalcazar, qui se rangèrent derrière un vieux mur pour n’être pas vus d’abord des Américains, et leur causer plus de surprise en se montrant tout d’un coup. Il se mit lui-même à la tête de son infanterie, consistant en cent hommes, dont il fit un bataillon ; et dans cet ordre il ne craignit point d’attendre un prince qui venait avec des troupes nombreuses. La marche d’Atahualpa fut si lente, qu’il employa quatre heures à faire une lieue. Il avait autour de lui les principaux seigneurs de sa cour. Ses gens de guerre étaient rangés en quatre corps de huit mille hommes, dont le premier composait l’avant-garde, et deux autres marchaient à ses côtés. Le quatrième, qui faisait l’arrière-garde, eut ordre de s’arrêter à quelque distance.

Atahualpa, s’étant avancé avec les trois premiers, et voyant les Espagnols en bataille, dit à ses officiers : « Ces gens sont les messagers des dieux, gardons-nous bien de les offenser ; il faut au contraire que nos civilités les apaisent. » En même temps Vincent de Valverde marcha vers lui, une croix de bois dans une main et son bréviaire dans l’autre. Ses cheveux coupés en couronne étonnèrent l’inca, qui, pour ne pas manquer à ce qui lui était dû, voulut savoir de quelques Américains familiers avec les Espagnols quelle était sa condition. Ils lui dirent que c’était un messager de Pachacamac. Valverde ayant demandé et obtenu la permission de parler, commença un assez long discours, divisé en deux parties, que Garcilasso nous a conservé. Son exorde roule sur la nécessité de la foi catholique ; il passe ensuite à la trinité, aux châtimens et aux récompenses d’une autre vie, à la création, à la chute d’Adam, dans laquelle toute sa race est comprise, à l’exception de Jésus-Christ. Il parle de la naissance de l’Homme-Dieu, de sa mort pour la rédemption des hommes, de sa résurrection, des apôtres, enfin de la primauté de saint Pierre. Dans la seconde partie, il dit que le pape, successeur de saint Pierre, informé de l’idolâtrie des Américains, et voulant les attirer à la connaissance du vrai Dieu, a chargé l’empereur Charles, monarque de toute la terre, d’envoyer son lieutenant pour les soumettre, et les faire entrer volontairement ou de force dans la seule bonne voie, qui est celle qu’on leur vient annoncer. Il apporte l’exemple du Mexique et d’autres pays. Enfin il déclare à l’inca que, s’il s’endurcit contre l’Évangile, il périra comme Pharaon. Cette foule de mystères, présentés rapidement et sans préparation, ne devait pas jeter beaucoup de lumière dans l’esprit du prince ; et l’ignorance de l’interprète n’y pouvait guère mettre plus de clarté. Atahualpa, qui n’y avait rien trouvé d’intelligible pour lui que la menace de ravager son pays, fit un profond soupir. Il comprit bien que l’interprète savait mal la langue de Cusco, dont il s’était servi pour lui parler ; et, dans la crainte qu’il n’altérât de même sa réponse, il la fit, ou du moins il l’expliqua dans une langue plus commune. Cette réponse, telle que Garcilasso et d’autres le rapportent, marque assez que Philippillo avait fait une étrange explication de nos mystères.

Cependant les Espagnols, ennuyés d’une si longue conférence, n’attendirent point les ordres du général pour quitter leurs rangs, et quelques-uns montèrent sur une petite tour, où ils avaient découvert une idole enrichie de plaques d’or et de pierres précieuses qu’ils se mirent à piller. Leur audace irrita les Péruviens, et la plupart se disposaient à punir ce sacrilège ; mais l’inca défendit que les Espagnols fussent maltraités. Valverde, alarmé du bruit, se leva brusquement du siége qu’on lui avait donné pour parler, et dans ce mouvement il laissa tomber la croix et son bréviaire. Il se baissa pour les relever : ensuite, courant vers les Espagnols, il leur cria de ne faire aucun mal aux Américains. Sa course et ses cris furent mal expliqués, et passèrent au contraire pour une exhortation à la vengeance. On fondit de tous côtés sur les Américains ; et ce qui est bien remarquable, c’est que, malgré une attaque si furieuse, l’ordre qu’avait donné Atahualpa de ne pas frapper les Espagnols fut généralement observé. Cent soixante Espagnols enveloppés par une armée n’eurent ni mort ni blessé, à la réserve du gouverneur, qu’un de ses propres soldats blessa légèrement à la main. Ils ne trouvèrent aucune sorte de résistance. Les Péruviens se contentèrent d’entourer la litière du prince pour empêcher qu’elle ne fût renversée ; mais le gouverneur s’étant fait jour îusqu’à la litière, prit Atahualpa par la manche de sa robe, tomba et l’entraîna sur lui. Les sujets de ce malheureux prince, le voyant au pouvoir des Espagnols, ne pensèrent plus qu’à se mettre à couvert par la fuite. Elle ne fut pas assez prompte pour les dérober à la fureur de leurs ennemis. Il y en eut plus de trois mille cinq cents passés au fil de l’épée. Des enfans, des vieillards, des femmes, que la curiosité avait attirés à ce spectacle, furent étouffés, au nombre de plus de quinze cents, par la foule des fuyards. Près de trois mille furent écrasés sous les ruines d’une vieille muraille qui se renversa sur eux. Cette boucherie dura jusqu’à la fin du jour. Le commandant de l’arrière-garde, nommé Ruminagui, entendant le bruit, et voyant un Espagnol précipiter d’un lieu élevé un Péruvien qu’on y avait mis pour avertir lorsqu’il serait temps d’avancer, conclut que son maître était défait ; et, loin de marcher à son secours, il prit, avec le corps qu’il commandait, la route de Quito, qui était à plus de deux cent cinquante lieues du champ de bataille.

Tel est le récit de Garcilasso. On peut le soupçonner de favoriser les Péruviens ses compatriotes. Il contredit évidemment le récit de Zarate, historien espagnol, qui assure qu’Atahualpa avait pris ses mesures pour faire envelopper les Espagnols à un certain signal, et les exterminer tous. Entre ces deux versions si déférentes, rapportons en une qui n’est suspecte d’aucune partialité : c’est celle de Jérôme Benzoni, Milanais, qui, voyageant au Pérou peu d’années après cet événement, avait connu la plupart des acteurs espagnols et péruviens. Son récit porte un air de vérité qu’on ne peut mieux lui conserver qu’en le donnant dans les termes de Chauveton, son vieux traducteur. L’importance de l’événement permet ces détails. « Cependant il venait nouvelles sur nouvelles au roi Atabaliba[1] comme les chrétiens s’avançaient. On lui donnait à entendre qu’ils étaient en petit nombre, las, et qu’ils ne pouvaient cheminer, s’ils n’étaient montés sur de grands daces (ils appellent ainsi les chevaux en ce pays-là). Quand il ouït cela, il se mit à rire de ces barbus ; et cependant il renvoya d’autres ambassadeurs vers les Espagnols leur dire que, s’ils aimaient la vie, ils se donnassent bien garde de passer plus avant. Pizarre leur répondit qu’il n’y avait remède, et qu’il fallait qu’il vît la grandeur et magnificence de sa majesté, avec honneur et révérence, toutes fois, qu’à si grand seigneur appartenait ; et quant et quant fait doubler le pas à ses gens, et pique lui-même. Comme il approchait de Cassiamalca, il envoie quelques capitaines et chevau-légers devant pour reconnaître un peu l’état et la contenance du roi, lequel s’était restré à demi-lieue de là pour la venue des étrangers. Ces capitaines espagnols, comme ils furent à la vue des gens du roi, commencèrent à manier leurs chevaux, les faire passader et voltiger devant eux, dont les poures Américains étaient aussi ébahis que s’ils eussent vu quelques monstres tout nouveaux ; mais le roi n’en fit point d’autre semblant, ni ne changea sa contenance pour cela, ains se courrouça seulement du peu de respect et révérence que ces barbus avaient porté à sa majesté. Fernand Pizarre, qui était là, lui fit entendre par truchement qu’il était le frère du colonel de l’armée des Espagnols, lequel était venu de la Castilie par commandement du pape et de l’empereur, qui désiraient avoir son alliance. Et pourtant qu’il plût à sa majesté s’en venir jusqu’en la ville de Cassiamalca, pour entendre là de grandes choses que le colonel avait charge de lui dire ; et que, puis après, il s’en retournerait en son pays. Atabaliba répondit en deux mots qu’il ferait tout cela, moyennant que l’autre se retirât et sortît de son pays.

» Fernand Pizarre s’en retourna vers ses gens avec une si courte réponse, bien ébahi au reste de la richesse et magnificence superbe de la cour et du train de ce roi Atabaliba, et en fit aussi émerveiller beaucoup d’autres Espagnols quand il le leur conta. Quant à la réponse et volonté du roi, il leur dit en somme qu’il en était là résolu de ne souffrir point de gens barbus en son pays. Cette résolution entendue, les capitaines employèrent toute cette nuit-là à préparer armes, mettre leurs gens en ordre et les encourager, leur montrant qu’il ne fallait point douter que la victoire ne fut à eux que c’étaient poures bêtes à qui ils avaient à combattre, et qu’au premier ronfler des chevaux ils les verraient fuir comme un troupeau de moutons. Quand tous les rangs furent dressés, et quelques pièces d’artillerie braquées droit contre les portes du palais où devait entrer Atabaliba, François Pizarre défendit à ses gens que nul ne se bougeât, ni ne tirât avant que le signal fût donné.

» Le jour venu, voici arriver le roi Atabaliba avec plus de vingt-cinq mille Américains, que l’on portait en triomphe sur les épaules, accoutré de belles plumes de toutes couleurs, avec force pendans et joyaux d’or, vêtu d’une camisole sans manches ; les parties naturelles couvertes d’une bande de coton, avec un floquet rouge de fine laine qui lui pendait sur la joue gauche et lui ombrageait les sourcils, et une belle paire d’escarpins aux pieds, presque faits à l’apostolique. En tel esquipage Atabaliba fit son entrée triomphante dedans la ville de Cassiamalca, ne plus ne moins qu’en pleine paix jusqu’à ce qu’il arriva au palais, là où il devait donner audience à l’ambassade de ces barbus.

» Pendant toute cette magnificence il y eut un jacobin, nommé frère Vincent de Vanverde, lequel, fendant la presse, fit tant, qu’il s’approcha du roi avec une croix et un bréviaire à la main, cuidant peut-être que ce roi fût devenu en un instant quelque grand théologien ; et lui fit entendre par un truchement comme il était venu vers son excellence par le commandement de la sacrée majesté de l’empereur, son souverain seigneur, avec l’autorité du pape de Rome, vicaire du sauveur Jésus-Christ, lequel lui avait donné ce pays-là jadis inconnu, à la charge d’y envoyer personnes dignes et de savoir, pour y prêcher et publier son saint nom, et en chasser leurs fausses et damnables erreurs. Et quant et quant en disant cela il lui va montrer son bréviaire, lui disant que c’était là la loi de Dieu, et que c’était ce Dieu-là qui avait créé toutes choses de rien, et sur cela lui va faire un grand sermon, en commençant depuis Adam et Ève, de la création de l’homme et de sa chute, et comme depuis Jésus-Christ était descendu du ciel et avait pris chair au ventre d’une vierge ; puis qu’il était mort en la croix et ressuscité des morts pour la rédemption du genre humain, et finalement monté au ciel. De là il vint à parler de la résurrection et de la vie éternelle, et comme Jésus-Christ avait laissé son église en garde à saint Pierre, son premier vicaire, et conséquemment à ses successeurs ; sur quoi il n’oublia pas à prouver l’autorité du pape ; finalement lui faisant la puissance du roi d’Espagne la plus grande qu’il pouvait, l’appelant grand empereur et monarque du monde, il conclut qu’il se devait faire son ami et son tributaire, se soumettant à la religion chrétienne et renonçant à ses faux dieux : et dit que, s’il ne le faisait pas de bon gré, on lui ferait bien faire par force.

Le roi, ayant entendu tout cela depuis un bout jusqu’à l’autre, fit réponse : « Que quant à lui il serait volontiers ami de ce monarque du monde, mais qu’il ne lui semblait pas advis qu’un roi libre comme lui dût payer tribut à celui qu’il ne vit jamais, et au reste que le pape devait bien être quelque grand fat, de donner ainsi libéralement ce qui n’était pas à lui. Quant à ce fait de la religion, il dit tout net qu’il ne lairrait jamais la sienne, et que, si les chrétiens croyaient en un Jésus-Christ qui était mort en croix, lui croyait au soleil qui ne mourait jamais. » De là il vint à demander au moine comment il savait que le Dieu des chrétiens eût fait le monde de rien, et qu’il fût mort en croix. Le moine lui répondit que ce livre-là le disait : et quant et quant lui présente son bréviaire, Atabaliba prend ce livre, et le regarde de côté et d’autre, puis se prenant à rire : ce livre ne me dit rien de tout cela, dit-il, et en disant cela vous jette le bréviaire par terre. Le moine ramasse son livre, et s’en va criant vers tant de gens qu’il put : Vengeance mes amis ! vengeance, chrétiens ! voyez-vous comme il a méprisé et jeté les évangiles par terre ? tuez-moi ces chiens mécréans qui foulent ainsi aux pieds la loi de Dieu.

« Adonc François Pizarre fit arborer les enseignes et hausser le signal du combat comme il avait proposé. Quant et quant toute l’artillerie joua pour commencer par étonner les Américains ; et comme ils étaient déjà fort épouvantés de ce tonnerre, voici arriver les chevaux avec force sonnettes au cou et aux jambes, et un bruit mêlé de trompettes et de tambours qui les mirent du tout hors de sens. Et tout à l’heure même, les Espagnols, mettant la main aux armes, donnent dedans, frappent dessus et font une horrible boucherie de ces poures Américains, qui furent si étourdis tout en un coup de la foudre des canons, de la furie des chevaux et des grands coups de ces lames tranchantes, qu’ils n’eurent onc le cœur, ni le sens de se défendre, ains ne pensèrent qu’à se sauver ; et s’enfuirent en si grand désordre, s’embarrassant et se renversant les uns sur les autres, qu’ils donnèrent beau loisir aux Espagnols de chamailler sur eux tout à leur aise : ainsi la victoire ne leur coûta guère.

» Quand les gens de cheval eurent ainsi écarté les uns et renversé les autres à grand coups de lances et de coutelas, voici François Pizarre avec toute l’infanterie, qui vint après et tire tout droit vers la part où était le roi, lequel avait beaucoup d’Américains autour de soi ; mais si étonnés, qu’il n’y en avait pas un qui se mît en défense. Les Espagnols n’avaient autre chose à faire qu’à tuer ; et à mesure que ces Américains tombaient, le chemin se faisait jusqu’à ce qu’ils approchèrent tout auprès de la personne d’Atabaliba. Ce fut à qui le prendrait le premier, et mes Espagnols de charger sur ces poures Pérussins qui le portaient, pour le faire tomber en bas ; si branlait déjà fort la portoire, là où il était élevé ; quand voici François Pizarre lui-même qui s’approche, et vous attire Atabaliba si rudement par sa camisole, qu’il l’amène quant et quant. En cette façon se laissa prendre le poure roi Atabaliba, et se rendit sans qu’il y mourût ni fût blessé aucun Espagnol, excepté Pizarre, parce que, quand il voulut prendre le roi, il y eut un soudard qui le blessa en la main, pensant frapper un Américain.

» Fernand Pizarre ne cessa de courir tout ce jour avec la cavalerie après les fuyans ; et partout où il trouvait des Américains, il les taillait en pièces sans en épargner un seul. Quant au moine qui avait commencé le jeu, il ne cessa, tant que le carnage dura, de faire du capitaine, et d’animer les soudards, leur conseillant de ne jouer que de l’estoc, et ne s’amuser à tirer des taillades et coups fendans, de peur qu’ils ne rompissent leurs épées. Les Espagnols ayant gagné une si sanglante victoire sur cette poure et misérable gent, à si bon marché, ne firent autre chose toute la nuit que danser, ivrogner, paillarder, et mener une fête désespérée. »

Les Espagnols allèrent piller le lendemain le camp d’Atahualpa, où ils trouvèrent une quantité surprenante de vases d’or et d’argent, des tentes fort riches, des étoffes, des habits et des meubles d’un prix inestimable. La seule vaisselle d’or du roi valait soixante mille pistoles. Plus de cinq mille femmes se remirent volontairement entre leurs mains. Atahualpa supplia le gouverneur de le traiter généreusement, et promit pour sa rançon de remplir d’or une salle où ils étaient alors, jusqu’à la hauteur où son bras pouvait atteindre ; et l’on fit autour de la salle une marque à la même hauteur. Il promit d’y ajouter tant d’argent, qu’il serait impossible aux vainqueurs de tout emporter. Cette offre fut acceptée ; et bientôt on ne vit plus dans les campagnes que des Péruviens courbés sous le poids de l’or qu’ils apportaient de toutes parts. Mais, comme il fallait le rassembler des extrémités de l’empire, les Espagnols trouvèrent qu’on ne repondait point à leur impatience, et commencèrent même à soupçonner de l’artifice dans cette lenteur. Atahualpa, qui crut s’apercevoir du mécontentement, dit à Pizarre que la ville de Cusco étant à deux cents lieues et les chemins fort difficiles, il n’était pas surprenant que ceux qu’il avait chargés de ses ordres tardassent à revenir ; mais que, s’il voulait y envoyer lui-même deux de ses gens, ils verraient de leurs propres yeux qu’il était en état de remplir sa promesse ; et, voyant balancer les Espagnols sur le danger d’une si longue route, il leur dit en riant : « Que craignez-vous ? Vous me tenez ici dans les fers ; moi, mes femmes, mes enfans, mes frères, ne sommes-nous pas des otages suffisant ? » Soto et Pierre de Varco s’offrirent enfin pour cette course, et l’inca voulut qu’ils fissent le voyage dans une de ses litières, afin qu’ils fussent plus respectés.

À quelques journées de Caxamalca, ils rencontrèrent un corps de ses troupes qui conduisaient prisonnier son frère Huascar. Ce malheureux prince apprenant qui étaient ceux qu’il voyait dans des litières, souhaita de leur parler ; et les deux Espagnols l’ayant assuré que l’intention de l’empereur, leur maître, et celle du général Pizarre, était de faire observer la justice à l’égard des Américains, il se mit à les instruire de ses droits, avec des plaintes fort vives de l’injustice de son frère, et les pria de retourner vers le général, pour le faire entrer dans ses intérêts. Il ajouta que si Pizarre voulait se déclarer en sa faveur, il s’engageait à remplir d’or la salle de Caxamalca, non-seulement jusqu’à la ligne qu’on avait marquée, qui était à la hauteur d’un homme, mais jusqu’à la voûte, ce qui était le triple de plus. « Atahualpa, dit-il, sera obligé, pour exécuter son engagement, de dépouiller le temple de Cusco, en faisant enlever des plaques d’or et d’argent dont il est revêtu ; et moi, j’ai dans ma puissance tous les trésors et toutes les pierreries de mon père. » En effet, les ayant reçus par héritage, il les avait cachés sous terre, dans un lieu qui n’était connu de personne ; et Zarate assure qu’il avait fait tuer ceux qu’il avait employés à cet office.

Les deux capitaines avaient leurs ordres, auxquels ils n’osèrent manquer pour retourner sur leurs pas. D’un autre côté, de fidèles serviteurs d’Atahualpa croyant sa délivrance prochaine, et regardant les offres de son frère comme un obstacle à son rétablissement, lui donnèrent avis de cette explication. Il jugea comme eux qu’il lui était fort important que le gouverneur n’en fut pas informé. Mais, avant de suivre les inspirations d’une barbarie politique, il voulut essayer comment les Espagnols prendraient la mort de son frère. Il feignit une extrême affliction ; et lorsqu’on le pressa d’expliquer la cause de son chagrin, il déclara tristement que ses gens, le voyant dans les chaînes, et jugeant qu’Huascar profiterait de l’occasion pour se délivrer des siennes, avaient ôté la vie à ce cher frère, dont il n’avait jamais souhaité la perte, et qu’il regrettait amèrement. Pizarre donna dans le piége, et ne pensa qu’à le consoler, jusqu’à lui promettre de faire punir les coupables. Mais Atahualpa n’eut rien de plus pressé que d’ordonner la mort de son frère ; et cet ordre fut exécuté si promptement, qu’il fut difficile de vérifier si ces fausses plaintes avaient précédé ce meurtre. On rapporte que le malheureux Huascar dit en mourant : « Je n’ai pas régné long-temps ; mais le traître qui dispose de ma vie, quoiqu’il ne soit que mon sujet, n’aura pas un plus long règne. » Cette espèce de prédiction, qui fut bientôt accomplie, rappela aux Péruviens celle qu’on a rapportée de Hayna Capac, et les confirma dans l’opinion que les incas étaient les vrais fils du soleil, et inspirés par la Divinité.

Pendant que Soto et Varco continuaient leur voyage, le gouverneur envoya son frère avec une partie de la cavalerie pour découvrir les provinces intérieures. Ce détachement, ayant pris vers Pachacama, qui est à cent lieues de Caxamalca, rencontra dans le pays de Guamacucho un frère d’Atahualpa, nommé Illescas inca, qui conduisait pour la rançon de son frère deux ou trois millions en or, avec une très-grande quantité d’argent. Après une marche fort difficile, Fernand Pizarre arriva dans la ville de Pachacama, où il trouva un temple rempli de richesses, dont il enleva une partie ; et les Péruviens portèrent le reste pour la rançon. Culicuchima, l’un des deux généraux d’Atahualpa, était dans le pays avec une armée assez nombreuse. Fernand le fit prier de le venir voir ; et l’Américain l’ayant refusé par orgueil ou par crainte, il ne fit pas difficulté de l’aller trouver lui-même au milieu de son armée, où il prit tant d’ascendant sur lui, qu’il l’engagea non-seulement à congédier ses troupes, mais à le suivre jusqu’à Caxamalca. On reproche cette hardiesse à don Fernand, comme une témérité dont il y avait peu de fruit à recueillir. Cependant elle lui réussit avec tant de bonheur, qu’ayant pris, à son retour, par des montagnes couvertes de neige, dont les moindres difficultés étaient celles du chemin et un froid excessif, il marcha comme en triomphe dans les lieux où Culicuchima pouvait lui faire trouver sa perte. Lorsque ce général se vit à la porte du palais qui servait de prison à son maître, il ôta sa chaussure pour se présenter à lui, et, se jetant à ses pieds, il lui dit les larmes aux yeux que, s’il avait été près de sa personne, les chrétiens ne l’auraient jamais pris. Atahualpa répondit qu’il reconnaissait dans sa disgrâce un petit châtiment de la négligence qu’il avait eue pour le culte du soleil.

Dans l’intervalle, Almagro, informé des premiers progrès de son associé, était parti de Panama dans l’espoir de se mettre en possession du pays qui était au-delà des bornes du gouvernement de Pizarre ; car, malgré le soin que le gouverneur avait eu de cacher ses patentes, on savait qu’elles ne lui accordaient que deux cent cinquante lieues de long du nord au sud, à compter de la ligne équinoxiale. Mais en arrivant à Puerto-Viéjo, où le bruit de la défaite d’Atahualpa, et de l’engagement qu’il avait pris pour sa rançon s’était déjà répandu, Almagro, comptant que la moitié des trésors lui appartenait, et qu’elle ne lui serait pas contestée, changea de dessein, et se rendit à Caxamalca. Il y trouva une grande partie de la rançon d’Atahualpa qu’on y avait déjà rassemblée. Quelle fut son admiration à la vue de ces prodigieux monceaux d’or et d’argent ! Mais sa surprise fut encore plus grande lorsque les soldats de Pizarre lui déclarèrent que de nouveaux-venus ne devaient pas espérer d’entrer en partage avec les vainqueurs. Cette contestation eut de tristes suites ; cependant Pizarre, qui se voyait le plus fort par le nombre et la faveur des troupes, feignit de ne pas remarquer le mécontentement d’Almagro, et prit occasion de son arrivée pour envoyer Fernand, son frère, en Espagne. Il était question de rendre compte à la cour des progrès de la conquête, et de faire à l’empereur une riche part du butin. Cette résolution ne fut affligeante que pour Atahualpa, qui se voyait enlever dans Fernand Pizarre le seul Espagnol auquel il eut accordé sa confiance. D’ailleurs une comète qui paraissait depuis quelque temps l’avait jeté dans une nouvelle consternation. Lorsqu’il vit don Fernand prêt à partir, il lui dit : « Vous me quittez, capitaine ! je suis perdu. Je ne doute point qu’en votre absence ce gros ventre et ce borgne ne me fassent tuer. » Le borgne était don Diègue d’Almagro, qui avait perdu un œil dans une action contre les Américains ; et le gros ventre, Alfonse de Requelme, trésorier de l’empereur.

Le gouverneur embarqua pour l’Espagne cent mille pesos d’or et cent mille autres en argent, à déduire sur la rançon d’Atahualpa. On choisit pour cela les pièces les plus massives, et qui avaient le plus d’apparence : c’étaient des cuvettes, des réchauds, des caisses de tambour, des vases, des figures d’hommes et de femmes. Chaque cavalier eut pour sa part douze mille pesos en or, sans compter l’argent ; c’est-à-dire deux cent quarante marcs d’or, et l’infanterie à proportion ; et toutes ces sommes ne faisaient pas la cinquième partie de la rançon. Soixante hommes demandèrent la liberté de retourner en Espagne pour y jouir paisiblement de leurs richesses ; et Pizarre, prévoyant que l’exemple d’une si prompte fortune ne manquerait pas de lui attirer un grand nombre de soldats, ne fit pas difficulté de l’accorder.

Avant le départ de don Fernand, Soto et Varco étaient revenus de la capitale, l’imagination remplie de l’incroyable quantité d’or qu’ils y avaient vue dans les temples et dans les palais. Leur récit augmenta dans Pizarre et Almagro l’impatience de se saisir de toutes ces richesses ; ce n’était néanmoins qu’une petite partie de celles des anciens incas ; car Huascar était mort sans avoir révélé dans quel lieu il avait caché les trésors de ses pères ; mais les temples avaient été respectés, et chaque palais avait conservé ses meubles. Un ordre d’Atahualpa pouvait faire mettre à couvert ces précieux restes : c’était la crainte d’Almagro ; et, dans son inquiétude, il voulait que,
sans attendre plus long-temps ce qui manquait encore à la rançon du roi, on se défît de ce prince, pour s’affranchir tout d’un coup des embarras qu’il pouvait causer. Tous les Espagnols qui étaient venus avec lui tenaient le même langage, parce qu’ils jugeaient qu’aussi long-temps que l’inca vivrait, on ne cesserait pas de prétendre que tout ce qui viendrait d’or ou d’argent serait pour sa rançon, et que, par conséquent, ils n’y auraient jamais aucune part. Pizarre lai-même s’intéressait si peu pour son prisonnier, que, dès le premier moment de sa victoire, s’il en faut croire Benzoni, il avait pensé à s’en délivrer ; mais Garcilasso donne une autre cause à sa haine. Atahualpa était homme d’esprit ; entre les arts qu’il voyait exercer aux Espagnols, celui de lire et d’écrire lui parut si surprenant, qu’il le prit d’abord pour un don de la nature. Pour s’en assurer, il pria un soldat espagnol de lui écrire sur l’ongle du pouce le nom de son dieu ; le soldat n’ayant pas fait difficulté de le satisfaire, il en vint un autre auquel il montra son ongle, en lui demandant ce que signifiaient les caractères : celui-ci le dit d’abord ; et trois ou quatre qui suivirent n’eurent pas plus de difficulté à lire le même mot. Enfin, le gouverneur étant entré, Atahualpa le pria aussi

de lui expliquer ce qui était sur son ongle. Pizarre, qui ne savait pas lire, eut de l’embarras à lui répondre. Non seulement l’inca comprit que ce don était un talent acquis, et un fruit de l’éducation, mais, poussant plus loin ses raisonnemens, il conclut qu’un homme à qui l’éducation avait manqué devait être d’une basse extraction, et d’une naissance inférieure à celle des soldats qu’il voyait mieux instruits ; ce qui lui donna pour le gouverneur un fonds de mépris qu’il n’eut pas la prudence de dissimuler.

D’un autre côté, Philippillo, pour qui la confiance de Pizarre était excessive, vint jeter d’autres alarmes dans l’esprit des Espagnols. Il prétendit avoir découvert qu’Atahualpa prenait des mesures secrètes pour les faire massacrer tous, et qu’il avait déjà fait cacher dans plusieurs endroits un grand nombre de gens bien armés, qui n’attendaient que l’occasion. Tous les historiens contiennent que l’examen des preuves ne pouvant se faire que par cet interprète, il était maître de tout expliquer suivant ses intentions : aussi n’est-on jamais parvenu à découvrir exactement la vérité de son accusation, ni celle de ses motifs. Quelques-uns ont cru qu’étant amoureux d’une des femmes de l’inca, et s’en étant fait aimer, il avait voulu s’assurer un commerce paisible avec elle par la mort de ce prince. On assure même qu’Atahualpa, informé de cette intrigue, en avait fait des plaintes amères au gouverneur, en lui représentant qu’il ne pouvait souffrir, sans un mortel chagrin, de se voir outragé par un vil sujet, qui n’ignorait pas d’ailleurs la loi du pays ; qu’elle condamnait au feu, non-seulement ceux qui se rendaient coupables d’un si grand crime, mais ceux même qu’on pouvait convaincre de l’intention de le commettre ; que, pour en témoigner plus d’horreur, on faisait mourir le père, la mère, les enfans et les frères de l’adultère, et que la rigueur s’étendait jusqu’à sa maison, ses bestiaux et ses arbres, qu’on détruisait sans en laisser aucune trace. Mais, juste ou non, l’accusation de Philippillo fut écoutée ; en vain le malheureux prince s’efforça de se justifier : sa mort était résolue. Cependant, pour donner une couleur de justice à cette violence, on observa quelques formalités dans le procès. Pizarre nomma des commissaires pour entendre l’accusé, et lui donna un avocat pour le défendre ; comédie barbare, puisque toutes ses réponses devaient passer par la bouche de son accusateur : elles ne laissèrent point de lui faire des partisans. Quelques gens de bien, qui n’entraient point dans le conseil inique de leurs chefs, déclarèrent qu’on ne devait point attenter à la vie d’un souverain sur lequel on n’avait pas d’autre droit que celui de la force ; que, s’il paraissait coupable, on pouvait l’envoyer à l’empereur, et lui en abandonner le jugement ; que l’honneur de la nation espagnole y était engagé ; qu’il était odieux de faire périr un prisonnier après avoir touché une grande partie de la rançon dont on était convenu pour sa vie et sa liberté ; enfin qu’une action si noire allait ternir la gloire des armes de l’Espagne, et ne manquerait pas d’attirer la malédiction du ciel. Pour conclusion, ils appelaient du procès et de la sentence à la personne même de l’empereur ; et dans l’acte d’opposition et d’appel ils nommaient Jean d’Herrada pour protecteur de l’inca.

Ils ne se bornèrent point à faire cette déclaration de vive voix ; ils la donnèrent par écrit et la signifièrent aux juges, avec protestation contre les suites de la sentence. On n’épargna rien pour les effrayer ; ceux qui avaient le pouvoir en main menacèrent de les traduire à la cour, comme des traîtres qui s’opposaient à l’agrandissement de leur patrie ; et, mêlant la persuasion aux menaces, ils s’efforçaient de leur faire entendre que la mort d’un seul homme assurait leur vie et leur conquête ; au lieu que, pendant qu’il subsisterait, l’une et l’autre seraient en danger. La dissension alla si loin, qu’elle aurait produit une rupture ouverte, si quelques esprits modérés n’eussent entrepris d’arrêter les plus ardens. Ils représentèrent aux partisans de l’inca que, l’intérêt de l’empereur et de la nation étant mêlé dans cette affaire, ils entreprenaient trop à s’y opposer, et qu’outre les suites fâcheuses de leur opposition du côté de l’Espagne, ils hasardaient leur vie à pure perte, puisque, étant en si petit nombre, ils ne sauveraient point celle de l’inca. Ce dernier raisonnement, qui était sans réplique, les força de céder au torrent ; et les ennemis d’Atahualpa se hâtèrent de le faire étrangler.

Quelques barbaries que ce prince eût exercées contre son frère, les historiens donnent des éloges à ses talens pour commander. Il était digne du trône, s’il s’y était élevé par d’autres voies. La mort d’Huascar et celle d’un grand nombre d’incas qu’il avait fait égorger, méritaient la vengeance du ciel ; mais appartenait-il aux Espagnols de s’en rendre les ministres ? Une aveugle superstition les lui avait fait recevoir au milieu de ses états ; et quoiqu’il y ait de l’obscurité dans le récit des historiens, il paraît évidemment qu’à l’entrevue de Caxamalca, s’il avait pris quelques précautions pour la sûreté de sa personne, son dessein n’était pas de commencer la querelle, ni d’employer la force ou la ruse contre des étrangers qu’il respectait. Défendre à ses gens de les attaquer, écouter paisiblement leur orateur, et, soit frayeur ou religion, ne pas rétracter ses ordres en leur voyant commencer les hostilités ; ensuite paraître ferme dans sa disgrâce ; convenir du prix de sa liberté, en presser le paiement, et contenir ses sujets dans la soumission pendant qu’on dépouillait ses palais et ses temples, ce n’était pas marquer de la haine aux Espagnols, ni leur faire soupçonner de pernicieux desseins : aussi les historiens les plus dévoués à l’Espagne traitent-ils ses juges de tyrans cruels et perfides, et remarquent-ils que tous ceux qui avaient eu part à cette sentence atroce n’échappèrent point à la punition.

La mort des deux frères laissant le Pérou sans chef, il ne se trouva personne qui entreprît de venger celle d’Atahualpa. La plupart, remplis de l’idée du fantôme de Viracocha, et persuadés par la conduite même des deux derniers rois, que les Espagnols étaient fils du soleil, leur rendaient des hommages peu différens de l’adoration. Cependant quelques généraux tentèrent de se soutenir du moins dans l’indépendance. Ruminagui, qui s’était retiré à Quito avec cinq mille hommes, s’y saisit des enfans d’Atahualpa, et ne se promit pas moins que de s’emparer du trône. Ce prince, peu de temps avant sa mort, lui avait envoyé Illescas, son frère, pour lui recommander ses fils, et le charger de leur éducation. Ruminagui les fit arrêter ; ensuite, apprenant la mort de son maître, il fit étrangler ces jeunes princes. Quelques officiers péruviens ne laissèrent point de transporter à Quito le corps d’Atahualpa pour l’ensevelir près de son père et de ses ancêtres maternels, suivant l’ordre qu’il en avait laissé en mourant, et Ruminagui affecta de le recevoir avec de grands témoignages de respect : il lui fit de magnifiques funérailles, et le déposa lui-même dans le tombeau de ses pères ; mais il termina cette solennité par un grand festin, où tous les capitaines furent égorgés avec Illescas.

Quisquiz, autre général, assembla quelques troupes, et s’était déjà fait un parti considérable, lorsque Pizarre, se hâtant de faire le partage de tout l’or qu’on avait rassemblé, marcha contre lui avec toutes ses forces. On craignait de grands obstacles de la part d’un vieux guerrier dont la prudence et le courage étaient célèbres dans la nation. Il n’attendit pas les Espagnols ; mais, en se retirant dans la vallée de Xauxa, qui est plus loin au midi, il trouva occasion d’attaquer leur avant-garde, et leur tua quelques hommes : Soto, qui la commandait, était perdu lui-même, s’il n’eût été secouru par don Diègue d’Almagro, qui s’avança heureusement avec quelque cavalerie. Tout le reste de cette marche fut extrêmement difficile : les Péruviens profitaient des montagnes et des passages ; mais l’arrière-garde étant arrivée avec Pizarre, on en tua un si grand nombre, que le reste ne tarda pas à se dissiper. De deux frères d’Atahualpa qui vivaient encore, Quisquiz, ne cherchant qu’un fantôme sous le nom duquel il pût régner, avait choisi l’inca Paulu pour lui mettre la frange qui servait de diadème. Ce jeune prince, élevé dans le respect pour l’inca Manco, son aîné, qu’il reconnaissait pour légitime successeur, après la mort de ses deux autres frères, parut peu touché d’un honneur qui ne lui appartenait pas, et dont il comprit qu’on ne lui laisserait que le titre. Il profita de la retraite de Quisquiz pour venir au-devant de Pizarre ; il lui demanda la paix, et, prévenant jusqu’à ses défiances, il lui apprit qu’il s’était rassemblé à Cusco un grand nombre de Péruviens dont il croyait pouvoir garantir la soumission, parce qu’ils y attendaient ses ordres. Le gouverneur fit prendre aussitôt cette route à son armée. Quelques jours de marche le firent arriver à la vue de la ville ; mais ils en virent sortir une si épaisse fumée, qu’ils soupçonnèrent les Américains d’y avoir mis le feu. Un détachement de cavalerie que le gouverneur y envoya pour arrêter des effets qu’il attribuait à leur désespoir, fut repoussé avec une vigueur étonnante, et les hostilités durèrent toute la nuit ; mais, le jour suivant, Paulu ayant déclaré à la ville qu’il avait fait son accommodement, les Espagnols y furent admis sans résistance. Le butin en or et en argent fut plus riche encore que celui qu’ils apportaient de Caxamalca.

La joie du triomphe n’avait pas fait oublier au gouverneur la colonie de Saint-Michel, où il avait laissé fort peu de cavalerie. Avant son départ de Caxamalca, il y avait envoyé Belalcazar, avec dix maîtres ; détachement qui, dans une nation tremblante encore à l’approche d’un cheval, valait une armée. En arrivant, Belalcazar avait reçu les plaintes des Cagnares, peuple soumis aux Espagnols, et que cette raison exposait aux insultes continuelles de Ruminagui. Un heureux hasard fit aborder dans le même temps à Saint-Michel un grand nombre d’aventuriers partis de Nicaragua et de Panama, qui venaient chercher fortune. Il en prit deux cents hommes, dont quatre-vingts étaient à cheval, avec lesquels il marcha droit à Quito, dans la double vue d’humilier Ruminagui, et d’enlever les trésors qu’Atahualpa devait avoir laissés dans cette ville. Le général péruvien employa toutes sortes de ruses pour faire périr cette petite armée ; mais Belalcazar n’en arriva pas moins à Quito, après avoir dissipé de vains obstacles, qui ne l’arrêtèrent pas plus que les escarmouches des Américains. Il apprit à la vue des murs que Ruminagui, ayant fait assembler les femmes d’Atahualpa, et les siennes, quittaient en fort grand nombre, leur avait dit : « Vous aurez bientôt le plaisir de voir les chrétiens, et vous mènerez une vie fort agréable avec eux. » La plupart, prenant ce discours pour un badinage, se mirent à rire. Il leur en coûta cher ; il leur fit couper la tête presqu’à toutes ; ensuite, prenant la résolution d’abandonner la ville, il mit le feu à la partie du palais qui contenait les plus précieux meubles d’Huayna Capac, et la fuite le mit encore une fois à couvert des Espagnols. Ainsi Belalcazar ne trouva point d’opposition dans la ville. Le gouverneur avait envoyé dans le même temps Diègue d’Almagro vers la mer pour approfondir la vérité d’un bruit important. On répandait que don Pèdre d’Alvarado, gouverneur de Guatimala au Mexique, s’était embarqué pour le Pérou avec une grosse armée. Don Diègue, n’en apprenant rien à Saint-Michel, et sachant que Belalcazar trouvait des obstacles dans la route de Quito, entreprit de lui porter du secours ; il fit plus de cent lieues pour le joindre. Il se rendit maître de quelques bourgades qui n’avaient point encore cessé de se défendre ; mais, n’ayant pas trouvé dans ces pays toutes les richesses qu’on lui avait fait espérer, il prit le parti de retourner à Cusco, et de laisser Belalcazar en possession de sa conquête.

Cependant le bruit qui regardait Alvarado n’était pas sans fondement. Fernand Cortez, après avoir soumis le Mexique, avait donné à ce brave capitaine, pour prix de ses glorieux services, la province de Guatimala, dont le gouvernement lui avait été confirmé par l’empereur. Alvarado ne put ignorer long-temps ce qui se passait au Pérou : il fit demander à la cour d’Espagne qu’il lui fût permis de s’employer à cette nouvelle conquête ; et dans un temps où ces faveurs s’accordaient comme au hasard, sa demande ne pouvait être rejetée. Avec l’ardeur dont on l’a vu rempli pour l’or et pour la gloire, il envoya aussitôt Garcias Holguin reconnaître la côte du Pérou, et lui préparer des ouvertures. Sur le récit de la prodigieuse quantité d’or que les Pizarre y avaient trouvée, il résolut d’y passer, persuadé qu’en laissant les premiers vainqueurs à Caxamalca, il pouvait remonter la côte et pénétrer à Cusco. On suppose qu’il croyait cette ville hors des bornes que la cour avait assignées au gouvernement de François Pizarre, et qu’il ne voulait donner aucune atteinte aux prétentions d’autrui. Cependant, étant informé qu’on équipait à Nicaragua deux grands vaisseaux avec un secours d’hommes et d’argent pour les Pizarre, il eut l’adresse de s’en approcher et de s’en saisir pendant la nuit, avec cinq cents hommes, qui s’embarquèrent sous ses ordres. Il alla prendre terre dans la province de Puerto-Viéjo, d’où, marchant vers l’orient, presque sous l’équateur, il eut beaucoup à souffrir dans des montagnes que les Espagnols ont nommées Arcabucos. La faim et la soif y auraient fait périr tous ses gens, s’ils n’eussent trouvé certaines cannes de la grosseur de la jambe, creuses et remplies d’une eau fort douce, qu’on y croit formée de la rosée qui s’y amasse pendant la nuit. Contre la faim, ils n’eurent point d’autres ressources que de manger leurs chevaux. Des cendres chaudes, qui tombaient sur eux comme en pluie, leur causèrent une autre espèce d’incommodité pendant la plus grande partie du chemin : ils apprirent dans la suite qu’elles venaient d’un volcan voisin de Quito, dont l’action est si violente, qu’il pousse quelquefois cette abondance de cendres à plus de quatre-vingts lieues, avec un bruit qui se fait entendre encore plus loin. Souvent ils étaient obligés de s’ouvrir le passage en coupant les broussailles avec la hache et le sabre : leur consolation, dans une marche si pénible, était de trouver un grand nombre d’émeraudes ; mais ensuite il fallut passer une chaîne d’autres montagnes, où la neige, qui ne cessait pas d’y tomber, rendait le froid si perçant, qu’il y périt soixante hommes. Un Espagnol, qui avait sa femme et deux petites filles, les voyant tomber de lassitude, et se trouvant hors d’état de les porter ou de leur donner d’autres secours, aima mieux périr avec elles que de se sauver, comme il le pouvait, en prenant la résolution de les abandonner : ils gelèrent ensemble. Enfin l’on arriva dans la province de Quito, où les montagnes, quoique fort hautes et couvertes de neige, sont du moins entrecoupées par des vallées fertiles ; mais, dans le même temps, une grande fonte de neige en fit tomber des torrens d’eau, qui entraînèrent une grosse bourgade nommée Contiéga, et qui se répandirent dans tout le pays avec une affreuse inondation. Alvarado ne dut qu’à son courage le bonheur qu’il eut de surmonter tant d’obstacles.

Almagro n’ayant pu douter que les Espagnols dont on lui apprenait l’arrivée ne fussent Alvarado et ceux qu’il avait inutilement cherchés à Saint-Michel, prit le parti de recourir à un accommodement. La négociation fut terminée en vingt-quatre heures par deux traités, dont l’un fut publié sur-le-champ, et l’autre tenu secret. Le premier portait qu’Alvarado entrerait en partage du butin déjà fait, comme de celui qu’on ferait à l’avenir ; qu’il remonterait sur sa flotte pour aller découvrir de nouvelles provinces au midi ; que François Pizarre et Diègue d’Almagro travailleraient à pacifier ce qu’ils avaient découvert et conquis, et que les gens de guerre des deux partis seraient libres d’aller ou par mer à la découverte, ou par terre à la conquête des provinces septentrionales. Ces conditions n’étaient qu’un voile pour mettre à couvert l’honneur des deux chefs. Alvarado avait dans sa troupe, des aventuriers d’une haute naissance, qu’il n’osait mécontenter ouvertement. Il prévit que, se voyant proposer des découvertes incertaines, la plupart préféreraient de s’arrêter au Pérou, et l’événement vérifia ses conjectures. De son côté, il n’avait stipulé que pour lui par le traité secret ; on lui promettait de lui compter, pour ses vaisseaux, ses chevaux et ses munitions de guerre, cent mille pesos d’or, à condition qu’il retournerait dans son gouvernement de Guatimala, et qu’il s’engagerait par serment à ne pas revenir au Pérou du vivant des deux associés. Une partie de ses gens le quitta, comme il l’avait prévu pour aller s’établir à Quito, où Belalcazar fut en même temps renvoyé pour entretenir les peuples dans la soumission.

On a vu que Pizarre, se rendant à Cusco, avait perdu quelques Espagnols dans une des attaque de Quisquiz : la plupart n’avaient été que blessés et pris : on en comptait dix-sept. Quisquiz, ayant pris le parti de la retraite, les conduisit à Caxamalca, où se rendit aussi l’inca Titu-Autachu, un des frères du feu roi. Ce prince entreprit de discerner parmi ces Espagnols, et de punir ceux qui avaient contribué à la mort d’Atahualpa. Cuella fut reconnu pour celui qui avait signifié au roi la sentence de mort en qualité de greffier, et qui avait assisté à l’exécution : il fut étranglé au même poteau, avec les mêmes formalités qu’il avait exercées. Les Péruviens surent que Chaves, Haro et quelques autres, avaient pris la défense d’Atahualpa. Non-seulement ils leur accordèrent la vie, mais ils prirent soin de faire guérir leurs blessures, les traitèrent avec toutes sortes de caresses, et leur firent de riches présens ; ensuite, pensent à leur rendre la liberté, ils entamèrent avec eux une négociation de paix, dont les principaux articles étaient la cessation des hostilités et l’oubli des injures. Ils demandaient une solide et durable amitié entre les Péruviens et les Espagnols ; mais ils supposaient qu’on ne contesterait point le bandeau royal à Manco Inca, qu’ils reconnaissaient pour l’héritier légitime du trône, et qu’ils seraient traités en alliés par les Espagnols, comme ils promettaient que l’ordonnance du feu roi, par laquelle il avait défendu à ses sujets de nuire aux chrétiens et à leur religion, serait fidèlement observée. Enfin ils faisaient prier le gouverneur de renvoyer au plus tôt cette capitulation à la cour Impériale, pour en obtenir la ratification. Quant à la proposition qu’on leur fit d’embrasser le christianisme, leur réponse mérite d’être remarquée.

Ils dirent « que, loin de rejeter la religion chrétienne, ils souhaitaient d’en être instruits ; qu’ils priaient le gouverneur de leur envoyer des prêtres, et qu’ils en témoigneaient leur reconnaissance ; qu’ils savaient bien que la religion des Espagnols était meilleure que celle de leur pays ; que leur inca Huayna Capac les en avait assurés avant sa mort, et leur avait recommandé d’obéir à des étrangers qui arriveraient bientôt dans ses états ; que cet ordre d’un roi dont ils honoraient beaucoup la sagesse et la bonté les obligeait de servir les Espagnols aux dépens même de leur vie, comme Atahualpa leur en avait donné l’exemple. » Quel témoignage authentique contre les Espagnols que cette docilité des Péruviens ! Comment peuvent-ils colorer leur tyrannie et leur cruauté du prétexte de la religion ? N’est-il pas évident, au contraire, qu’ils firent détester à force de crimes cette même religion que les peuples du Pérou étaient près d’embrasser et de chérir ?

Titu-Autachu mourut peu de temps après le départ des prisonniers espagnols. Ayant d’expirer, il fit appeler Quisquiz et les autres capitaines, pour leur enjoindre de vivre en paix avec les Viracochas. « Souvenez-vous, leur dit-il, qu’Huayna Capac, mon père, nous ordonna par son testament et par un oracle dont l’accomplissement a commencé sous nos yeux. Obéissez, c’est ma dernière volonté ; je vous recommande l’exécution des ordres de l’inca mon père. » En effet, ce discours, et l’espoir d’une paix dont on n’attendait plus que la ratification, portèrent Quisquiz à s’abstenir de toutes sortes d’hostilités.

Manco Inca, légitime héritier des deux rois, averti de la négociation par Titu-Autachu son frère, et par Quisquiz, eut assez bonne opinion des Viracochas pour ne pas douter qu’ils n’accordassent une paix qui leur était demandée à des conditions si raisonnables. Il voulut même aller à Cusco, et conférer personnellement avec l’apu ; c’est le titre que les Péruviens donnaient au gouverneur. Ses officiers lui conseillaient de ne traiter que les armes à la main, ils craignaient pour lui le sort d’Atahualpa qui s’était livré par une aveugle imprudence : mais il rejeta de si timides conseils. Rien de plus sage et de plus noble que le discours qu’on lui prête dans cette occasion. Il se rendit à Cusco, sans autre distinction que la frange jaune, qui était la marque de l’héritier présomptif, pour recevoir la rouge des mains de l’apu, qui la lui donna en effet ; mais pendant ce temps Almagro et Alvarado poursuivaient Quisquiz, qui fut taillé en pièces et tué par ses propres soldats. Pizarre était impatient qu’Alvarado s’éloignât de la côte maritime. Il était encore dans la vallée de Pachacamac. Ce fut dans ce lieu que le gouverneur se hâta de l’aller joindre, et de lui payer la somme stipulée par son associé. Il lui rendit tous les honneurs qui pouvaient flatter son ambition. Aux cent mille pesos d’or il en joignit cent mille autres, avec un riche présent de vaisselle d’or et d’argent, d’émeraudes et de turquoises. Il se crut obligé à cette profusion pour un homme qui venait de ruiner le plus dangereux des généraux péruviens, dont la défaite entraînait celle de la plupart des autres capitaines qui tenaient encore pour les incas. Après ces arrangemens, Alvarado partit pour son gouvernement de Guatimala, et le gouverneur envoya don Diègue à Cusco. Il lui recommanda de traiter avec douceur l’inca Manco, qu’il y avait laissé sous la garde de ses deux frères, Jean et Gonzale, et de ménager les Péruviens qui s’étaient soumis volontairement. Libre de tous ces soins, il alla fonder au bord de la mer, sur la rivière de Rimac, ou Lima, la fameuse ville à laquelle il donna le nom de los Reyes, parce qu’il en fit jeter les fondemens le 6 janvier, jour consacré à la fête des Rois.

Cependant Fernand, son frère, apportait d’heureuses nouvelles d’Espagne. L’empereur, content des affaires du Pérou, lui accorda des lettres par lesquelles François Pizarre était honoré de la dignité de marquis. Le pays qu’il avait découvert, et dont l’étendue était bornée à deux cent cinquante lieues de longueur, y était nommé la Nouvelle-Castille. Les mêmes lettres donnaient le nom de Nouvelle-Tolède au pays plus avancé vers le midi, et conféraient ce gouvernement à don Diègue d’Almagro, avec la qualité d’adelantade du Pérou. Ces heureuses nouvelles, qui furent apportées avant le retour de Fernand, et par conséquent avant l’arrivée des patentes, ne produisirent point d’aussi bons effets qu’elles semblaient le promettre. Le nouvel adelantade se trouvant à Cusco avec l’inca et les deux frères du marquis, Jean et Gonzale Pizarre, prit aussitôt la qualité de gouverneur, dans la supposition que Cusco était au-delà des deux cent cinquante lieues assignées pour le partage du marquis, et que cette ville appartenait par conséquent à la Nouvelle-Tolède, dont la cour lui donnait le gouvernement. Il ne manqua point de flatteurs qui échauffèrent son ambition et s’engagèrent à le soutenir. Les deux Pizarre ayant aussi leurs partisans, cette mésintelligence aurait causé beaucoup de désordre, si le marquis ne s’était hâté de les prévenir par son retour. Il était, alors à Truxillo, autre ville qu’il venait de fonder. Les Péruviens, charmés des espérances qu’il avait données à leur inca, le portèrent avec zèle sur leurs épaules, et lui firent faire en fort peu de temps deux cents lieues de chemin.

Almagro ne put résister à l’ascendant d’un rival que tant de grandes actions l’avaient accoutumé à respecter. À peine se furent-ils vus, que leur société reprit une nouvelle force. Pizarre, suivant l’expression de Zarate, pardonna généreusement à don Diègue, qui marqua beaucoup de confusion d’avoir formé si légèrement une entreprise pour laquelle il n’avait réellement aucun titre. Ils convinrent que l’adelantade irait faire la découverte du Chili, dont on vantait beaucoup les richesses ; et qu’ensuite, s’il n’était pas content de ce partage, le marquis lui céderait en dédommagement une partie du Pérou. Les Espagnols qui lui étaient attachés eurent la liberté de le suivre. Il n’était pas surprenant que les premiers partages eussent fait concevoir des espérances aux moindres soldats, surtout à ceux qui avaient déjà rendu quelque service. Ils faisaient monter leurs prétentions si haut, qu’un simple arquebusier aspirait à la plus haute fortune. Pizarre, qui ne se voyait point en état de les satisfaire, et qui craignait leurs cabales séditieuses, cherchait à les occuper en leur offrant de nouvelles conquêtes, où l’avidité de l’or les conduisait avec joie. Il envoya un détachement à Belalcazar, pour achever la réduction du royaume de Quito. Un autre, sous les ordres de Jean Porcello, alla soumettre le pays de Bracamores ou Pacamores. Un troisième partit pour subjuguer une province qui fut nommée Buena Ventura. Alphonse d’Alvarado, frère de Pèdre, alla conquérir avec trois cents hommes le pays de Chachapoyas, et forma l’établissement de Saint-Jean de la Frontera, dont il obtint le gouvernement.

L’adelantade partit pour son entreprise, au commencement de l’année 1535, avec cinq cent soixante-dix hommes, infanterie et cavalerie, dont plusieurs, séduits par l’espérance abandonnèrent une fortune et des maisons déjà fondées au Pérou. Manco Inca lui donna, pour l’accompagner, Paulu Inca, son frère, et le grand-prêtre des Péruviens, nommé, suivant Garcilasso, Villachumu. Il y joignit quinze mille de ses sujets, pour se rendre plus respectable aux Espagnols par ce service. Cette armée traversa d’abord la province des Charcas, où elle s’arrêta quelque temps. Il y a deux chemins qui conduisent de là au Chili ; l’un par la plaine, qui est le plus long ; l’autre par les montagnes, qui est beaucoup plus court, mais que les neiges et le froid rendent impraticables dans toute autre saison que l’été. En vain l’inca et le grand-prêtre conseillèrent à l’adelantade de prendre la plus belle de ces deux routes, il préféra la plus courte, et son obstination lui coûta cher. Outre la faim et la soif, il eut à combattre des peuples de fort grande taille, et d’une adresse extraordinaire à lancer leurs flèches ; mais rien ne lui causa tant de mal que l’excès du froid en traversant les montagnes. Un de ses capitaines, nommé Ruydas, et plusieurs autres Espagnols, en furent si réellement gelés, que, s’il en faut croire ici les historiens, cinq mois après, au retour de l’armée, on retrouva leurs corps dans le même état, c’est-à-dire debout, appuyés contre les rochers, et tenant encore dans leurs mains la bride de leurs chevaux, qui étaient gelés comme eux. Leur chair étant aussi fraîche que s’ils fussent morts le même jour, on ne fit pas difficulté, dans le besoin de vivres où l’on était, de manger celle des chevaux. À toutes ces disgrâces se joignit la perte du bagage, qu’il fallut abandonner dans les mêmes montagnes après la mort des Péruviens qui le portaient.

Les provinces du Chili, qui avaient reconnu anciennement les incas reçurent avec joie l’adelantade en faveur de l’inca et du grand-prêtre. Il paraît qu’il s’avança jusqu’au 38e. degré de latitude méridionale, mais sans être tenté d’y former aucun établissement. Peut-être fut-il effrayé par le naturel belliqueux de plusieurs nations qu’il avait reconnues, et surtout par les forces de deux seigneurs, qui dans leurs guerres mutuelles, mettaient en campagne chacun deux cent mille combattans. L’un, nommé Leuchengorma, possédait à deux lieues du continent une île consacrée à ses idoles, dans laquelle il y avait un temple servi par deux mille prêtres. Ses sujets apprirent aux Espagnols que, cinquante lieues au delà de ses terres, on trouvait, entre deux grandes rivières, une vaste province, qui n’était habitée que par des femmes, dont la reine se nommait Guaboymilla, c’est-à-dire, en langue du pays, ciel d’or, parce que, outre l’or que la nature y produisait en abondance, elles faisaient des étoffes d’une merveilleuse richesse. C’était apparemment le pays des Amazones, découvert quelques années après par Orellana ; mais l’existence de cette prétendue nation d’Amazones n’a jamais été prouvée.

Almagro revint bientôt sur ses pas ; outre les difficultés qui le rebutaient, les nouvelles qu’il reçut du soulèvement général des peuples du Pérou le ramenèrent bientôt des contrées du Chili. Manco Inca, en butte aux soupçons des espagnols et aux violences qui en étaient la suite, avait été renfermé dans la forteresse de Cusco. Le marquis étant alors à los Reyes, l’inca n’avait eu d’autre ressource contre la rigueur des officiers espagnols que de recourir à Jean Pizarre, occupé dans le même temps à réduire quelques Péruviens qui s’étaient retirés dans des rochers. Il l’avait fait prier de lui rendre la liberté pour lui sauver l’humiliation de se trouver dans les chaînes à l’arrivée de Fernand, dont on attendait incessamment le retour ; et Jean Pizarre lui avait accordé cette faveur. Fernand, revenu d’Espagne avec la qualité de chevalier de Saint-Jacques, dont l’empereur l’avait gratifié, prit beaucoup de confiance et d’amitié pour Manco. Deux mois après, ce prince lui demanda la permission d’assister à une fête, avec promesse de lui en rapporter une statue de Huayna Capac, son père, fort vantée, parce qu’on la disait d’or massif : Fernand ne fit pas difficulté d’y consentir. Le lieu de cette fête se nommait Youcay ; c’était une maison de plaisance, où se rassemblèrent quelques vieux capitaines qui s’étaient retirés dans les montagnes après la mort de Quisquiz, et qui gémissaient des malheurs de leur patrie. Manco leur exposa la capitulation réglée avec les Espagnols. Il leur représenta qu’au lieu de l’exécuter, ils l’amusaient de vaines promesses, ils bâtissaient des villes, et partageaient entre eux ses états. Il leur peignit des plus vives couleurs l’indignité de sa prison, et d’autres outrages qu’il n’avait pas cessé d’essuyer. Enfin il leur déclara qu’il était résolu de ne plus se remettre au pouvoir de ses tyrans. L’effet de cette harangue fut un engagement unanime de prendre les armes pour secouer le joug étranger. Sur un ordre de l’inca, tous les Péruviens qui n’étaient pas observés de trop près se soulevèrent depuis los Reyes jusqu’aux Chicas, c’est-à-dire dans un espace de plus de trois cents lieues. Ils se virent en peu de jours deux armées nombreuses, dont l’une marcha vers los Reyes, pour y accabler le marquis, et l’autre alla fondre sur Cusco. Dans le premier trouble des Espagnols, elle se saisit de la forteresse, qu’ils eurent beaucoup de peine à reprendre, après un siége de six ou sept jours. Jean Pizarre y fut tué d’un coup de pierre à la tête, et cette perte fut sensible à tous ceux qui estimaient sa bonté et son courage. L’inca revint avec toutes ses forces, et forma un siége régulier, qui dura huit mois.

Ce fut par ces fâcheuses nouvelles qu’Almagro fut absolument déterminé à retourner sur ses traces. Ses officiers, dont les principaux étaient Gomez d’Alvarado, l’un des frères du gouverneur de Guatimala, Diègue d’Alvarado, son oncle, Rodrigue Ordognès, l’en sollicitèrent vivement ; les uns par le désir de se faire un riche établissement au Pérou ; les autres, pour demeurer maîtres du Chili. Il s’avança par de grandes marches jusqu’à six lieues de Cusco ; et, sans avoir fait avertir Fernand Pizarre de son arrivée, il envoya proposer un accommodement à l’inca. Ses sermens ne lui avaient pas fait perdre l’envie de se rendre maître de la ville ; il croyait trouver dans les termes de ses patentes un nouveau fondement pour ses ambitieuses prétentions. L’inca lui fit proposer une entrevue, à laquelle il consentit sans défiance. Il laissa la plus grande partie de ses troupes sous les ordres de Jean Sayavedra, et, s’avançant avec peu de précaution, il donna dans une embuscade où Manco lui tua la moitié de son escorte.

Fernand Pizarre apprit son malheur aussitôt que son arrivée ; et, informé en même temps que Sayavedra était demeuré au village de Horcos avec la meilleure partie de l’armée, il sortit de Cusco à la tête de cent soixante-dix hommes. Sayavedra en fut averti, et mit en ordre de bataille trois cents Espagnols que l’adelantade lui avait laissés. Lorsqu’ils furent en présence, Fernand lui fit demander un entretien tête à tête, pour chercher ensemble quelque voie d’accommodement. Cette proposition fut acceptée. On prétend que, dans leur conférence, Fernand lui offrit une grande quantité d’or, s’il voulait remettre aux partisans du marquis les troupes qu’il commandait ; mais on ajoute que Sayavedra rejeta cette offre ; Cependant don Diègue, échappé à l’inca, avait rejoint ses gens, avec lesquels il se mit en route vers Cusco. Quatre cavaliers de Fernand, qu’il enleva lorsqu’ils cherchaient à l’observer, lui apprirent tout ce qui s’était passé au Pérou depuis le soulèvement des Américains. Manco et ses capitaines avaient tué plus de six cents Espagnols, et brûlé une partie des édifices de Cusco.

Cette nouvelle parut le toucher beaucoup : mais elle ne fit qu’augmenter la passion qu’il avait de se voir maître d’une ville dont il voulait faire le centre de son gouvernement. Il se hâta d’envoyer ses provisions au conseil royal que les Pizarre y avaient établi, en priant les chefs de le recevoir pour leur gouverneur, parce que les bornes prescrites au marquis ne s’étendaient pas si loin. On lui fit répondre qu’il pouvait faire mesurer la juste étendue des deux provinces, et que, si Cusco se trouvait dans la sienne, on était prêt à reconnaître ses droits. Plusieurs personnes y furent employées sans pouvoir s’accorder sur cet important article. Les amis de l’adelantade voulaient que les lieues réglées dans les provisions du marquis fussent prises en suivant la côte maritime ou le grand chemin, et qu’on mît en ligne de compte tous les détours de l’une ou de l’autre route. De ces deux manières, son gouvernement finissait non-seulement avant la ville de Cusco, mais même avant celle de los Reyes. Au contraire, les partisans du marquis prétendaient que la mesure devait aller en ligne droite, sans détour et sans circuit, soit avec une simple corde, soit en comptant les degrés de latitude, et convenant d’un certain nombre de lieues pour chaque degré.

L’adelantade, profitant la nuit suivante du peu de précaution des deux frères Jean et Gonzale Pizarre, surprit Cusco et les fit prisonniers ; mais il ne voulut jamais consentir à les faire périr, quoique ses officiers l’en pressassent. Encouragé par ce succès, il donna la frange rouge à Paulu, pour le placer sur le trône des incas au lieu de Manco son frère, qui avait levé le siége après son embuscade, et qui s’était retiré dans les montagnes, en se plaignant d’être trahi par ses dieux.

Pendant le siége de Cusco, le marquis n’avait pas moins été menacé à los Reyes. Dans le partage de ses soins entre ses frères, dont il n’avait pu recevoir aucune information, entre Almagro, qu’il croyait massacré au Chili, et sa propre défense contre un prodigieux nombre de Péruviens qui l’enveloppaient, il s’était hâté de faire partir tout ce qu’il avait de vaisseaux, autant pour animer le courage de ses gens en leur ôtant l’espérance de se sauver par la mer, que pour faire demander du secours au commandant de Panama, au vice-roi de la Nouvelle-Espagne, et à tous les gouverneurs du Nouveau Monde. Il avait tiré les garnisons de Truxillo et de quelques autres lieux voisins. Il avait fait rappeler Alfonse d’Alvarado, avec les troupes qu’il lui avait confiées pour la découverte du pays des Chachapoyas. Le danger de ses frères causant sa plus vive inquiétude, il n’avait pas manqué de leur envoyer plusieurs fois du renfort ; mais il avait toujours ignoré le sort des divers détachemens qu’il avait fait marcher à leur secours. Quelle aurait été sa consternation s’il en eût été mieux informé ! Diègue Pizarre, son cousin, parti avec soixante-dix cavaliers, avait été tué avec eux dans un passage, à cinquante lieues de Cusco. Gonzale de Tapia, un de ses beaux frères, avait péri de même avec quatre-vingts cavaliers. Le capitaine Morgoveyo avec sa troupe, et le capitaine Gavette avec la sienne, étaient tombés aussi dans les mains des Péruviens, qui ne leur avaient fait aucun quartier. Plus de trois cents hommes envoyés successivement avaient ainsi trouvé la mort, les uns par les armes de leurs ennemis, d’autres écrasés par de grosses pierres et des pièces de rochers que les Péruviens, avaient fait rouler sur eux du haut des montagnes, dans quelques vallées étroites et profondes où ils leur avaient laissé le temps de s’engager ; et, pour comble de malheur, ceux qui périssaient les derniers ne savaient rien du sort de ceux qui les avaient précédés. On remarque que Fernand, Jean et Gonzale Pizarre, Gabriel de Reyes, Fernand Ponce de Léon, Alfonse Henriquez, le trésorier Requelme et les autres chefs de Cusco, n’ayant pas été mieux informés de la situation du marquis, s’étaient défendus avec d’autant plus de résolution jusqu’à l’arrivée d’Almagro, qu’ils s’étaient persuadé que tous les Espagnols de los Reyes, dont ils ne recevaient ni nouvelles ni secours, avaient été massacrés. Tourmenté de la même incertitude, le marquis était dans la nécessité continuelle de résister aux attaques des Péruviens ; et pendant plusieurs mois ses forces n’avaient fait que diminuer de jour en jour. Enfin l’arrivée d’Alfonse Alvarado l’avait mis en état de respirer, et de pousser même l’ennemi jusqu’aux montagnes ; mais alors il n’avait rien eu de plus pressé que de faire partir ce brave officier pour Cusco, après l’avoir nommé son lieutenant-général. Alvarado s’était mis en marche avec un corps de trois cents hommes, qui s’était trouvé grossi de deux cents par la jonction de Gomez de Tordoya ; il s’était fait jour jusqu’au pont de Lumichaca, où il avait mis en déroute une grande partie des Péruviens. Son succès ayant continué jusqu’au pont d’Abancay, c’était le fruit de ses victoires, joint à l’arrivée de l’adelantade, qui avait déterminé Manco inca à lever le siége de Cusco.

C’est ici que commencent les querelles sanglantes des capitaines espagnols qui vengèrent, mais inutilement, les malheureux Américains, témoins de tant de discordes et de fureurs, sans pouvoir en profiter. Il n’entre point dans notre plan de détailler cette suite de meurtres et de crimes, qui appartient à l’histoire particulière d’Espagne, et non aux découvertes des voyageurs ni aux entreprises des conquérans. Nous n’offrirons que les principaux événemens de cette guerre civile, dont le Nouveau Monde fut le théâtre durant quinze ans.

Tandis que le marquis restait dans son nouvel établissement de los Reyes, attaqué de tous côtés par les Péruviens, Fernand Pizarre, son frère, combattit si heureusement Almagro, leur ennemi commun, auprès de Cusco, que la défaite de ce dernier fut entière. Il fut fait prisonnier ; l’arrêt de sa mort suivit de près sa défaite : il fut étranglé en prison, et ensuite décapité dans la place publique de Cusco. Sa mort était légitime sans doute, puisqu’il avait attaqué le vice-roi, dont il n’était que le lieutenant ; mais il fit à Fernand des reproches amers et fondé sur son ingratitude ; il lui rappela que, lorsqu’il l’avait tenu captif dans Cusco, lui et son frère Gonzale, il les avait épargnés tous les deux, contre l’avis de son armée qui demandait leur mort. Ses reproches et ses prières ne fléchirent point le vainqueur. La perte d’un concurrent si redoutable parut nécessaire : on insulta même à la faiblesse qu’il eut de demander la vie, et Almagro n’eut que la honte inutile d’avoir démenti à ses derniers momens le courage qu’il avait toujours signalé.

C’était un aventurier d’une naissance obscure comme les Pizarre, sans éducation, sans vertus, qui ne dut sa fortune qu’à son audace, et que l’ambition éleva aux grandeurs et conduisit à l’échafaud.

Son fils, élevé par un gentilhomme espagnol nommé Herrada, ennemi des Pizarre, ne s’occupa que des projets de vengeance ; il saisit le moment où Fernand Pizarre était allé en Espagne, et Gonzale dans le pays de Canela ; et, de concert avec les amis et les partisans d’Almagro, qu’on appelait les voyageurs du Chili, parce qu’ils l’avaient suivi dans cette contrée, il conçut l’étrange projet d’assassiner le vice-roi du Pérou en plein jour, au milieu de son palais de Cusco. Herrada était à la tête de la conspiration, qui n’eût jamais pu réussir, si le marquis, aussi aveuglé par la confiance que ses ennemis l’étaient par la fureur, n’eût méprisé tous les avis qu’on lui donnait, et dédaigné toutes les précautions. Le jour de Saint-Jean, au mois de juin 1541, Herrada, suivi de dix ou douze de ses complices, marche l’épée à la main vers le palais du vice-roi, en criant : « Meure le tyran ! meure le traître ! » Il entre ; quelques domestiques sont égorgés ; d’autres prennent la fuite. Le secrétaire du marquis saute par la fenêtre, tenant entre les dents son bâton de commandement. Quelques amis du vice-roi sont tués à ses côtés. Il reste seul, n’ayant pas, dans un trouble si imprévu, donné la moindre marque de crainte. Entouré d’assassins, il se défend avec une bravoure incroyable, en tue plusieurs, en blesse un plus grand nombre, et tombe enfin percé à la gorge d’un coup mortel.

Telle fut la fin d’un des plus célèbres conquérans du Nouveau Monde. Nul de ceux que la fortune y distingua n’eut plus de grandeur d’âme, un courage plus extraordinaire, et ne fut plus élevé par la force de son caractère au-dessus de toutes les craintes, de tous les dangers, de toutes les épreuves. C’est à cette constance inébranlable, qui, sous le poids des maux présens, ose encore envisager ceux de l’avenir, que l’Espagne fut redevable de l’empire du Pérou. C’est le séjour de Pizarre dans l’île Gorgone qui livra à l’heureux Charles-Quint tous les trésors du Potose. Pizarre était d’autant plus digne de les conquérir, qu’il savait les prodiguer. La libéralité était en lui aussi extrême que la valeur ; et, pour la faire connaître d’un mot, le maître du Pérou ne laissa rien en mourant. Méprisant l’or et cherchant les périls, il était né pour la gloire et pour commander. Son ascendant naturel subjuguait jusqu’à ses rivaux, ce qui rend plus excusable la confiance qui le livra à ses ennemis. Doux affable, humain, adoré de ses soldats, exposant volontiers sa vie pour le moindre d’entre eux et même pour ses domestiques, on ne peut lui reprocher que la mort d’Atahualpa, qu’il permit, et qu’il crut devoir permettre : tant il est difficile à l’ambition de se séparer de l’injustice et de la cruauté !

Cependant Vacca de Castro, envoyé par la cour pour rétablir l’ordre, arrivait à Panama. Sa commission lui déférait le commandement général en cas que le vice-roi mourût. Devenu gouverneur du Pérou par la mort de Pizarre, il se fit reconnaître des principaux commandans, et Holguin Garcias et Alfonse d’Alvarado se joignirent à lui avec l’élite des troupes espagnoles. Le jeune d’Almagro, sommé de reconnaître l’autorité royale, pour toute réponse fit pendre le député de Castro. On se battit avec toute la fureur qu’annonçait ce premier acte de violence. La victoire fut long-temps disputée. Elle fut due principalement à la bravoure déterminée de François Carjaval, l’un des officiers de Castro, et alors âgé de plus de quatre-vingts ans. Cet aventurier, dont le nom est si fameux et si exécrable dans l’histoire du Nouveau Monde, est peut-être, de tous les brigands qui le dévastèrent, celui qui commit le plus de forfaits et qui versa le plus de sang. Nous aurons bientôt occasion de le faire connaître davantage quand nous le verrons passer lui-même dans le parti de la rébellion, et finir par le plus horrible des supplices une des plus longues carrières que l’on puisse reprocher à la nature.

Il n’avait d’autre bonne qualités que la valeur, mais dans le plus haut degré. À cette journée de Chapas, si funeste au jeune d’Almagro, on le vit, à la tête de l’infanterie royale, que foudroyait le canon ennemi animer les soldats par son exemple et par ses discours. Il était épais de taille. « Ne craignez pas l’artillerie, leur disait-il : ce n’est que du bruit. Je suis aussi gros que deux de vous ensemble et cependant combien de boulets passent auprès de moi sans me toucher ! » Il jeta sa cotte de mailles et son casque, et, l’épée à la main, il marcha vers l’artillerie des rebelles, s’en rendit maître, la tourna contre eux, et décida la victoire.

D’Almagro fut tué dans la déroute, et laissa le champ de bataille couvert de morts, après s’être battu lui-même en désespéré. Mais les troubles de l’Amérique n’étaient pas à leur terme, et les Pizarre, qui avaient donné le Pérou à l’Espagne, devaient y trouver leur tombeau.

Las Casas, sorti de sa retraite pour signaler en faveur des Péruviens le même zèle qui avait adouci le sort des peuples du Mexique, s’était fait entendre encore à la cour, et, sur ses représentations, elle avait accordé à ses nouveaux sujets des lois de douceur. L’audience royale de Cusco et celle de los Reyes devaient s’établir sur les mêmes principes que celle du Mexique ; et les Américains du Pérou devaient être traités comme peuples conquis, et non comme esclaves. Blasco de Véla fut nommé président de la juridiction royale, et chargé de faire exécuter les nouveaux règlemens. C’était un homme ferme jusqu’à la dureté, et qui dans une commission de bienfaisance, mit une rigueur tyrannique très-propre à détruire tout le bien qu’on voulait faire. La conquête était récente ; et ces guerriers qu’on avait récompensés en leur donnant des terres avec un certain nombre d’esclaves pour eux et pour leurs enfans, se plaignaient, non sans quelque raison, qu’on leur manquait de parole, et qu’on leur arrachait une fortune qui était le prix de leurs travaux. De la douceur, des ménagemens, des indemnités, voilà ce que prescrivait cette prudence qui veut de la mesure dans le bien et qui ne permet pas de léser l’un pour soulager l’autre. Véla ne répondait aux représentations et aux plaintes que par des punitions et des outrages. Il déployait ce faste d’autorité trop ordinaire dans ceux de son état qui se plaisent trop souvent, par une sorte de rivalité mal entendue, à écraser la fierté militaire sous le rigorisme de la loi. Castro lui-même, quoique très-soumis aux ordres de la cour, fut mis en prison sous les soupçons les plus légers et les plus injustes. Véla semblait armé contre tout autre pouvoir que le sien, et se plaisait à prévoir et à supposer la résistance pour avoir droit de punir. Bientôt le soulèvement fut général : c’est au milieu de cette fermentation que périt Manco Inca. Après ses premiers efforts contre la puissance espagnole, il s’était retiré dans les montagnes. Quelques partisans du jeune Almagro, qui s’étaient enfuis dans le même asile, crurent le moment favorable pour faire leur traité avec le président, alors ennemi du gouverneur. Ils lui firent demander de la part de Manco Inca et de la leur la permission de le venir trouver et de lui offrir leurs soumissions et leurs services. Ils l’obtinrent aisément d’un homme qui ne songeait qu’à grossir son parti, et qui se sentait flatté d’avoir entre les mains l’héritier du trône d’Atahualpa. Mais un événement étrange et imprévu trompa ses espérances. Gomez Perez, celui qui avait été député auprès de Véla, était retourné dans la retraite de l’inca pour lui annoncer le succès de sa négociation. Ils jouaient ensemble, Manco s’aperçut que Perez le trompait : il prit à part un de ses officiers, et lui ordonna de tuer Perez la première fois qu’il le verrait tromper au jeu. Une femme entendit cet ordre, et le redit à Perez, qui sur-le-champ tira son poignard et perça Manco Inca d’un coup mortel. Les Péruviens, indignés, massacrèrent Perez et les Espagnols ; et, choisissant pour leur chef le fils du prince mort, ils se cachèrent dans les endroits de leurs montagnes les plus inaccessibles.

Gonzale Pizarre, retiré dans la province de Charcas, dont il avait obtenu le gouvernement, observait avec une joie secrète tous les mouvement qui agitaient le Pérou ; et brûlait d’en profiter. Toujours dévoré du désir de remplacer son frère dans une place qu’il regardait comme l’héritage de la famille des Pizarre, comptant d’ailleurs sur la quantité de partisans que cette famille avait conservés dans un pays où elle avait été toute-puissante, et se refuserait lui-même à sa fortune, s’il ne se portait pas pour le chef de tous les mécontens dont le nombre grossissait tous les jours. Il s’avança avec deux compagnies de cavalerie vers Cusco, où l’on attendait, en tremblant, l’arrivée du vice-roi, et les nouvelles ordonnances déjà promulguées à los Reyes. Il y fut reçu comme un dieu tutélaire, et élu syndic de la ville. Il marche aussitôt vers los Reyes ; et, quoique abandonné d’une partie des siens dans sa route, il ne perd point courage. Quelques-uns de ses officiers conspirèrent de le livrer au président ; il découvre leur dessein et les fait pendre. Véla s’enfuit de los Reyes, et Pizarre s’y fait nommer vice-roi par les auditeurs de l’audience royale : il poursuit Véla jusqu’à Quito, et lui livre bataille sous les murs de cette ville. Véla tombe frappé d’un coup de hache, et on lui coupe la tête. Dans le même temps, Carvajal, qui s’était attaché à la fortune des Pizarre, battait Royas et Centeno, lieutenans de Véla, et se baignait dans le sang de ses prisonniers que le bourreau massacrait devant lui ; et comme si la fortune eût pris plaisir à prodiguer des faveurs de toute espèce à ce brigand féroce avant de les lui faire expier, elle le mène à dix-huit lieues de Plata, aux mines de Potosi récemment découvertes, et les plus riches de toutes celles du Pérou. Aussi altéré d’or que de sang, il s’empare de tous les revenus des mines, ne réservant que la part de Pizarre et celle du roi d’Espagne.

Pizarre revint à los Reyes, où il fut reçu avec tout l’appareil du plus magnifique triomphe. Bientôt lui-même, ébloui de sa prospérité, il se rendit odieux par son orgueil : il ne paraissait plus en public qu’avec une garde nombreuse. Personne n’osait s’asseoir en sa présence, et rarement il faisait à quelqu’un l’honneur de se découvrir pour le saluer. Fier de ses succès, il défiait tout haut Charles-Quint de lui disputer le Pérou ; et, doublement imprudent, comptait trop sur ceux qu’il avait à ses ordres, et les ménageait trop peu.

Cependant la cour, informée des troubles du Nouveau Monde, avait dépêché un nouveau commissaire pour régler et pacifier tout. C’était la Gasca, conseiller de l’inquisition, nommé président de l’audience royale du Pérou, chargé de lettres qui ordonnaient à Pizarre de lui obéir en tout, et lui permettaient de lever des troupes, s’il en avait besoin pour soutenir l’autorité royale.

La flotte de Pizarre, qui était sur les côtes, composée de quatre vaisseaux et commandée par Hinojosa, se soumit d’abord au président. Pizarre, furieux de cette perte, rejeta avec mépris toutes les propositions de la Gasca, et se prépara à la guerre, secondé de Carvajal, qui était revenu à los Reyes avec cent cinquante chevaux, trois mille arquebusiers et d’immenses trésors. Ses troupes et celles de Pizarre étaient couvertes d’or et de broderie. Gonzale fit signer à tous ses officiers un serment solennel de ne le jamais quitter ; mais la désertion ne se mit pas moins dans ses troupes. Il avait placé son camp près de los Reyes, et le voisinage de la flotte ennemie qui s’était avancée vers la côte, favorisait l’évasion des transfuges qu’on envoyait prendre dans des canots. Les ordres violens que donna Pizarre accrurent le mal au lieu de le diminuer, il fit publier qu’on tuerait sur-le-champ, et sans forme de procès, tous ceux qu’on rencontrerait hors du camp : c’était le sanguinaire Carvajal qui échauffait de ses fureurs un esprit déjà porté par lui-même à la cruauté et troublé par le péril. Le nombre des déserteurs augmentait à tout moment malgré les exécutions et les supplices. Pizarre s’éloigne enfin de los Reyes, et aussitôt la ville se soumet au roi. Il se retire vers Cusco ; et ayant rejoint deux de ses lieutenans, Acosta et Poelle, il remporte un avantage considérable sur Centeno, qui commandait un détachement aux ordres de la Gasca. Tout se prépare pour un combat général, mais à peine le président fut-il en présence avec son armée, que celle de Pizarre passa toute entière sous les enseignes royales ; lui-même fut forcé de remettre son épée. Carjaval fut pris dans un marais en voulant se sauver. Leur procès ne fut pas long à instruire ; Pizarre fut condamné à perdre la tête, et Carvajal à être écartelé. Ce dernier avait quatre-vingt-quatre ans ; il mourut comme il avait vécu, bravement, et insultant tout ce qui l’approchait. La fin de Pizarre fut différente ; il mourut en chrétien résigné : il n’avait aucune des qualités de son frère, François Pizarre, si ce n’est le courage guerrier.

Carvajal avait été moine : c’était un homme atroce, d’une perversité brutale, répandant le sang avec délices, et raillant ceux qu’il égorgeait. Il avait fait périr lui seul plus de quatre cents Espagnols et plus de vingt mille Américains ; il ne connaissait pas plus le repos que la pitié. Jamais il ne quittait ses armes ni jour ni nuit ; il donnait peu et toujours sur une chaise. L’usage immodéré du vin et des liqueurs aigrissait encore son sang, et rien ne pouvait apaiser sa cruauté que la vue de l’or : il ne pardonnait qu’à ce prix. Les historiens louent beaucoup sa bravoure, mais c’était celle d’une bête féroce, que rien n’arrête quand elle a senti sa proie.

Dans le dessein de reposer l’esprit du lecteur, dégoûté de ces sanglans spectacles, nous ne pouvons mieux faire que de placer ici un événement très-singulier qui se passait à peu près vers le même temps dans l’île de Saint-Domingue, où le courage et la vertu d’un seul homme brava constamment toute la puissance espagnole, et où l’on vit enfin l’empereur Charles, le monarque du Nouveau Monde, forcé de traiter avec un chef américain. Ce chef était le cacique Henri, élevé dans la religion et la discipline des conquérans, mais qui, détestant leur cruauté, dont toute sa famille avait été la victime, avait cherché un asile contre la tyrannie.

Il n’avait pas moins de douze ou treize ans qu’il se soutenait dans les montagnes de Baorruco contre toutes les entreprises des tyrans. Le bruit de sa résolution avait d’abord attiré sous ses enseignes un grand nombre d’Américains échappés des habitations espagnoles, entre lesquels il en avait choisi trois cents qui lui avaient paru plus propres à la guerre, et qu’il avait armés de tout ce qu’il avait pu imaginer. Il s’était attaché surtout à les discipliner ; mais rien ne lui fait plus d’honneur que les bornes d’une simple défense. Divers partis qui furent envoyés contre lui ne retournèrent jamais qu’avec perte ; mais il usait de ses avantages avec une modération qui donnait un nouveau lustre à ses victoires dans les occasions mêmes où, pour affaiblir ses ennemis, il en aurait pu manquer sans reproche. Un jour, par exemple, qu’il les avait repoussés avec un grand carnage, soixante-dix Espagnols, que la fuite avait dérobés au fer des vainqueurs, rencontrèrent une caverne creusée dans le roc, et s’y cachèrent dans l’espoir de gagner la plaine à la faveur de la nuit. Ils y furent découverts par un parti d’Américains, qui, environnant la caverne, en bouchèrent toutes les ouvertures avec du bois et d’autres matières combustibles, dans le dessein d’y mettre le feu. Henri survint ; il condamna la barbarie de ces furieux, et faisant déboucher la caverne, il laissa aux Espagnols la liberté de se retirer, après s’être contenté de leur ôter leurs armes. C’était souvent l’unique butin qu’il faisait sur eux ; mais il en tirait l’avantage d’armer insensiblement ses soldats, qui commencèrent bientôt à manier parfaitement les armes de l’Europe, à l’exception de l’arquebuse, dont ils ne purent jamais faire usage.

Il parut fort surprenant aux Espagnols que des sauvages, contre lesquels ils ne daignaient employer ordinairement que des chiens, fussent capables, non-seulement de leur tenir tête, mais de les battre. Cependant ils ne connaissaient point encore tout ce qu’ils avaient à craindre de leur chef. Le jeune cacique, loin de s’endormir sur ses succès, apportait tous les soins de la prudence à ne rien perdre de ses avantages. Il avait formé des habitations dans les terrains les plus inaccessibles de la montagne : les femmes y cultivaient la terre, et prenaient soin de la volaille et des bestiaux. De bonnes meutes de chiens servaient à la chasse du cochon : ainsi l’abondance régnait dans cet affreux désert. Les mesures du cacique n’étaient pas moins sages pour sa propre sûreté : il avait cinquante braves qui ne l’abandonnaient point en campagne, et qu’il était toujours sûr de trouver pour courir avec eux aux premières nouvelles de l’approche des entremis. Dans les autres temps, quoiqu’il comptât sur la fidélité de toute sa troupe, comme il pouvait arriver que quelqu’un de ses gens tombât entre les mains des Espagnols, et se trouvât forcé par les tourmens de découvrir sa retraite, il avait soin qu’aucun d’eux ne la sût jamais ; de sorte que, s’il leur donnait quelque ordre, jamais ils ne le retrouvaient dans le lieu où ils l’avaient quitté : il postait d’ailleurs des sentinelles à toutes les avenues de ses habitations ; mais il ne se reposait pas tant sur leur vigilance, qu’il ne visitât lui-même exactement tous les postes. Ainsi le cacique était partout, et jamais on ne savait précisément où il était. Ses gens étaient persuadés qu’il ne dormait point ; et réellement il dormait fort peu ; jamais deux fois de suite au même endroit, toujours à l’écart, au milieu de deux de ses confidens, armés comme lui de toutes pièces. Après un sommeil très-court, il commençait sa ronde autour des quartiers ; et ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’ayant conservé de son éducation des sentimens de piété, il n’était guère sans un chapelet au cou ou à la main.

Cependant sa troupe avait grossi de jour en jour. Les nègres mêmes désertaient en grand nombre pour l’aller joindre ; et la terreur de son nom glaçant le courage des Espagnols, comme sa prudence déconcertait leur politique, il ne se trouvait plus personne qui eût la hardiesse de marcher contre lui. Dans la crainte même qu’il ne demeurât pas long-temps sur la défensive, un assez grand nombre de bourgades furent abandonnées, et ne se sont jamais rétablies. Le désordre ne pouvant qu’augmenter, on prit le parti de tenter la négociation. Un religieux franciscain, nommé le P. Remi, qui avait eu part à l’éducation du cacique, et qui connaissait la bonté de son naturel, se promit de lui faire goûter des propositions raisonnables, lorsqu’elles seraient accompagnées d’une bonne garantie pour l’exécution. Son offre fut acceptée : on le chargea de promettre à tous les rebellés le pardon du passé, et pour l’avenir une entière exemption de travail.

Il partit avec un plein pouvoir, dans une barque dont le pilote eut ordre de le débarquer vers l’endroit où les montagnes de Baoruco aboutissent à la mer, et de s’éloigner ensuite un peu, sans le perdre néanmoins de vue, pour être en état de lui donner du secours, s’il en demandait. À peine fut-il à terre, qu’il vit sortir des montagnes une troupe d’ Américains dont il fut bientôt environné. Il les pria de le conduire à leur chef, ou, s’ils n’osaient faire cette démarche sans sa participation, il leur proposa d’aller prendre ses ordres, en lui apprenant que le P. Remi, dont il avait été disciple à Vera-Paz, demandait à lui parler, et n’avait rien que d’agréable à lui dire. Ces soldats, qui ne connaissaient pas le franciscain, lui répondirent que leur cacique n’avait pas besoin de sa visite ; que tous les Espagnols étaient des traîtres, qu’il avait lui-même l’apparence d’un espion, et que la seule grâce qu’ils pouvaient lui faire était de ne le pas traiter avec toute la rigueur qu’ils devaient à ce titre. Ils ne laissèrent pas de lui ôter ses habits, mais ils se contentèrent de le laisser nu sur le rivage. Heureusement le cacique n’était pas loin : il accourut à la première information pour traiter plus humainement un homme dont il n’avait pas oublié le nom et les bienfaits. Il parut touché de l’état où il le vit ; il l’embrassa les larmes aux yeux, avec des excuses du traitement qu’il avait reçu. Une disposition si favorable porta aussitôt le missionnaire à parler de paix.

Henri n’y parut pas insensible ; mais il répondit qu’il ne dépendait que des Espagnols de faire cesser une guerre dans laquelle tout se bornait de sa part à se défendre contre des tyrans qui menaçaient sa liberté et sa vie ; qu’en état comme il était de venger le sang de son père et celui de son aïeul, qui avaient été brûlés vifs à Xaragua, et les maux qu’on lui avait faits à lui-même, il ne laisserait pas de garder la résolution à laquelle il s’était attaché de ne commettre aucune hostilité, s’il ne s’y voyait contraint ; qu’il n’avait pas d’autres prétentions que de se maintenir libre dans ses montagnes ; qu’il s’y croyait autorisé par le droit de la nature, et qu’il ne voyait pas sur quel fondement on voulait le forcer à la soumission pour des étrangers qui ne pouvaient appuyer leur possession que sur la violence ; qu’à l’égard de l’offre qu’on lui faisait d’un traitement plus doux, et même d’une entière liberté, il serait le plus imprudent des hommes s’il se fiait à ceux qui, depuis leur arrivée dans l’île, n’avaient fait que violer leurs promesses ; qu’au reste, il se conserverait toujours dans les principes de religion que le père lui avait inspirés, et qu’il ne rendrait jamais le christianisme responsable des violences, des brigandages, des injustices, des impiétés et des dissolutions de la plupart de ceux qui le professaient. En vain le missionnaire répliqua : il fut écouté avec respect ; mais tout son zèle ne lui fit rien obtenir de plus. On fit chercher ses habits pour les lui rendre : ils avaient été mis en pièces ; et le cacique n’en ayant pas d’autres à lui donner, il renouvela ses excuses, le conduisit jusqu’au bord de la mer, l’embrassa fort tendrement en prenant congé de lui, et rentra dans ses montagnes.

Après le mauvais succès de cette tentative, les hostilités avaient recommencé plus vivement que jamais de la part des Espagnols ; et les troupes de Henri, dont le nombre continuait d’augmenter, poussèrent si loin leurs avantages, que l’île entière était menacée. L’empereur, averti de la nécessité de finir cette guerre ou d’abandonner les établissemens, prit enfin des mesures plus efficaces. Il venait de nommer au gouvernement de la Castille d’Or François de Barrionuevo, officier d’un mérite extraordinaire et d’une expérience consommée dans les affaires du Nouveau-Monde : il lui donna ordre de passer par Espagnola avec deux cents hommes de bonnes troupes, et de n’en point sortir sans l’avoir entièrement pacifiée. Barrionuevo fut muni d’un plein pouvoir, qui n’avait pas d’autre borne que la conservation de l’honneur. On lui recommanda même de commencer par les voies de la douceur ; et dans cette vue, on lui remit une lettre pour le cacique, par laquelle sa majesté impériale l’invitait à rentrer dans l’obéissance, lui offrait une amnistie sans réserve, et le menaçait de tout le poids de sa puissance et de son indignation, s’il s’obstinait à rejeter ses offres. Ce prince avait tant à cœur la conclusion de cette affaire, que, n’ayant point alors d’autre vaisseau prêt à la navigation que celui qui avait apporté Barrionuevo lui-même en Espagne, il le lui fit donner pour ne pas retarder son départ.

En arrivant à San-Domingo, le gouverneur de la Castille d’Or présenta ses provisions à l’audience royale, et remit à l’amiral une lettre de l’empereur, qui contenait l’explication de ses ordres ; mais sa prudence lui fit souhaiter qu’on délibérât d’abord sur le sujet de sa commission et sur les moyens de l’exécuter. On doit juger de l’extrémité où l’île était réduite, par le refus que les auditeurs firent de se charger seuls d’une délibération de cette importance. Ils convoquèrent une assemblée générale, composée de tout ce que l’île avait de personnes distinguées par leurs emplois et leur expérience et les sentimens y furent si partagés, qu’on fut réduit à choisir quatre des plus anciens habitans, qui furent chargés d’en conférer entre eux, pour rapporter leur avis à l’assemblée.

Leur opinion parut fort sage sur la méthode qu’il fallait employer pour la guerre mais elle fut moins goûtée que le conseil qu’ils donnèrent de faire porter d’abord la lettre de l’empereur au cacique Henri. La difficulté n’était que de le joindre ; car depuis quelque temps on n’entendait plus parler de lui, et l’on doutait même s’il n’était pas mort : mais Barrionuevo, approuvant l’avis de quatre conseillers, qui fut confirmé par les suffrages de toute l’assemblée, entreprit de trouver le cacique, et de le ramener lui-même à la soumission.

On lui donna trente-deux hommes, résolus de courir avec lui toutes sortes de dangers ; et l’on y joignit le même nombre d’Américains fidèles, pour lui servir d’interprètes et de guides. Quelques pères franciscains furent nommés pour l’accompagner ; cet ordre eut la préférence, parce que le cacique y avait reçu son éducation. On arma une caravelle pour transporter le général et sa troupe au rivage, d’où l’on entre dans les montagnes. Elle mit deux mois entiers à ranger la côte jusqu’au port d’Yaquimo, parce que le général envoyait souvent à terre pour s’informer de la retraite du cacique : il n’en apprit rien. Le port d’Yaquimo est formé par une assez belle rivière, que Barrionuevo remonta bien loin. Il trouva d’abord une case, mais sans habitans ; un peu plus haut, il vit un champ bien ensemencé, auquel il défendit que l’on causât le moindre dommage. À peu de distance, il eut quelques indices que le cacique n’était pas loin : il s’arrêta pour lui écrire et lui donner avis de son arrivée. Il l’informait de sa commission. Sa lettre fut portée par un Américain qui s’offrit pour ce service ; mais, on n’a jamais su quel avait été son sort. Après l’avoir attendu vingt jours, le général s’engagea dans les défilés de plusieurs montagnes : il marcha pendant trois jours, avec des difficultés qu’il eut peine à soutenir. Enfin il apprit de quelques habitans que le cacique était sur un petit lac que les Espagnols ont nommé lagune du Commandeur, et qui a deux lieues de circuit ; c’est apparemment une des deux parties du lac de Xaragua. Il restait huit lieues d’un chemin dont les difficultés paraissaient insurmontables. Sur toute la route il n’y avait pas une seule branche coupée, ni la moindre trace qui pût faire juger qu’on y eut jamais passé : c’était une précaution du cacique pour empêcher qu’on ne pût découvrir sa retraite. Il fallait tout le courage du général espagnol. Chaque pas qu’il faisait dans un pays inconnu lui offrait des difficultés capables de l’effrayer. Enfin il arriva dans un village dont les maisons étaient assez bien bâties, où les vivres étaient en abondance, avec toutes les commodités dont les Américains avaient l’usage, mais sans un seul habitant ; il défendit encore qu’on y prît rien ; et seulement il s’accommoda de quelques calebasses qu’il fit remplir d’eau, parce qu’il en avait un extrême besoin. Après cette habitation il trouva un chemin fort large, qui avait été coupé dans les bois, et qu’il ne suivit pas long-temps sans rencontrer quelques Américains. Ses caresses et le petit nombre de ses gens les ayant rassurés, il apprit d’eux que le cacique n’était qu’à une demi-lieue de là ; mais que, pour aller à lui, il fallait marcher dans la lagune avec de l’eau jusqu’aux genoux, et quelquefois jusqu’à la ceinture, et traverser ensuite un défilé fort étroit. Ces difficultés ne purent le refroidir. Il s’approcha de la lagune : d’autres Américains, qui étaient dans un canot, auxquels il fit demander s’ils n’avaient pas vu un homme de leur nation qui portait une lettre à leur chef, répondirent que non, mais que le cacique était informé de l’arrivée d’un officier qui avait une lettre à lui présenter de la part de l’empereur. Alors Barrionuevo crut pouvoir avancer avec moins de précaution. Il pria les Américains de recevoir dans leur canot une femme de leur nation qu’il avait amenée, et de la conduire à leur chef, qu’elle avait servi, pour l’informer de la visite des Espagnols. Ils répondirent que le cacique était instruit de tout, et qu’ils n’osaient rien faire sans ordre. Cependant, sur de nouvelles instances, ils consentirent à prendre l’Américaine, mais ils ne voulurent jamais approcher de la rive ; et cette femme fut obligée, pour s’embarquer avec eux, de se mettre à l’eau jusqu’à la ceinture.

Le jour suivant, deux canots parurent, dans l’un desquels était l’Américaine, avec un parent du cacique, nommé Martin de Alfaro, suivi d’une troupe fort leste de soldats armés de lances et d’épées. Ce canot s’étant approché des Espagnols, Barrionuevo s’avança seul. Alfaro descendit seul aussi, et donna ordre à ses gens de s’éloigner. Après avoir salué civilement le général, il lui fit, de la part du cacique, des excuses « de ce qu’il n’était pas venu lui-même au-devant de lui : il était retenu par une incommodité ; mais il se flattait que le seigneur espagnol, étant venu si loin, voudrait bien achever le peu de chemin qui restait. » Barrionuevo reçut ce compliment d’un air satisfait, et consentit à continuer sa marche ; en vain ses gens s’efforcèrent de l’en détourner. Il ne prit même avec lui que quinze hommes ; et, sans autres armes qu’une sorte d’esponton et son épée, il ne fit pas difficulté de s’abandonner à la conduite d’Alfaro. On le mena par des chemins si rudes et si embarrassés, que souvent il était obligé de marcher sur les mains autant que sur les pieds. Ses gens se lassèrent bientôt, et le pressèrent de retourner sur ses pas, en lui représentant que le cacique voulait le jouer ou le faire périr : « Je ne contrains personne, dit l’intrépide général ; quiconque a peur est libre de retourner. Pour moi, seul, s’il le faut, j’irai jusqu’au bout. En acceptant ma commission, j’en ai compris la difficulté. Si j’y laisse la vie, je mourrai content d’avoir rempli mon devoir. »

Malgré son courage, Barrionuevo se trouva tout d’un coup si fatigué, qu’il fut contraint de s’arrêter pour prendre un peu de repos. Le bois néanmoins commençait à s’éclaircir, et l’on découvrait au travers des arbres la demeure de Henri. Alfaro prit alors les devans, à la prière du général, et demanda de sa part au cacique s’il était disposé à l’entrevue. Henri commença par gronder Alfaro de n’avoir pas fait ouvrir un chemin, et lui ordonna d’y faire travailler sur-le-champ. Ensuite il envoya dire au général qu’il pouvait avancer sans défiance. Barrionuevo se remit aussitôt en marche. Henri, le voyant paraître dans un grand désordre, tout couvert de fange, et presque hors d’état de se soutenir, courut au-devant de lui, et témoigna une grande confusion de lui avoir causé tant de fatigues. Le général fit une réponse honnête, mais dans laquelle il fit sentir qu’on aurait pu traiter mieux un homme de son rang, et surtout un envoyé de l’empereur. Le cacique n’épargna point les excuses ; et, le prenant par la main, il le conduisit sous un grand arbre où ils s’assirent tous deux sur des couvertures de coton. Aussitôt cinq ou six capitaines vinrent embrasser le général, et, se retirant avec la même promptitude, ils allèrent se mettre à la tête de soixante soldats armés de boucliers, d’épées et de casques. Avec les mêmes armes, les capitaines étaient ornés de panaches, et tous avaient pour cuirasse le corps entouré de grosses cordes teintes en rouge. Les deux chefs après un court entretien, qui ne consista d’abord qu’en politesses, firent éloigner un peu leurs gens et l’on prête ce discours au général espagnol.

« L’empereur, mon seigneur et le vôtre, le plus puissant de tous les souverains du monde, mais le meilleur de tous les maîtres, et qui regarde tous ses sujets comme ses enfans, n’a pu apprendre la triste situation où vous êtes réduit avec un grand nombre de vos compatriotes, et l’inquiétude où vous tenez toute cette île, sans être touché de la plus vive compassion. Les maux que vous avez faits aux Castillans, ses premiers et ses plus fidèles sujets, l’avaient d’abord irrité ; mais, lorsqu’il a su que vous étiez chrétien, et les bonnes qualités que vous avez reçues du ciel, sa colère s’est calmée, son indignation s’est changée en un désir ardent de vous voir entrer dans des sentimens plus conformes à vos lumières. Il m’envoie donc pour vous exhorter à quitter les armes, et vous offrir un pardon général, que sa bonté veut étendre à tous ceux qui ont pris parti pour vous : mais je porte aussi l’ordre de vous poursuivre sans ménagement, si vous vous obstinez dans votre révolte, et j’ai amené des forces qui m’en donnent le pouvoir. C’est ce que vous verrez encore mieux dans la lettre dont je suis chargé pour vous. Vous n’ignorez pas ce qu’il m’en a coûté pour vous l’apporter moi-même. J’ai méprisé les peines et les dangers pour obéir à mon souverain, et pour vous marquer particulièrement mon estime ; persuadé d’ailleurs que l’on ne devait point manquer de confiance avec un cacique en qui je sais qu’on a reconnu des sentimens dignes de sa religion et de sa naissance. »

Henri écouta ce discours avec beaucoup d’attention, et reçut avec respect la lettre de l’empereur ; mais, comme il avait mal aux yeux, il pria le général de lui en faire la lecture. Barrionuevo la fit d’une voix assez haute pour être entendue des soldats du cacique. L’empereur donnait à Henri le titre de don, et la lettre contenait en substance ce que le général avait dit. Elle finissait par assurer les Américains que, s’ils se soumettaient de bonne grâce, l’audience royale avait ordre de leur assigner des terres où ils pussent vivre avec tous les avantages de l’abondance et de la liberté. Après la lecture, le général rendit la lettre au cacique, qui la baisa et la mit respectueusement sur sa tête. Il reçut aussi le sauf-conduit de l’audience royale, scellé du sceau de la chancellerie ; et, l’ayant examiné, il déclara qu’ayant toujours aimé la paix, il n’avait fait la guerre que par la nécessité de se défendre ; que si jusqu’alors il avait rejeté toutes voies d’accommodement, c’était parce qu’il n’avait pas trouvé de sûreté à traiter avec les Espagnols, qui lui avaient souvent manqué de parole mais que, recevant celle de l’empereur même, il acceptait humblement une faveur à laquelle il n’aurait osé prétendre.

En achevant sa réponse, il s’approcha de ses gens, leur montra la lettre de l’empereur, et leur fit entendre qu’il ne se sentait plus que de la soumission pour un grand prince qui lui témoignait tant de bonté. Ils répondirent avec leurs acclamations ordinaires, c’est-à-dire par de grandes aspirations, qu’ils tirent avec effort du fond de leur poitrine ; après quoi, le cacique ayant rejoint Barrionuevo, ils convinrent ensemble des articles suivans : que le cacique rappellerait incessamment tous ceux qui reconnaissaient son autorité, et qui étaient répandus en différens quartiers de l’île ; qu’il les obligerait de reconnaître, à son exemple, l’empereur pour leur souverain ; qu’il ferait chercher les nègres fugitifs, et qu’à des conditions dont on conviendrait, il les forcerait de retourner à leurs maîtres ; qu’il se chargerait de retenir tous les Américains dans l’obéissance ou d’y faire rentrer ceux qui pourraient s’en écarter ; que, pour lever toute ombre de défiance, il descendrait incessamment dans la plaine, où l’audience royale lui donnerait pour son entretien un des plus nombreux troupeaux de l’empereur. Les traités ne se concluant jamais chez ces peuples que dans un festin, on se garda bien de manquer à l’ancien usage. Barrionuevo avait fait apporter de l’eau-de-vie et du riz ; les Américains fournirent le gibier et le poisson : la joie fut vive, et l’accord scellé par de nouvelles protestations. Cependant don Henri, et dona Mancia, sa femme, ne touchèrent à rien, sous prétexte qu’ils avaient déjà dîné. Ce refus qui avait un air de défiance, alarma le général ; mais, ayant eu la prudence de dissimuler, il ne trouva d’ailleurs que des apparences de bonne foi dans le cacique, qui lui promit de se rendre à San-Domingo, pour y ratifier le traité ; il voulut même qu’un de ses capitaines accompagnât le général jusqu’à cette ville, pour y saluer de sa part l’amiral, les auditeurs et tous les officiers royaux. À la vérité, on sut dans la suite que c’était un honorable espion, qui avait ordre d’observer si les démarches des Espagnols ne couvraient pas quelque nouvelle trahison ; mais il ne put rester de soupçon à Barrionuevo lorsqu’il se vit escorté jusqu’à son navire par les principaux officiers du cacique, à la tête d’un détachement bien armé. Un incident imprévu aurait pu laisser de plus justes alarmes aux Américains. La caravelle étant à l’ancre dans un petit port, aujourd’hui connu sous le nom de Jacquemel ; les Espagnols n’y furent pas plus tôt arrivés, qu’ils voulurent traiter leur escorte ; ils prodiguèrent le vin de Castille et les liqueurs fortes. La plupart des Américains en burent avec tant d’excès, qu’éprouvant de mortelles tranchées, le ressentiment de la douleur, joint au transport de l’ivresse, pouvait leur inspirer de furieuses résolutions, dans un lieu où ils étaient les plus forts. Barrionuevo, qui avait heureusement de l’huile, ne trouva point d’autre expédient que de leur en faire avaler à tous, après leur en avoir donné l’exemple ; elle leur causa des évacuations qui rétablirent promptement leur santé. En les congédiant, il leur fit des libéralités de leur goût, et les chargea de présens pour le cacique et son épouse.

Son retour porta dans la capitale une joie égale à la crainte dont on était délivré ; mais quoique les réjouissances publiques dussent laisser peu de soupçon au député de don Henri, il ne voulut faire aucune démarche qui put engager son maître, sans avoir examiné à loisir si tout ce qu’il voyait n’était pas une ruse concertée. Son nom était Gonzale ; il allait de maison en maison pour s’assurer de la disposition à l’égard du traité. On pénétra ses inquiétudes, et les caresses qu’il reçut achevèrent de les dissiper. Il prit même tant de goût pour ce nouveau genre de vie, qu’il oublia de s’en retourner au terme qu’on lui avait prescrit. Ce retardement inquiéta le cacique ; il laissa passer quelques jours, après lesquels, voulant être informé de ce qui pouvait arrêter Gonzale, il s’approcha de la ville d’Azua, presque seul en apparence, mais soutenu par ses cinquante braves qu’il avait placés dans un bois voisin. Sur l’avis qu’il fit donner dans la ville qu’il souhaitait de parler à quelqu’un des habitans, une centaine d’Espagnols vinrent bientôt à lui, et l’abordèrent avec toute l’ouverture de l’amitié. Il demanda des nouvelles de Gonzale. On lui dit que depuis quelques jours il avait passé par Azua, dans une caravelle, accompagné d’un officier castillan, nommé Pierre Roméro, qui était chargé d’un plein pouvoir de l’audience royale pour la ratification du traité. Cette assurance lui causant beaucoup de joie, il fit appeler ses gens ; on s’embrassa, et la paix fut célébrée par un nouveau festin, où don Henri, sous le prétexte d’une indisposition, se dispensa encore de toucher à rien. Dans son retour, ayant pris par Xaragua, nom qu’on donnait encore au lieu qui porte à présent celui de Léogane, il y trouva Gonzale et Roméro ; l’un qui lui confirma la sincérité des Espagnols dans le traité, et l’autre qui lui en remit la ratification avec de riches présens. Sur-le-champ il fit embarquer dans la caravelle un bon nombre de nègres fugitifs qu’il avait déjà fait arrêter ; et des deux côtés tous les ombrages s’évanouirent. Cependant il ne se hâta point de quitter ses montagnes, et les Espagnols étaient fort impatiens de l’en voir sortir.

Il en sortit enfin, mais ce ne fut qu’après avoir consommé les vivres dont il avait fait de grandes provisions : il se rendit ensuite à San-Domingo, où il signa la paix, qui n’avait encore été signée que par ses députés. On lui laissa choisir un lieu pour s’y établir avec le reste de sa nation, dont il fut déclaré prince héréditaire, exempt de tribut, avec la seule sujétion de rendre hommage à l’empereur et à ses successeurs, rois de Castille, lorsqu’il en serait sommé. Il se retira dans un lieu nommé Boya, à treize ou quatorze lieues de la capitale, vers le nord-est. Tous les Américains qui purent prouver leur descendance des premiers habitans de l’île eurent la permission de le suivre, et leur postérité subsista toujours au même lieu avec la jouissance des mêmes privilèges. Leur prince, qui prenait le titre de cacique de l’île d’Haïti, jugeait et condamnait à la mort ; mais l’appel était ouvert à l’audience royale. Ils étaient environ quatre mille lorsqu’ils furent ainsi rassemblés ; mais ce nombre diminua par degrés, de manière qu’en 1718, on le disait réduit à trente hommes et cinquante ou soixante femmes, et peut-être n’en reste-t-il plus de traces aujourd’hui.

Le désir de recevoir ce brave cacique, qui avait été l’ami de Las Casas, fut le premier motif qui fit sortir ce bon religieux de sa retraite, comme nous l’avons dit plus haut ; et la liaison de ces deux événemens peut nous servir d’excuse suffisante pour avoir placé ici cet épisode, qui d’ailleurs a dû faire quelque plaisir au lecteur.

La Gasca retourna en Espagne, rapportant à son souverain la nouvelle de la pacification du Pérou, et des trésors immenses. Don Antoine de Mendoze, alors vice-roi de la Nouvelle-Espagne, fut nommé pour aller remplir la même dignité au Pérou. On verra dans la suite chronologique des vices-rois, qui sera jointe à la description du pays, par quels degrés la paix y fut affermie avec la domination espagnole, et quelles sont proprement les parties de cette grande région, que l’Espagne peut compter entre ses provinces.

FIN DU QUATORZIÈME VOLUME.
  1. Prononciation corrompue d’Atahualpa.