Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XVI/Troisième partie/Livre V/Chapitre I

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LIVRE CINQUIÈME.

DESCRIPTION DE LA VICE-ROYAUTÉ DU RIO DE LA PLATA OU DE BUÉNOS-AYRES. HISTOIRE NATURELLE DES POSSESSIONS ESPAGNOLES DANS L’AMÉRIQUE MÉRIDIONALE.


CHAPITRE PREMIER.

Vice-royauté du Rio de la Plata.

Cette vice-royauté fut établie en 1778 : elle comprend le Paraguay, le gouvernement de Buénos-Ayres, le Tucuman et le Chaco, enfin les provinces de Charcas, La-Paz et Santa-Cruz de la Sierra, qui faisaient autrefois partie du Pérou.

Sa limite méridionale est au 38e. degré sud au Rio Negro ou Chuy, où elle confine avec la Patagonie. Les montagnes de Vilcanota, limitrophes de la province de Cusco, dans le Pérou, la bornent au nord sous le 14e. degré sud. À l’est, elle touche au Brésil et à l’Océan Atlantique, en suivant une ligne sinueuse dont le point le plus oriental est à 55° de longitude occidentale de Paris : le Chili, le grand Océan et le Pérou sont ses limites à l’ouest ; la côte de la province d’Atacama est par 72° de longitude.

Les trois provinces détachées du Pérou, et qui composent l’audience de las Charcas, sont un pays montagneux qui ressemble à la partie moyenne et haute du Pérou. C’est là que se trouvent les riches mines d’argent du Potosi, dont le nom est fameux dans tout l’univers. Quelques districts voisins des Andes sont aussi hérissés de montagnes : à ces exceptions près, toute l’étendue de la vice-royauté présente une surface unie et en partie sensiblement horizontale : les petites montagnes que l’on y aperçoit çà et là n’ont pas 90 toises d’élévation. C’est une suite de plaines arides ou marécageuses, dont la superficie offre quelquefois de vastes espaces couverts d’efflorescences salines. Cependant la partie orientale du pays, depuis le Rio de la Plata, et à l’est du Parana jusqu’au parallèle du 16e. degré, offre une suite de croupes arrondies qui se prolongent doucement et s’élèvent assez pour diminuer de ce côté l’horizon visuel. La cordillière des Andes et ses branches orientales doivent nécessairement, d’après la surface unie du pays qui est à leur pied, verser toutes leurs eaux du côté de l’est, dans une multitude de ruisseaux et de rivières ; mais seulement un très-petit nombre de ces courans d’eaux arrivent à la mer, soit directement, soit indirectement, après s’être réunis aux fleuves principaux, parce que le terrain qui borde immédiatement les croupes de la cordillière est tellement horizontal, que les eaux qui en descendent s’arrêtent dans la plaine sans prendre un cours décidé, et s’évaporent insensiblement. Ce pays ne pourra même jamais être arrosé par des canaux artificiels, et l’on n’y connaîtra jamais les moulins à eau ni les machines hydrauliques ; on ne pourra pas même y exécuter de conduite d’eau pour une fontaine, parce que le cours des rivières et des ruisseaux n’a que la pente juste qu’il faudrait pour un canal de conduite.

Le fameux fleuve du Rio de la Plata ou rivière d’argent, qui donne son nom à la vice-royauté, et qui se jette dans l’océan Atlantique par 35° de latitude sud, ne descend pas de sa source sous ce nom. Il est formé de la réunion de l’Uruguay et du Parana : celle-ci, qui est le bras principal, prend sa source dans les montagnes au nord-ouest de Rio Janeiro, entre 18° 30′ et 19° 30′ sud, où elle est formée et grossie par la réunion de beaucoup de ruisseaux : elle se dirige d’abord au sud, se joint à l’Yguazu, qui vient de l’est, puis tire fortement à l’ouest, jusqu’au 27e. degré, où, arrivée dans les plaines, elle reçoit du nord le Paraguay, qui prend naissance sous le 15e. parallèle, sur le grand plateau des montagnes appelées Sierra del Paraguay. Dans la saison pluvieuse, il forme par ses débordemens le grand lac de Xarayès. Après cette jonction, le Parana tourne droit au sud jusqu’aux 34°, où il reçoit l’Uruguay, qui vient du nord est : il coule ensuite sous le nom de la Plata, à l’est-nord-est jusqu’à la mer.

Les Espagnols furent redevables de la première découverte de ce fleuve, en 1515, à Jean Diaz de Solis, grand pilote de Castille, qui lui donna son nom, mais qui eut le malheur d’y périr par les flèches des sauvages avec une partie de ses gens. Le sort de quelques Portugais qui entrèrent peu d’années après dans le fleuve du Paraguay, par le Brésil, ne fut guère plus heureux.

Sébastien Cabot, qui avait fait, en 1496, avec son père et ses frères, la découverte de Terre-Neuve et d’une partie du continent voisin, pour Henri vii, roi d’Angleterre, se voyant négligé par les Anglais, alors trop occupés dans leur île pour songer à faire des établissemens dans le Nouveau Monde, se rendit en Espagne, où sa réputation lui fit obtenir l’emploi de grand pilote de Castille.

Cabot mit à la voile le premier avril 1526 ; il arriva à l’embouchure du fleuve qu’on nommait alors Rio de Solis, et, quoique cette embouchure soit une des plus difficiles comme une des plus grandes qu’on connaisse, ce qui lui a fait donner par les gens de mer le nom d’Enfer des Navigateurs, il franchit heureusement tous les écueils jusqu’aux îles Saint-Gabriel, auxquelles il donna ce nom, et qui commencent un peu au-dessus de Buénos-Ayres. La première, qui n’a pas moins d’une lieue de circuit, lui offrit un bon mouillage. Il y laissa ses vaisseaux pour entrer avec les chaloupes dans le canal que ces îles forment avec le continent, qu’il avait à sa droite, et de là dans l’Uruguay, qu’il prit pour le véritable fleuve. Cette méprise eut deux causes : l’une, que les îles de Saint- Gabriel, qu’il laissait à sa gauche, lui cachaient la vue du fleuve ; l’autre, que l’Uruguay est très-large lorsqu’il se joint au Parana. Il le remonta dans la même erreur ; et, trouvant à droite une petite rivière qu’il nomma Rio de San-Salvador, il y construisit un fort où il laissa Alvarez Ramon, et quelques soldats, avec ordre de pousser les observations sur le fleuve ; mais trois jours après, cet officier, ayant échoué sur un banc de sable, y fut tué par les Indiens avec une partie de ses gens. Les autres se sauvèrent à la nage et rejoignirent Cabot, qu’une si triste aventure fit retourner aux îles de Saint-Gabriel.

Il reconnut l’erreur qui lui avait fait prendre un canal pour l’autre, et, remontant l’espace d’environ trente lieues dans le véritable fleuve, il bâtit une forteresse à l’entrée d’une rivière qui sort des montagnes du Tucuman, et dont les Espagnols ont changé le nom de Zacariona en celui de Rio Tercero. Il donna au fort celui de Saint-Esprit ; mais il est plus connu dans les relations sous celui de Tour de Cabot. Il y laissa une garnison, et continua de remonter jusqu’au confluent du Paraguay et du Parana. Alors, se trouvant entre deux grandes rivières, il entra dans celle qui lui parut la plus large : on a déjà remarqué que c’est le Parana ; mais, voyant qu’il tournait trop à l’est, il retourna au confluent et remonta le Paraguay, dans la crainte de s’engager trop loin vers le Brésil ; il y fut attaqué par des Américains qui lui tuèrent vingt-cinq hommes et firent trois prisonniers. Il s’en vengea par un grand carnage de ces peuples ; il fit alliance avec d’autres, qui non-seulement lui fournirent abondamment des vivres, mais lui donnèrent des lingots pour des marchandises d’Espagne de peu de valeur. Alors, ne doutant plus que le pays n’eût des mines d’argent, il donna au Paraguay le nom de Rio de la Plata, rivière de l’argent. Quelque temps après il retourna en Espagne.

Cependant les Espagnols qui étaient restés sous la conduite d’un officier nommé Moschera avaient fait quelques réparations à la tour de Cabot ; mais ils désespérèrent bientôt de pouvoir s’y soutenir contre les Indiens, toujours irréconciliables avec leur nation. Moschera prit le parti de s’embarquer avec sa troupe sur un petit bâtiment qui était demeuré à l’ancre. Il descendit le fleuve jusqu’à la mer, et, rangeant la côte, il s’avança vers les 32 degrés de latitude, où il trouva un port commode qui lui fit naître l’idée d’y faire bâtir un petit fort. Les naturels du pays étaient fort humains. Il ensemença un terrain qu’il jugea fertile, et sa petite colonie s’établissait fort heureusement ; mais il en fut chassé par les Portugais, qui avaient déjà des établissemens dans le Brésil. Il alla chercher avec tout son monde une retraite plus paisible dans l’île de Sainte-Catherine.

Les récits et les sollicitations de Cabot avaient disposé la cour à suivre l’entreprise du Paraguay ; mais lorsqu’on eut appris qu’il n’y restait pas un Espagnol, et qu’il fallait recommencer sur de nouveaux frais, les résolutions devinrent si lentes, que la cour de Lisbonne eut le temps d’armer une nombreuse flotte qui paraissait destinée à la même expédition. On sut néanmoins qu’elle avait pris une autre route, et les Espagnols, que la nouvelle de cet armement avait paru réveiller, retombèrent dans leur première léthargie. Sébastien Cabot, dont le nom ne paraît plus entre les voyageurs du même temps, était mort, ou rebuté d’une si longue indolence. Sept ou huit ans qui s’étaient passés depuis son retour semblaient avoir fait oublier toutes ses propositions, lorsque de nouveaux motifs, ignorés des historiens, firent penser plus sérieusement que jamais à former un établissement sur le Rio de la Plata.

Jamais entreprise pour le Nouveau Monde ne s’était faite avec plus d’éclat. Don Pédro de Mendoze, grand échanson de l’empereur, en fut déclaré le chef sous le titre d’adelantade et gouverneur général de tous les pays qui seraient découverts jusqu’à la mer du Sud. À la vérité, il devait y transporter à ses frais, en deux voyages, mille hommes et cent chevaux, des armes, des munitions et des vivres pour un an ; mais, entre une pension viagère de deux mille ducats qui lui était accordée par la cour, on lui donnait à prendre de grosses sommes sur les fruits de sa conquête. Il était nommé grand alcade et alguazil major de trois forteresses qu’il avait ordre de faire construire, et ces deux charges devaient être héréditaires dans sa famille.

Les ordres étaient donnés pour armer à Cadix une flotte de quatorze voiles. De si grands préparatifs, et le bruit des richesses du Rio de la Plata, bien établi par la renommée, attirèrent tant d’aventuriers, que le premier armement, qui ne devait être que de cinq cents hommes, fut de douze cents, parmi lesquels ou comptait plus de trente seigneurs, la plupart aînés de leurs maisons, plusieurs officiers, et quantité de Flamands. On assure que nulle colonie espagnole du Nouveau Monde n’eut autant de noms illustres parmi ses fondateurs, et que la postérité de quelques-uns subsiste encore au Paraguay, surtout dans la capitale de cette province. La flotte mit à la voile dans le cours du mois d’août 1535, saison la plus propre pour le voyage ; parce que, si on n’arrive pas avant la fin de mars à l’entrée du Rio de la Plata, on court risque de manquer les brises du nord et du nord-est, et d’être surpris par les vents du sud et du sud-ouest, qui obligeraient d’hiverner au Brésil.

Mendoze eut cette précaution et n’en fut pas plus heureux. La flotte, après avoir passé la ligne, fut prise d’une violente tempête. Plusieurs vaisseaux ne se rejoignirent qu’au terme. Celui de don Diègue de Mendoze, frère de don Pèdre, et un petit nombre d’autres, arrivèrent heureusement aux îles de Saint-Gabriel ; mais l’adelantade, avec toutes les autres, fut obligé de relâcher dans le port de Rio-Janeiro. Il remit à la voile, et la flotte se trouvant réunie entre les îles de Saint-Gabriel et la rive occidentale du fleuve, don Pèdre choisit ce lieu pour son établissement, et chargea don Sanche del Campo de choisir un emplacement sûr et commode. Cet officier se détermina pour un endroit où la rive n’a point encore tourné à l’ouest, sur une pointe qui avance dans le fleuve vers le nord. L’adelantade y fit aussitôt tracer le plan d’une ville qui fut nommée Nuessa Segnora de Buenos-Ayres, parce que l’air y est très-sain. Tout le monde s’employa au travail, et bientôt les édifices furent assez nombreux pour servir de camp.

Mais les peuples du canton ne virent pas de bon œil un établissement étranger si près d’eux ; ils refusèrent des vivres. La nécessité d’employer les armes pour en obtenir donna occasion à plusieurs combats où les Espagnols furent maltraités. De trois cents hommes qui furent détachés sous Diègue de Mendoze, à peine en revint-il quatre-vingts. Il périt lui-même avec plusieurs officiers de distinction, entre lesquels un capitaine nommé Luzan fut tué au passage d’un ruisseau qui conserve encore son nom. La disette devint extrême à Buénos-Ayres, et l’adelantade n’y pouvait remédier sans risquer de perdre tout ce qui lui restait d’Espagnols. Comme il était dangereux d’accoutumer les Indiens à verser le sang des chrétiens, il défendit sous peine de mort de passer l’enceinte de la nouvelle ville ; et, craignant que la faim ne fît violer ses ordres, il mit des gardes de toutes parts, avec ordre de tirer sur ceux qui chercheraient à sortir.

Cette précaution contint les plus affamés, à l’exception d’une seule femme nommée Maldonata, qui trompa la vigilance des gardes. L’historien du Paraguay, se fiant ici au témoignage des Espagnols, raconte, sans aucune marque de doute, l’aventure de cette fugitive, et la regarde comme un trait de la Providence, vérifié par la notoriété publique. Elle mérite d’être rapportée. « Après avoir erré dans des champs déserts, Maldonata découvrit une caverne qui lui parut une retraite sûre contre tous les dangers, mais elle y trouva une cougouare femelle dont la vue la saisit de frayeur. Cependant les caresses de cet animal la rassurèrent un peu ; elle reconnut même que ces caresses étaient intéressées : la cougouare était pleine et ne pouvait mettre bas ; elle semblait demander un service que Maldonata ne craignit point de lui rendre. Lorsqu’elle fut heureusement délivrée, sa reconnaissance ne se borna point à des témoignages passagers, elle sortit pour chercher sa nourriture, et depuis ce jour elle ne manqua point d’apporter aux pieds de sa libératrice une provision qu’elle partageait avec elle : ce soin dura aussi long-temps que ses petits la retinrent dans la caverne. Lorsqu’elle les en eut tirés, Maldonata cessa de la voir, et fut réduite à chercher sa subsistance elle-même ; mais elle ne put sortir souvent sans rencontrer des Indiens qui la firent esclave. Le ciel permit qu’elle fût reprise par des Espagnols qui la ramenèrent à Buénos-Ayres. L’adelantade en était sorti. Don François Ruiz de Galan, qui commandait en son absence, homme dur jusqu’à la cruauté, savait que cette femme avait violé une loi capitale, et ne la crut pas assez punie par ses infortunes. Il donna ordre qu’elle fut liée au tronc d’un arbre en pleine campagne pour y mourir de faim, c’est-à-dire du mal dont elle avait voulu se garantir par sa fuite, ou pour y être dévorée par quelque bête féroce. Deux jours après il voulut savoir ce qu’elle était devenue. Quelques soldats qu’il chargea de cet ordre furent surpris de la trouver pleine de vie, quoique environnée de jaguars et de cougouars qui n’osaient s’approcher d’elle, parce qu’une cougouare qui était à ses pieds avec ses petits semblait la défendre. À la vue des soldats, la cougouare se retira un peu comme pour leur laisser la liberté de délier sa bienfaitrice. Maldonata leur raconta l’aventure de cet animal qu’elle avait reconnu au premier moment ; et lorsque, après lui avoir ôté ses liens, ils se disposaient à la reconduire à Buénos-Ayres, elle la caressa beaucoup, en paraissant regretter de la voir partir. Le rapport qu’ils en firent au commandant lui fit comprendre qu’il ne pouvait, sans paraître plus féroce que les cougouars mêmes, se dispenser de faire grâce à une femme que le ciel avait prise si sensiblement sous sa protection. »

L’adelantade, parti dans l’intervalle pour chercher du remède à la famine, qui lui avait déjà fait perdre deux cents hommes, avait remonté le Rio de la Plata jusqu’aux ruines de la tour de Cabot. Là, Jean d’Ayolas, son lieutenant, par lequel il s’était fait précéder, l’ayant assuré que la nation des Timbuez ne désirait que de bien vivre avec les Espagnols, et qu’il trouverait toujours des vivres chez eux ou chez les Curacoas, il fit rebâtir l’ancien fort sous le nom de Bonne-Espérance ; ensuite il donna ordre à son lieutenant de pousser les découvertes sur le fleuve avec trois barques et cinquante hommes, entre lesquels on nomme don Martinez d’Irala, don Jean Ponce de Léon, don Charles Dubrin, et don Louis Perez, frère de sainte Thérèse. Il leur recommanda de lui donner de leurs nouvelles dans l’espace de quatre mois, s’ils ne pouvaient lui en apporter eux-mêmes ; et retournant à Buénos-Ayres, pour y faire cesser les horreurs de la famine, il eut bientôt la satisfaction d’y voir arriver des secours qui n’en laissèrent plus que le souvenir. Non-seulement Gonzalas de Mendoze, qui était allé chercher des vivres au Brésil, revint sur un navire qui en était chargé, mais il fut suivi presque aussitôt de deux autres bâtimens qui amenaient Moschera et toute sa colonie de l’île de Sainte-Catherine, avec une grande abondance de provisions. La situation des Espagnols devint plus douce à Buénos-Ayres ; cependant elle était troublée par la crainte de retomber dans le même état, surtout avec les obstacles que la haine de quelques peuples voisins apportait à la culture des terres.

Ayolas, ayant remonté long-temps le fleuve, fut bien reçu des Guaranis, qui occupaient une assez grande étendue de pays sur la rive orientale, et plus encore dans l’intérieur des terres jusqu’aux frontières du Brésil. Il continua de s’avancer jusqu’à la hauteur de 20° 40′, où il trouva sur la droite un petit port qu’il nomma la Chandeleur. Les Guaranis l’avaient assuré qu’à cette hauteur, en marchant vers l’ouest, il trouverait des Américains qui avaient beaucoup d’or et d’argent. Il se fit débarquer vis-à-vis du port de la Chandeleur, où il renvoya ses bâtimens, et, les y laissant sous la conduite d’Irala, avec un petit détachement d’Espagnols, sous celle du capitaine Vergara, il se livra aux grandes espérances qu’il avait conçues sur le témoignage des Guaranis.

On ne peut douter qu’avant son départ il n’eût écrit à l’adelantade pour lui communiquer ses projets ; mais ses lettres ne parvinrent point à Buénos-Ayres. Les quatre mois s’étaient écoulés. Le silence de l’officier de la colonie auquel l’adelantade avait le plus de confiance, et qui la méritait le mieux, lui causa tant d’inquiétude, qu’il fit partir plusieurs personnes pour découvrir ce qu’il était devenu. Il avait déjà formé le dessein de retourner en Espagne. Une maladie considérable, qui augmenta son chagrin, lui fit hâter cette résolution. À peine fut-il en état de souffrir la mer, qu’il mit à la voile avec Jean de Cacères, son trésorier, après avoir nommé, en vertu de ses pouvoirs, Ayolas gouverneur et capitaine- général de la province. Il partit le désespoir dans le cœur. Lorsqu’il fut en mer, tous les élémens semblèrent conspirer contre lui. Ses provisions se trouvant épuisées ou corrompues, il fut réduit à manger d’une chienne qui était près de faire ses petits ; et cette chair infecte, jointe à ses noires agitations, lui causa une aliénation de tous les sens, qui se changea bientôt en frénésie. Il mourut dans un accès de fureur.

La ville de Buénos-Ayres, née sous de si malheureux auspices, eut encore à lutter long-temps contre l’infortune. Alfonse de Cabrera, qui fut envoyé d’Espagne en qualité d’inspecteur, ne put empêcher que la famine n’y redevînt excessive. Dans l’intervalle, Salazar et Gonzales Mendoze, qui cherchaient Ayolas, arrivèrent au port de la Chandeleur, sans avoir pu se procurer la moindre information sur son sort. On leur dit qu’Irala était chez les Payaguas, nation voisine du fleuve ; ils s’y rendirent, et l’ayant rencontré, ils firent avec lui plusieurs courses qui ne furent pas plus utiles au succès de leur commission. Enfin ils prirent le parti de retourner à la Chandeleur, d’y attacher au tronc d’un arbre un écrit par lequel ils espéraient d’apprendre à don Jean d’Ayolas, s’il revenait dans le port, tout ce qu’il lui importait de savoir. Ils l’avertissaient surtout de se défier de la nation des Payaguas, dont ils avaient éprouvé la perfidie. On prétend qu’en effet il n’y en pas de plus dangereuse au monde, parce qu’elle sait allier des manières fort douces avec un naturel extrêmement féroce, et que jamais elle n’est plus caressante que lorsqu’elle médite une trahison.

En quittant le port de la Chandeleur, Mendoze et Salazar descendirent le fleuve jusqu’au-dessous de la branche septentrionale du Pilcomayo, qui s'y jette vers les 25° de latitude. Quelques minutes au delà, ils trouvèrent une espèce de port formé par un cap qui s’avance au sud, à l’occident du fleuve. Cette situation leur ayant paru commode, ils y bâtirent un fort, qui devint bientôt une ville, aujourd’hui la capitale de la province du Paraguay, à distance presque égale du Pérou et du Brésil, et loin d’environ trois cents lieues du cap de Sainte-Marie, en suivant le fleuve. Ses fondateurs lui donnèrent le nom de l’Assomption, qu’elle porte encore.

Mendoze y resta seul, et Salazar en partit pour aller rendre compte de leur voyage à l’adelantade, qu’il croyait encore à Buénos-Ayres. Il y trouva Cabrera ; mais la ville était déjà dans une extrême disette. Une guerre avec les Indiens, où la perfidie fut employée des deux parts, augmenta la désolation. Les Espagnols y perdirent d’abord une partie de leurs forces, et, ranimés ensuite par l’arrivée de deux brigantins de leur nation, ils remportèrent une victoire éclatante. Leurs ennemis publièrent pour excuser leur défaite, qu’ils avaient vu pendant le combat un homme vêtu de blanc, l’épée nue à la main, et jetant une lumière qui les avait éblouis. On ne douta point parmi les vainqueurs que ce ne fût saint Blaise, dont la fête se célébrait le même jour ; et le penchant de leur nation pour le merveilleux leur fit choisir saint Blaise pour le principal patron de la province. Cependant cet avantage ne les empêcha point de raser le fort de Bonne-Espérance, qu’ils désespérèrent de pouvoir conserver.

La difficulté de subsister au milieu de peuplades ennemies fit languir long-temps l’établissement de Buénos-Ayres. Cette ville demeura déserte plus de quarante ans, et l’ardeur des conquêtes, ou plutôt l’avidité de l’or, qui entraînait les Espagnols au fond des terres, semblait leur avoir fait oublier qu’ils avaient besoin d’une retraite à l’entrée du fleuve pour les vaisseaux dont ils recevaient leurs troupes et leur munitions. Enfin de fréquens naufrages leur firent ouvrir les yeux. L’ordre vint de rétablir le port et la ville. Cette entreprise était devenue plus facile depuis les nouveaux établissemens qu’on avait faits dans les provinces intérieures, d’où l’on pouvait tirer des secours d’hommes pour tenir les barbares en respect. Ce fut en 1580 que don Jean Ortez de Zarate, alors gouverneur du Paraguay, ayant commencé par soumettre ceux qui pouvaient s’opposer à son dessein, fit rebâtir la ville dans le même lieu ou don Pèdre Mendoze l’avait placée, et changea son premier nom de Notre-Dame en celui de la Trinité de Buénos-Ayres.

Cependant elle resta long-temps encore dans un état qui ne faisait pas honneur à la province dont elle est comme l’échelle et la clef. Elle fut d’abord composée de differens quartiers, entre lesquels on avait laissé des vergers et des plaines. Les maisons, bâties la plupart de terre, n’avaient qu’un étage et qu’une fenêtre ; plusieurs même ne recevaient de jour que par la porte. Enfin un frère jésuite, qu’on avait fait venir pour bâtir l’église du collége, apprit aux habitans à faire des carreaux, des briques et de la chaux ; depuis, les maisons ont été bâties de pierres et de briques, et plusieurs à double étage. Deux autres frères du même ordre, l’un architecte et l’autre maçon, tous deux Italiens, après avoir achevé l’église du collége, en bâtirent deux autres et le portail de la cathédrale, tous édifices qui pourraient figurer dans les meilleures villes d’Espagne. La ville changea de face fort avantageusement. On y compte 60,000 habitans ; les rues sont larges et tirées au cordeau, la moitié à peu près est pavée. Le port est très-exposé aux vents, et les vaisseaux sont obligés de s’arrêter à trois lieues de distance, à cause des bancs de sable. Les navires de moyenne grandeur entrent dans une petite rivière longue et étroite, appelée le ruisseau de Buénos-Ayres, où l’on trouve tout ce qui est nécessaire pour décharger les marchandises, et même pour caréner les bâtimens ; mais il faut que le vent fasse monter l’eau au-dessus de son niveau ordinaire pour que ces embarcations puissent passer la barre qui est à son embouchure. Buénos-Ayres est le centre de tout le commerce des provinces du Pérou avec l’Espagne. Les marchandises y arrivent de l’Ancien Monde par mer ; celles qui sont destinées pour l’intérieur, et qui en viennent, sont transportées par des charrettes que traînent des bœufs. Les conducteurs marchent en caravanes, pour pouvoir se défendre contre les incursions des Indiens indépendans.

Elle a, par sa situation et par la bonté de l’air qu’on y respire, tout ce qui peut rendre une colonie florissante. La vue d’un tiers de l’enceinte s’étend sur de vastes campagnes toujours couvertes d’une belle verdure. Le fleuve fait les deux autres tiers de son circuit, et paraît au nord comme une vaste mer, qui n’a de borne que l’horizon. L’hiver commence dans le pays au mois de juin, le printemps au mois de septembre, l’été en décembre, l’automne en mars, et ces quatre saisons y sont fort réglées. En hiver, les pluies y sont fort abondantes, et toujours accompagnées de tonnerre et d’éclairs si terribles, que l’habitude n’en diminue pas l’horreur. Pendant l’été, l’ardeur du soleil est tempérée par de petites brises, qui s’élèvent régulièrement entre huit et neuf heures du matin.

La fertilité du terroir autour de la ville répond à l’excellence de l’air, et la nature n’y a rien épargné pour en faire un séjour délicieux. Elle est située par 25° 16′ sud, et 60° 1′ à l’ouest de Paris.

Tous les historiens conviennent que les jésuites rendirent les plus grands services dans la province de Buénos-Ayres ; et, sans eux, peut-être ne serait-on jamais parvenu à adoucir et civiliser les nations voisines. Les premiers missionnaires que l’Espagne y avait envoyés étaient des religieux de saint François, qui n’avaient encore trouvé que des obstacles à leur zèle. Les chrétiens du pays ne cessaient pas de faire des instances auprès du conseil des Indes pour en obtenir des ministres de la religion. « On commençait alors à connaître les jésuites dans l’Amérique. Ils étaient même depuis trente ans au Brésil. Depuis peu ils s’étaient établis au Pérou. Ils avaient déjà fait dans ces deux royaumes un nombre infini de conversions ; et partout on disait hautement que ce nouvel ordre, dont le fondateur était né dans le temps que Christophe Colomb commençait à découvrir le Nouveau Monde, avait reçu du ciel une mission spéciale et une grâce particulière pour y établir le royaume de Jésus-Christ. » Ce fut du pays de Charcas qu’on vit passer d’abord au Tucuman deux jésuites déjà exercés aux travaux de leur profession, qui firent faire au christianisme de merveilleux progrès dans cette province. Ensuite trois autres missionnaires du même corps arrivèrent du Brésil à Buénos-Ayres, et bientôt le Paraguay en reçut un plus grand nombre. Le récit de leurs courses et de leurs opérations évangéliques fait le fond d’un ouvrage intitulé Histoire du Paraguay. On vit naître en 1594 un collége à l’Assomption, avec tant d’ardeur de la part des habitans, que tous, jusqu’aux dames, voulurent mettre la main au travail. Les missionnaires, se distribuant les objets de leur zèle, donnèrent l’exemple des plus hautes vertus. Ils trouvèrent des obstacles, et souvent de la part des Espagnols plus que de celle des Indiens. Mais la cour d’Espagne les soutint par sa protection, et leur constance triompha de tout.

Ils avaient conçu dans le cours de leurs travaux que les conversions étaient retardées par deux principales causes : l’une, qu’on rendait le christianisme odieux aux naturels du pays par la manière dont on traitait ceux qui l’avaient embrassé ; l’autre, que tous les efforts des missionnaires pour en persuader la sainteté aux néophytes, étaient rendus inutiles par la vie licencieuse des anciens chrétiens. Là-dessus, ils formèrent le projet d’une république chrétienne, qui pût ramener, au milieu de cette barbarie, les plus beaux jours du christianisme naissant, en écartant les rigueurs par l’abolition des commandes, et le scandale du mauvais exemple par l’éloignement des Espagnols. Le plan fut présenté à Philippe iii, avec un engagement solennel à lui conserver tous les droits de la souveraineté. Il l’approuva, il l’autorisa par des ordonnances, et tous ses successeurs l’ont confirmé après lui. Quelques jésuites en avaient déjà tenté la pratique dans quatre réductions qu’ils avaient formées d’avance, et dont le succès les avait encouragés. On compte pour la première, en 1610, et par conséquent pour le berceau de toutes les autres, celle de Lorette, sur la rivière de Paranapam. Telle fut l’origine de ce qu’on nomme les missions du Paraguay, gouvernées pendant cent quarante ans par les jésuites, et, depuis la destruction de cette société, soumises immédiatement au gouvernement espagnol.

Au nom de ces missions la curiosité se réveille, et l’on désire des éclaircissemens sur ces contrées lointaines, où des hommes, dont la politique a été partout ailleurs l’objet de tant de reproches, acquirent par la persuasion une sorte d’empire, la plus respectable de toutes, et qui a obtenu autant d’éloges que les autres établissemens ont essuyé de censures. Nous nous bornerons à rapporter les propres termes d’Ulloa, juge oculaire et impartial.

« Les missions du Paraguay ne se bornent pas à la province de ce nom ; elles s’étendent en partie sur les territoires de Santa-Cruz de la Sierra, de Tucuman et de Buénos-Ayres. Depuis près d’un siècle et demi qu’elles ont commencé, on y a converti quantité de nations répandues dans les terres de ces quatre évêchés. Les jésuites, avec leur zèle ordinaire, commencèrent cette conquête spirituelle par les Guaranis, dont les uns habitaient les bords de l’Uruguay et du Parana, et les autres, cent lieues plus haut. Les Portugais, ne songeant qu’à l’avantage de leurs propres colonies, faisaient des courses continuelles sur ces peuples, enlevaient pour l’esclavage ceux qui tombaient entre leurs mains, et les employaient aux plantations ; mais, pour mettre les nouveaux convertis à couvert de cette disgrâce, on prit le parti de les transplanter, au nombre de plus de douze mille, dans les terres du Paraguay, et l’on y joignit à peu près le même nombre de ceux de Tapé, dans la seule vue de leur assurer à tous une vie plus certaine et plus tranquille. Ces peuplades, grossies avec le temps par de nouvelles conversions, augmentèrent jusqu’au point, qu’en 1734, suivant une relation que je reçus de bonne main pendant mon séjour à Quito, on comptait trente-deux bourgs guaranis, qui contenaient plus de trente mille familles ; et, leur nombre croissant de jour en jour, on pensait alors à fonder trois nouveaux bourgs. Une partie de ces trente-deux peuplades est du diocèse de Buénos-Ayres, et l’autre du diocèse du Paraguay. Cette même année, il y avait sept peuplades de la nation des Chiquitos dans le diocèse de Santa-Cruz de la Sierra, et l’accroissement continuel de leurs habitans faisait penser aussi à multiplier le nombre des villages.

» Les missions du Paraguay sont environnées d’idolâtres, dont les uns vivent en bonne intelligence avec les nouveaux convertis, et les autres les menacent continuellement de leurs incursions. L’ardeur des missionnaires les conduit souvent chez ces barbares, et leurs peines n’y sont pas toujours inutiles. Ils inspirent quelquefois le goût du christianisme aux plus raisonnable, qui quittent alors leur pays, et passent dans les villages chrétiens, où ils reçoivent le baptême après les instructions convenables. À cent lieues des missions, il se trouve une nation idolâtre, nommée Guénoas, qu’il est fort difficile d’amener à la lumière de l’Évangile, non-seulement parce qu’ils sont dans l’habitude d’une vie licencieuse, mais parce qu’ayant parmi eux plusieurs métis, et même quelques Espagnols noircis de crimes, à qui la crainte du châtiment a fait chercher cet asile, le mauvais exemple qu’ils en reçoivent les éloigne des vérités qu’on leur prêche. D’ailleurs la vie oisive à laquelle ils sont accoutumés, ne subsistant que de leur chasse, sans cultiver même leurs terres, leur fait craindre le travail, qui serait une suite de leur conversion. Cependant la curiosité ou la tendresse pour leurs parens en amène plusieurs, dont quelques-uns se soumettent au joug de la religion. Il en est de même des Charuas, peuple qui habite entre le Parana et l’Uraguay ; mais ceux qui occupent les bords du Parana, depuis le bourg du Saint-Sacrement, sont plus dociles, parce qu’ils sont plus laborieux, qu’ils cultivent leurs terres, et qu’ils n’ont aucune communication avec les fugitifs. Vers la ville de Cordoue, d’autres idolâtres, nommés Pampas, sont extrêmement difficiles à convertir, quoiqu’ils viennent vendre leurs denrées dans la ville : mais ces quatre dernières nations vivent dans une paix constante avec les chrétiens. Aux environs de Santa-Fé, ville de la province de Buénos-Ayres, on trouve divers peuples guerriers, dont toute la vie se passe en excursions, qu’ils poussent souvent jusqu’aux murs de San-Yago et de Salta, dans la province de Tucuman, qu’ils ravagent. Les autres nations qui habitent depuis les confins de celles-ci jusqu’au Chiquitos, et jusqu’au lac de Xarayes, sont peu connues. Dans ces derniers temps, quelques jésuites ont pénétré chez ces peuples par la rivière de Pilcomayo, qui coule depuis le Potosi jusqu’à l’Assomption, sans avoir pu découvrir leurs habitations ; ce qu’on attribue à la vaste étendue de leur pays ou à leur humeur errante, qui ne leur permet pas de faire un long séjour dans les mêmes lieux. Vers le nord de l’Assomption, on rencontre un petit nombre d’idolâtres, dont quelques-uns, s’étant laissé approcher par des missionnaires qui cherchaient à les découvrir, les ont suivis sans répugnance aux villages chrétiens, et se sont rendus à leurs instructions. Les Chiriguans, qu’on a nommés plus d’une fois, habitent aussi du même côté, et n’aiment point qu’on leur propose de mener une vie moins libre que celle dont ils jouissent dans leurs montagnes.

» On doit comprendre que les missions du Paraguay occupent un pays considérable. En général, l’air y est fort humide et tempéré, mais froid néanmoins dans quelques parties. Le terroir est fertile en toutes sortes de grains, de fruits et de légumes. On y cultive en particulier beaucoup de coton, et l’abondance en est si grande, qu’il n’y a point de village qui n’en recueille plus de deux mille arobes, dont les Indiens fabriquent des toiles et des étoffes. On y plante beaucoup de tabac, des cannes à sucre, et une prodigieuse quantité de l’herbe qu’on nomme herbe du Paraguay, et qui fait seule un objet de commerce d’autant plus grand qu’elle ne croît que dans ce pays, d’où elle passe dans toutes les provinces du Pérou et du Chili, où il s’en fait une très-grande consommation. Ces marchandises sont envoyées à Santa-Fé et à Buénos-Ayres, où les jésuites ont un facteur particulier, qui est chargé de les vendre ; car le peu d’intelligence des Américains, surtout des Guaranis, les rend incapables de ce soin. Le commis emploie le produit de sa vente en marchandises de l’Europe, tant pour l’entretien des habitans de chaque peuplade que pour l’ornement des églises et les besoins des curés. Mais, avant l’emploi de cet argent, on lève le tribut que chaque village, ou plutôt chaque Indien doit au roi. Ces sommes sont envoyées aux caisses royales ; après quoi, sans autre retranchement, on fait le décompte de ce qui revient aux curés pour leurs appointemens et pour les pensions des caciques. Les autres denrées que le terroir produit, et le bétail qu’on y élève, servent à la nourriture des habitans. Enfin cette distribution se fait avec tant d’ordre et de sagesse, qu’on ne peut refuser sans injustice des louanges à la police que les missionnaires ont établie.

» À l’exemple des villes espagnoles, chaque peuplade a son gouverneur, ses régidors et ses alcades. Les gouverneurs sont élus par les habitans mêmes, et confirmés par les curés, qui se réservent ainsi le pouvoir de rejeter ceux dont les qualités ne conviennent point à leurs fonctions. Les alcades sont nommés tous les ans par les corrégidors, qui veillent avec eux au maintien de la paix et du bon ordre. Mais comme ces magistrats, dont les lumières sont fort bornées, pourraient abuser de leur autorité, il leur est défendu d’infliger la moindre peine sans la participation du curé, qui éclaircit l’affaire, et qui livre l’accusé au châtiment, lorsqu’il le juge coupable. C’est ordinairement la prison, ou le jeûne. Si la faute est grave, la peine sera quelques coups de fouet ; et c’est la plus grande parmi des gens qui ne commettent jamais d’assez grands crimes pour mériter une plus sévère punition. L’horreur pour le vol, pour le meurtre et les autres excès de cette nature, est établie dans toutes les peuplades par les exhortations continuelles des missionnaires. Les châtimens mêmes sont toujours précédés d’une remontrance qui dispose le coupable à les recevoir comme une correction fraternelle ; et ces ménagemens de douceur et d’affection mettent le curé à couvert de la haine et de la vengeance de celui qu’il fait punir. Aussi, loin d’être haïs de leurs Indiens, ces pères en sont si chéris et si respectés, que, quand ils les feraient châtier sans raison, ces âmes simples, qui croient leurs directeurs incapables d’erreur et d’injustice, croiraient l’avoir mérité.

» Chaque peuplade a son arsenal particulier, où l’on renferme toutes les armes qui servent, dans les cas où la guerre est indispensable, soit contre les Portugais, soit contre les nations du voisinage ; les armes sont des fusils, des épées et des baïonnettes. Tous les soirs des jours de fête, on apprend à les manier par des exercices publics. Les hommes de chaque village sont divisés en plusieurs compagnies qui ont leurs officiers, en uniforme galonné d’or ou d’argent, avec la devise de leur canton, les gouverneurs, les régidors et les alcades ont aussi des habits de cérémonie différens de ceux qu’ils portent hors de leurs fonctions.

» Tous les villages ont des écoles pour apprendre à lire et à écrire ; il y en a pour la danse et pour la musique, où l’on fait d’excellens élèves, parce qu’on n’y admet personne sans avoir consulté son inclination et ses talens. Ceux en qui l’on remarque du génie apprennent la langue latine, et quelques-uns s’y rendent fort habiles. Dans la cour de la maison du curé il y a divers ateliers de peintres, de sculpteurs, de doreurs, d’orfèvres, de serruriers, de charpentiers, de tisserands, d’horlogers, et des autres professions nécessaires ou utiles : les jeunes gens ont la liberté de choisir celle qui pique leur goût, et s’y forment par l’exemple et les leçons des maîtres. Chaque village a son église, grande et fort ornée ; les maisons des Indiens sont si bien disposées, si commodes, et meublées si proprement, que celles des Espagnols ne les valent point dans plusieurs bourgs du Pérou. Quelques-unes sont bâties de pierre, d’autres de briques crues, et la plupart de bois simples ; mais les unes et les autres sont couvertes de tuiles. Rien n’est négligé dans ces villages : il s’y trouve jusqu’à des fabriques de poudre à canon, dont une partie est réservée pour les temps de guerre, et l’autre employée aux feux d’artifice par lesquels on solennise toutes les fêtes ecclésiastiques et civiles. À la proclamation des rois d’Espagne, tous les officiers sont vêtus de neuf, et rien ne manque à la magnificence de leurs habits. Chaque église a sa chapelle de musique, composée de voix et d’instrumens ; le service divin s’y célèbre avec la même pompe que dans les églises cathédrales, et l’on vante surtout celle des processions publiques. Tous les officiers civils et militaires y paraissent en habits de cérémonie ; la milice y est en corps ; le reste du peuple porte des flambeaux, et tous marchent dans le plus grand ordre. Ces processions sont accompagnées de fort belles danses : il y a des habits particuliers et fort riches pour les danseurs.

» Entre les édifices publics de chaque village on voit une maison de force où les femmes de mauvaise vie sont renfermées ; elle sert en même temps de ce que les Espagnols nomment une béaterie, c’est-à-dire une retraite dans l’absence des maris, pour les femmes qui n’ont point de famille. On a pourvu singulièrement non-seulement à l’entretien de cette maison, mais encore à la subsistance des vieillards, des orphelins et de ceux qui sont hors d’état de gagner leur vie. Tous les habitans sont obligés de travailler deux jours de la semaine pour cultiver et semer en commun un espace de terre convenable ; ce qui s’appelle travail de la communauté. Si le produit passe les besoins, on applique le surplus à l’ornement des églises, à l’habillement des vieillards, des orphelins et des impotens : ainsi nul des habitans ne manque du nécessaire. Les tributs royaux sont payés ponctuellement. Enfin cette portion du monde est le séjour de la paix et du bonheur, et ces avantages sont dus à l’exactitude avec laquelle les lois y sont observées. Les jésuites, les curés de toutes les paroisses de cette nouvelle république ont besoin d’exciter au travail les Guaranis, qui sont naturellement paresseux ; et c’est par cette raison qu’ils prennent soin aussi de faire vendre les marchandises des fabriques, et les denrées qui proviennent de la culture des champs. Au contraire, les Chiquitos sont laborieux et ménagers : ils pourvoient d’eux-mêmes à la subsistance de leurs curés, en cultivant ensemble une plantation remplie de toutes sortes de grains et de fruits, qui suffit pour l’entretien de l’église et de son ministre. De leur côté, les curés de cette nation font des provisions de ferremens, d’étoffes et d’autres marchandises, qu’ils dorment en échange à leurs paroissiens pour de la cire et d’autres production du pays ; ils remettent ce qui leur vient par cette espèce de commerce au supérieur de leur mission, qui n’est pas le même que celui des Guaranis ; et du produit de la vente on achète de nouvelles marchandises pour les besoins de chaque communauté. Il arrive de là que les Indiens ne sont pas obligés de sortir du canton pour se procurer leurs nécessités, et que, n’ayant point de communication avec d’autres peuples, ils ne sont point exposés à contracter les vices dont on s’efforce de les préserver.

» L’administration spirituelle des peuplades n’est pas moins extraordinaire que le gouvernement politique : chaque village n’a qu’un curé ; mais il est assisté d’un autre prêtre, ou même de deux, suivant le nombre des habitans. Ces deux ou trois prêtres, servis par six jeunes garçons qui font l’office de clercs à l’église, forment dans chaque village une espèce de petit collége, où toutes les heures d’exercice sont réglées comme dans les collèges des grandes villes. La plus pénible fonction des curés est de visiter en personne les plantations des Indiens, pour les encourager au travail, surtout les Guaranis, qui abandonneraient la culture des terres, et se laisseraient manquer de tout, s’ils n’étaient excités avec une continuelle attention. Le curé n’assiste pas moins régulièrement à la boucherie publique pour la distribution des viandes, qui se fait par rations, à proportion du nombre de personnes dont chaque famille est composée ; il visite aussi les malades pour leur donner les secours spirituels et les faire servir avec charité. Ces soins, qui l’occupent presque tout le jour, lui laissent peu de temps pour d’autres fonctions dont son vicaire est chargé. C’est le vicaire, par exemple, qui chaque jour, à l’exception du jeudi et du samedi, fait le catéchisme dans l’église aux jeunes gens de l’un et de l’autre sexe, dont le nombre est si grand, qu’il passe deux mille dans chaque ville ; le dimanche, tous les habitans, sans distinction d’âge, vont recevoir les mêmes instructions.

» À la rigueur, continue Ulloa, ces curés devraient être nommés par le gouverneur, comme vice-patron des églises, et devraient être admis par l’évêque aux fonctions de leur ministère ; mais, comme il pourrait arriver qu’entre les trois sujets qui seraient présentés pour chaque nomination, le gouverneur et l’évêque ne distinguassent pas tout d’un coup le plus habile, et qu’il est à présumer que les provinciaux de l’ordre connaissent toujours mieux le mérite des sujets, les gouverneurs et les évêques ont pris le parti de leur confier leurs droits. Ainsi c’est le provincial qui nomme tous les curés. Il fait sa résidence dans le bourg de la Candelaria, qui est au centre de toutes les missions, d’où il fait ses visites dans les autres peuplades, avec le soin d’envoyer des missionnaires chez les idolâtres : il est soulagé dans ses fonctions par deux vice-supérieurs, qui résident, l’un près du Parana, l’autre près de l’Uruguay. Le roi paie les appointemens aux curés dans les missions des Guaranis. Ils montent par an à trois cents piastres, en y comprenant ceux du vicaire. Cette somme est remise à la disposition du supérieur, qui fournit tous les mois à chaque curé ce qui lui est nécessaire pour sa nourriture et son habillement. Les missions des Chiquitos, qui ont un supérieur à part, ne sont pas comprises dans cet arrangement ; et leur nation étant plus laborieuse, les curés tirent leur subsistance de son travail. »

Le seul malheur de tous ces peuples est d’être sujets à des maladies contagieuses, telles que la petite-vérole, les fièvres malignes et plusieurs autres, auxquelles ils donnent vulgairement le nom de peste, parce qu’elles font d’étranges ravages. Aussi, quelque nombreuses qu’on ait représenté les peuplades, elles ne le sont pas autant qu’elles devraient l’être pour le temps qui s’est écoulé depuis leur formation, et pour la tranquillité dont elles jouissent. Quand ces cruelles maladies règnent, les curés et leurs adjoints ne suffisent point à ce surcroît de travail, et l’on augmente le nombre des vicaires.

Jamais les jésuites ne souffrent qu’aucun habitant du Pérou, de quelque nation qu’il soit, Espagnol ou métis, entre dans leurs missions du Paraguay. On les accuse fort injustement, observe Ulloa, de vouloir cacher ce qui s’y passe, par la crainte qu’on ne partage avec eux les avantages du commerce. Leur unique vue est de maintenir dans l’innocence et la simplicité les hommes qu’ils ont fait sortir heureusement de leur barbarie, et qu’on peut compter entre les meilleurs chrétiens du monde comme entre les plus fidèles sujets de l’Espagne.

Tel était l’état des célèbres missions du Paraguay au milieu du dix-huitième siècle. Ces peuples indiens qui les composaient étaient en quelque sorte des hommes libres, qui s’étaient mis sous la protection du roi d’Espagne. Ils étaient convenus de payer un tribut annuel d’une piastre par tête ; ils s’obligeaient de joindre les armées espagnoles en cas de guerre, de s’armer à leurs frais, et de travailler aux ouvrages de fortifications. Ils rendirent de grands services à l’Espagne dans ses guerres contre les Portugais. Cependant une partie du territoire des missions fut cédée par l’Espagne au Portugal en 1757, en échange de la colonie du Saint-Sacrement, située sur le Rio de la Plata, hors des limites du Brésil. Le bruit courut que les jésuites avaient refusé de se soumettre à cette cession de territoire. Les Indiens prirent effectivement les armes ; mais ils furent défaits avec un grand carnage. La promptitude de cette défaite prouve qu’il n’y avait parmi eux ni union ni chefs. En 1767, les jésuites furent chassés de l’Amérique ; depuis leur expulsion, les moines qui furent chargés du soin de leurs peuplades n’habillèrent ni ne nourrirent les Indiens aussi bien qu’autrefois, et les accablèrent de travail. On ajoute que les marchands et les commandans militaires purent recommencer leurs exactions. La population des missions a diminué, et les Portugais ont envahi plusieurs villages.

Quelques auteurs ont cherché à noircir le tableau de ces missions, que d’autres écrivains avaient trop embelli. On a dit que les jésuites, ne considérant que leur intérêt personnel, avaient constamment tenu les Indiens dans un état de sujétion et d’abaissement moral qui les empêchait de faire des progrès dans la civilisation. Tous les Indiens étaient égaux, aucun ne pouvait rien posséder en propre. Les jésuites prétendaient que ce régime offrait la seule transition possible de l’état barbare où étaient les Indiens à une civilisation plus parfaite. Mais nul motif d’émulation ne pouvait porter ces Indiens à perfectionner les talens naturels, puisque le plus actif et le plus vertueux n’était ni mieux nourri ni mieux vêtu que les autres, et qu’il n’avait pas d’autres jouissances. Les Indiens étaient baptisés, savaient répéter par cœur quelques prières et les commandemens de Dieu ; c’était à quoi se bornait leur religion. Depuis cent cinquante ans, leurs pères spirituels ne leur avaient pas fait faire un pas de plus. Ils disaient que ces Indiens étaient de grands enfans incapables de se gouverner eux-mêmes, et qui, abandonnés à eux-mêmes, s’égorgeaient les uns les autres ; mais puisque ces grands enfans avaient commencé à se soumettre au joug de la civilisation, pourquoi ne pas les former par degrés à recevoir des instructions qui les auraient encore plus éloignés de l’état sauvage. Au reste, les premières semences jetées par les jésuites n’ont pas été entièrement perdues : les Indiens ont continué à se civiliser ; ils se vêtent à l’espagnole, soignent leurs troupeaux, et donnent de l’essor à leur industrie, qui leur procure une certaine aisance, et ils acquièrent de petites propriétés.

Revenons maintenant à la province de Buénos-Ayres. On y trouve encore sur le bord du Rio de la Plata, et à vingt lieues de son embouchure, Montevideo, ville qui est entourée d’eau de tous côtés, excepté de celui du fort, par lequel elle tient à la terre. Le port est peu profond, et exposé aux mauvais vents. Les rues de Montevideo sont larges et tirées au cordeau, mais manquent de pavés. On estime sa population à 15,000 habitans, dont la moitié à peu près demeure hors des murs.

Maldonado, à l’est de Montevideo, est à une lieue de son port, qui est vaste, sûr, et assez profond pour les grands vaisseaux. Le terrain de cette ville est uni et sablonneux.

Colonia-del-Sacramento, qui appartenait jadis aux Portugais, n’a qu’un petit port mal abrité, situé au nord-est de Buénos-Ayres.

Santa-Fé, fondée en 1573 par Jean de Garuy, sur le Parana, tout près du Rio Salado, à dix lieues au-dessus du confluent de deux rivières, et à quatre-vingts lieues au nord de Buénos-Ayres ; et Corrientes sur la même rivière, à peu de distance de son confluent avec le Paraguay, et à quatre-vingt-dix lieues au nord de Santa-Fé, sont deux villes fondées vers la fin du seizième siècle. Elles ont des rues larges et droites, et chacune 4,000 habitans. C’est par Santa-Fé que se fait le commerce de l’herbe du Paraguay avec Buénos-Ayres.

L’Assomption, sur la rive droite du Paraguay, est la capitale de la province de ce nom. Ses rues sont tortueuses ; elle est bâtie sur un sol inégal et sablonneux. On y compte 7,000 habitans. L’air en est sain et tempéré. Il y a un évêque et un collége. Cette province renferme encore d’autres colonies ; mais, à l’exception des jolies villes de Nemboucou et de Courouguati, ce que l’on aurait à en dire se réduirait à l’année de leur fondation, au nombre de leurs habitans et à leur position géographique. Les villes des Espagnols et des gens de couleur sont disposées comme en Espagne, c’est-à-dire que les maisons sont réunies, et que leur assemblage forme des rues et des places ; mais les bourgs et les villages ont leurs maisons éparses dans la campagne, à diverses distances, à l’exception d’un petit nombre qui se trouvent à côté de l’église ou de la chapelle. Les maisons des peuplades indiennes, jadis établies par les jésuites, sont couvertes de tuiles, et les murs sont en briques cuites ; celles des autres Indiens et des gens de couleur ne sont que de méchantes baraques. La population de la province du Paraguay s’élevait, au commencement du dix-neuvième siècle, à plus de 80,000 âmes.

En sortant du Paraguay à l’ouest, on entre dans le Chaco, vaste territoire qui s’étend au nord jusqu’au pied des montagnes, et qui est encore presque entièrement occupé par des tribus indigènes plus ou moins sauvages.

On s’accorde à représenter le Chaco comme un des plus beaux pays du monde ; mais cet éloge n’appartient réellement qu’à la partie que les Péruviens occupèrent d’abord. Une chaîne de montagnes qui commence à la vue de Cordoue, et qui s’étend au nord-ouest jusqu’à Santa-Cruz de la Sierra, forme de ce côté une barrière si bien gardée, surtout dans ce qu’on nomme la cordillière des Chiriguanes, qu’elle la rend inaccessible. Plusieurs de ces montagnes sont si hautes, que les vapeurs de la terre ne parviennent point à leur sommet, et que, l’air y étant toujours serein, rien n’y borne la vue. Mais l’impétuosité des vents y est telle, que souvent ils enlèvent les cavaliers de la selle, et que, pour y respirer à l’aise, il faut chercher un abri. La seule vue des précipices ferait tourner la tête aux plus intrépides, si d’épaisses nuées qu’on voit sous les pieds n’en cachaient la profondeur. C’est une tradition constante au Pérou que les Chicas et les Oréjones, qui habitaient autrefois ces mêmes montagnes, et dont plusieurs se sont réfugiés,
les uns dans le Chaco, et d’autres dans une île qui est au milieu du lac des Xarayès, portaient de l’or et de l’argent à Cusco avant l’arrivée des Espagnols.

Le P. Loçano, jésuite, dont l’historien du Paraguay emprunte ce qu’il dit du Chaco, parle de deux peuples si singuliers, qu’à peine peut-on en croire son témoignage. Notre devoir est de rapporter les faits, et d’en laisser le lecteur juge. Le premier se nomme Cullugas ; en langue péruvienne, Suripchaquins, qui signifie pied d’autruche. On les nomme ainsi parce qu’ils n’ont point de mollets aux jambes, et qu’aux talons près, leurs pieds ressemblent à ceux des autruches. Ils sont d’une taille presque gigantesque. Un cheval ne les égale point à la course. Leur valeur est redoutable, et, sans autres armes que la lance, ils ont détruit les Palamos, nation fort nombreuse. Le second n’a de monstrueux que la taille, qui est encore au-dessus de celle des Cullugas. Il n’est pas nommé ; mais un missionnaire honoré depuis de la palme du martyre assurait qu’ayant rencontré une troupe de ces Américains, il avait été surpris de les trouver si grands, qu’en levant le bras, il ne pouvait atteindre à leur tête.

En général, les Américains du Chaco sont d’une taille avantageuse : ils ont les traits du visage fort différens de ceux du commun des hommes, et les couleurs dont ils se peignent achèvent de leur donner un air effrayant. Un capitaine espagnol, qui avait servi avec honneur en Europe, ayant été commandé pour marcher contre une nation du Chaco, qui n’était pas éloignée de Santa-Fé, fut si troublé de la seule vue de ces sauvages, qu’il tomba évanoui. La plupart vont nus, et n’ont absolument sur le corps qu’une ceinture d’écorce, d’où pendent des plumes d’oiseaux de différentes couleurs ; mais dans leurs fêtes ils portent sur la tête un bonnet des mêmes plumes. En hiver, ils se couvrent d’une cape de peau assez bien passée, et ornée de diverses figures. Dans quelques nations, les femmes ne sont pas moins nues que les hommes. Leurs défauts communs sont la férocité, l’inconstance, la perfidie et l’ivrognerie ; ils ont tous de la vivacité, mais sans la moindre ouverture d’esprit pour tout ce qui ne frappe point les sens. On ne leur connaît aucune forme de gouvernement : chaque bourgade ne laisse pas d’avoir ses caciques ; mais ces chefs n’ont pas d’autre autorité que celle qu’ils peuvent obtenir par leurs qualités personnelles. Plusieurs de ces peuples sont errans, et portent avec eux tous leurs meubles, qui sont une natte, un hamac et une calebasse. Les édifices de ceux qui vivent dans des bourgades méritent à peine le nom de cabanes. Ce sont de misérables huttes de branches d’arbres, couvertes de paille ou d’herbe. Cependant quelques nations voisines de Tucuman sont vêtues et mieux logées.

Presque tous ces Américains sont anthropophages, et n’ont d’autre occupation que la guerre et le pillage : ils se sont rendus formidables aux Espagnols par leur acharnement dans le combat, et plus encore par les stratagèmes qu’ils emploient pour les surprendre. S’ils ont entrepris de piller une habitation, il n’y a rien qu’ils ne tentent pour endormir dans la confiance, ou pour écarter ceux qui peuvent la défendre. Ils cherchent pendant une année entière le moment de fondre sur eux sans s’exposer. Ils ont sans cesse des espions en campagne, qui ne marchent que la nuit, se traînant, s’il le faut, sur les coudes, qu’ils ont toujours couverts de calus. C’est ce qui a fait croire à quelques Espagnols que, par des secrets magiques, ils prenaient la forme de quelque animal pour observer ce qui se passe chez leurs ennemis. Lorsqu’eux-mêmes ils sont surpris, le désespoir les rend si furieux, qu’il n’y a point d’Espagnol qui voulût les combattre avec égalité d’armes. On a vu des femmes vendre leur vie bien cher aux soldats les mieux armés.

Leurs armes ne sont pas différentes de celles des autres Américains du continent : c’est l’arc, la flèche, le macana, avec une espèce de lance d’un bois très-dur et bien travaillé, qu’ils manient avec beaucoup d’adresse et de force, quoique très-pesante ; car sa longueur est de quinze palmes, et la grosseur proportionnée : sa pointe est de corne de cerf, avec une languette crochue, qui l’empêche de sortir de la plaie sans l’agrandir beaucoup. Une corde à laquelle il est attaché sert à le retirer après le coup. Ainsi, lorsqu’on est blessé, le seul parti est de se laisser prendre, ou de se déchirer à l’instant pour se dégager. Si ces sauvages font un prisonnier, ils lui scient le cou avec une mâchoire de poisson. Ensuite ils lui arrachent la peau de la tête, qu’ils gardent comme un monument de leur victoire, et dont ils font parade dans leurs fêtes. Ils sont bons cavaliers, et les Espagnols se sont repentis d’avoir peuplé de chevaux toutes ces parties du continent. On raconte qu’ils les arrêtent à la course, et qu’ils s’élancent dessus indifféremment par les côtés ou par la croupe, sans autre avantage que de s’appuyer sur leurs javelots. Ils n’ont pas l’usage des étriers ; ils manient leurs chevaux avec un simple licou, et les poussent si vigoureusement, que l’Espagnol le mieux monté ne saurait les suivre. Comme ils sont presque toujours nus, ils ont la peau extrêmement dure. Le P. Loçano vit la tête d’un Mocovi dont la peau avait sur le crâne un demi-doigt d’épaisseur.

Les femmes du Chaco se piquent le visage, la poitrine et les bras, comme les Moresques d’Afrique. Les mères piquent leurs filles dès qu’elles sont nées, et, dans quelques nations, elles arrachent le poil à tous leurs enfans, dans la largeur de six doigts, depuis le front jusqu’au sommet de la tête. Toutes les femmes du Chaco sont robustes ; elles enfantent aisément. Aussitôt qu’elles sont délivrées, elles se baignent et lavent leurs enfans dans le ruisseau le plus proche. Leurs maris les traitent durement, peut-être, soupçonne l’historien, parce qu’elles sont jalouses. Il ajoute que, de leur côté, elles n’ont aucune tendresse pour leurs enfans. L’usage du Chaco est d’enterrer les morts dans le lieu même où ils ont expiré. On place un javelot sur la fosse, et l’on y attache le crâne d’un ennemi, surtout d’un Espagnol ; ensuite on abandonne la place, et l’on évite même d’y passer, jusqu’à ce que le mort soit tout-à-fait oublié.

L’historien observe que le plus grand obstacle, non-seulement à la conquête, mais à la conversion du Chaco, est venu jusqu’à présent des Chiriguanes. Les opinions, dit-il, sont fort partagées sur l’origine de cette nation. Techo et Fernandez ont cru, sur la foi d’un manuscrit de Ruis Diaz de Gusman, qu’elle descend de ces Indiens qui tuèrent Alexis Garcia à son retour du Pérou, et qui, dans la crainte que les Portugais du Brésil ne pensassent à venger sa mort, se réfugièrent dans la Cordillière chiriguane. Fernandez ajoute qu’ils n’étaient pas alors plus de quatre mille. Mais Garcilasso de la Véga, dont l’autorité doit l’emporter, raconte, que l’inca Yupanqui, dixième empereur du Pérou, entreprit de soumettre les Chiriguanes déjà établis dans ces montagnes, où ils se faisaient également redouter par leur bravoure et leur cruauté. Il ajoute que l’expédition de l’inca fut sans succès. On sait d’ailleurs qu’ils n’ont pas d’autre langue que celle des Guaranis ; ce qui semble obliger de les prendre pour une colonie de cette nation, qui en a fondé plusieurs autres au Paraguay comme au Brésil, où leur langue se parle, ou du moins s’entend de toutes parts. Mais il paraît que les Espagnols n’ont pas d’ennemis plus irréconciliables que les Chiriguanes répandus en plusieurs endroits des provinces de Santa-Cruz de la Sierra, de Charcas et du Chaco. Quoique dans ces derniers temps ils aient eu dans cette nation des alliés qui les ont bien servis, ils ne peuvent compter sur eux qu’autant qu’ils peuvent les conduire par la crainte, et l’entreprise n’est pas aisée. On ne connaît point dans cette contrée de nation plus fière, plus dure, plus inconstante et plus perfide. Toutes les forces du Tucuman n’ont pu les réduire : ils ont fait impunément quantité de ravages dans cette province, et le malheureux succès d’une expédition tentée en 1572 pour les soumettre, par don François de Tolède, vice-roi du Pérou, n’a fait qu’augmenter leur insolence.

On nous apprend que les Chiriguanes n’ont ordinairement qu’une femme, mais que souvent, parmi les prisonniers qu’ils font à la guerre, ils choisissent les plus jeunes filles pour en faire leurs maîtresses ; ce goût ne prouve pas clairement leur barbarie. Ce qu’ils ont de plus singulier, ajoute l’historien, c’est que d’un jour à l’autre ils ne sont pas les mêmes hommes : aujourd’hui pleins de raison et d’un bon commerce, demain pires que les tigres de leurs forêts. On obtient tout d’eux lorsqu’on les prend par l’intérêt ; s’ils n’espèrent rien, tout homme est leur ennemi ; enfin la dissolution et l’ivrognerie sont portées à l’excès dans leur nation.

En suivant à l’ouest le Rio-Vermejo, ou la rivière Vermeille, on trouvé plusieurs nations pacifiques, qui n’attaquent jamais, mais qui se réunissent pour leur défense commune lorsqu’elles sont attaquées. L’historien auquel on s’attache ici, dit, après un autre Espagnol, que ces peuples avaient reçu le baptême dans le temps de la découverte ; mais que, maltraités par leurs nouveaux maîtres, ils prirent le parti de s’éloigner ; qu’ils ont conservé quelques pratiques du christianisme, surtout la prière, pour laquelle leurs caciques les assemblent ; qu’ils cultivent la terre, et qu’ils nourrissent des bestiaux. En 1710, ajoute le même historien, don Estevan d’Urizar, gouverneur du Tucuman, fit avec eux un traité dont ils conservent l’original, comme une sauvegarde contre les entreprises des Espagnols sur leurs libertés. Ils sont d’ailleurs d’un bon naturel, et les étrangers sont reçus chez eux avec beaucoup d’humanité.

Don Hurtado de Mendoza, marquis de Canète, et vice-roi du Pérou, fut le premier qui forma le dessein d’assurer la possession du Chaco à la couronne de Castille. Il y envoya en 1556 le capitaine Mauro, qui s’avança jusqu’aux grandes plaines qu’on rencontre entre le Pilcomayo et le Rio-Grande. Cet officier avait entrepris d’y bâtir une ville, lorsqu’au milieu du travail, et dans la plus grande sécurité, il fut massacré par les Chiriguanes avec tous ses soldats. Le nom de Mauro est demeuré aux plaines que son malheur a rendues célèbres.

Santa-Fé fut regardée d’abord comme une ville du Chaco, parce qu’elle était bâtie sur le bord oriental du Paraguay, jusqu’où plusieurs étendent cette province ; mais depuis, ayant changé de situation, elle est aujourd’hui trop éloignée des limites qu’on donne au Chaco. On avait bâti une autre ville sous le nom de la Conception, sur le bord du Rio-Vermejo, ou plutôt d’un marais que cette rivière forme à trente lieues de son embouchure dans le Paraguay ; mais à peine se soutint-elle soixante ans ; et l’on n’en voit même plus les ruines. Rien ne marque mieux, observe l’historien, la faiblesse des Espagnols au Paraguay que de n’avoir pu conserver un établissement qui leur ouvrait une si belle porte pour pénétrer dans le Chaco. Enfin il est devenu fort difficile de retrouver le lieu où était située la ville de Guadalcazar, qu’ils ont été contraints d’abandonner aussi. On apprend du P. Loçano, que, pendant qu’ils la bâtissaient sous les ordres de don Martin de Lédesma, ils ne purent pénétrer chez les Oréjones, ni chez les Churamacas, établis à l’ouest, dans les vallées qui sont au bas de la Cordillière, et si près de lui, qu’il voyait la fumée de leurs villages, dont son camp n’était qu’à dix ou douze lieues. Le guide que Lédesma prenait pour s’y faire conduire avec ses troupes ne parvenait jamais qu’à les égarer. Un jour qu’ils le convainquirent de sa mauvaise foi, et qu’ils lui en faisaient un reproche, il leur confessa qu’il y allait de sa vie. « Mais pourquoi, lui demandèrent-ils, ces peuples ne veulent-ils pas qu’on aille chez eux ? Parce qu’ils craignent, répondit-il, que, si vous en saviez le chemin, vous ne les fassiez tous mourir, comme vos prédécesseurs ont fait à l’inca pour s’emparer de son empire et de ses richesses. » Le guide ajouta que les Oréjones étaient ceux que les incas employaient à faire valoir leurs mines, et qu’après la mort funeste d’Atahualpa, ils s’étaient réfugiés chez les Churumacas, qui les avaient bien reçus. Suivant le P. Loçano, ils descendaient des nobles Oréjones du Pérou, auxquels les incas devaient leurs conquêtes, et du nombre apparemment de ceux à qui Raleigh et Keymis attribuent la fondation d’un nouvel empire dans la Guiane. Enfin, soit faiblesse dans l’attaque, ou force extraordinaire dans la résistance, il est certain que les Espagnols n’ont encore pu s’établir solidement dans le Chaco. Mais parmi les peuples qui occupent encore ce vaste pays, il en est beaucoup qui changent de nom ou s’éteignent, de sorte que l’on ne sait plus où les retrouver avec certitude.

À l’ouest du Paraguay et du Chaco s’étend le Tucuman, dont la partie septentrionale est occupée par des branches de la cordillière des Andes ; ce qui en rend le climat très-froid. Le reste n’est qu’une vaste plaine, ou plutôt une suite de plateaux ; car plusieurs rivières n’y trouvant pas de débouchés, y forment des lacs sans écoulement. Ses deux principales rivières sont le Rio-Salado, qui se réunit au Parana, et le Rio-Dolce, qui se perd dans la lagune de Porangos. La vallée de Palvipas, qui s’étend entre deux branches des Andes, renferme une rivière considérable, qui s’écoule dans un lac ; toutes les rivières de la province de Cordoue, à l’exception d’une seule, s’écoulent dans les sables ; l’eau de la plupart est saumâtre.

Quoique le Tucuman eût été uni à l’empire des incas, il n’avait pas été soumis par leurs armes ; c’était volontairement qu’il avait demandé à faire partie des provinces de l’empire. Les Espagnols, après avoir achevé la conquête du Pérou, passèrent à celle du Tucuman en 1549. Nugnez de Prado, chargé de cette entreprise par le président de la Guasca, y trouva peu de difficultés de la part d’un peuple naturellement docile. Il y bâtit plusieurs villes.

Les principales sont San-Felipe ou Salta de Tucuman, résidence du gouverneur, qui est située dans une vallée très-fertile. On y tient tous les ans, dans les mois de février et de mars, une foire où il se vend une quantité prodigieuse de chevaux et de mulets. Le bas peuple y est sujet à une espèce de lèpre ; les femmes, d’ailleurs très-belles, ont communément des goîtres vers l’âge de vingt-cinq ans. Jujuy, ville dont les habitans élèvent beaucoup de bestiaux, et bâtie près d’un volcan, qui lance des torrens d’air et de poussière. San-Miguel, ancienne capitale, placée sur une hauteur au milieu de champs fertiles, et dans le voisinage de forêts immenses ; le bois que l’on exploite est employé à la construction de charrettes qui sont l’objet d’un grand commerce. San-Iago de l’Estero, Rioja et Cordoue, résidence d’un évêque ; c’est la meilleure ville du pays. Les habitans s’enrichissent par le commerce des mulets. Quelques autres colonies peu nombreuses d’Espagnols sont disséminées dans les vastes plaines du Tucuman, et portent le nom de villes. Elles sont quelquefois séparées l’une de l’autre par des intervalles de cinquante à soixante lieues. On peut d’ailleurs se faire une idée de ces villes par le passage suivant d’une lettre du P. Cattaneo, jésuite, écrite en 1730. « Le père provincial, dit-il, faisait la visite des différentes maisons de la province du Tucuman, avec son compagnon. Ils s’étaient mis en chemin pour Rioja, ville située à deux cents lieues ou environ de Cordoue. Le chemin qui conduit à cette ville est aussi désert que celui de Buénos-Ayres à Cordoue, mais beaucoup plus difficile, parce qu’il est inégal et pierreux ; en sorte qu’on est obligé de le faire sur des mules et d’aller fort doucement. Après vingt jours de marche, le père compagnon se trouvait extrêmement fatigué ; il prit un jour les devans ; et, se sentant accablé de sommeil, il mit pied à terre sous des arbres qu’il rencontra, sans savoir ni où il était, ni quand il arriverait au terme qui semblait fuir devant lui ; et il s’endormit bientôt à l’ombre. Cependant le père provincial arrive ; le muletier qui lui servait de guide voit le père qui dormait sur l’herbe ; il court l’éveiller, et lui demande d’un air étonné s’il n’a pas de honte de dormir dans une place publique. — « De quelle place me parlez-vous ? s’écria le père ; voici trois semaines que nous marchons dans ce désert, et Dieu sait quand nous arriverons à Rioja. Y a-t-il au monde un lieu plus solitaire que celui-ci ? — Vous êtes à Rioja même, repartit le muletier ; voici la grande place de la ville, et le collége des jésuites est derrière vous….. »

La ville la plus considérable de l’audience de la Plata, dans le Haut-Pérou, est Potosi, dont le nom seul rappelle l’idée de richesses prodigieuses. Elle est située sur la pente méridionale d’une montagne, dans un pays froid, aride et stérile, où il ne croît rien, pas même un brin d’herbe, et où les sources thermales abondent. Elle doit sa célébrité à la montagne ou cerro de Potosi, qui, depuis sa découverte en 1545 jusqu’à nos jours, a fourni une énorme quantité d’argent. La couche de porphyre qui la couronne lui donne la forme d’un pain de sucre ou d’une colline basaltique, élevée de 697 toises au-dessus du plateau voisin. La ville de Potosi est le siége de l’administration des mines et des divers établissemens qui lui sont relatifs ; elle jouit aussi de l’avantage d’être voisine d’une branche du Pilcomayo, qui se jette dans le Paraguay ; ce qui la rend le centre d’un grand commerce, et facilite ses communications avec Buénos-Ayres. On évalue sa population à 70,000 âmes.

La ville de Plata, nommée aussi Chuquisaca, fut fondée en 1539 par le capitaine Pédro d’Anzurez, sous les ordres de François Pizarre, sur les ruines du bourg de Chuquisaca, à peu de distance d’une montagne nommée el Porco, d’où les incas tiraient d’immenses richesses. Les fondateurs lui donnèrent le nom de Ciadad de la Plata, cité d’argent ; mais celui du bourg s’est conservé, et la nouvelle ville se nomme indifféremment Chuquisaca ou Plata. Elle est située sur une branche de Pilcomayo, dans une petite plaine environnée de montagnes qui la mettent à l’abri des vents. En été, la chaleur n’y est point excessive ; en hiver, saison qui commence au mois de décembre, et qui dure jusqu’en mars, les pluies y sont très-fréquentes, et presque toujours accompagnées de tonnerre et d’éclairs ; mais, dans tous les autres mois de l’année, l’air y est tranquille et serein. Les maisons y sont de pierres et couvertes de tuiles. Celles de la principale place ont un étage, sans le rez-de-chaussée ; elles sont grandes et bien distribuées, accompagnées de jardins et de vergers. L’eau courante y est rare ; mais elle suffit du moins pour la consommation des habitans, surtout depuis que l’on a pris le soin de la répartir par des fontaines publiques, dans les différens quartiers de la ville. On y compte 15,000 âmes.

La ville de la Paz est grande et bien bâtie, près des Andes, sur un terrain inégal. Les collines qui l’environnent y bornent la vue de toutes parts, excepté vers une rivière qui traverse la vallée, encore s’étend-elle fort peu au delà. Dans les grandes eaux, causées par les pluies ou par la fonte des neiges, cette rivière, quoique médiocre, entraîne de prodigieux rochers et roule des morceaux d’or, qu’on recueille après le débordement. En 1730, un Américain, se lavant sur la rive, en trouva un si gros, que le marquis de Castel Fuerte l’acheta douze mille piastres, et l’envoya au roi d’Espagne, comme une rareté digne du cabinet royal. Le principal commerce de cette ville episcopale, peuplée de 20,000 âmes, consiste en herbe de Paraguay, que l’on fait passer en grande quantité dans le Haut-Pérou.

Le voisinage des montagnes, qui ne sont éloignées que de douze lieues des murs, rend la plus grande partie du pays froide, et l’expose aux gelées fortes, aux neiges et aux frimas : mais la ville est à couvert de ces désagrémens par sa situation. Il y fait même assez chaud pour cultiver aux environs, dans quelques lieux bas, des cannes de sucre, de la coca, du maïs, et diverses sortes de fruits. Les montagnes voisines sont couvertes d’arbres dont on estime le bois. Il s’y trouve des ours, des jaguars et d’autres animaux féroces. Ces montagnes renferment de grandes richesses. Un coup de tonnerre en ayant détaché une roche, il y a plusieurs années, on y trouva des morceaux d’or d’un poids considérable. On en recueille encore aujourd’hui dans les sables que les pluies entraînent. Mais, par l’ignorance des habitans, la plus grande partie de ces trésors est négligée.

C’est dans la province de la Paz que se trouve le fameux lac de Titicaca, le plus grand de tous les lacs connus dans cette partie de l’Amérique. Il a quatre-vingts lieues de circuit, et jusqu’à quatre-vingts brasses de profondeur. Sa figure est un ovale irrégulier du nord-ouest au sud-est. Dix à douze grandes rivières, sans compter les petites, y portent constamment leurs eaux. Celle du lac n’est ni salée ni amère ; mais elle est si épaisse et si dégoûtante, qu’on ne peut en boire. On y prend deux sortes de poissons ; les uns fort gros et très-bons, que les Américains nomment Suchis ; les autres petits, très-mauvais et pleins d’arêtes, auxquels les Espagnols ont donné le nom de bogas. Il s’y trouve aussi beaucoup d’oiseaux aquatiques. Ses bords sont couverts de glaïeuls et de joncs. Il est navigable, mais les bâtimens y sont tourmentés par des tempêtes et de terribles rafales qui descendent des montagnes voisines. Le pays d’àlentour est fertile et bien peuplé.

Ce lac renferme plusieurs îles, dont la plus grande formait anciennement une colline que les incas firent aplanir. Ce fut dans cette île nommée Titicaca, qui signifie, en langue péruvienne, colline de plomb, et qui a donné son nom au lac, que l’inca Manco-Capac, fondateur de l’empire du Pérou, prétendit avoir reçu du soleil, son père, sa vocation divine pour être le législateur du Pérou. Les incas firent bâtir un temple au soleil dans cette île, qui fut dès lors regardée comme un sanctuaire. Ce temple était un des plus magnifiques de l’empire. Ses murailles étaient revêtues de plaques d’or et d’argent : mais ces richesses n’égalaient point encore celles qui s’étaient accumulées autour du temple, où tous les sujets de l’empire, obligés de le visiter une fois l’an, apportaient en offrande une certaine quantité d’or, d’argent et de pierres précieuses. Selon la tradition des Péruviens, leurs ancêtres, voyant leur pays tomber entre les mains des Espagnols, jetèrent tous ces trésors dans le lac, et surtout la grande chaîne d’or de Manco-Capac, qui avait deux cent trente-trois aunes de long. Ses bords se rétrécissent, et forment vers le sud une espèce de golfe, à l’extrémité duquel le lac se dégorge par un canal nommé le Desaguadero, qui porte ses eaux dans le lac de Paria. On voit encore, sur le Desaguadero, un pont de glaïeuls et de joncs, inventé par un des incas pour y faire passer son armée. La largeur du Desaguadero est de quatre-vingts à cent aunes, et quoique l’eau paraisse dormante à sa superficie, elle coule très-rapidement au-dessous. L’inca fit couper une sorte de paille nommée ichu, qui se trouve en abondance sur toutes les collines du Pérou : il en fit faire quatre gros câbles, qui furent tendus au-dessus de l’eau d’une rive à l’autre, et sur lesquels il fit poser en travers une grande quantité de bottes de joncs et de glaïeuls secs, liées les unes aux autres et bien amarrées aux câbles. Sur le tout on mit deux autres câbles bien tendus, qui furent couverts des mêmes matériaux, liés et amarrés comme les premiers. Cet étrange pont a cinq aunes de largeur, et n’est élevé que d’une aune et demie au-dessus de l’eau. On a toujours pris soin de le conserver par des réparations ou des renouvellemens, auxquels toutes les provinces voisines sont également obligées de pourvoir et de contribuer. Un ancien ordre, porté dans cette vue par le fondateur, ayant été confirmé par les rois d’Espagne, ce pont sert au commerce des provinces que le Desaguadero sépare. Chucuito, capitale d’une province dont l’air est froid, mais sain, est sur le bord du Titicaca, qui porte quelquefois le nom de cette ville. On élève dans cette province beaucoup de lamas et de bétail.

Santa-Cruz de la Sierra, ville considérable, mais peu connue, s’élève au milieu d’un pays coupé de montagnes peu élevées, et dont le climat est chaud et assez humide. Au delà s’étendent d’immenses plaines sablonneuses de la province de Chuquitos, qui, au nord, joignent les plaines boisées de la province de Moxos.

On remarque encore Oropesa dans la province de Cochabamba, nommée le grenier du Pérou ; Tarija, capitale de la province de Chichas, qui abonde en blé, en fruits et en bon vin ; San-Francisco d’Atacama, dans la province d’Atacama, qui confine au nord avec la province d’Arica, dans le Pérou, au sud avec le Chili ; sa partie occidentale, baignée par le grand Océan, n’offre qu’un désert effroyable ; l’intérieur renferme quelques terrains fertiles, ainsi que des mines et des eaux chaudes.