Essais de Théodicée/Abrégé de la controverse réduite à des arguments en forme

La bibliothèque libre.
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome second (p. 359-369).

Abrégé
de la controverse
réduite à des arguments en forme


Quelques personnes intelligentes ont souhaité qu’on fît cette addition, et l’on a déféré d’autant plus facilement à leur avis, qu’on a eu occasion par là de satisfaire encore à quelques difficultés, et de faire quelques remarques qui n’avaient pas encore été assez touchées dans l’ouvrage.

I. Objection. Quiconque ne prend point le meilleur parti, manque de puissance, ou de connaissance, ou de bonté.

Dieu n’a point pris le meilleur parti en créant ce monde.

Donc Dieu a manqué de puissance, ou de connaissance, ou de bonté.

Réponse. On nie la mineure, c’est-à-dire la seconde prémisse de ce syllogisme ; et l’adversaire la prouve par ce

Prosyllogisme. Quiconque fait des choses où il y a du mal, qui pouvaient être faites sans aucun mal, ou dont la production pouvait être omise, ne prend point le meilleur parti.

Dieu a fait un monde où il y a du mal ; un monde, dis-je, qui pouvait être fait sans aucun mal, ou dont la production pouvait être omise tout à fait.

Donc Dieu n’a point pris le meilleur parti.

Rép. On accorde la mineure de ce prosyllogisme ; car il faut avouer qu’il y a du mal dans le monde que Dieu a fait, et qu’il était possible de faire un monde sans mal, ou même de ne point créer de monde, puisque sa création a dépendu de la volonté libre de Dieu ; mais on nie la majeure, c’est-à-dire la première des deux prémisses du prosyllogisme, et on se pourrait contenter d’en demander la preuve ; mais pour donner plus d’éclaircissement à la matière, on a voulu justifier cette négation, en faisant remarquer que le meilleur parti n’est pas toujours celui qui tend à éviter le mal, puisqu’il se peut que le mal soit accompagné d’un plus grand bien. Par exemple, un général d’armée aimera mieux une grande victoire avec une légère blessure, qu’un état sans blessure et sans victoire. On a montré cela plus amplement dans cet ouvrage, en faisant même voir par des instances prises des mathématiques, et d’ailleurs, qu’une imperfection dans la partie peut être requise à une plus grande perfection dans le tout. On a suivi en cela le sentiment de saint Augustin, qui a dit cent fois que Dieu a permis le mal pour en tirer un bien, c’est-à-dire un plus grand bien ; et celui de Thomas d’Aquin (in libr. 2 sent., dist. 32, qu. I, art. 1), que la permission du mal tend au bien de l’univers. On a fait voir que chez les anciens la chute d’Adam a été appelée Felix culpa, un péché heureux, parce qu’il avait été réparé avec un avantage immense par l’incarnation du Fils de Dieu, qui a donné à l’univers quelque chose de plus noble que tout ce qu’il y aurait eu sans cela parmi les créatures Et pour plus d’intelligence, on a ajouté, après plusieurs bons auteurs, qu’il était de l’ordre et du bien général que Dieu laissât à certaines créatures l’occasion d’exercer leur liberté, lors même qu’il a prévu qu’elles se tourneraient au mal, mais qu’il pouvait si bien redresser ; parce qu’il ne convenait pas que pour empêcher le péché, Dieu agît toujours d’une manière extraordinaire. Il suffit donc pour anéantir l’objection, de faire voir qu’un monde avec le mal pouvait être meilleur qu’un monde sans mal : mais on est encore allé plus avant dans l’ouvrage, et l’on a même montré que cet univers doit être effectivement meilleur que tout autre univers possible.

II. Objection. S’il y a plus de mal que de bien dans les créatures intelligentes, il y a plus de mal que de bien dans tout l’ouvrage de Dieu.

Or il y a plus de mal que de bien dans les créatures intelligentes.

Donc il y a plus de mal que de bien dans tout l’ouvrage de Dieu.

Réponse. On nie la majeure et la mineure de ce syllogisme conditionnel. Quant à la majeure, on ne l’accorde point, parce que cette prétendue conséquence de la partie au tout, des créatures intelligentes à toutes les créatures, suppose, tacitement et sans preuve, que les créatures destituées de raison ne peuvent point entrer en comparaison et en ligne de compte avec celles qui en ont. Mais pourquoi ne se pourrait-il pas que le surplus du bien dans les créatures non intelligentes, qui remplissent le monde, récompensât et surpassât même incomparablement le surplus du mal dans les créatures raisonnables ? Il est vrai que le prix des dernières est plus grand ; mais, en récompense, les autres sont en plus grand nombre sans comparaison ; et il se peut que la proportion du nombre et de la quantité surpasse celle du prix et de la qualité. Quant à la mineure, on ne la doit point accorder non plus, c’est-à-dire on ne doit point accorder qu’il y a plus de mal que de bien dans les créatures intelligentes. On n’a pas même besoin de convenir qu’il y a plus de mal que de bien dans le genre humain, parce qu’il se peut, et il est même fort raisonnable, que la gloire et la perfection des bienheureux soit incomparablement plus grande que la misère et l’imperfection des damnés, et qu’ici l’excellence du bien total, dans le plus petit nombre, prévaille au mal total dans le nombre plus grand. Les bienheureux approchent de la divinité par le moyen du divin Médiateur, autant qu’il peut convenir à ces créatures, et font des progrès dans le bien qu’il est impossible que les damnés fassent dans le mal, quand ils approcheraient le plus près qu’il se peut de la nature des démons. Dieu est infini, et le démon est borné ; le bien peut aller et va à l’infini, au lieu que le mal a ses bornes. Il se peut donc, et il est à croire qu’il arrive, dans la comparaison des bienheureux et des damnés, le contraire de ce que nous avons dit pouvoir arriver dans la comparaison des créatures intelligentes et non intelligentes, c’est-à-dire il se peut que, dans la comparaison des heureux et des malheureux, la proportion des degrés surpasse celle des nombres, et que, dans la comparaison des créatures intelligentes et non intelligentes, la proportion des nombres soit plus grande que celle des prix. On est en droit de supposer qu’une chose se peut, tant qu’on ne prouve point qu’elle est impossible ; et même ce qu’on avance ici passe la supposition.

Mais en second lieu, quand on accorderait qu’il y a plus de mal que de bien dans le genre humain, on a encore tout sujet de ne point accorder qu’il y a plus de mal que de bien dans toutes les créatures intelligentes ; car il y a un nombre inconcevable de génies, et peut être encore d’autres créatures raisonnables ; et un adversaire ne saurait prouver que, dans toute la cité de Dieu, composée tant de génies que d’animaux raisonnables sans nombre et d’une infinité d’espèces, le mal surpasse le bien ; et, quoiqu’on n’ait point besoin, pour répondre à une objection, de prouver qu’une chose est, quand sa seule possibilité suffit, on n’a pas laissé de montrer dans cet ouvrage que c’est une suite de la suprême perfection du souverain de l’univers que le royaume de Dieu soit le plus parfait de tous les états ou gouvernements possibles, et que, par conséquent, le peu de mal qu’il y a soit requis pour le comble du bien immense qui s’y trouve.

III. Objection. S’il est toujours impossible de ne point pécher, il est toujours injuste de punir. Or il est toujours impossible de ne point pécher ; ou bien, tout péché est nécessaire. Donc il est toujours injuste de punir.

On en prouve la mineure.

1. Prosyllogisme. Tout prédéterminé est nécessaire.

Tout événement est prédéterminé.

Donc tout événement (et par conséquent le péché aussi) est nécessaire.

On prouve encore ainsi cette seconde mineure.

2. Prosyllogisme. Ce qui est futur, ce qui est prévu, ce qui est enveloppé dans les causes est prédéterminé.

Tout événement est tel.

Donc tout événement est prédéterminé.

Réponse. On accorde dans un certain sens la conclusion du second prosyllogisme, qui est la mineure du premier ; mais on niera la majeure du premier prosyllogisme, c’est-à-dire que tout prédéterminé est nécessaire, entendant par la nécessité de pécher, par exemple, ou par l’impossibilité de ne point pécher, ou de ne point faire quelque action, la nécessité dont il s’agit ici, c’est-à-dire celle qui est essentielle et absolue, et qui détruit la moralité de l’action et la justice des châtiments ; car, si quelqu’un entendait une autre nécessité ou impossibilité, c’est-à-dire une nécessité qui ne fût que morale ou qui ne fût qu’hypothétique (qu’on expliquera tantôt), il est manifeste qu’on lui nierait la majeure de l’objection même. On se pourrait contenter de cette réponse, et demander la preuve de la proposition niée ; mais on a bien voulu encore rendre raison de son procédé dans cet ouvrage, pour mieux éclaircir la chose, et pour donner plus de jour à toute cette matière, en expliquant la nécessité qui doit être rejetée, et la détermination qui doit avoir lieu. C’est que la nécessité, contraire à la moralité, qui doit être évitée, et qui ferait que le châtiment serait injuste, est une nécessité insurmontable qui rendrait toute opposition inutile, quand même on voudrait de tout son coeur éviter l’action nécessaire, et quand on ferait tous les efforts possibles pour cela. Or il est manifeste que cela n’est point applicable aux actions volontaires ; puisqu’on ne les ferait point si on ne le voulait bien. Aussi leur prévision et prédétermination n’est point absolue, mais elle suppose la volonté : s’il est sûr qu’on les fera, il n’est pas moins sûr qu’on les voudra faire. Ces actions volontaires, et leurs suites, n’arriveront point quoi qu’on fasse, ou soit qu’on les veuille ou non, mais parce qu’on fera et parce qu’on voudra faire ce qui y conduit. Et cela est contenu dans la prévision et dans la prédétermination, et en fait même la raison. Et la nécessité de tels événements est appelée conditionnelle ou hypothétique, ou bien nécessité de conséquence, parce qu’elle suppose la volonté et les autres réquisits ; au lieu que la nécessité qui détruit la moralité, et qui rend le châtiment injuste et la récompense inutile, est dans les choses qui seront quoi qu’on fasse et quoi qu’on veuille faire, et, en un mot, dans ce qui est essentiel ; et c’est ce qu’on appelle une nécessité absolue. Aussi ne sert-il de rien, à l’égard de ce qui est nécessaire absolument, de faire des défenses ou des commandements, de proposer des peines ou des prix, de blâmer ou de louer ; il n’en sera ni plus, ni moins. Au lieu que, dans les actions volontaires et dans ce qui en dépend, les préceptes, armés du pouvoir de punir et de récompenser, servent très souvent, et sont compris dans l’ordre des causes qui font exister l’action ; et c’est par cette raison que non seulement les soins et les travaux, mais encore les prières sont utiles ; Dieu ayant encore eu ces prières en vue avant qu’il ait réglé les choses, et y ayant eu l’égard qui était convenable. C’est pourquoi le précepte qui dit : Ora et labora (Priez et travaillez), subsiste tout entier ; et non seulement ceux qui pré tendent, sous le vain prétexte de la nécessité des événements, qu’on peut négliger les soins que les affaires demandent, mais encore ceux qui raisonnent contre les prières tombent dans ce que les anciens appelaient déjà le sophisme paresseux. Ainsi la prédétermination des événements par les causes est justement ce qui contribue à la moralité au lieu de !a détruire, et les causes inclinent la volonté, sans la nécessiter. C’est pourquoi la détermination dont il s’agit n’est point une nécessitation : il est certain (à celui qui sait tout) que l’effet suivra cette inclination ; mais cet effet n’en suit point par une conséquence nécessaire, c’est-à-dire dont le contraire implique contradiction ; et c’est aussi par une telle inclination interne que la volonté se détermine, sans qu’il y ait de la nécessité. Supposez qu’on ait la plus grande passion du monde (par exemple, une grande soif), vous m’avouerez que l’âme peut trouver quelque raison pour y résister, quand ce ne serait que celle de montrer son pouvoir. Ainsi quoiqu’on ne soit jamais dans une parfaite indifférence d’équilibre, et qu’il y ait toujours une prévalence d’inclination pour le parti qu’on prend, elle ne rend pourtant jamais la résolution qu’on prend absolument nécessaire.

IV. Objection. Quiconque peut empêcher le péché d’autrui et ne le fait pas, mais y contribue plutôt, quoi qu’il en soit bien informé, en est complice.

Dieu peut empêcher le péché des créatures intelligentes ; mais il ne le fait pas, et il y contribue plutôt par son concours et par les occasions qu’il fait naître, quoi qu’il en ait une parfaite connaissance.

Donc, etc.

Réponse. On nie la majeure de ce syllogisme ; car il se peut qu’on puisse empêcher le péché, mais qu’on ne doive point le faire, parce qu’on ne le pourrait sans commettre soi-même un péché ou (quand il s’agit de Dieu) sans faire une action déraisonnable. On en a donné des instances, et on en a fait l’application à Dieu lui même. Il se peut aussi qu’on contribue au mal, et qu’on lui ouvre même le chemin quelquefois en faisant des choses qu’on est obligé de faire ; et quand on fait son devoir, ou (en parlant de Dieu) quand, tout bien considéré, on fait ce que la raison demande, on n’est point responsable des événements, lors même qu’on les prévoit. On ne veut pas ces maux, mais on les veut permettre pour un plus grand bien, qu’on ne saurait se dispenser raisonnablement de préférer à d’autres considérations ; et c’est une volonté conséquente qui résulte des volontés antécédentes, par lesquelles on veut le bien. Je sais que quelques-uns, en parlant de la volonté de Dieu antécédente et conséquente, ont entendu par l’antécédente, celle qui veut que tous les hommes soient sauvés ; et par la conséquente, celle qui veut, en conséquence du péché persévérant, qu’il y en ait de damnés. Mais ce ne sont que des exemples d’une notion plus générale, et on peut dire, par la même raison, que Dieu veut par sa volonté antécédente que les hommes ne pèchent point, et que, par sa volonté conséquente ou finale et décrétoire (qui a toujours son effet), il veut permettre qu’ils pèchent ; cette permission étant une suite des raisons supérieures ; et on a sujet de dire généralement que la volonté antécédente de Dieu va à la production du bien et à l’empêchement du mal, chacun pris en soi et comme détaché (particulariter et secundum quid, Thom. I, qu. 19, art. 6), suivant la mesure du degré de chaque bien ou de chaque mal ; mais que la volonté divine conséquente, ou finale et totale, va à la production d’autant de biens qu’on en peut mettre ensemble, dont la combinaison devient par là déterminée, et comprend aussi la permission de quelques maux et l’exclusion de quelques biens, comme le meilleur plan possible de l’univers le demande. Arminius, dans son Antiperkinsus, a fort bien expliqué que la volonté de Dieu peut être appelée conséquente, non seulement par rapport à l’action de la créature considérée auparavant dans l’entendement divin, mais encore par rapport à d’autres volontés divines antérieures. Mais il suffit de considérer le passage cité de Thomas d’Aquin, et celui de Scot (I. dist. 46, qu. XI), pour voir qu’ils prennent cette distinction comme on l’a prise ici. Cependant si quelqu’un ne veut point souffrir cet usage des termes, qu’il mette volonté préalable, au lieu d’antécédente, et volonté finale ou décrétoire, au lieu de conséquente ; car on ne veut point disputer des mots.

V. Objection. Quiconque produit tout ce qu’il y a de réel dans une chose, en est la cause.

Dieu produit tout ce qu’il y a de réel dans le péché

Donc Dieu est la cause du péché.

Réponse. On pourrait se contenter de nier la majeure ou la mineure, parce que le terme de réel reçoit des interprétations qui peuvent rendre ces propositions fausses. Mais pour se mieux expliquer on distinguera. Réel signifie ou ce qui est positif seulement, ou bien il comprend encore les êtres privatifs ; au premier cas, on nie la majeure, et on accorde la mineure ; au second cas, on fait le contraire. On aurait pu se borner à cela ; mais on a bien voulu aller encore plus loin, pour rendre raison de cette distinction. On a donc été bien aise de faire considérer que toute réalité purement positive, ou absolue, est une perfection ; et que l’imperfection vient de la limitation, c’est-à-dire du privatif : car limiter, est refuser le progrès, ou le plus outre. Or Dieu est la cause de toutes les perfections, et par conséquent de toutes les réalités, lorsqu’on les considère comme purement positives. Mais les limitations ou les privations résultent de l’imperfection originale des créatures, qui borne leur réceptivité. Et il en est comme d’un bateau chargé, que la rivière fait aller plus ou moins lentement, à mesure du poids qu’il porte ; ainsi sa vitesse vient de la rivière ; mais le retardement qui borne cette vitesse vient de la charge. Aussi a-t-on fait voir dans cet ouvrage comment la créature, en causant le péché, est une cause déficiente ; comment les erreurs et les mauvaises inclinations naissent de la privation ; et comment la privation est efficace par accident ; et on a justifié le sentiment de saint Augustin (lib. I, ad Simpl. q. 2) qui explique, par exemple, comment Dieu endurcit, non pas en donnant quelque chose de mauvais à l’âme, mais parce que l’effet de sa bonne impression est borné par la résistance de l’âme, et par les circonstances qui contribuent à cette résistance ; en sorte qu’il ne lui donne pas tout le bien qui surmonterait son mal. Nec, inquit, ab illo erogatur aliquid quo homo fit deterior, sed tantum quo fit melior none rogatur. Mais si Dieu y avait voulu faire davantage, il aurait fallu faire ou d’autres natures des créatures ou d’autres miracles pour changer leurs natures, que le meilleur plan n’a pu admettre. C’est comme il faudrait que le courant de la rivière fût plus rapide que sa pente ne permet ou que les bateaux fussent moins chargés, s’il devait faire aller ces bateaux avec plus de vitesse. Et la limitation ou l’imperfection originale des créatures fait que même le meilleur plan de l’univers ne saurait être exempté de certains maux, mais qui y doivent tourner à un plus grand bien. Ce sont quelques désordres dans les parties, qui relèvent merveilleusement la beauté du tout ; comme certaines dissonances, employées comme il faut, rendent l’harmonie plus belle. Mais cela dépend de ce qu’on a déjà répondu à la première objection.

VI. Objection. Quiconque punit ceux qui ont fait aussi bien qu’il était en leur pouvoir de faire, est injuste.

Dieu le fait.

Donc, etc.

Réponse. On nie la mineure de cet argument. Et l’on croit que Dieu donne toujours les aides et les grâces qui suffiraient à ceux qui auraient une bonne volonté, c’est-à-dire qui ne rejetteraient pas ces grâces par un nouveau péché. Ainsi, on n’accorde point la damnation des enfants morts sans baptême ou hors de l’Eglise, ni la damnation des adultes qui ont agi suivant les lumières que Dieu leur a données. Et l’on croit que si quelqu’un a suivi les lumières qu’il avait, il en recevra indubitablement de plus grandes dont il a besoin, comme feu M. Hulseman, théologien célèbre et profond à Leipzig, a remarqué quelque part ; et si un tel homme en avait manqué pendant sa vie, il les recevrait au moins à l’article de la mort.

VII. Objection. Quiconque donne à quelques-uns seulement, et non pas à tous, les moyens qui leur font avoir effectivement la bonne volonté et la foi finale salutaire, n’a pas assez de bonté.

Dieu le fait.

Donc, etc.

Réponse. On en nie la majeure. Il est vrai que Dieu pourrait surmonter la plus grande résistance du coeur humain ; et il le fait aussi quelquefois, soit par une grâce interne, soit par les circonstances externes qui peuvent beaucoup sur les âmes ; mais il ne le fait point toujours. D’où vient cette distinction, dira-t-on, et pourquoi sa bonté paraît-elle bornée ? C’est qu’il n’aurait point été dans l’ordre d’agir toujours extraordinairement, et de renverser la liaison des choses, comme on a déjà remarqué en répondant à la première objection. Les raisons de cette liaison, par laquelle l’un est placé dans des circonstances plus favorables que l’autre, sont cachées dans la profondeur de la sagesse de Dieu : elles dépendent de l’harmonie universelle. Le meilleur plan de l’univers, que Dieu ne pouvait point manquer de choisir, le portait ainsi. On le juge par l’événement même ; puisque Dieu l’a fait, il n’était point possible de mieux faire. Bien loin que cette conduite soit contraire à la bonté, c’est la suprême bonté qui l’y a porté. Cette objection avec sa solution pouvait être tirée de ce qui a été dit à l’égard de la première objection ; mais il a paru utile de la toucher à part.

VIII. Objection. Quiconque ne peut manquer de choisir le meilleur, n’est point libre.

Dieu ne peut manquer de choisir le meilleur.

Donc Dieu n’est point libre.

Réponse. On nie la majeure de cet argument : c’est plutôt la vraie liberté, et la plus parfaite, de pouvoir user le mieux de son franc arbitre, et d’exercer toujours ce pouvoir, sans en être détourné, ni par la force externe, ni par les passions internes, dont l’une fait l’esclavage des corps, et les autres celui des âmes. Il n’y a rien de moins servile que d’être toujours mené au bien, et toujours par sa propre inclination, sans aucune contrainte, et sans aucun déplaisir. Et d’objecter que Dieu avait donc besoin des choses externes, ce n’est qu’un sophisme. Il les crée librement : mais s’étant proposé une fin, qui est d’exercer sa bonté, la sagesse l’a déterminé à choisir les moyens les plus propres à obtenir cette fin. Appeler cela besoin, c’est prendre le terme dans un sens non ordinaire qui le purge de toute imperfection, à peu près comme l’on fait quand on parle de la colère de Dieu. Sénèque dit quelque part que Dieu n’a commandé qu’une fois, mais qu’il obéit toujours, parce qu’il obéit aux lois qu’il a voulu se prescrire : semel jussit, semper paret. Mais il aurait mieux dit que Dieu commande toujours, et qu’il est toujours obéi ; car en voulant, il suit toujours le penchant de sa propre nature, et tout le reste des choses suit toujours sa volonté. Et comme cette volonté est toujours la même, on ne peut point dire qu’il n’obéit qu’à celle qu’il avait autrefois. Cependant, quoique sa volonté soit toujours immanquable, et aille toujours au meilleur, le mal, ou le moindre bien qu’il rebute, ne laisse pas d’être possible en soi ; autrement la nécessité du bien serait géométrique, pour dire ainsi, ou métaphysique, et tout à fait absolue ; la contingence des choses serait détruite, et il n’y aurait point de choix. Mais cette manière de nécessité, qui ne détruit point la possibilité du contraire, n’a ce nom que par analogie ; elle devient effective, non pas par la seule essence des choses, mais par ce qui est hors d’elles et au-dessus d’elles, savoir par la volonté de Dieu. Cette nécessité est appelée morale, parce que chez le sage, nécessaire et du sont des choses équivalentes ; et quand elle a toujours son effet, comme elle l’a véritablement dans le sage parfait, c’est-à- dire en Dieu, on peut dire que c’est une nécessité heureuse. Plus les créatures en approchent, plus elles approchent de la félicité parfaite. Aussi, cette manière de nécessité n’est elle pas celle qu’on tâche d’éviter, et qui détruit la moralité, les récompenses, les louanges. Car ce qu’elle porte n’arrive pas quoi qu’on fasse, et quoi qu’on veuille, mais parce qu’on le veut bien. Et une volonté à laquelle il est naturel de bien choisir, mérite le plus d’être louée : aussi porte-t-elle sa récompense avec elle, qui est le souverain bonheur. Et comme cette constitution de la nature divine donne une satisfaction entière à celui qui la possède, elle est aussi la meilleure et la plus souhaitable pour les créatures, qui dépendent toutes de Dieu. Si la volonté de Dieu n’avait point pour règle le principe du meilleur, elle irait au mal, ce qui serait le pis ; ou bien elle serait indifférente en quelque façon au bien et au mal, et guidée par le hasard ; mais une volonté qui se laisserait toujours aller au hasard ne vaudrait guère mieux pour le gouvernement de l’univers que le concours fortuit des corpus cules, sans qu’il y eût aucune divinité. Et quand même Dieu ne s’abandonnerait au hasard qu’en quelques cas et en quelque manière (comme il ferait s’il n’allait pas toujours entièrement au meilleur et s’il était capable de préférer un moindre bien à un bien plus grand, c’est-à-dire un mal à un bien, puisque ce qui empêche un plus grand bien est un mal) il serait imparfait, aussi bien que l’objet de son choix ; il ne mériterait point une confiance entière ; il agirait sans raison dans un tel cas, et le gouvernement de l’univers serait comme certains jeux mi partis entre la raison et la fortune. Et tout cela fait voir que cette objection, qu’on fait contre le choix du meilleur, pervertit les notions du libre et du nécessaire, et nous représente le meilleur même comme mauvais ; ce qui est malin, ou ridicule.