Abrégé de la vie des peintres/Des différens Goûts des Nations
DU GOUT,
Et de ſa diverſité, par rapport aux différentes Nations.
Prés avoir parlé des Peintres de
différens endroits de l’Europe, j’ay
crû qu’il ne ſeroit pas hors de propos de
dire icy quelque choſe des différens Goûts
des Nations. On a parlé du grand Goût
dans ſon lieu, & l’on a fait voir qu’il devoit
ſe trouver dans un Ouvrage accompli,
comme dans ſa fin ; & dans un Peintre
parfait, comme dans ſa ſource. Mais
il y a dans les hommes un Goût général,
qui eſt ſuſceptible de pureté & de corruption,
& qui devient particulier par l’uſage
qu’il fait des choſes particuliéres.
Je tâcheray d’éxpliquer icy la maniére
dont il ſe détermine, & dont il ſe forme.
On peut, ce me ſemble, raiſonner du Goût de l’eſprit, comme du Goût du corps. Il y a quatre chofes à confidérer dans le Goût du corps.
- L’Organe.
- Les choſes qui ſe mangent, ou qui ſont goûtées.
- La Senſation qu’elles cauſent.
- L’Habitude que cette même Senfation réïtérée produit dans l’organe.
Il y a de même quatre choſes à conſidérer dans le Goût de l’Eſprit.
- L’Eſprit qui goûte.
- Les choſes qui ſont goûtées.
- L’Application de ces choſes à l’Eſprit, ou le jugement que l’Eſprit en porte.
- L’Habitude qui ſe fait de pluſieurs jugemens réïtérez, de laquelle il ſe forme une idée qui s’attache à nôtre eſprit.
De ces quatre choſes, l’on peut inférer,
Que l’Eſprit peut être appellé Goût, en tant qu’il eſt conſidéré comme l’Organe.
Que les Choſes peuvent être appellées de bon ou de mauvais Goût, à meſure qu’elles contiennent, ou qu’elles s’éloignent des beautez que l’Art, le bon ſens, & l’approbation de pluſieurs siécles ont établies.
Que Le Jugement que l’Eſprit fait d’abord de ſon objet, eſt un prémier Goût naturel, qui, dans la ſuite peut ſe perfectionner, ou ſe corrompre, ſelon la trempe de l’Eſprit, & la qualité des objets qui ſe préſentent.
Et enfin, Que ce Jugement réïtéré produit une Habitude, & cette Habitude une Idée fixe & déterminée, qui nous donne un penchant continuel pour les choſes qui ont attiré nôtre approbation, & qui ſont de nôtre chois.
C’eſt ainſi que ſe forme, peu à peu dans l’Eſprit de chaque particulier, ce que nous appellons plus ordinairement Goût dans la Peinture. Du reſte quoique tous les Goûts ne ſoient pas bons, chacun eſt perſuadé que le ſien eſt le meilleur. Ceſt pourquoy l’on peut définir le Goût, l’Idée habituelle d’une choſe, conçuë comme la meilleure dans ſon genre.
Il y a trois ſortes de Goûts dans la Peinture, le Goût Naturel, le Goût Artificiel, & le Goût de Nation.
Le Goût Naturel, eſt l’Idée qui ſe forme dans nôtre imagination a la veuë de la ſimple Nature. Il paroît que les Allemans & les Flamans ſont rarement ſortis de cette Idée & la commune opinion eſt que le Corrége n’en a point eu d’autre. Ce qui fait toute la difference de celui-cy à ceux-là, c’eſt que les idées ſont comme les liqueurs qui prennent la forme des Vaſes où elles ſont receuës. Et qu’ainſi le Goût Naturel, peut être bas ou élevé ſelon les talens des particuliers & ſelon le chois qu’ils ſont capables de faire des objets de la Nature.
Le Goût Artificiel, eſt une idée qui ſe forme par la veuë des Ouvrages d’autruy, & par la confiance que nous avons aux conſeils de nos Maîtres, en un mot par l’éducation.
Et le Goût de Nation, eſt une idée que les Ouvrages qui ſe font ou qui ſe voyent en un païs ; forment dans l’Eſprit de ceux qui les habitent, les differens Goûts de Nation ſe peuvent reduire à ſix, le Goût Romain, le Goût Vénitién, le Goût Lombard, le Goût Allemand, le Goût Flamand, & le Goût François.
Le Goust Romain, eſt une idée des Ouvrages qui ſe trouvent dans Rome. Or il eſt certain que les Ouvrages les plus eſtimez qui ſoient dans Rome, ſont ceux que nous appellons Antiques & les Ouvrages modernes qui les ont imitez, ſoit en Sculpture, ſoit en Peintures. Toutes ces choſes conſiſtent principalement dans une ſource inépuiſable des beautez du Deſſein, dans un beau chois d’Attitude, dans la fineſſe des éxpreſſions, dans un bel ordre de plis & dans un ſtile élevé où les Anciens ont porté la Nature & aprés eux les Modernes depuis prés de deux Siécles. Ainſi ce n’eſt pas merveille ſi le Goût Romain étant extrémement occupé de toutes ces parties, le Coloris qui ne vient que le dernier, n’y trouve plus de place. L’eſprit de l’homme eſt trop borné & la vie eſt trop courte pour approfondir toutes les parties de la Peinture & les poſſeder parfaitement toutes à la fois. Ce n’eſt pas que les Romains mépriſent le Coloris, car ils ne peuvent mépriſer une choſe dont ils n’ont jamais eu une idée bien juſte : mais ſeulement qu’étant prévenus d’autres parties où ils tâchent de ſe perfectionner, & n’ayant pas le tems de s’apliquer à connoître le Coloris, ils ne l’eſtiment pas tout ce qu’il vaut.
Le Goust Venitien, eſt oppoſé au Goût Romain, en ce que celui-cy a un peu trop négligé ce qui dépend du Coloris & celui-là ce qui dépend du Deſſein. Comme il y a très peu d’Antiques à Veniſe, & tres peu d’Ouvrages du Goût Romain, les Vénitiens ſe ſont attachez à exprimer le beau Naturel de leur païs. Ils ont caractériſé les objets par comparaiſon, non ſeulement en faiſant valoir la véritable Couleur d’une choſe, par la véritable Couleur d’une autre : mais en choiſiſſant dans cette oppoſition une vigueur harmonieuſe de Couleurs & tout ce qui peut rendre leurs Ouvrages plus palpables, plus vray, & plus ſurprenant.
LE Goust Lombard, conſiſte dans un Deſſein coulant, nourri, moëleux, & mêlé d’un peu d’Antique & d’un naturel bien choiſi, avec des Couleurs fonduës, fort aprochantes du naturel & employées d’un Pinceau leger. Le Corrége eſt le meilleur exemple de ce Goût & les Caraches, qui ont tâché de l’imiter ont été plus corrects que luy dans le Deſſein, mais inferieurs à luy, dans le Goût de ce même Deſſein, dans la Grace, dans la Délicateſſe, & dans la fonte des Couleurs. Annibal dans le ſéjour qu’il fit à Rome prit tellement le Goût Romain, que je ne compte pour Lombards que les Ouvrages qui ont precédé celuy de la Gallerie Farneſſe.
Je ne mets pas non plus au nombre des Peintres Lombards ceux qui étans nez en Lombardie ont ſuivi ou l’Ecole Romaine, ou l’Ecole Vénitienne : parce que j’ay plus d’égard en cela à la manière que l’on a pratiquée qu’au lieu où l’on a pris naiſſance. Les Peintres & les Curieux qui ont mis par éxemple dans l’Ecole de Lombardie, le vieux Palme, le Moretto, Lorenzo Lotto, le Moron, & pluſieurs autres bons Peintres Lombards, du païs de Breſſe & de Bergame, nous ont jetté inſenſiblement dans la confuſion & ont fait croire à pluſieurs que l’Ecole Lombarde & l’Ecole Vénitienne étoit la même choſe, parce que les Lombards dont je viens de parler, ont entierement ſuivi la maniére du Giorgion & du Titien. J’ay moy-même parlé autres-fois ſelon cette dée confuſe parce que la plûſpart de nos Peintres François en parloient ainſi, mais la raiſon & les Auteurs Italiens qui ont traité ces matiéres m’ont remis dans le bon chemin.
Le Goust Allemand, eſt celuy qu’on appelle ordinairement Goût Gottique. C’eſt une idée de la Nature comme elle ſe voit ordinairement avec ſes déffauts, & non comme elle pourroit être dans ſa pureté. Les Allemans l’ont imitée ſans chois & ont ſeulement vétu leurs Figures de longues Draperies dont les plis ſont ſecs & caſſez. Ils ſe ſont plus arrêtez à finir leurs objets qu’à les bien diſpoſer, les éxpreſſions de leurs Figures ſont ordinairement incipides, leur Deſſein ſec, leur Couleur paſſable & leur travail fort péné. Il y a eu néanmoins parmi les Allemans des Peintres qui méritent d’être diſtinguez & qui ont été en certaines parties comparables aux plus habiles d’Italie.
Le Goust Flamand, ne differe de L’Allemand que par une plus grande union de Couleurs bien choiſies, par un excellent Clair-obſcur, & par un Pinceau plus moëleux. J’excepte des Flamans ordinaires trois ou quatre Flamans, Diſciples de Raphaël, qui raportérent d’Italie, la maniére de leur Maître dans le Deſſein & dans le Coloris. J’en excepte encore Rubens & Vandeik, qui ont regardé la Nature par des yeux pénétrans & qui ont porté ſes effets dans une élévation peu commune ; quoiqu’ils ayent retenu quelque choſe du Naturel de leur païs dans le Goût du Deffein.
Le Goust François a été toûjours ſi partagé, qu’il eſt difficile d’en donner une idée bien juſte : car il paroît que les Peintres de cette Nation on été dans leurs Ouvrages aſſez differens les uns des autres. Dans le ſéjour qu’ils ont fait en Italie, les uns ſe ſont contentez d’étudier à Rome & en ont pris le Goût. D’autres ſe ſont arrêtez plus long-tems à Veniſe, & en ſont revenus avec une inclination particuliére pour les Ouvrages de ce païs-là, & quelques-uns ont mis toute leur induſtrie à imiter la Nature telle qu’ils la croyoient voir. Parmi les plus habiles Peintres François qui ſont morts depuis quelques années, il y en a qui ont ſuivi le Goût de l’Antique, d’autres celuy d’Annibal Carache pour le Deſſein, & les uns & les autres ont eu un Coloris aſſez trivial : mais ils ont d’ailleurs tant de belles parties & ils ont traité leurs ſujets avec tant d’élevation que leurs Ouvrages ſerviront toûjours d’Ornemens à la France & ſeront admirez de la Poſtérité.