Abrégé de la vie des peintres/Leonard de Vinci
Etoit d’une noble Famille de la
Toſcane, dont il ne dégénéra point ;
car il étoit de bonnes mœurs, & bien
fait de Corps & d’Eſprit. Il eût pour
tous les Arts tant de talens, qu’il les ſavoit
à fond, & les mettoit en pratique
avec éxactitude. Cette grande variété
de connoiſſance, au lieu d’affoiblir celle
qu’il avoit de la Peinture, la fortifia à
tel point, qu’il n’y a point eû de Peintre
avant luy qui ait approché de ſa capacité,
& qu’il n’en viendra point dont il
ne ſoit regardé comme une ſource où
il y a beaucoup de choſes à puiſer. Il
étoit Diſciple avec Piétre Pérugin d’André
Verrochio, lequel a pû luy donner
occaſion de réveiller ſes talens ; car le
Maître & le Diſciple étoient nez tous
deux avec le même Génie, éxcepté que
celuy de Leonard étoit plus étendu. Il a
peint à Florence, à Rome & à Milan ;
& beaucoup de ſes Tableaux ſe font répandus
par toute l’Europe. Il fit entr’autres
dans le Réfectoire des Dominicains
de Milan, une Céne de Nôtre-Seigneur
d’une beauté éxquiſe. Il n’en
acheva pas le Chriſt, parce qu’il cherchoit un modéle propre au caractére qu’il imaginoit
lorſque les Guerres l’obligérent de quitter
Milan. Il en avoit fait autant
de Judas, mais le Prieur du Convent,
dans l’impatience de voir finir cet Ouvrage,
preſſa ſi fort Leonard, que ce
Peintre peignit la Tête de ce Réligieux
importun à la place de celle de Judas.
Il étoit occupé ſans ceſſe de Réflexions
ſur ſon Art, & il n’y a point de ſoins
& d’étude qu’il n’ait mis en uſage pour
arriver au degré de perfections, auquel
il l’a poſſedé. Il étoit ſur tout fort attaché
à l’expreſſion des paſſions de l’ame,
comme une choſe qu’il croyoit des plus
néceſſaires à ſa Profeſſion, & ſur tout
pour s’attirer l’approbation des gens
d’Eſprit. Le Duc de Milan luy donna la
direction d’une Académie de Peinture que
ce Prince avoit établie dans la Capitale
de ſon Etat. C’eſt là qu’il écrivit le Livre
de Peinture, que l’on a imprimé à
Paris en 1651, & dont le Pouſſin a fait
les Figures. Il écrivit auſſi beaucoup
d’autres choſes, qui ont été perduës
lorſque Milan fut pris par François Premier.
Leonard ſe retira à Florence, où
il peignit la grande Sale du Conſeil, &
où il trouva la réputation de Michelange
fort établie, ce qui forma une vive émulation
entr’eux : Leonard étant allé à Rome à l’Election de Leon X. Michelange s’y trouva
auſſi, & leur jalouſie s’y étant augmentée à l’excés, Leonard paſſa en
France. Il y fut bien reçû. Il y ſoûtint par ſa préſence & par ſon Ouvrage
la réputation qu’il s’étoit établie ; & le Roy François Prémier luy donna
toutes les marques poſſibles d’eſtime & d’amitié. Ce Prince eut une bonté
pour luy ſi diſtinguée, que l’étant allé viſiter dans ſa maladie, Leonard ſe
leva ſur ſon ſéant pour remercier Sa Majeſté, & le Roy l’embraſſant pour le
faire remettre dans ſon lit, ce Peintre expira entre ſes bras en 1520. âgé
de ſoixante-quinze ans.
es Tableaux de Leonard de Vinci que l’on voit dans les Cabinets des Princes & des Particuliers ne contiennent que peu de Figures, & j’avouë que je n’ay pas vû aſſez clair dans ce qui nous reſte des grandes Compoſitions de ce Peintre, pour juger de l’étenduë de ſon Génie. Mais ce que les Hiſtoriens ont écrit de ſes Ouvrages, qui ſont aujourd’huy
preſque entièrement ruïnez, nous doit perſuader qu’il avoit une veine
abondante, que ſes mouvemens étoient vifs, ſon Eſprit ſolide, & orné
beaucoup de connoiſſances, & qu’ainſi ſes Inventions doivent être d’une
grande beauté. L’on en peut même juger ainſi par les Deſſeins qui ſont de ſa
main, & que l’on voit entre les mains des Curieux. Enfin ce qui nous reſte
de ſes Productions ſuffit pour nous perſuader qu’il étoit un grand Peintre.
Son Deſſein eſt d’une grande correction & d’un grand Goût, quoy qu’il paroiſſe avoir été formé ſur le Naturel plutôt que ſur l’Antique. Mais ſur le Naturel de la même maniére que les anciens Sculpteurs l’en ont tiré : c’eſt-à-dire, par de ſavantes recherches, & en attribuant à la Nature, non pas tant ſes Productions ordinaires, que les Perfections dont elle eſt capable.
Les Expreſſions de Leonard de Vinci ſont tres-vives & tres-ſpirituelles. J’ay un Deſſein de ſa main de cette fameuſe Céne qu’il a peinte à Milan, & dont on ne voit preſque plus aucun veſtige. Ce Deſſein ſeul eſt preuve ſuffiſante, pour montrer combien profondément il pénétroit dans le cœur humain, & avec quelle vivacité, quelle variété & quelle juſteſſe il en ſavoit répréſenter tous les mouvemens. Mais plutôt que d’en parler ſur mon jugement, il eſt plus à propos de rapporter icy celuy de Rubens ſur le mérite d’un ſi grand Homme.
C’eſt ainſi qu’il en parle dans un Manuſcrit Latin, dont l’Original eſt entre mes mains, & que j’ay fidélement traduit de cette ſorte.
Eonard de Vinci commençoit par éxaminer toutes choſes ſelon les régles d’une
exacte Théorie, & en faiſoit enſuite l’application ſur le Naturel dont il
vouloit ſe ſervir. Il obſervoit les bienſéances, & fuïoit toute
affectation. Il ſavoit donner à chaque objet le caractére le plus vif, le
plus ſpécificatif & le plus convenable qu’il eſt poſſible, & pouſſoit
celuy de la majeſté juſqu’à la rendre divine. L’ordre & la meſure qu’il
gardoit dans les Expreſſions étoit de remuer l’imagination, & de l’élever
par des parties eſſentieles, plutôt que de la remplir par les minuties, &
tâchoit de n’être en cela, ni prodigue, ni avare. Il avoit un ſi grand ſoin
d’éviter la confuſion des objets, qu’il aimoit mieux laiſſer quelque choſe à
ſouhaiter dans ſon Ouvrage, que de raſſaſier les yeux par une ſcrupuleuſe
éxactitude : mais en quoy il éxcelloit le plus, c’étoit, comme nous avons dit, à donner aux choſes un caractére
qui leur fut propre, & qui les diſtinguât
l’une de l’autre.
Il commença par conſulter pluſieurs ſortes de Livres. Il en avoit tiré une infinité de lieux communs, dont il avoit fait un Recueil, il ne laiſſoit rien échapper de ce qui pouvoit convenir à l’éxpreſſion de ſon ſujet & par le feu de ſon Imagination, auſſi-bien que par la ſolidité de ſon Jugement, il élevoit les choſes divines par les humaines, & ſavoit donner aux hommes les degrez différens qui les portoient juſqu’au caractére de Héros.
Le prémier des éxemples qu’il nous a laiſſez, eſt le Tableau qu’il a peint à Milan de la Céne de Nôtre-Seigneur, dans laquelle il a répréſenté les Apôtres dans les places qui leur conviennent, & Nôtre-Seigneur dans la plus honorable au milieu de tous, n’ayant perſonne qui le preſſe, ni qui ſoit trop prés de ſes côtez. Son Attitude eſt grave, & ſes bras ſont dans une ſituation libre & dégagée, pour marquer plus de grandeur, pendant que les Apôtres paroiſſent agitez de côté & d’autre par la véhémence de leur inquiétude, dans laquelle néanmoins il ne paroit aucune baſſeſſe, ni aucune action contre la bienſéance. Enfin par un effet de ſes profondes ſpéculations, il eſt arrivé à un tel degré de perfection, qu’il me paroît comme impoſſible d’en parler aſſez dignement, & encore plus de l’imiter.
Rubens s’étend enſuite ſur le degré auquel Leonard de Vinci poſſédoit l’Anatomie. Il rapporte en détail toutes les Etudes & tous les Deſſeins que Leonard avoit faits, & que Rubens avoir vûs parmi les curioſitez d’un nommé Pompée Leoni, qui étoit d’Arezzo. Il continuë par l’Anatomie des Chevaux, & par les Obſervations que Léonard avoit faites ſur la Phiſionomie, dont Rubens avoit vû pareillement les Deſſeins ; & il finit par la méthode dont ce Peintre meſuroit le corps humain.
S’il m’eſt permis d’ajoûter quelque choſe aux paroles de Rubens, je diray qu’il n’a pas parlé du Coloris de Leonard de Vinci ; parce que n’ayant fait ſes remarques que des choſes qui luy pouvoient être utiles par rapport à ſa Profeſſion, & n’ayant trouvé rien de bon dans le Coloris de Leonard, il a paſſé cette partie de la Peinture ſous ſilence : auſſi eſt-il vray que les carnations de Leonard donnent la plûpart dans la couleur de lie, que l’union qui ſe rencontre dans ſes Tableaux tient beaucoup du violet, & que cette couleur y domine. Ce qui vient, à mon avis, de ce que du tems de Léonard l’uſage de la Peinture à huile n’étoit pas encore bien connu, & que les Florentins ont ordinairement négligé cette partie.