Accusation de tentative d’assassinat sur la personne de Mme Flora Tristan, par le sieur Chazal, son mari

La bibliothèque libre.



COUR D’ASSISES DE LA SEINE.
(PRÉSIDENCE DE M. GLOS.)
Accusation de tentative d’assassinat sur la personne de Mme Flora Tristan, par le sieur Chazal, son mari

Les tribunaux civils avaient déjà retenti des discordes qui ont éclaté entre les deux époux ; le déplorable événement qui donne naissance à un procès bien autrement grave, avait amené un concours nombreux de spectateurs. Les dames sont en majorité, et l’on en voit parmi elles plusieurs qui se sont fait un nom dans la littérature.

L’accusé est introduit à dix heures et demie. Sa figure et pâle, sa santé paraît chancelante. Il a des besicles d’argent, et porte par dessus son habit une redingote d’une couleur blanchâtre. Il tient sous son bras une liasse volumineuse de papiers, et dans sa main un crayon pour prendre des notes.

Interpellé par M. le président sur ses nom, âge, etc., l’accusé répond se nommer André-François Chazal, âgé de quarante-deux ans, peintre, né à Paris. Il est assisté de Me Jules Favre.

M. Plougoulm, avocat-général, remplit les fonctions du ministère public.

Voici le texte de l’acte d’accusation dont lecture est donnée par le greffier.

« André-François Chazal a épousé, en 1821 Flora-Célestine-Thérèse-Henriette Tristan y Moscoso. De cette union trois enfans naquirent ; deux existent encore : Ernest Camille, âgé de quatorze ans et demi, et Aline-Marie âgée de treize ans.

» En 1825, de graves mésintelligences éclatèrent entre les époux, et ils se séparèrent. La dame Chazal fit, en 1828, prononcer sa séparation de biens. En 1836, une contestation judiciaire s’éleva au sujet d’Aline Chazal, qui s’était enfuie d’une pension où elle avait été placée par son père. Chazal forma une demande en 10,000 fr. de dommages-intérêts contre les maîtresses de la pension, mais un jugement confirmé depuis par la Cour le débouta de cette demande. Cependant en novembre 1836, Aline fut remise à son père par autorité de justice.

» Au mois de juillet 1837, Chazal distribua un écrit autographié qu’il avait composé pour sa défense, et qui contenait contre sa femme les accusations les plus diffamatoires. La dame Chazal s’en prévalut pour demander sa séparation de corps. Elle l’obtint en effet par jugement du 14 mars 1838, sur le fondement que les accusations contenues dans l’écrit présentaient le caractère d’injures graves. Quant aux enfans, il fut statué que le fils resterait entre les mains de son père, et que, dans le mois du jugement, la fille serait placée en apprentissage dans une maison de commerce dont les époux feraient choix, ou qui, faute par eux de s’entendre sur ce choix, serait désignée par le tribunal. Cependant le fils demeura auprès de sa grand’ mère, à Belaix (Seine-et-Oise), et la fille ne fut pas placée comme le jugement l’ordonnait. Chazal en conçut une extrême irritation. Bientôt elle fut poussée au point qu’il résolut de donner la mort à sa femme, dans le but, dit-il, de soustraire ses enfans à l’influence qu’elle exerçait sur eux.

» Le 20 mai, jour où cette pensée lui vint pour la première fois, il fit le dessin d’une pierre sépulcrale destinée au tombeau de sa femme. En tête on lisait ces mots : La Paria, allusion à un ouvrage publié par la dame Chazal, sous le titre de Pérégrinations d’une Paria. Plus bas on lisait, entre autres passages : « Il est une justice que tu fuis qui ne t’échappera pas. Dors en paix pour servir d’exemple à ceux qui s’égarent assez pour suivre des préceptes immoraux. Doit-on craindre la mort pour punir un méchant ? ne sauve-t-on pas ses victimes ? »

» Vers le 11 juin, il acheta une paire de pistolets ; il acheta en même temps une cinquantaine de balles, deux moules pour en fondre, de la poudre, du plomb et des capsules, dont partie a été saisie plus tard à son domicile. Sa femme de ménage remarqua, vers la même époque, qu’il était plus sombre que de coutume.

» Le 1er juillet il confia à Robert, un de ses amis, qu’il était déterminé à tuer sa femme ; qu’il avait acheté des pistolets, et qu’il voulait mettre son projet à exécution dans une huitaine. Robert, n’ayant pu le faire changer de résolution, en prévint Bailly, autre ami de Chazal. Le 2 juillet, Bailly et le frère de Chazal se rendirent chez celui-ci ; ils firent de vains efforts pour obtenir de lui la promesse qu’il renoncerait à son projet, et il refusa de leur remettre ses pistolets. Ils crurent devoir informer le maire de Montmartre, où Chazal demeurait. Le maire leur promit de tâcher de calmer Chazal, et d’avoir ses pistolets. Le 7 juillet, Bailly écrivit une lettre à la mère de la dame Chazal ; il y témoignait la crainte que Chazal, irrité de l’inexécution du jugement, ne se portât à des excès ; il la conjurait donc de renvoyer Ernest chez son père le plus tôt possible. Ernest rentra en effet auprès de son père ; mais ce dernier n’en garda pas moins son projet. Le 31 juillet, il demanda par écrit une entrevue à sa femme, demande à laquelle elle ne répondit pas. Depuis le commencement d’août, Ernest le vit souvent manier une paire de pistolets chargés. Dans la seconde quinzaine du même mois, Chazal les tira deux fois de sa poche, en rentrant vers six heures de l’après-midi, et les déposa sur son bureau, enveloppés dans son mouchoir. Presque tous les dimanches il s’est exercé à tirer ces pistolets.

» Vers le 30 août, la dame Chazal qui avait son logement à Paris, rue du bac, 100 bis, le rencontra au coin de la rue de la Planche. Il lui lança un regard plus terrible encore qu’à l’ordinaire. Le cocher d’un cabriolet d’où elle venait de descendre s’aperçut de l’effroi de la dame Chazal, et la fit rentrer dans la voiture. Vers la même époque, Chazal rédigea une lettre au procureur-général, où il disait notamment : « Quand vous recevrez ce mémoire, justice sera faite, et je serai à votre discrétion. » Il rédigea deux autres lettres, l’une à sa belle-mère, l’autre à sa femme de ménage qui fut retrouvée depuis cachetée sur son bureau, et qui toutes deux été datées fin août 1838. Dans ces lettres il leur recommandait son fils.

» Depuis cette époque, il alla six ou sept fois déjeuner chez un traiteur en face de la maison de sa femme. Il se plaçait toujours à la même table, près d’une fenêtre donnant sur la rue, de façon à voir la dame Chazal sortir. Il restait ainsi quelquefois en observation pendant plus de deux heures. Le 2 septembre, Ernest alla chez sa mère, et communiqua ses craintes que son père n’eût quelques projets sinistres contre sa mère ou contre sa sœur.

» Le 4 septembre, dans le but d’attirer sa femme au-dehors, Chazal lui fit écrire, par un écrivain public, une lettre au nom du sieur Pommier, agent de la société des gens de lettres. Pommier l’y invitait à passer à son cabinet pour affaire qui l’intéressait, le lendemain entre dix et onze heures. Le lendemain, à l’heure indiquée, Chazal l’attendit en effet dans la rue du Bac ; mais la dame Chazal, soupçonnant le piège, était allée au prétendu rendez-vous avant neuf heures. Ernest demanda à son père, le 9 septembre, pourquoi les pistolets étaient toujours chargés, et s’il voulait faire un mauvais coup. « C’est possible, si on me pousse à bout, » répondit-il. Le 10, il partit de Montmartre, selon son usage, entre neuf et dix heures du matin. Selon son usage aussi, il arriva à onze heures pour déjeuner chez son traiteur de la rue du Bac.

» À trois heures et demie de l’après-midi, la dame Chazal revenait chez elle : en approchant de sa maison, elle vit de loin son mari ; il avait les mains dans les goussets de son pantalon, la forme des pistolets s’y dessinait parfaitement. Il s’avançait vers elle. Arrivé à quatre ou cinq pas de distance, il quitta le trottoir, il fit un circuit, et revenant par derrière, il lui tira un coup de pistolet à bout portant ; puis il posa sur le trottoir le pistolet dont il venait de se servir, il prit son autre arme dans la main droite. Il tenait encore ce second pistolet armé, quand le concierge de la dame Chazal, attiré par le bruit de la détonation, le somma de remettre son arme.

» Arrêté aussitôt, il dit aux personnes qui le conduisaient chez le commissaire de police, que le pistolet qui était encore chargé n’était pas pour lui, qui n’était pas assez lâche pour se tuer, et que tout ce qu’il regrettait, c’était d’avoir manqué son coup et de ne pas avoir fait deux orphelins. Devant le commissaire de police et dans l’instruction il a renouvelé ces mêmes aveux, ajoutant que c’était la crainte de blesser une autre personne que sa femme qui avait détruit son courage, et qui l’avait empêché de décharger son second pistolet.

» La charge retirée de ce second pistolet par un armurier se composait d’une balle, d’un grain de plomb et de poudre. L’accusé a avoué que la charge du pistolet déchargé par lui était la même. À peine frappée, la dame Chazal avait senti ses jambes fléchir, et elle était tombée sur ses genoux ; il fallut la transporter à son domicile.

» Les médecins appelés reconnurent en arrière et un peu plus bas que la partie postérieure de l’aisselle, une plaie d’arme à feu qui causait à la blessée une douleur aiguë dans la région du cœur, et qui lui fit cracher le sang. La balle n’a pas pu être extraite, et la malade a été obligée de garder le lit pendant longtemps. »

M. LE PRÉSIDENT procède à l’interrogatoire de l’accusé : En 1820, vous avez fondé à Paris un établissement de graveur-lithographe.

CHAZAL : Je demande à présenter quelques observations à la Cour.

M. LE PRÉSIDENT : Quelles observations avez-vous à faire ?

CHAZAL : Je crois qu’il serait nécessaire pour que MM. les jurés connussent parfaitement ma position vis-à-vis de la justice, de leur donner connaissance premièrement d’une lettre que j’ai écrite à M. le président le 14 janvier ; secondement d’une lettre que j’ai adressée à M. le garde des sceaux, ministre de la justice ; troisièmement d’une lettre que j’ai écrite à M. le procureur du Roi le jour de mon arrestation.

M. LE PRÉSIDENT : Il faut d’abord répondre aux questions que je vais vous adresser ; il sera donné plus tard connaissance de ces lettres à MM. les jurés. Je continue votre interrogatoire : Une jeune fille venait travailler chez vous comme ouvrière coloriste ; vous l’avez recherchée en mariage et vous l’avez épousée au mois de février 1821. Des mésintelligences n’ont pas tardé à éclater entre vous, et en septembre 1825 il y a eu une séparation de fait. Cela est-il exact ?

— R. Oui Monsieur.

— D. Il est issu de votre mariage trois enfans ; vous avez eu le malheur d’en perdre un ; mais deux de vos enfans vivent encore. Plus tard, lorsque la dame Chazal fit prononcer sa séparation de biens, la jeune Aline votre fille fut placée dans une pension.

— R. Permettez-moi de vous faire connaître ici un fait qui n’est pas sans importance. En 1832, ma femme et ma fille se retirèrent entièrement de ma société, et pendant trois ans je n’ai pas eu de leurs nouvelles. J’ai fait beaucoup de recherches pour retrouver ma fille, qui m’importait beaucoup plus que ma femme ; j’ai appris enfin qu’elle demeurait avec sa mère, rue Chabannais.

— D. Lorsque vous vous êtes séparé d’avec votre femme, étiez-vous convenus de ce qui serait réglé relativement au sort de vos enfans ?

— R. Non, Monsieur.

— D. Étiez-vous convenus que votre fils demeurerait auprès de sa grand’ mère à Belaix ?

— R. Il n’y avait pas de convention ; mais je n’avais pas de motif pour m’y opposer.

— D. En 1836 vous avez élevé une contestation judiciaire au sujet de votre fille qui s’était enfuie de la pension où elle avait été placée par vous ; vous avez intenté une demande, en 10,000 fr. de dommages et intérêts contre les maîtresses de la pension.

— R. Je vous demande pardon, je n’ai pas demandé 10,000 fr. de dommages et intérêts, je demandais qu’on me représentât ma fille. L’avoué m’a dit que c’était l’usage de figurer un intérêt lésé par un chiffre quelconque, mais je ne tenais pas à l’argent, je voulais avoir ma fille.

— D. Cette demande en dommages et intérêts a été repoussée par un jugement du tribunal civil de la Seine ; vous avez interjeté appel et il est intervenu un arrêt confirmatif. Vous vous êtes adressé ensuite à M. le procureur du Roi pour être autorisé à reprendre votre fille qui était alors âgée de dix à onze ans. Votre fille est rentrée dans votre domicile ?

— R. Oui, Monsieur.

— D. Lorsque votre jeune fille vous a été rendue vous étiez dans un dénûment complet, et c’est alors qu’ont été révélés des actes bien immoraux de votre part. Vous couchez dans le même lit avec votre fils et votre fille. Comment est-il possible que votre conscience de père ne vous ait pas dit qu’il y avait là quelque chose qui blessait l’innocence et la candeur de vos enfans.

— R. Ma conscience me disait qu’il y avait bien plus d’inconvéniens à ce que mes enfans demeurassent avec leur mère.

Flora Tristan m’a fait un crime de mon dénûment ; elle aurait dû se rappeler qu’elle était aussi, elle, dans le dénûment quand je l’épousai et que je vins à son secours. J’étais tombé dans le dénûment par les persécutions de ma femme. Est-ce donc un crime de n’avoir qu’un lit ? Si ma femme m’avait rendu le trousseau de ma fille, j’aurais eu de quoi la coucher.

— D. L’instruction dirigée contre vous en 1837 a révélé des faits très honteux ; vous avez été poursuivis pour attentat à la pudeur avec violences sur la personne de votre jeune fille. Il est vrai que la chambre d’accusation a réformé la décision de la chambre du conseil faute de charges suffisantes. À la suite de cette affaire, vous avez publié en 1838, contre votre femme, un mémoire injurieux qui a motivé le jugement de séparation de corps ?

— R. J’avais intérêt à me justifier auprès de la société. Pour nous autres prolétaires, la société est beaucoup plus que la magistrature.

— D. Les juges avaient réglé que votre fille serait placée dans une maison de commerce choisie par vous et votre femme ou par le tribunal : des difficultés ont empêché l’exécution de cette décision ?

— R. Je ne sais quelles étaient ces difficultés.

— D. C’est vous qui devez nous apprendre cela.

— R. Je n’en sais rien. Le crime ne peut pas être compris par une âme aussi candide que la mienne.

— D. Est-ce par haine ou par vengeance que vous vous êtes porté à devenir l’assassin de votre femme ?

— R. Non, mon cœur n’a jamais éprouvé ni haine ni vengeance.

— D. Pour quel motif vous étiez-vous donc précautionné de pistolets et de balles ?

— R. Pouvez-vous me faire une pareille demande, quand c’est moi qui ai donné tous les renseignemens consignés dans l’acte d’accusation ! J’avais acheté les pistolets pour me défendre.

— D. Expliquez-vous.

— R. Je voulais savoir jusqu’où ma femme pousserait la persécution à mon égard. J’avais acheté les pistolets pour ma femme ; cependant je voulais encore punir un autre individu : je voulais punir encore l’avoué Duclos, qui est l’auteur de toutes les fautes de ma femme et de mes malheurs.

— D. Ne vous êtes-vous pas exercé à tirer au pistolet ?

— R. Oui, Monsieur.

— D. Vous avez déclaré que vous ne vous étiez pas exercé dans l’intention d’atteindre plus facilement votre femme, que vous n’aviez pas besoin de connaître la portée de vos pistolets, ayant l’intention de tirer à bout portant sur votre femme.

— R. Cela est vrai.

— D. Le 10 mai, le jour où la pensée vous vint de tuer votre femme, vous avez fait le dessin d’une pierre sépulcrale que vous destinez, avez-vous dit, à orner le tombeau de votre femme ?

— R. Cela est encore vrai. J’ai cru de mon devoir de protéger constamment mes enfans, et de les soustraire aux mauvais exemples de leur mère. Je me suis dit : Voilà un jugement de douleur ; ce jugement cependant m’accorde une étincelle de ce que je demandais, eh bien ! cette étincelle on me la refuse ; on me l’arrache ; cette étincelle même je ne puis pas l’avoir.

— D. Le jugement ordonnait que votre fils resterait chez vous et que votre fille serait placée dans une maison de commerce. Si vous aviez des difficultés avec votre femme pour le placement de votre fille, il fallait vous adresser au tribunal pour l’exécution de son jugement.

— R. J’ai écrit plusieurs fois à M. le président.

— D. Il fallait former une demande devant le tribunal.

— R. J’ignore comment on introduit une action judiciaire. Je me suis dit : Ta femme est appuyée de connaissances qui jouissent d’une grande considération dans la société ; elle est conseillée par Duclos qui connaît les détours judiciaires. Il était démontré que je dépenserais inutilement de l’argent ; ce n’est pas seulement un huissier qu’il m’aurait fallu, mais vingt huissiers.

— D. Ainsi au lieu de vous adresser au tribunal qui aurait fait droit à votre demande, vous avez préféré vous faire justice vous-même, et c’est alors que vous avez conçu le projet d’assassiner votre femme. Vous avez écrit à votre femme, et lui avez demandé un rendez-vous. La dame Chazal l’a évité, parce qu’elle soupçonnait que sa vie était menacée. Au mois de juillet, vous aviez fait part à votre frère et à un sieur Robert du projet que vous aviez conçu de donner la mort à votre femme ; ils firent une démarche auprès de vous pour vous détourner d’un pareil projet. Le maire de Montmartre, lui-même en fut prévenu.

— R. Ces Messieurs firent effectivement des démarches auprès de moi ; et sur leur prière, j’ajournai l’exécution de mon projet ; mais je ne leur promis pas de l’abandonner.

— D. Quand vous avez écrit une lettre signée du nom de Pommier pour appeler votre femme au-dehors dans quel but faisiez-vous cela ?

— R. Dans un but qui n’est pas douteux.

— D. Vous saviez que votre femme sortait rarement. Vous êtes allé sept ou huit fois chez le marchand de vin qui demeurait en face de la dame Chazal : vous vous placiez là pour épier sa sortie ?

– R. Cela est vrai.

— D. Le 10 septembre, vous avez déjeuné chez ce marchand de vin. Votre femme ne sortant pas, vous êtes allé vous promener sur le boulevard des Invalides. Revenu dans la rue du Bac, vous avez rencontré votre femme ; vous l’avez accompagnée quelques minutes, puis, faisant un circuit derrière elle, vous lui avez tiré un coup de pistolet ?

— R. le fait est vrai, mais les détails sont faux.

— D. Expliquez-vous alors.

— R. Oh ! mon Dieu, c’est chose bien simple ! Souvent ma femme et moi, nous nous rencontrions sans nous rien dire, sans nous fâcher sans même nous regarder d’un air atroce comme on l’a dit.

— D. Mais enfin vous avez tiré un coup de pistolet sur votre femme ? — R. Oui, je lui ai tiré un coup de pistolet, rien de plus simple. (mouvement) il n’y a pas besoin d’enjoliver ce fait. J’aurais pu m’échapper, je ne l’ai point fait.

— D. Vous avez été arrêté à l’instant même ?

— R. Pardon. Le mot arrêté est impropre. J’aurais pu m’évader si j’avais voulu. C’est moi qui ai dit : Messieurs, c’est là ma femme, arrêtez-moi ! et j’ai moi-même donné l’adresse du commissaire de police.

Lecture est donnée de la lettre par lequel l’accusé prévenait le procureur-général de la vengeance qu’il se proposait d’exercer sur sa femme. Dans cette pièce, l’accusé se plaint de l’inexécution de la sentence qui ordonnait de remettre sa fille dans une maison de commerce. Il se plaint que cette enfant soit restée à l’école d’une courtisane paria. Il ajoute que puisque la justice sociale est impuissante, il puisera dans son courage le moyen de délivrer ses enfans, etc.

M. PLOUGOULM, avocat-général, adresse à l’accusé quelques interpellations et le presse de déclarer quels ont été les motifs directs qui l’ont porté à commettre le crime. M. L’avocat-général donne lecture, d’après la Gazette des Tribunaux, d’allégations de l’avocat de Chazal, lorsque sa demande reconventionnelle fut plaidée en justice. La dame Chazal, née Moscoso, était traitée dans la plaidoirie, de Castillane au sang brûlant, dont les passions ardentes ont rendu son mari le plus malheureux des hommes. On lui reproche son constant oubli de la foi conjugale, comme aussi avoir couru le monde et colporté ses intrigues jusqu’au Pérou ; M. l’avocat-général demande à l’accusé si ce sont là les motifs qui l’ont engagé à tuer sa femme.

CHAZAL : Et comptez-vous pour rien son accusation contre moi en 1837, accusation qui flétrissait mon honneur et pouvait me conduire aux galères ? Mme Chazal s’est de plus prévalue des termes de l’arrêt de non-lieu pour publier un ouvrage, les Pérégrinations d’une Paria, où je suis nommé et déshonoré, et pour qu’on ne se méprenne pas, l’auteur dit : c’est Chazal, frère d’un professeur du Jardin des Plantes.

— D. Sont-ce là les causes de votre irritation ?

— R. Eh ! monsieur, il y a des personnes qui ne ressentent le déshonneur que pendant cinq minutes ; moi, je ressens toute la vie : voilà mon malheur.

L’accusé articule encore que sa femme l’a réduit au plus grand dénuement. Je ne pouvais plus exister, dit-il ; il fallait mourir sur la voie publique ou par suite d’une condamnation.

— D. Vous avez dit que vos enfans étaient chez votre femme à l’école de l’immoralité ?

— R. Mme Tristan prêche dans ses ouvrages une morale détestable que l’on tolère mais que je ne goûte pas. Je lui reproche d’avoir élevé ses enfans en haine de leur père et de la société.

— D. Ce sont là des faits vagues.

— R. J’ai demandé vingt fois une enquête ; ma demande a été rejetée.

— D. Mais une enquête ne peut reposer que sur des faits précisés d’avance ?

— R. Mme Tristan a couru le monde. Elle a logé d’un côté et d’autre sous des noms supposés. Elle a logé rue Chabannais, no 12, sous le nom de l’avoué Duclos. Je n’ai pas voulu aller me mettre en embuscade pour prendre ma femme en flagrant délit. Cela répugne à un homme d’honneur.

M. LE PRÉSIDENT : Huissiers, faites venir la dame Chazal.

UN HUISSIER : Mme Chazal ne s’est point présentée.

M. LE PRÉSIDENT : Nous ne pouvons continuer le débat en l’absence de la dame Chazal. Un huissier va se transporter à son domicile, et, en attendant, l’audience restera suspendue.

La séance est suspendue depuis une heure jusqu’à deux heures moins un quart.

Mme FLORA TRISTAN paraît enfin, sa figure est ombragée d’un grand chapeau de velours vert et d’un voile noir ; elle porte un ample manteau. Ses traits sont réguliers et agréables, ses yeux noirs brillent d’un vif éclat, son teint est rembruni et décèle une origine espagnole.

Interpellée sur son âge et sa profession, le témoin déclare être âgé de trente-six ans et femme de lettres.

M. LE PRÉSIDENT : L’accusé s’oppose-t-il à ce que sa femme soit entendue ?

LE SIEUR CHAZAL : Non, Monsieur.

M. LE PRÉSIDENT (au témoin) : Expliquez-vous sur les faits qui sont à votre connaissance.

Mme FLORA TRISTAN répond d’une voix affaiblie, il est très difficile de saisir ses paroles. M. le président l’a fait asseoir. Un garçon de salle lui apporte un verre d’eau.

Mme FLORA TRISTAN : J’étais employée chez M. Chazal en qualité d’ouvrière ; c’est d’après les instigations de ma famille que je l’ai épousé. Notre union mal assortie a eu les résultats les plus funestes. Les mauvais procédés de mon mari m’ont forcée à demander une séparation de corps et de biens. À mon retour à Paris, en 1828, j’appris que mon mari avait fait de mauvaises affaires. Il avait placé ma fille à Versailles, chez un oncle. J’allai la chercher pour la prendre avec moi.

Interrompue par ses sanglots, Mme Flora Tristan reprend son récit : Il faisait un temps affreux lorsque je me disposais à ramener ma fille à Paris. M. Chazal arriva à Versailles en uniforme de garde national. Lorsque je passai devant la caserne, il cria aux soldats de la ligne : « Arrêtez cette femme ! C’est une vagabonde, une voleuse ! » On m’arrêta en effet, et je passai la nuit au corps-de-garde. Amenée devant le commissaire de police, je refusai d’abord de reconnaître M. Chazal pour mon mari. Je lui trouvais en ce moment une figure atroce.

Le lendemain, on me rendit la liberté ; je me sauvai avec ma fille ; arrivée à la voiture dite Gondole, qui devait nous ramener à Paris, j’y retrouvai M. Chazal qui s’efforça de me ravir mon enfant. Je donnai 10 Fr. à un cocher de cabriolet pour qu’il m’éloignât de cet homme et qu’il partît au plus vite. Je pus enfin retourner à Paris avec ma fille. Deux fois M. Chazal a renouvelé cette tentative d’enlèvement de ma fille.

M. LE PRÉSIDENT : Passez au fait du 10 septembre.

Mme FLORA TRISTAN : En suivant la rue du Bac, je vis venir M. Chazal devant moi, et à sa physionomie, je ne doutai point qu’il ne voulût m’assassiner. Alors je me résignai. Je fis cependant un mouvement du bras pour ne pas être frappée à la poitrine. Un instant après j’entendis un coup de pistolet, et me sentis blessée au côté. Je criai : « Au secours ! c’est mon mari qui m’assassine. » On me releva sans connaissance.

L’ACCUSÉ CHAZAL : Je croyais avoir le droit de disposer de ma fille et de la conduire à Versailles. Je dus mettre obstacle au dessein que Mme Tristan avait formé de l’enlever. Lorsqu’elle fut mise en liberté, je voulus l’empêcher de partir. Mme Tristan donna 6 fr. à un cocher de cabriolet pour que je ne montasse pas auprès d’elle. Ce même cocher ameuta contre moi ses camarades, qui me rouèrent de coups, et me traînèrent par les cheveux. Je ne voulais pas laisser ma fille avec une femme dont les écrits sont une diatribe continuelle contre la société et contre l’état de mariage.

UN JURÉ : la dame Tristan convient-elle du reproche que lui fait son mari d’avoir lancé à sa tête des assiettes et d’autres meubles.

Mme TRISTAN : C’est une scène simulée que j’ai faite à la campagne, d’après le conseil des avoués, qui m’ont dit qu’il n’y avait pas d’autre moyen pour obtenir la séparation. (Rires et rumeurs dans l’auditoire.)

M. LE PRÉSIDENT : Les avoués vous donnaient là un bien mauvais conseil.

Me JULES FAVRE : Mme Tristan n’a-t-elle pas fait changer de religion à sa fille ?

Mme FLORA TRISTAN : Non. Monsieur.

M. L’AVOCAT-GÉNÉRAL : il faudrait que l’accusé signalât les passages de l’écrit intitulé : Pérégrinations d’une Paria, qui ont pu l’indisposer contre sa femme.

Le sieur Chazal entre dans de longues explications à ce sujet.

M. LE PRÉSIDENT : (au témoin) : Madame, quels sont vos moyens d’existence ?

Mme FLORA TRISTAN : Mon oncle me fait 2,500 fr. de rentes.

MM. les docteurs RÉCAMIER et LISFRANC rendent compte de l’état des blessures de la dame Flora Tristan.

Le jeune CHAZAL, fils de l’accusé, et la dame MAURY, femme de ménage, sont entendus sur les faits qui ont précédé la séparation des deux époux. Telle était l’indigence du ménage, qu’il n’y avait point pour les lits un nombre suffisant de couvertures. La petite Aline a demandé elle-même à coucher avec son père à cause du froid.

L’audience est levée à six heures du soir. On entendra demain les autres témoins assignés, au nombre de quarante.