Acte d’accusation contre le capitaine Dreyfus
Rapport d’Ormescheville
Rapport sur l’affaire de M. Dreyfus (Alfred), capitaine breveté au 14e régiment d’artillerie, stagiaire à l’État-major de l’armée, inculpé d’avoir en 1894, pratiqué des machinations ou entretenu des intelligences avec un ou plusieurs agents des puissances étrangères dans le but de leur procurer le moyen de commettre des hostilités ou d’entreprendre la guerre contre la France en leur livrant des documents secrets, laquelle a fait l’objet de l’ordre d’informer donné par M. le général gouverneur de Paris, le 3 novembre 1894.
M. le capitaine Dreyfus est inculpé d’avoir, en 1894 pratiqué des machinations ou entretenu des intelligences avec un ou plusieurs agents des puissances étrangères, dans le but de leur procurer les moyens de commettre des hostilités ou d’entreprendre la guerre contre la France en leur livrant des documents secrets.
La base de l’accusation portée contre le capitaine Dreyfus est une lettre-missive écrite sur du papier pelure non signée et non datée, qui se trouve au dossier, établissant que des documents militaires confidentiels ont été livrés à un agent d’une puissance étrangère.
M. le général Gonse, sous-chef d’État-major général de l’armée, entre les mains duquel cette lettre se trouvait, l’a remise par voie de saisie, le 15 octobre dernier, à M. le commandant du Paty de Clam, chef de bataillon d’infanterie hors cadre, délégué le 14 octobre 1894 par M. le ministre de la Guerre, comme officier de police judiciaire, à l’effet de procéder à l’instruction à suivre contre le capitaine Dreyfus.
Lors de la saisie de cette lettre-missive, M. le général Gonse a affirmé à M. l’officier de police judiciaire, délégué et précité, qu’elle avait été adressée à une puissance étrangère et qu’elle lui était parvenue ; mais que d’après les ordres formels de M. le ministre de la Guerre, il ne pouvait indiquer par quels moyens ce document était tombé en sa possession.
L’historique détaillé de l’enquête à laquelle il fut procédé dans les bureaux de l’état-major de l’armée se trouve consigné dans le rapport que M. le commandant du Paty de Clam, officier de police judiciaire, délégué, a adressé à M. le ministre de la Guerre le 31 octobre dernier, et qui fait partie des pièces du dossier. L’examen de ce rapport permet d’établir que c’est sans aucune précipitation et surtout sans viser personne a priori que l’enquête a été conduite.
Cette enquête se divise en deux parties : une enquête préliminaire pour arriver à découvrir le coupable, s’il était possible, puis l’enquête réglementaire de M. l’officier de police judiciaire, délégué.
La nature même des documents adressés à l’agent d’une puissance étrangère en même temps que la lettre-missive incriminée permet d’établir que c’était un officier qui en était l’auteur de la lettre missive incriminée et de l’envoi des documents qui l’accompagnaient ; de plus, que cet officier devait appartenir à l’artillerie, trois des notes ou documents envoyés concernant cette arme. De l’examen attentif de toutes les écritures de MM. les officiers employés dans les bureaux de l’État-major de l’armée, il ressortit que celle du capitaine Dreyfus présentait une remarquable similitude avec l’écriture de la lettre-missive incriminée. Le ministre de la Guerre, sur le compte-rendu qui lui en fut fait, prescrivit alors de faire étudier la lettre-missive incriminée en la comparant avec des spécimens d’écriture du capitaine Dreyfus, M. Gobert, expert de la Banque de France et de la Cour d’appel, fut commis à fin d’examen et reçut de M. le général Gonse, le 9 octobre 1894, des documents devant lui servir à faire le travail qui lui était demandé. Quelques jours après la remise de ces documents, M. Gobert demanda à M. le général Gonse, qui s’était rendu chez lui, le nom de la personne incriminée ; celui-ci refusa naturellement de le lui donner.
Peu de jours après, M. Gobert fut invité à remettre ses conclusions et les pièces qui lui avaient été confiées, la prétention qu’il avait manifestée ayant parue d’autant plus suspecte qu’elle était accompagnée de la demande d’un nouveau délai.
Le 13 octobre matin, M. Gobert remit ses conclusions sous forme de lettre au ministre ; elles sont ainsi libellées : « Étant donné la rapidité de mes examens commandés par une extrême urgence, je crois devoir dire : la lettre-missive incriminée pourrait être d’une personne autre que la personne soupçonnée. »
La manière d’agir de M. Gobert ayant inspiré une certaine méfiance, le ministre de la Guerre demanda à M. le préfet de police le concours de M. Bertillon, chef du service d’identité judiciaire.
Des spécimens d’écriture et une photographie de la lettre-missive incriminée furent alors remis à ce fonctionnaire, qui fit procéder à leur examen en attendant le retour des pièces confiées à M. Gobert. Dès la remise de ces pièces par M. Gobert, elles furent envoyées à M. Bertillon qui, le 13 octobre au soir, formula des conclusions qui sont ainsi libellées : « Si on écarte l’hypothèse d’un document forgé avec le plus grand soin, il appert manifestement que c’est la même personne qui a écrit la lettre et les pièces communiquées. »
En exécution de l’ordre de M. le ministre de la Guerre en date du 14 octobre 1894, M. le commandant du Paty de Clam procéda, le 15 octobre, à l’arrestation du capitaine Dreyfus.
Avant d’opérer cette arrestation et alors que le capitaine Dreyfus, s’il était innocent, ne pouvait pas se douter de l’accusation formulée contre lui, M. le commandant du Paty de Clam le soumit à l’épreuve suivante :
Il lui fit écrire une lettre dans laquelle étaient énumérés les documents dans la lettre-missive incriminée.
Dès que le capitaine Dreyfus s’aperçut de l’objet de cette lettre, son écriture jusque là régulière et normale, devint irrégulière, et il se troubla d’une façon manifeste pour les assistants. Interpellé sur les motifs de son trouble, il déclara qu’il avait froid aux doigts. Or la température était bonne dans les bureaux du ministère où le capitaine Dreyfus était arrivé depuis un quart d’heure et les quatre premières lignes écrites ne présentent aucune trace de l’influence de ce froid.
Après avoir arrêté et interrogé le capitaine Dreyfus, M. le commandant du Paty de Clam, officier de police judiciaire, délégué, pratiqua le même jour, 15 octobre, une perquisition à son domicile.
Cet officier supérieur n’ayant entendu aucun témoin, ce soin nous incomba, et, en raison du secret professionnel et d’État qui lie M. le ministre de la Guerre, l’enquête, dans laquelle nous avons entendu 23 témoins, fut aussi laborieuse que délicate.
Il appert des témoignages recueillis par nous que le capitaine Dreyfus, pendant les deux années qu’il a passées comme stagiaire à l’état-major de l’armée, s’est fait remarquer dans différents bureaux par une attitude des plus indiscrète, par des allures étranges ; qu’il a notamment été trouvé seul à des heures tardives ou en dehors de celles affectées au travail dans les bureaux autres que le sien et où il n’a pas été constaté que sa présence fut nécessaire.
Il ressort aussi de plusieurs dépositions qu’il s’est arrangé de manière à faire souvent son service à des heures en dehors de celles prévues par le règlement, soit en demandant l’autorisation à ses chefs, pour des raisons dont on n’avait pas alors à vérifier l’exactitude, soit en ne demandant pas cette autorisation. Cette manière de procéder a permis au capitaine Dreyfus de se trouver souvent seul dans les bureaux auxquels il appartenait et d’y chercher ce qui pouvait l’intéresser.
Dans le même ordre d’idées, il a pu aussi, sans être vu de personne, pénétrer dans d’autres bureaux que le sien pour des motifs analogues. Il a été aussi remarqué par son chef de section que, pendant son stage au 4e bureau, le capitaine Dreyfus s’est surtout attaché à l’étude des dossiers de mobilisation, et cela au détriment des questions du service courant, à ce point qu’en quittant ce bureau il possédait tout le mystère de la concentration sur le réseau de l’Est en temps de guerre.
L’examen aussi bien que les conclusions à formuler au sujet de la lettre-missive incriminée appartiennent évidemment plus particulièrement aux experts en écritures ; cependant, à première vue d’abord, et à la loupe ensuite, il nous est permis de dire que l’écriture de ce document présente une très grande similitude avec diverses pièces ou lettres écrites par le capitaine Dreyfus et qui se trouvent au dossier. L’inclinaison de l’écriture, son graphisme, le manque de date et de coupure des mots en deux à la fin des lignes, qui sont le propre des lettres écrites par le capitaine Dreyfus (voir sa lettre au procureur de la République de Versailles et les lettres ou cartes à sa fiancée qui se trouvent au dossier), s’y retrouvent ; en ce qui concerne la signature, elle manque parce qu’elle devait manquer. Dans sa déposition, M. le colonel Fabre, chef du 4e bureau de l’état-major de l’armée, dit qu’il a été frappé de la similitude d’écriture qui existe entre la lettre-missive incriminée et les documents écrits par le capitaine Dreyfus pendant son stage au 4e bureau.
M. le lieutenant-colonel d’Aboville, sous-chef du même bureau, dit, dans sa déposition, que la ressemblance de l’écriture de la lettre incriminée avec les documents de comparaison était frappante.
En ce qui concerne MM. les experts, en nous reportant à la première phase de l’enquête, c’est-à-dire au commencement du mois d’octobre dernier, nous trouvons d’abord la lettre de M. Gobert précitée, dont la teneur est très vague, dubitative.
Le libellé des conclusions de cet expert signifie que la lettre anonyme qu’il a examinée peut parfaitement être ou n’être pas de la personne incriminée. Il est à remarquer que M. Gobert a reçu, parmi les documents de comparaison écrits de la main du capitaine Dreyfus, un travail intitulé : « Études sur les mesures à prendre en temps de guerre pour faire face aux dépenses. » Ce document qui comporte un exposé détaillé des ressources de la Banque de France en cas de guerre, attira forcément beaucoup l’attention de M. Gobert, en raison de ce qu’il a été employé à la Banque de France et qu’il en est aujourd’hui l’expert en écritures.
Le capitaine Dreyfus ayant dû, pour faire son travail, consulter le haut personnel de la Banque de France, sa présence dans cet établissement a forcément été connue d’un certain nombre d’employés. C’est même, sans doute, ce fait qui a amené M. Gobert à nous répondre dans son interrogatoire, qu’il avait pressenti le nom de la personne incriminée, à titre de curiosité personnelle, mais que nul n’en a eu connaissance.
Toujours est-il que M. Gobert, ainsi que nous l’avons dit, pour un motif ignoré encore, a demandé à M. le général Gonse, sous-chef d’état-major, le nom de la personne incriminée. À quel mobile a-t-il obéi en cette circonstance ? On peut faire à ce sujet bien des hypothèses. Nous pouvons dire toutefois que cette demande contraire aux devoirs d’un expert en écritures, permet de supposer que la lettre compte-rendu de M. Gobert au ministre, établie d’ailleurs sans prestation de serment, et à titre de simple renseignement, a été rédigée sous l’empire de présomptions contraires à la règle suivie en la matière par les praticiens.
Par suite de ce qui précède, cette lettre compte-rendu nous semble entachée, sinon de nullité, au moins de suspicion. Son sens dubitatif ne lui donne d’ailleurs, au point de vue juridique, aucune valeur propre ; elle ne comporte enfin aucune discussion technique permettant de comprendre sur quelles données M. Gobert a pu baser son appréciation.
Nous ajouterons que M. Gobert, invité à nous offrir des explications techniques sur son examen, s’est dérobé ; qu’en outre, avant de prêter serment, il nous a déclaré que si nous l’avions convoqué pour lui confier une seconde expertise, régulière cette fois, dans l’affaire Dreyfus, il s’y refusait. Nous avons dressé procès-verbal de ce dire à toutes fins utiles ou de droit.
Ainsi que nous l’avons dit précédemment, parallèlement au travail d’examen confié à M. Gobert par le ministre de la Guerre, M. Bertillon, chef du service de l’identité judiciaire, chargé aussi d’un premier examen, avait formulé, le 13 octobre 1894, ses conclusions comme il suit :
« Si l’on écarte l’hypothèse d’un document forgé avec le plus grand soin, il appert manifestement que c’est la même personne qui a écrit la lettre et les pièces communiquées. »
Dans son rapport du 23 du même mois, établi après un examen plus approfondi et portant sur un plus grand nombre de pièces, M. Bertillon a formulé les conclusions suivantes qui sont beaucoup plus affirmatives : « La preuve est faite, péremptoire ; vous savez quelle était ma conviction du premier jour ; elle est maintenant absolue, complète, sans réserve aucune. »
Le rapport de M. Chavaray, expert en écritures près le tribunal de la Seine, commis après prestation de serment, comporte d’abord une discussion technique détaillée et les conclusions qui en résultent sont ainsi formulées : « Étant données les constatations notées dans le présent rapport, je, expert soussigné, conclus que la pièce incriminée no1 est de la même main que les pièces de comparaison 2 à 30. »
Le rapport de M. Teyssonnières, expert en écritures près le Tribunal, commis après prestation de serment, comporte comme le précédent une discussion technique des pièces à examiner ; ses conclusions sont ainsi formulées : « En conséquence de ce qui précède, nous déclarons sur notre honneur et conscience que l’écriture de la pièce no1 incriminée émane de la même main qui a tracé l’écriture des pièces 2 à 30. »
Le rapport de M. Pelletier, expert en écritures près le tribunal civil de première instance du département de la Seine et la Cour d’appel de Paris, commis après prestation de serment, qui portait sur la comparaison de l’écriture du document incriminé avec celle de deux personnes, comporte comme les précédents une discussion technique relativement restreinte des pièces à examiner ; ses conclusions sont ainsi formulées :
« En résumé, nous nous ne nous croyons pas autorisé à attribuer à l’une ou à l’autre des personnes soupçonnées le document incriminé. »
Il est à remarquer que MM. les experts en écritures Charavay, Teyssonnières et Pelletier ont été mis en rapport le jour de leur prestation de serment à la Préfecture de police, avec M. Bertillon qui les prévint qu’il se tenait à leur disposition pour la remise de certaines pelures dont les photographies n’étaient pas encore terminées et qui avaient une grande importance au point de vue des comparaisons à faire entre les écritures. Des trois experts précités, deux seulement sont revenus voir M. Bertillon pour recevoir communication de ces pelures, ce sont MM. Charavay et Teyssonnières ; le troisième, M. Pelletier ne s’est pas présenté et a fait son travail, qui portait cependant sur la comparaison de deux écritures au lieu d’une avec la lettre-missive incriminée, sans s’aider des documents que devait lui remettre M. Bertillon et qui offraient cependant au moins autant d’intérêt pour lui que pour ses collègues.
Le capitaine Dreyfus a subi un long interrogatoire devant M. l’officier de police judiciaire ; ses réponses comportent bon nombre de contradictions, pour ne pas dire plus. Parmi elles, il y en a qui sont particulièrement intéressantes à relever ici, notamment celle qu’il fit au moment de son arrestation, le 15 octobre dernier, lorsqu’on le fouilla et qu’il dit : « Prenez mes clefs, ouvrez tout chez moi, vous ne trouverez rien. »
La perquisition, qui a été pratiquée à son domicile, a amené, ou à peu de choses près, le résultat indiqué par lui. Mais il est permis de penser que, si aucune lettre, même de famille, sauf celles de fiançailles adressées à Mme Dreyfus, aucune note, même de fournisseurs, n’ont été trouvées dans cette perquisition, c’est que tout ce qui aurait pu être en quelque façon compromettant avait été caché ou détruit de tout temps. Tout l’interrogatoire subi devant M. l’officier de police judiciaire est émaillé de dénégations persistantes et aussi de protestations du capitaine Dreyfus contre le crime dont il est accusé. Au début de cet interrogatoire, le capitaine Dreyfus avait d’abord dit qu’il lui semblait vaguement reconnaître dans le document incriminé l’écriture d’un officier employé dans les bureaux de l’état-major de l’armée ; depuis, devant nous, il a déclaré retirer cette allégation qui, d’ailleurs, devait tomber d’elle-même en présence de la dissemblance complète et évidente du type graphique de l’écriture de l’officier visé avec celle du document incriminé.
Une autre réponse extraordinaire, faite au cours du premier interrogatoire et maintenue devant nous, est celle relative à l’insécurité des documents secrets et confidentiels qui, d’après le capitaine Dreyfus, n’auraient pas été en sûreté parfaite au 2e bureau de l’état-major de l’armée à l’époque où il faisait son stage. Cette allégation d’insécurité n’a été confirmée par aucun des témoins entendus à ce sujet, elle devait cependant avoir un but dans l’esprit de son auteur.
Il existe enfin dans le premier interrogatoire des réponses absolument incohérentes, telles que celles-ci : « Les experts se trompent, la lettre-missive incriminée est l’œuvre d’un faussaire, on a cherché à imiter mon écriture. La lettre-missive a pu être établie à l’aide de fragments de mon écriture corrigés avec soin, puis réunis pour former un tout qui serait cette lettre. L’ensemble de la lettre ne ressemble pas à mon écriture ; on n’a même pas cherché à l’imiter. »
Dans l’interrogatoire qu’il a subi devant nous, les réponses du capitaine Dreyfus ont toujours été obtenues avec une grande difficulté et il est facile de s’en rendre compte par le nombre considérable de mots rayés nuls et de renvois en marge qui figurent dans le procès-verbal. Quand le capitaine Dreyfus hasardait une affirmation, il s’empressait généralement de l’atténuer par des phrases vagues et embrouillées, essayant toujours malgré toutes nos observations de questionner ou d’engager la conversation sans être d’ailleurs invité à formuler une réponse. Ce système, si nous y étions prêtés, aurait pu avoir des conséquences fâcheuses pour la forme même de l’interrogatoire, étant donnée l’habileté du capitaine Dreyfus.
Si on compare les réponses que nous a faites le capitaine Dreyfus avec les dépositions de quelques témoins entendus, il en résulte cette pénible impression, c’est qu’il voile souvent la vérité et que toutes les fois qu’il se sent serré de près, il s’en tire sans trop de difficulté, grâce à la souplesse de son esprit.
En somme, il ressort des dépositions de plusieurs témoins que le capitaine Dreyfus a souvent attiré sur lui la juste suspicion de ses camarades qui le lui ont montré d’une façon bien nette : comme le capitaine Boullenger en ne répondant pas aux questions indiscrètes qu’il lui posa sur des affaires secrètes ou confidentielles qu’il traitait ; ou encore comme le capitaine Besse, qui, le voyant travailler dans son bureau le 8 septembre dernier sur du papier particulier au lieu de le faire sur un document similaire à celui qu’il avait à mettre à jour, lui en fit l’observation ; ou encore le capitaine Maistre, lui disant qu’il lui communiquerait les travaux confidentiels dont il pourrait être chargé, mais sur place et dans son bureau seulement. Il semble que ce système de furetage, de conversations indiscrètes voulues, d’investigations en dehors de ce dont il était chargé, que pratiquait le capitaine Dreyfus, était surtout basé sur la nécessité de se procurer le plus de renseignements divers possibles, oraux ou écrits, avant de terminer son stage à l’état-major de l’armée.
Cette attitude est louche et, à nombre de points de vue, présente une grande analogie avec les personnes qui pratiquent l’espionnage. Aussi, en dehors de la similitude remarquable de l’écriture du capitaine Dreyfus avec celle du document incriminé, cette attitude a été un facteur sérieux à son passif lorsqu’il s’est agi de le mettre en état d’arrestation et d’instruire contre lui.
La conduite privée du capitaine Dreyfus est loin d’être exemplaire ; avant son mariage, depuis 1884 notamment, on le trouve en relations galantes avec une femme Bodson, plus âgée que lui, mariée, riche, donnant des repas auxquels il est convié, car il est l’ami de M. Bodson, négociant à Paris.
Les relations dont il vient d’être parlé durèrent fort longtemps. À la même époque, le capitaine Dreyfus est également en relations avec une femme Dida, aussi plus âgée que lui, fort riche, qui a la réputation de payer ses amants et qui, à la fin de 1890 fut assassinée à Ville-d’Avray par Vladimiroff.
Le capitaine Dreyfus, qui était alors à l’École de guerre et qui venait de se marier, fut cité comme témoin dans cette scandaleuse affaire, qui fut jugée par la Cour d’assises de Versailles, le 25 janvier 1891.
Pendant son séjour à l’École de pyrotechnie de Bourges, il a pour maîtresse une femme mariée, il en a une autre à Paris, également mariée et qu’il rencontre quand il y vient.
En dehors de ces relations, avouées par le capitaine Dreyfus, parce qu’il n’a pu les nier, il était avant son mariage, ce qu’on peut appeler un coureur de femmes, il nous l’a d’ailleurs déclaré au cours de son interrogatoire.
Depuis son mariage, a-t-il changé ses habitudes à cet égard ? Nous ne le croyons pas, car il nous a déclaré avoir arrêté la femme Déry dans la rue en 1893, et avoir fait connaissance de la femme Caron au Concours hippique, en 1894.
La première de ces femmes est autrichienne, parle très bien plusieurs langues, surtout l’allemand ; elle a un frère officier au service de l’Autriche, un autre est ingénieur, elle reçoit des officiers : c’est une femme galante, quoique déjà âgée, le commandant Gendron nous l’a déclaré. La femme Déry figure en outre depuis plusieurs années sur la liste des personnes suspectes d’espionnage. Le capitaine Dreyfus lui a indiqué sa qualité, l’emploi qu’il occupait, lui a écrit et fait des visites et, finalement, s’est retiré parce qu’elle ne lui a pas paru catholique ; ensuite il l’a traitée de salle espionne ; et, après son arrestation, son esprit est hanté par l’idée qu’elle l’a trahi.
En ce qui concerne la femme Caron, bien que le capitaine Dreyfus prétende n’avoir jamais eu avec elle que des relations passagères, il est permis de croire le contraire, si on s’en réfère aux deux faits ci-après reconnus exacts par lui au cours de son interrogatoire : 1o une lettre écrite par cette femme, en juillet ou août dernier, au capitaine Dreyfus se terminant par ces mots : « à la vie et à la mort » ; 2o qu’il y a environ quatre mois, il a proposé à la femme Caron de lui louer une villa pour l’été, à la condition qu’elle serait sa maîtresse.
L’idée du capitaine Dreyfus en lui faisant cette offre était sans doute de faire cesser ses relations avec un médecin qui l’entretenait. La femme Caron était mariée ou passait pour l’être. Le capitaine Dreyfus nous a déclaré avoir rompu avec elle parce qu’il s’était aperçu qu’elle en voulait plutôt à sa bourse qu’à son cœur.
Bien que le capitaine Dreyfus nous ait déclaré n’avoir jamais eu le goût du jeu, il appert cependant des renseignements que nous avons recueillis à ce sujet, qu’il aurait fréquenté plusieurs cercles de Paris où l’on joue beaucoup.
Au cours de son interrogatoire, il nous a bien déclaré être allé au cercle de la Presse, mais comme invité, pour y dîner ; il a affirmé n’y avoir pas joué.
Les cercles-tripots de Paris, tels que le Washington-club, le Betting-Club, les cercles de l’Escrime et de la Presse n’ayant pas d’annuaire et leur clientèle étant en général assez peu recommandable, les témoins que nous aurions pu trouver auraient été très suspects : nous nous sommes par suite dispensé d’en entendre.
La famille du capitaine Dreyfus habite Mulhouse ; ses père et mère sont décédés ; il lui reste trois frères et trois sœurs ; ses sœurs sont mariées et résident : l’une à Bar-le-Duc, l’autre à Carpentras et la troisième à Paris. Ses frères exploitent une filature à Mulhouse ; l’aîné, Dreyfus, (Jacques), âgé de cinquante ans, n’a pas opté pour la nationalité française.
M. Dreyfus (Raphaël), père du capitaine Dreyfus, a opté pour la nationalité française le 13 mai 1872, à la mairie de Carpentras (Vaucluse). Cette option a entraîné celle de ses enfants alors mineurs, ainsi qu’il appert du duplicata de l’acte d’option qui se trouve au dossier.
Le capitaine Dreyfus est venu habiter à Paris en 1874 ; il a été successivement élève au collège Chaptal et à Sainte-Barbe, puis il a été reçu à l’École polytechnique en 1878 avec le no 182 et en sorti sous-lieutenant d’artillerie avec le no 128 ; il est ensuite allé à l’École d’application où il est entré avec le no 58 et où il sortit avec le no 32 ; classé comme lieutenant en second au 31e régiment d’artillerie en garnison au Mans, il y fait le service du 1er octobre 1882 à la fin de 1886, époque à laquelle il fut classé à la 11e batterie à cheval, détaché à Paris. Le 12 septembre 1889, il est nommé capitaine au 21e régiment d’artillerie, adjoint à l’École centrale de pyrotechnie militaire de Bourges. Le 21 avril 1890, il est admis à l’École de guerre avec le no 67, d’où il est sorti en 1892 avec le no 9 et la mention « Très bien ». De 1893 à 1894, il est stagiaire à l’état-major de l’armée.
Lors des examens de sortie de l’École de guerre, le capitaine Dreyfus a prétendu qu’il devait à la cote, dite d’amour, d’un général examinateur, d’avoir eu un numéro de sortie inférieur à celui qu’il espérait obtenir ; il cherche alors à créer un incident en réclamant contre cette cote et, partant, contre le général qui la lui avait donnée. Il prétendit que cette cote, qui était 5, lui avait été donnée de parti pris et en raison de la religion à laquelle il appartient ; il attribua même au général examinateur en question des propos qu’il aurait tenus à ce sujet. L’incident qu’il créa n’eut pas la suite qu’il espérait, mais depuis cette époque, il n’a cessé de se plaindre, se disant victime d’une injustice, qu’il traite même à l’occasion d’infamie. Il est à remarquer que la note 5 dont se plaint le capitaine Dreyfus était secrète ; on s’étonne à bon droit qu’il ait pu la connaître si ce n’est par une indiscrétion qu’il a commise ou provoquée. Comme l’indiscrétion est le propre de son caractère, nous n’avons pas lieu de nous étonner qu’il ait pu connaître cette cote secrète. Les notes successives obtenues par le capitaine Dreyfus, depuis son entrée en service, sont généralement bonnes ; quelque fois, même excellentes, à l’exception de celles qui lui ont été données par M. le colonel Fabre, chef du 4e bureau de l’État-major de l’armée.
En ce qui concerne les voyages de Dreyfus, il résulte de ses déclarations à l’interrogatoire qu’il pouvait se rendre en Alsace en cachette, à peu près quand il le voulait, et que les autorités allemandes fermaient les yeux sur sa présence. Cette faculté de voyager clandestinement, qu’avait le capitaine Dreyfus, contraste beaucoup avec les difficultés qu’éprouvaient, à la même époque, et de tout temps, les officiers ayant à se rendre en Alsace pour obtenir des autorisations ou des passeports des autorités allemandes ; elle peut avoir une raison que le peu de temps qu’a duré l’enquête ne nous a pas permis d’approfondir.
En ce qui concerne les insinuations du capitaine Dreyfus sur des faits d’amorçage qui se pratiqueraient selon lui au ministère de la Guerre, elles nous semblent avoir eu pour objet de lui ménager un moyen de défense s’il était arrêté un jour porteur de documents secrets ou confidentiels. C’est sans doute cette préoccupation qui l’a amené à ne pas déguiser davantage son écriture dans le document incriminé.
Par contre, les quelques altérations volontaires qu’il y a introduites ont eu pour objet de lui permettre de l’arguer de faux pour le cas plus improbable où le document, après être parvenu à destination, ferait retour au ministère par suite de circonstances non prévues par lui.
Quant aux preuves relatives à la connaissance qu’avait le capitaine Dreyfus des notes ou documents énumérés dans la lettre-missive incriminée et qui l’ont accompagnée, le premier interrogatoire aussi bien que celui qu’il a subi devant nous établissent, malgré les dénégations subtiles qu’il y a opposées, qu’il était parfaitement en mesure de les fournir. Si nous examinons ces notes ou documents, nous trouvons d’abord la note sur le frein hydraulique du 120.
L’allégation produite par le capitaine Dreyfus au sujet de cet engin tombe, surtout si l’on considère qu’il lui a suffi de se procurer, soit à la direction de l’artillerie, soit dans des conversations avec des officiers de son arme, les éléments nécessaires pour être en mesure de produire la note en question.
Ensuite vient une note sur les troupes de couverture, avec la restriction que quelques modifications seront apportées par le nouveau plan. Il nous paraît impossible que le capitaine Dreyfus n’ait pas eu connaissance des modifications apportées au fonctionnement du commandement des troupes de couverture au mois d’avril, le fait ayant eu un caractère confidentiel mais non absolument secret, et les officiers employés à l’État-major de l’armée ayant, par suite, pu s’entretenir entre eux en sa présence.
En ce qui concerne la note sur une modification aux formations de l’artillerie, il doit s’agir de la suppression des pontonniers et des modifications en résultant. Il est inadmissible qu’un officier d’artillerie, ayant été employé au 1er bureau de l’État-major de l’armée, ait pu se désintéresser des suites d’une pareille transformation au point de l’ignorer quelques semaines avant qu’elle ne devienne officielle. Pour ce qui est de la note sur Madagascar, qui présentait un grand intérêt pour une puissance étrangère si, comme tout le laissait déjà prévoir, une expédition y avait été envoyée au commencement de 1895, le capitaine Dreyfus a pu facilement se la procurer. En effet, au mois de février dernier, le caporal Bernollin, alors secrétaire de M. le colonel de Sancy, chef du 2e bureau de l’état-major de l’armée, fit une copie d’un travail d’environ vingt-deux pages sur Madagascar, dans l’antichambre contiguë au cabinet de cet officier supérieur.
L’exécution de cette copie dura environ cinq jours, et, pendant ce laps de temps, minute et copie furent laissées dans un carton placé sur la table-bureau du caporal précité, à la fin de ses séances de travail. En outre, quand pendant les heures de bureau, ce gradé s’absentait momentanément, le travail qu’il faisait restait ouvert (et pouvait par suite être lu), s’il ne se trouvait pas d’officiers étrangers au deuxième bureau ou inconnus de lui dans l’anti-chambre qu’il occupait.
Ce gradé nous a déclaré dans sa déposition, mais sans préciser de dates, que le capitaine Dreyfus, qu’il connaissait, était venu quatre ou cinq fois dans cet anti-chambre pour voir M. le colonel de Sancy, pendant qu’il faisait son stage à la section allemande. Ce document a encore pu être lu par le capitaine Dreyfus quand il a été réintégré à la section anglaise qui s’occupait alors de Madagascar, en raison de ce qu’il a été placé temporairement dans un casier non fermé. Quant au projet de Manuel de tir de l’artillerie de campagne du 14 mars 1894, le capitaine Dreyfus a reconnu, au cours de son premier interrogatoire, s’en être entretenu à plusieurs reprises avec un officier supérieur du 2e bureau de l’État-major de l’armée.
En résumé, les éléments de l’accusation portée contre le capitaine Dreyfus sont de deux sortes : éléments moraux et éléments matériels. Nous avons examiné les premiers ; les seconds consistent en la lettre missive incriminée, dont l’examen par la majorité des experts aussi bien que par nous et par les témoins qui l’ont vue, a présenté, sauf dissemblances volontaires, une similitude complète avec l’écriture authentique du capitaine Dreyfus.
En dehors de ce qui précède, nous pouvons dire que le capitaine Dreyfus possède, avec des connaissances très étendues, une mémoire remarquable ; qu’il parle plusieurs langues, notamment l’allemand qu’il sait à fond, et l’italien dont il prétend n’avoir plus que de vagues notions ; qu’il est de plus doué d’un caractère très souple, voire même obséquieux, qui convient beaucoup dans les relations d’espionnage avec les agents étrangers. Le capitaine Dreyfus était donc tout indiqué pour la misérable et honteuse mission qu’il avait provoquée ou acceptée, et à laquelle fort heureusement peut-être pour la France, la découverte de ses menées a mis fin.
En conséquence, nous sommes d’avis que M. Dreyfus (Alfred), capitaine breveté au 14e régiment d’artillerie, stagiaire à l’état-major de l’armée, soit mis en jugement, sous l’accusation d’avoir en 1894, à Paris, livré à une puissance étrangère un certain nombre de documents secrets ou confidentiels intéressant la défense nationale, et d’avoir ainsi entretenu des intelligences avec cette puissance ou avec ses agents, pour procurer à cette puissance les moyens de commettre des hostilités ou d’entreprendre la guerre contre la France.
Crime prévu et réprimé par les articles 76 du Code pénal, 7 de la loi du 8 octobre 1830, 5 de la Constitution du 4 novembre 1848, 1er de la loi du 8 juin 1850, 189 et 267 du Code de la justice militaire.
Fait à Paris, le 3 décembre 1894.