Actes et paroles/Depuis l’exil/1883

La bibliothèque libre.




Depuis l’exil - 1876-1885
1883



BANQUET DU 81e ANNIVERSAIRE

de la naissance de victor hugo
— 27 février

Extrait du Rappel :

Le banquet offert à Victor Hugo pour fêter le quatrevingt-unième anniversaire de sa naissance a eu l’éclat qu’on était en droit d’en attendre.

Dès sept heures, la foule des souscripteurs emplissait le vaste salon de l’hôtel Continental.

À huit heures on a passé dans la belle salle à manger qui est la salle des fêtes.

Victor Hugo s’est assis entre Mme Edmond Adam à sa droite et Mme Édouard Lockroy à sa gauche.

En face, les deux petits-enfants de Victor Hugo, Georges et Jeanne.

À droite de Mme Edmond Adam et à gauche de Mme Édouard Lockroy, le président de la Société des auteurs dramatiques, M. Camille Doucet, et le président de la société des gens de lettres, M. Edmond About.

Puis citons — au hasard de la mémoire — MM. Got, Auguste Vitu, Émile Augier, Francisque Sarcey, Auguste Vacquerie, John Lemoinne, Ernest Renan, Albert Wolff, Henri Rochefort, Paul Meurice, Jules Claretie, Clémenceau, Ernest Lefèvre, Pierre et Jacques Lefèvre, Georges Périn, Lafontaine, Mounet-Sully, Henry de Pène, Charles Bigot, François Coppée, Arnold Mortier, Henry Fouquier, Jehan Valter, Édouard Thierry, La Pommeraye, Paul Foucher, Louis Ulbach, Charles Canivet, Lepelletier, Edmond Stoullig, Émile Bergerat, Anatole de la Forge, Pierre Véron, Edmond Texier, Firmin Javel, Émile Blémont, Massenet, Léo Delibes, Ludovic Halévy, Léon Bienvenu, Ritt, Ganderax, Léon Glaize, Charles Monselet, Henri de Bornier, Edmond Lepelletier, Georges Ohnet, Gaulier, Frédéric Montargis, Destrem, Rodin, Louis Leroy, Raoul Toché, Déroulède, Ernest Blum, Bazin, Lecomte, Lafont de Saint-Mur, Gramont, Henri Houssaye, Oscar Comettant, Méaulle, Armand Gouzien, Eugène Montrosier, H. Renault, de Fontarabie, Sully Prud’homme, Henri Becque, Richebourg, Théry, H. Bauer, J. Allard, Millanvoye, Ch. Martel, Robineau, J. Reinach, Montlouis, A. Goupil, Étiévant, Ludovic Halévy, Aurélien Scholl, J. Laffitte, comte Ciezkowsky, E. Blavet, Hébert, Maurice Talmeyr, R. Pictet, Gaston Carle, R. de la Vallée, Louis Besson, Nadar, Duquesnel, Calmann Lévy, Louis Jeannin, Louis Dépret, Émile Abraham, Cassigneul, Dreyfus, Crawford, Gaillard, Lemerre, Gustave Rivet, Émile Mendel, Escoffier, Edmond Bazire, Bertol-Graivil, etc. — Mmes Favart, Émilie Broisat, Alice Lody, Hadamard, Nancy Martel, etc.

Le dîner a été plein d’animation et de cordialité.

Au dessert, M. Camille Doucet s’est levé et, en quelques mots très heureux, a passé la parole à Edmond About, président de la Société des gens de lettres, et à M. Got, doyen — par l’âge, mais encore plus par le talent — des artistes qui ont eu l’honneur d’interpréter les chefs-d’œuvre de celui qu’on fêtait.

Alors Edmond About a prononcé le discours suivant :

Messieurs,

Au nom de la grande famille des lettres, qui comprend les poëtes, les auteurs dramatiques, les romanciers, les critiques, les publicistes, je remercie Victor Hugo de l’honneur qu’il nous fait et de la bienveillance qu’il nous témoigne en venant inaugurer parmi nous la 82e année de sa gloire. Les jeunes gens qui sont ici n’oublieront jamais cette soirée ; les hommes mûrs en garderont à l’hôte illustre du 27 février une profonde reconnaissance.

Mais ce n’est pas seulement aujourd’hui, c’est tous les jours depuis soixante ans que Victor Hugo nous honore, tous tant que nous sommes, et par l’éclat de son génie, et par l’inépuisable rayonnement de sa bonté. Celui que Chateaubriand saluait à son aurore du nom d’enfant sublime, est devenu un sublime vieillard, sans que l’on ait pu signaler, dans sa longue et magnifique carrière, soit une défaillance du génie, soit un refroidissement du cœur.

Ce n’est pas une médiocre satisfaction pour nous, petits et grands écrivains de la France, de constater que le plus grand des hommes de notre siècle, le plus admiré, le plus applaudi, le plus aimé, n’est ni un homme de guerre, ni un homme de science, ni un homme d’argent, mais un homme de lettres.

Je ne vous dirai rien de son œuvre : c’est un monde. Et les mondes ne s’analysent pas au dessert entre la poire et le fromage. Parlons plutôt de la fonction sociale qu’il a remplie et qu’il remplira longtemps encore, j’aime à le croire, au milieu de nous.

Dès son avènement, ce roi de la littérature a été un roi paternel. Il a laissé venir à lui les jeunes gens, comme avant-hier, dans sa maison patriarcale, il laissait venir à lui nos enfants. Qui de nous ne lui a pas fait hommage de son premier volume ou de son premier manuscrit, vers ou prose ? À qui n’a-t-il pas répondu par une noble et généreuse parole ? Qui n’a pas conservé, dans l’écrin de ses souvenirs, quelques lignes de cette puissante et caressante main ? Des écrivains qu’il a encouragés on formerait, non pas une légion, mais une armée.

Notre pays, messieurs, avait toujours été rebelle à l’admiration. On ne pouvait pas lui reprocher de gâter ses grands hommes. La médiocrité se vengeait du génie en lui tressant des couronnes où les épines ne manquaient pas. Tandis que nos voisins d’Europe mettaient une complaisance visible à idéaliser leurs idoles de chair et d’os, nous prenions un malin plaisir, c’est-à-dire un plaisir national, à martyriser les nôtres. Pour corriger ce mauvais instinct, il a fallu, non seulement le génie de Victor Hugo et les acclamations du monde entier, mais encore l’action du temps et la longueur d’une existence bien remplie. On dit en Italie : « Chi dura vince. » Victor Hugo a vaincu parce qu’il a duré. C’est depuis quelques années seulement que ses concitoyens se sont décidés, non sans efforts, à célébrer son apothéose. Cette résolution, un peu tardive, mais sincère, nous a relevés aux yeux du monde, peut-être même à nos propres yeux. Nous nous sentons meilleurs depuis que nous sommes plus justes. Ces querelles d’écoles, dont les hommes de mon âge n’ont pas oublié la fureur, se sont apaisées par miracle devant l’ancien généralissime des romantiques, assis, à côté de Corneille, dans l’Olympe de la littérature classique.

L’œuvre de pacification ne s’arrête pas là. Il s’est produit, grâce à l’illustre maître, une détente sensible dans le monde orageux de la politique ; j’en atteste les hommes de tous les partis qu’une même pensée, un sentiment commun, une admiration fraternelle a rapprochés ici, qui s’y sont assis coude à coude, qui ont rompu le pain ensemble et qui, entre les luttes d’hier et les batailles de demain, célèbrent aujourd’hui la trêve de Victor Hugo.

Aimons-nous en Victor Hugo ! et n’oublions jamais, dans nos dissentiments, hélas inévitables, que le 27 février 1883 nous avons bu tous ensemble à sa santé. À la santé de Victor Hugo !

Quand les applaudissements se sont apaisés, M. Got a soulevé à son tour les bravos dont il a l’habitude en portant le toast suivant :

Messieurs,

C’est un grand honneur pour moi d’avoir été appelé à prendre la parole dans ce banquet.

Je ne le dois qu’à mon âge et à mon rang d’ancienneté ; mais, tout périlleux qu’il me semble d’élever la voix sur un tel sujet et devant une pareille assemblée, je n’ai pas voulu me soustraire à ce devoir, puisqu’il me permet de saluer, en personne, le Maître, au nom de ceux qui représentent ici le théâtre.

Un autre a pu apprécier dignement l’ensemble de son œuvre puissante, au nom des gens de lettres, et vos applaudissements ont prouvé qu’il avait dit — et dit à merveille — notre pensée à tous.

Mais la corde dramatique n’est-elle pas, sinon la première du moins la plus retentissante de celle lyre incomparable qui, depuis soixante années, vibre sans trêve à tous les grands souffles de la passion et de l’idéal ?

Permettez-nous donc, messieurs, à nous autres comédiens, porte-voix de chaque jour et intermédiaires vivants entre le poëte et la foule, de vous dire avec quelle joie pieuse nous avons senti monter par degrés l’admiration et le respect autour de ces drames immortels.

Heureux ceux d’entre nous qui ont pu s’élever à la hauteur de ses inspirations ! Heureux même ceux dont sa bonté sereine a daigné encourager le dévouement et soutenir les défaillances.

Et c’est ma gratitude qui vous porte ce toast, cher et vénéré maître.

À Victor Hugo !

Victor Hugo s’est levé et a dit :

C’est avec une profonde émotion que je remercie ceux qui viennent de m’adresser des paroles si cordiales, et que je vous remercie tous, mes chers confrères. Et dans le mot confrères il y a le mot frères.

Je vous serre la main à tous avec une fraternelle reconnaissance.

Une longue acclamation a remercié le grand poëte de son remerciement. Puis, on est revenu dans le salon où, jusqu’à minuit s’est prolongée la belle fête, que tous les assistants espèrent bien renouveler encore bien des années.