Action socialiste/Les Alliances européennes

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Action socialiste, première série
(p. 307-314).

LES ALLIANCES EUROPÉENNES

« La Dépêche » du samedi 26 février 1887

Les élections allemandes assurent la majorité à M. de Bismarck : le septennat sera voté. Seulement, cette victoire coûte cher au chancelier : il n’a maté l’Allemagne qu’en lui faisant peur ; pendant six semaines, il l’a tenue sous la menace de la guerre. Une pareille manœuvre ne se renouvelle point. M. de Bismarck a brûlé toutes ses cartouches électorales. De plus, quoique les socialistes aient perdu plus d’un siège, ils ont, en bien des centres, gagné des voix, et leur haut idéal, leur foi profonde et tranquille les rendront tous les jours plus redoutables. Si, en Alsace, le sentiment français avait paru un instant sommeiller, le chancelier, de sa main de fer, l’a secoué si rudement qu’il s’est réveillé et qu’il est debout maintenant comme au premier jour. Les difficultés restent donc grandes ; et qui sait si, dans cet ennui d’une lutte quotidienne au dedans, M. de Bismarck n’écoutera point le parti militaire qui lui conseille une vigoureuse diversion au dehors ? L’inconnu est ouvert devant nous.

Vous entendiez murmurer plus d’une fois aux profonds politiques de la monarchie : « Ah ! quel dommage que la France n’ait point à sa tête une dynastie ! Elle ne serait pas à cette heure aussi isolée qu’elle l’est. »

Isolée ?

Je voudrais bien savoir quelle est la nation en Europe qui ne l’est point. Est-ce l’Angleterre ? Elle est réduite, faute d’alliance, faute de point d’appui solide sur le continent, à organiser partout le désordre, à ameuter par les discours de ses ministres l’Autriche contre la Russie, par les articles de ses journaux l’Allemagne contre la France. — Est-ce l’Italie, qui se demande, inquiète, si elle est oui ou non l’alliée de l’Allemagne, qui cherche anxieusement dans les discours de M. de Bismarck un brin d’amitié ou de complaisance, et qui se fatiguera peut-être un jour d’avances rebutées et d’humiliations inutiles ? — Est-ce l’Autriche ? Mais elle est, avec plus de dignité, dans la même situation que l’Italie : l’Allemagne est prise entre elle et la Russie, souriant ou boudant tour à tour à l’une et à l’autre.

L’Allemagne elle-même n’a point d’allié : l’Angleterre, impuissante, embarrassée dans le problème irlandais, reviendra bientôt, sans nul doute, aux mains des libéraux, qui, s’ils n’aiment point tous la France, ne sont pas au mieux avec M. de Bismarck : — lord Granville et M. Gladstone n’ont pu oublier certains procédés — ; la Belgique et la Hollande soupçonneuses, le Danemark hostile, la Russie grondante, la France calme et armée, est-ce là pour nos voisins une ceinture de sympathies ? Ah ! certes, dans une guerre contre la Russie, l’Allemagne pourrait compter sur le concours de l’Autriche-Hongrie ; c’est qu’en vérité il n’y a d’autre occasion de conflit prochain entre la Russie et l’Allemagne que l’intérêt même de l’Autriche en Orient : c’est-à-dire que l’Autriche ne donnerait une alliance à l’Allemagne qu’après lui avoir donné une guerre. De ces alliances-là, nous aimons autant nous passer.

Quant à la Russie, elle déclare nettement et fièrement par ses journaux autorisés, depuis une semaine, que ni elle n’a d’alliances, ni elle n’en désire. Elle n’espère les sympathies de personne en Europe que de la France, et elle n’a de sympathies pour personne que pour la France ; mais de ces sympathies à une alliance il y a loin. Car toute alliance suppose un but précis ; or, ce but précis ne pourrait être que la guerre, et la guerre, ni la France ni la Russie ne la désirent. Elles se bornent donc, sans entente et sans traité, à un libre échange de bons offices : la France recommande aux délégués bulgares la déférence envers la Russie, et la Russie évite de s’engager à fond dans la question d’Orient, pour surveiller les manœuvres de l’Allemagne du côté des Vosges. Les confidences officieuses faites récemment par la chancellerie russe pourraient se résumer ainsi : « Il est dangereux d’avoir des alliances en Europe : il est utile d’y avoir des sympathies. »

N’est-ce point là justement la formule de la politique française ? La République n’a les mains prises dans aucun engagement précis et réciproque, c’est-à-dire dans aucun intérêt étranger ; mais elle a su, par sa fermeté et sa réserve, se concilier l’estime des peuples et exalter en sa faveur, dans l’immense et chevaleresque Russie, le sentiment national. On sait qu’elle a de la sagesse, du courage et des armes ; et ces choses-là donnent des alliés ou les remplacent. Quelle dynastie, je vous en prie, eût fait mieux pour nous ?

La vérité est, si l’on veut bien méditer un peu l’histoire, que les alliances sérieuses, efficaces, ne sont possibles que dans trois cas.

Ou bien des gouvernements plus ou moins absolus se concertent pour étouffer dans leurs États les aspirations démocratiques : c’est la Sainte Alliance des rois, la ligue des trônes. De cette ligue, si elle ressuscitait, évidemment notre République ne serait pas. Mais elle ne saurait renaître ; il n’est pas une dynastie depuis le commencement du siècle qui n’ait dû, plus ou moins, composer avec son peuple, et il n’en est pas une dont le trône ne s’écroulât s’il s’appuyait ouvertement sur l’étranger.

Ou bien, en second lieu, divers États se groupent pour contenir ou pour refouler une puissance envahissante, et dangereuse pour tous : c’est la ligue de Richelieu et des puissances protestantes contre la maison d’Autriche ; la ligue de l’Europe contre Louis XIV et Napoléon Ier. Pourquoi une pareille alliance défensive ne s’est-elle point organisée en Europe, au lendemain de Sadowa et de Sedan, contre l’hégémonie allemande ? C’est, il faut bien le dire, que, pour la première fois peut-être dans l’histoire, on a vu une nation conquérante s’arrêter après deux victoires. L’empereur Guillaume ne s’est laissé aller ni à l’orgueil démesuré de Louis XIV, ni aux terribles fantaisies d’artiste de Napoléon Ier. Il avait d’ailleurs, autour de lui, non plus cette Europe morcelée, disloquée, qui fut pour ses devanciers en grandes rapines une irritante tentation, mais un groupe de nations compactes, résistantes, qui l’invitaient à la sagesse. Voilà pourquoi, depuis quinze ans, il a eu en Europe non des adversaires unis pour abattre sa force, mais des courtisans empressés à solliciter ses faveurs. En ces derniers temps, comme cette sagesse relative semblait se lasser et faire place aux aventures, on sentait poindre vaguement aussi en Europe, entre la France et la Russie, sans qu’aucune parole eût été échangée, une coalition défensive.

Il est un troisième cas d’alliance, c’est celui où plusieurs États s’entendent pour une action rapide, pour un coup de main : l’Autriche, la Prusse et la Russie pour le partage de la Pologne ; la Prusse et l’Autriche pour la spoliation du Danemark ; la Prusse et l’Italie pour l’humiliation de l’Autriche. — C’est dire qu’en dehors de ces alliances défensives et spontanées, qui, à l’heure du péril, ne nous feraient point défaut, parce que notre péril serait le péril de l’Europe, toute autre alliance serait une porte ouverte sur les aventures ; est-ce là ce que les grands diplomates de la monarchie voudraient nous offrir ?

Je ne parle point de ceux qui disent : Les princes d’Orléans ont des parents dans toutes les cours de l’Europe ; cela pourrait nous servir. Quand on ramène la politique européenne à des questions de cousinage, on a le droit évidemment d’être très sévère pour la République française : elle n’a pas en Europe de cousins ; peut-être un jour y aura-t-elle des sœurs. La race est abondante et réjouissante de ces petits monarchistes dédaigneux, qui traitent de haut M. Flourens, parce qu’il n’a point des confidences d’alcôve. J’en ai vu, pendant les jours un peu inquiets que nous avons traversés, qui allaient apporter au ministre des affaires étrangères tous les secrets de l’Europe trouvés sous l’oreiller d’une duchesse cosmopolite. Ils avaient vraiment couché avec l’Europe. Sont-ils plus niais que ceux qui nous font espérer de la monarchie des alliances… matrimoniales ? Il en est de plus sérieux qui disent : La Russie, dont nous avons besoin, aime bien la France ; mais elle n’aime guère la République. Si nous lui faisions l’amabilité de nous offrir un roi ? — Mais, messieurs, s’il vous plaît, pourquoi tenez-vous à des alliances ? Pour être indépendants de l’étranger, pour être maîtres chez vous. Voulez-vous donc que nous achetions les alliances justement par la soumission à l’étranger ?

Et puis, si la Russie se réglait sur des affinités politiques, et non sur ses intérêts de nation et ses sympathies instinctives, qui aimerait-elle par-dessus tout ? L’Allemagne, qui est, après elle, la plus raide autocratie. Qui détesterait-elle le plus ? La France. Or, c’est l’Allemagne qu’elle déteste, et la France qu’elle aime par-dessus tout. Elle paraît s’accommoder assez bien de la République française ; de grâce, ne soyez pas plus difficiles pour la Russie qu’elle ne l’est elle-même, — et laissons ces sottises.

N’avez-vous point été frappés de ceci : depuis seize ans, la France veut la paix, avec honneur, mais passionnément ; et depuis seize ans l’Europe, de très bonne foi, croit que nous méditons la guerre, ou plutôt elle le croyait encore il y a un mois ; elle ne le croit plus. Pourquoi cette suspicion ? Parce que jusqu’ici nous nous étions abandonnés à des maîtres, et que ces maîtres s’étaient abandonnés à leur folie. Cette folie de nos maîtres, on nous l’imputait : et, l’Empire tombé, on nous croyait en proie à cette agitation troublante de la politique impériale qui, comme un enfant malade, touchait à tout. L’Empire ne nous a pas valu seulement les désastres de 1870, mais encore, pendant seize ans, dans l’Europe presque entière, une survivance étrange de méfiance et d’hostilité. Par je ne sais quel prodige, ce despotisme fou, quoique déraciné de notre sol, nous tenait encore sous son ombre. Cette ombre, c’est à peine si, par une longue sagesse, la République vient de la dissiper ; que ceux que leur instinct n’a point d’abord amenés à elle, mais qui aiment leur pays avec clairvoyance, lui sachent gré de cette grande œuvre d’apaisement, de désarmement moral envers la France qu’elle a accomplie en Europe. Pour nous, c’est avec une joie profonde, et que nous ne nous lassons pas d’exprimer, que nous sentons d’accord dans notre âme l’amour de la République et l’amour de la patrie.